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L’ouvrage dirigé par Muriel Gomez explore les effets des transformations profondes qu’ont connues les pays africains depuis l’époque coloniale sur les rapports de pouvoirs entre les femmes et les hommes. Quatorze textes basés sur des recherches inédites menées dans dix pays du continent africain par des historiennes, des sociologues et des anthropologues nourrissent le propos en ciblant plusieurs thèmes : l’engagement politique et le militantisme féminin, les reconstructions nationales postconflit, l’influence des systèmes religieux, les mouvements migratoires ou encore l’insertion des femmes dans l’économie néolibérale, chacun étant appréhendé à différents moments des histoires nationales marquées par les luttes indépendantistes, les crises politiques et économiques du xxe siècle et leurs adaptations, la montée du travail informel ou encore la mondialisation de l’économie. Plusieurs questions traversent l’ouvrage : la plus grande reconnaissance des différentes formes de contribution des femmes à l’histoire des sociétés africaines a-t-elle a changé fondamentalement les codes sociaux et les prérogatives du masculin et du féminin dans les mêmes sociétés? La mise en évidence des rôles significatifs des femmes dans les luttes sociales et politiques qui ont accompagné les grands moments de l’histoire du continent africain révèlent-elles des avancées en matière d’émancipation féminine? Comment les femmes africaines d’aujourd’hui parviennent-elles à prendre leurs distances à l’égard d’injonctions normatives qui entravent leur liberté d’agir? L’ouvrage apporte des réponses à ces questions en analysant ce qui fait, dans cette partie du monde, la singularité des modes d’affirmation des identités féminines collectives et des dynamiques d’autonomisation individuelle. Les processus d’émancipation sont appréhendés au travers de recherches documentaires et empiriques fines, centrées sur les expériences vécues des femmes dans les espaces publics et privés. Le soin particulier accordé à la mise en contexte des situations et des trajectoires enrichit la réflexion en révélant toute la complexité des réalités qui entourent la notion même d’émancipation. Ainsi, ce n’est pas une définition de l’émancipation qui est donnée mais plutôt des définitions que l’on ne saurait réduire à un modèle unique. Ce faisant, l’ouvrage sous la direction de Gomez-Perez rappelle à quel point les Africaines, loin de constituer une catégorie sociale homogène souvent affublée des stigmates de soumission, de dépendance et de vulnérabilité, forment avant tout une catégorie plurielle dont les modes d’adaptation aux événements de l’histoire témoignent d’une indéniable capacité d’agir.

Quatre parties structurent l’ouvrage : la première porte un regard historique sur la place des femmes dans les luttes et les prises de position politiques en Érythrée, en Guinée et au Mali. Les trajectoires exceptionnelles de femmes y sont analysées par un travail d’archives méticuleux. Sylvia Bruzzi relate ainsi le singulier parcours de l’illustre et influente figure féminine de l’Érythrée italienne de l’entre-deux-guerres incarnée par Sitti Alawiyya, puissante autorité politique et religieuse reconnue par le pouvoir colonial de même qu’à l’international. Dans la lignée de travaux d’historiennes comme Odile Goerg (1997) et Pascale Barthélémy (Barthélémy, Capdevila et Zancarini-Fournel 2011), Céline Pauthier et Ophélie Rillon traitent de la remarquable mobilisation des femmes dans les luttes anticoloniales et nationalistes en Guinée et au Mali et interrogent la manière dont elle influence les reconfigurations des rapports de genre dans les pays visés. Au-delà des particularités contextuelles, des constats communs s’imposent, en particulier quant aux représentations sexuées de l’engagement politique des femmes et de leur place dans la construction des identités nationales. Par exemple, les études soulignent la prégnance des valeurs essentialistes qui pèsent sur la manière dont la société perçoit les militantes. Hormis quelques figures d’exception dont le parcours est soigneusement étudié, rares sont celles parmi les plus engagées qui parviennent à s’imposer comme les égales des hommes dans le champ politique. Dans leur majorité, les combattantes demeurent assignées à leur rôle de mère, et leurs discours en faveur de leur émancipation ne parviennent pas à surpasser les intérêts de la nation dont l’unité s’impose comme valeur fondamentale et irréductible. Les auteures décryptent les processus d’instrumentalisation et d’appropriation de la cause féminine dans les luttes politiques dominées par les hommes et montrent comment, au lendemain des Indépendances, l’expression d’un discours pour l’égalité des sexes est progressivement reléguée au second plan et les actions en faveur de la promotion des femmes peu à peu réduites à des activités jugées non menaçantes pour l’ordre social. L’engagement des femmes dans les affaires politiques est ici associé à un modèle d’émancipation consensuelle dans lequel les modes d’agir se doivent d’éviter les clivages idéologiques.

