Abstracts
Résumé
S’appuyant sur des données qualitatives et quantitatives, les auteures visent à circonscrire la manière dont les pratiques de visionnement connecté s’inscrivent dans la vie quotidienne des jeunes femmes (18-24 ans) au Québec et s’articulent aux différents espaces, particulièrement l’espace domestique. Partant de l’idée que les usages du téléviseur, et aujourd’hui des dispositifs de visionnement connecté, constituent un indicateur de la transformation de la présence des femmes dans les espaces domestiques et publics, les auteures proposent de poursuivre les réflexions de Lynn Spigel du début des années 90 dans le nouvel écosystème médiatique où les pratiques de réception de la télévision sont en pleine transformation. Elles examinent le caractère genré (ou non) des usages et des modalités d’appropriation du visionnement connecté, notamment en ce qui concerne le potentiel d’autonomie couramment associé à ce dispositif quant aux espaces et au temps de visionnement, aux activités menées en parallèle ou aux modalités de découverte et de choix des contenus. La discussion croise deux traditions de recherche, soit celles des usages de la télévision et d’Internet, et s’inscrit dans la lignée des travaux de la critique féministe de la télévision (feminist television criticism). Les données sont ainsi analysées en tenant compte du rôle que jouent les logiques économique, sociale et éditoriale des opérateurs ou des opératrices des plateformes de visionnement à la demande, dans le maintien ou la reconfiguration des rapport sociaux de genre.
Mots-clés :
- Visionnement connecté,
- télévision,
- dispositif,
- espace,
- femmes,
- jeunes adultes,
- Québec
Abstract
Based on quantitative and qualitative data, the authors aim to understand the integration of online viewing practices in the day-to-day lives of young women (18- 24 years old) in Québec, with a focus on domestic spaces. They examine what viewing devices and uses indicates in regards of the (trans)formation of women’s presence and social relations in domestic and public spaces, much in the line of Lynn Spigel’s reflection in the beginning of the 90s, yet in the context of the current media environment. They present the differential modalities of appropriation embedded in the viewing practices between men and women from their sample. Informed by the reception turn in cultural and communication studies applied to television and the Internet, and in part by the Feminist Television Criticism tradition, they discuss the gendered character of the expressed newfound autonomy and freedom related to content, spaces and times of viewing, of multitasking, as well as modalities of discovery. The data are analyzed with the objective of considering the domestic environment, yet more largely the economic, social and editorial logics at play on platforms in the configuration and formation of gender social relations.
Resumen
Este artículo, que se basa en datos cualitativos y cuantitativos, tiene como objetivo identificar cómo las prácticas de visionado conectado se ajustan a la vida cotidiana de las jóvenes mujeres (18-24 años) en Quebec y se relacionan con diferentes espacios, particularmente en el espacio doméstico. Partiendo de la idea de que los usos del televisor y hoy, de los dispositivos de visionado conectado, constituyen un indicador de la transformación de la presencia de mujeres en los espacios domésticos y públicos, este texto propone perseguir las reflexiones de Spigel (1992) en el nuevo ecosistema mediático donde las prácticas de recepción de la televisión están experimentando una transformación. Examinamos la naturaleza de género (o no) de los usos y métodos de apropiación del visionado conectado, en particular con respecto al potencial de autonomía comúnmente asociado con este dispositivo en términos de espacios y tiempos de visionado, a las actividades realizadas en paralelo, o a las modalidades de descubrimiento y elección de contenido. La discusión propuesta cruza dos tradiciones de investigación, las de los usos de la televisión e las de Internet, y se inscribe en la línea de los trabajos del feminist television criticism. De este modo, los datos se analizan teniendo en cuenta el papel desempeñado por las lógicas económica, social y editorial de los operadores de plataformas de visionado bajo demanda, en el mantenimiento o la reconfiguración de las relaciones sociales de género.
Article body
Les travaux féministes sur la télévision émergent au début des années 80, à un moment où s’ajoute à l’attention accordée au texte télévisuel un nouvel intérêt pour les conditions de sa réception (Brunsdon 1993; McCabe et Akass 2006; Proulx et Maillet 1998). S’appuyant sur des approches qualitatives et notamment ethnographiques, les chercheuses et les chercheurs qui s’intéressent à la réception autant qu’aux contenus visent à mieux comprendre les usages que font les femmes des textes télévisuels au quotidien de même qu’à documenter les contextes et les cadres spatiotemporels de leur écoute (Ang 1996; McCabe et Akass 2006).
Marquées par la tradition critique des études culturelles (cultural studies), plusieurs recherches insistent sur l’importance de prendre en considération les contextes économique, technologique et politique dans lesquels s’inscrit l’activité télévisuelle (Ang 1996; Lotz 2017). C’est l’un des apports (et défi) des études s’inscrivant dans la perspective de la critique féministe de la télévision (feminist television criticism), celui de faire varier le point de mire, de conserver une perspective critique, tout en se concentrant sur le quotidien des spectatrices (Ang 1996).