La notion de consensualité est présente également dans les chapitres de Maloes Janson sur Lagos au Nigéria et de Maud Saint-Lary sur le Burkina Faso qui donnent à voir, chacun dans son contexte spécifique, la manière dont les religions influencent les normes de genre. Concernant Lagos, Janson décrit les jeux de pouvoirs des grandes religions chrétiennes et musulmanes qui cherchent à rallier le plus de fidèles possible afin d’imposer leurs manières de voir et d’agir dans la société. Ainsi, prédicateurs pentecôtistes et prêcheurs musulmans créent des organisations qui, sous couvert de répondre aux besoins spirituels des personnes, s’immiscent dans leur vie amoureuse et maritale en transmettant des injonctions moralisatrices qui contribuent à renforcer les normes de genre inégalitaires. Ces jeux de pouvoirs sont d’autant plus forts que, pour les populations visées, l’importance d’une mise en conformité des choix de vie personnels avec les préceptes religieux s’avère centrale.

Le même attachement au respect des préceptes religieux est présent dans l’étude de Saint-Lary qui analyse les associations féministes islamiques burkinabé. Ces dernières dénoncent la dissimulation par les hommes des principes égalitaires contenus dans le Coran et prônent une relecture non patriarcale des textes sacrés. Ces associations, souligne l’auteure, diffusent une certaine vision du féminisme qui concilie revendications et normes locales. Elles contribuent à l’autonomisation (empowerment) des musulmanes en leur transmettant les bases du principe d’égalité entre les sexes ainsi qu’une autre idée de leurs droits et obligations dans une société très patriarcale. Ces études font voir l’importance de courants féministes qui remettent en cause le présupposé selon lequel toute démarche d’émancipation des femmes implique nécessairement une mise à distance du religieux (Ali 2012). En toile de fond figure l’idée de la reconnaissance d’un féminisme résolument ancré dans le contexte socioculturel et en adéquation avec des valeurs religieuses renouvelées. Non conflictuel, le féminisme dont il est question ici se démarque radicalement de la vision occidentale laïque du féminisme associé à la subversion et à la résistance et perçue par le monde musulman comme une forme de colonisation des mentalités (Chouinard 2019; Mahmood 2009). Se profile ici l’expression d’une émancipation qui ne se conçoit pas légitime sans la caution du religieux.

L’islam est pluriel, et toutes les mouvances de cette religion ne partagent pas les idées de l’islam féministe. Il existe des mouvances réformistes, comme celles qui sont décrites par Adeline Masquelier au Niger, qui défendent des idées contraires à l’émancipation des femmes en s’attaquant notamment à l’éducation des jeunes filles. Dans l’entendement des réformistes, l’éducation occidentale est inappropriée pour les jeunes adolescentes et les rendrait perméables aux attaques spirituelles. L’immoralité des valeurs de l’Occident est alors désignée comme la source de la dégradation économique du pays, valeurs auxquelles il faut s’opposer pour enrayer le sous-développement et lutter contre la pauvreté. S’adressant en priorité à la jeunesse et aux femmes, ce courant idéologique fustige la sexualité prémaritale, la mode vestimentaire occidentale, la consommation à outrance, etc., et contribue ainsi à la stigmatisation de certains modèles de féminités dans la société.

Qu’advient-il de l’ordre social établi lorsque de violents conflits ont déstructuré les liens sociaux? Une fois passés, ces désordres de l’histoire laissent-ils un terreau fertile pour bâtir une société où les relations hommes-femmes seront plus équitables? Julia Vorhölter et Hilaria Buscaglia apportent des réponses à ces questions en étudiant respectivement les effets de la guerre en Ouganda et du génocide au Rwanda. Le cas de l’Ouganda révèle l’ambivalence des transformations qui s’opèrent en rapport avec la déstructuration de l’économie et la dégradation du statut des hommes causées par la guerre. Un phénomène d’inversion des rôles s’opère dans les foyers du fait des stratégies adoptées par les femmes pour assurer la survie de la famille. En permettant à ces dernières de s’affranchir de certaines obligations liées à leur sexe, ce renversement bafoue l’affirmation de la suprématie des hommes et représente une menace pour la stabilité et la cohésion sociale érigée en valeur centrale. Aussi la guerre a-t-elle produit deux effets antagonistes : d’un côté, l’expression de l’agentivité des femmes et, de l’autre, la croyance renforcée en une cohésion sociale salvatrice que seul le retour à l’équilibre idéalisé d’antan peut garantir. Loin de la situation ougandaise, la politique volontariste de promotion des femmes de Paul Kagamé au Rwanda leur ouvre de nombreuses possibilités d’émancipation. Analysées du point de vue des histoires personnelles, ces occasions dévoilent les contours d’une autonomisation totalement contrôlée par un État autoritaire, soucieux d’instaurer la paix et la cohésion sociale dans une logique de reconstruction nationale postgénocidaire. Dans ce contexte, les perspectives d’émancipation des femmes sont prédéfinies sur la base d’un modèle de féminité unique, imposé par le haut, qui repose sur le principe d’adhésion aux valeurs patriarcales chrétiennes.

Dans un tout autre contexte, au Sénégal, Emmanuelle Bouilly décrit les trajectoires biographiques de femmes engagées pendant la crise des années 80 et 90 dans les activités associatives. Les parcours analysés dévoilent un type particulier d’activisme féminin à mi-chemin entre participation politique et carrière professionnelle, favorisé par un contexte institutionnel national et international résolument investi dans la doxa « genre et développement ». Dans les parcours présentés, la réussite se construit sur la concordance d’occasions institutionnelles et de caractéristiques personnelles, mais aussi sur la capacité des femmes à construire et à maintenir un équilibre entre engagement et disponibilité, d’une part, et obligations sociales et familiales, d’autre part. Dans un contexte où prédomine la logique patriarcale, les carrières militantes et professionnelles sont suspendues aux arrangements conjugaux, aux stratégies de contournement ou d’affranchissement, lesquelles procèdent de marges de manoeuvre où les inégalités entre les femmes se donnent à voir.

L’éloignement de chez soi à travers la migration est-il l’occasion pour les femmes de se soustraire durablement à l’ordre établi et d’élargir leurs espaces de libertés? La dernière partie de l’ouvrage sous la direction de Gomez-Perez aborde cette question. Elle débute par un éclairage historique sur la place des migrations féminines dans les transformations sociétales africaines depuis l’époque coloniale, à travers les textes de Catherine Coquery Vidrovitch ainsi que de Marie Rodet et Brandon County. Le rôle central des migrations féminines dans la construction des identités nationales y est souligné, levant ainsi le voile qui recouvre des réalités longtemps déconsidérées et sous-explorées du fait de la conception conventionnelle des administrations coloniales et du conservatisme des élites coutumières. Les travaux contemporains ont permis de sortir de la vision androcentrée des migrations et de mettre en lumière la version féminine des pratiques migratoires correspondant à des projets individuels de promotion culturelle et professionnelle.

C’est précisément de ces formes contemporaines de migrations autonomes de femmes qu’il est question dans les trois autres textes de cette partie centrés sur le Sénégal et l’Angola. On y parle de femmes pour qui le voyage s’inscrit dans un projet économique, de commerce majoritairement, tant dans une volonté affirmée de s’insérer dans le système mondialisé des réseaux commerciaux que par simple nécessité de survie. Des expériences singulières sont contées où le voyage implique un désistement parfois long des obligations familiales qui génère des tensions familiales et conjugales. La peur d’être désapprouvées socialement et la culpabilité de ne pas se consacrer pleinement à leur foyer sont omniprésentes dans l’esprit des migrantes qui, souligne Nathalie Mondain, restent attachées à leur réputation dans leur pays d’origine. Au Sénégal, comme en Angola, les femmes exerçant le commerce d’importation multiplient les pratiques redistributives et de compensation pour réparer leur inconduite sociale.

Formidable occasion de réussite économique pour les femmes, la migration n’efface donc pas le poids des référents normatifs du pays d’origine. Laurence Marfaing, qui étudie le parcours des entrepreneures conformes aux critères de la superwomen, libres de leurs mouvements et indépendantes financièrement, observe chez elles le même sentiment d’illégitimité. En Angola, où Léa Barreau se penche sur des commerçantes de milieux modestes, ce sentiment est renforcé par l’absence totale de considération des autorités gouvernementales qui exposent les commerçantes aux pires abus d’une administration corrompue, sans aucun recours possible. Souvent considérée comme transgressive, la mobilité des femmes se paie sous forme de renoncements et de compromis qui empêchent les plus faibles de sortir durablement de la précarité.

Au fil de ces études, l’ouvrage sous la direction de Gomez-Perez éclaire la complexité des processus d’émancipation profondément ancrés dans les contextes locaux et indissociables des liens sociaux que les femmes construisent au cours de leur vie. L’émancipation apparaît alors comme le fruit de processus intégrés dans des systèmes relationnels pluriels : elle est tantôt instrumentalisée par l’État ou les mouvements politiques, tantôt conditionnée au respect des préceptes religieux, ou bien négociée avec le conjoint ou la famille ou encore soumise à des pratiques compensatoires. L’expression d’une modernité féminine en pleine expansion tranche avec la persistance dans le temps et l’espace des normes discriminatoires ancré à l’idéologie néolibérale mondialisée qui freine les changements structurels (Calvès 2009). Les travaux rassemblés dans cet ouvrage sont une précieuse contribution des études africanistes au débat épineux, déjà ancien mais toujours prégnant, sur l’universalité du désir de liberté et sur l’implantation d’une solidarité mondiale entre des féministes qui construisent leur discours sur des diversités d’expériences et de points de vue (Couture 2003).