Lynn Spigel (1992), qui analyse l’introduction de la télévision dans les foyers, relève ce défi et montre que, si la télévision offre de nouvelles ouvertures aux femmes vivant dans les banlieues américaines (divertissement, ouverture sur le monde, base de socialisation entre femmes), elle contribue aussi à leur maintien dans une certaine place au sein de l’espace privé. En effet, si la télévision rassemble la famille autour de ses contenus, ses usages reflètent tout de même les rapports sociaux de genre qui caractérisent la vie domestique (Spigel 1992). Les discours promotionnels entourant la télévision, de même que les formats et les contenus télévisuels proposés aux femmes, contribuent à articuler l’expérience du quotidien marquée par l’importance d’un travail domestique, répétitif et discontinu, au flot télévisuel (Modleski 1983; Probyn 1992; Spigel 1992). L’articulation entre travail domestique et loisir dans le quotidien des femmes est aussi au coeur des nouveaux modèles d’aménagement proposés pour permettre aux femmes de suivre la programmation pendant qu’elles s’occupent du repas (élimination des murs entre salle à manger, salon et cuisine, nouveaux designs des téléviseurs comme dans le cas de l’appareil de télévision encastré au-dessus du four (TV stove) dans la cuisine) (Spigel 1992). Au-delà du divertissement, les émissions ciblant les femmes visent également l’acquisition de compétences en matière de gestion du foyer et de consommation, y compris celle de la télévision elle-même. On voit ainsi la manière dont l’introduction de la télévision favorise l’interconnexion entre travail domestique et loisir (Spigel 1992). Toutefois, si l’on prête à la télévision la capacité d’adoucir l’investissement des femmes dans les tâches ménagères, c’est une émancipation limitée, car elle ne les en libère pas vraiment (Spigel 2001; Brunsdon, D’Acci et Spigel 1997).
Avec l’arrivée du magnétoscope au cours des années 80, puis des chaînes câblées et du DVD, dispositifs qui offrent plus de souplesse quant aux moments de visionnement et augmentent la capacité du téléspectateur ou de la téléspectatrice à faire des choix parmi une offre télévisuelle en expansion (Ang 1996), l’articulation entre pratiques télévisuelles et rapports de pouvoir au sein du foyer est réexaminée (Gray 1992; Morley 1986). Les études montrent que l’engagement des femmes dans l’activité télévisée s’effectue encore principalement en rapport étroit avec les tâches ménagères, même si celles-ci se réservent des moments de visionnement, privilégiant des contenus particuliers comme les comédies romantiques (Gray 1992; Morley 1986). Pour les hommes, le foyer serait perçu comme un espace de loisir où l’activité télévisuelle occupe une place importante, d’où le pouvoir qu’ils exercent sur le choix des émissions (qui se manifeste notamment par le contrôle de la télécommande; Walker (1996)) et leur capacité à la mise en place plus systématique d’une attention concentrée (Morley 1986).
Des études plus récentes montrent que les différences qui persistent quant aux choix genrés des contenus ou au contrôle du choix des émissions tendraient à s’assouplir (Gauntlett et Hill 1999). Ainsi, tenir compte du genre pour comprendre les usages télévisuels (et plus largement des technologies de l’information et de la communication), demeure pertinent, mais les chercheuses et les chercheurs invitent à considérer d’autres dimensions telles que l’appartenance sociale, la culture matérielle et symbolique des ménages ou l’historique de consommation familiale (Silverstone, Hirsch et Morley 1991; Bélanger, Proulx et Voisin 1995; Gauntlett et Hill 1999).
La situation se complexifie dans le contexte actuel où la télévision ne se limite plus au médium, mais inclut tout un ensemble d’appareils connectés et de plateformes (Lotz 2017). Au Québec, par exemple, l’accès aux contenus télévisuels se fait de plus en plus par les plateformes en ligne, notamment pour les adolescentes et les adolescents ainsi que les jeunes adultes (CEFRIO 2017 et 2019). Ce qui change, poursuit Lotz (2017), avec la « télévision distribuée par internet » (Internet distributed television), c’est qu’elle permet la distribution (et l’accès à la demande) de contenus personnalisés grâce à une stratégie de curation s’appuyant sur de puissants algorithmes. Ainsi, l’« activité télé » prend désormais de multiples formes (Jost 2019).
Dans la même logique, il importe de souligner que les pratiques audiovisuelles, notamment à l’adolescence et au début de l’âge adulte, combinent une diversité de contenus qui ne se limitent pas aux contenus télévisuels : ces pratiques incluent nombre de vidéos pour une part produites par les jeunes mêmes, et dont l’accès se fait par l’intermédiaire de différentes plateformes comme YouTube, TikTok ou les médias socionumériques. S’entremêlent de plus au visionnement différentes pratiques de communication et de consommation d’information en ligne, notamment sur les réseaux socionumériques qui participent de l’expérience spectatorielle (Sonet 2015; Thoër et autres à paraître), celle-ci étant désormais multiplateforme (Holt et Sanson 2014 : 1).
Ce dispositif de visionnement connecté est généralement associé à une plus grande autonomie de la spectatrice ou du spectateur (Perticoz et Dessinges 2015) à l’égard de la grille-horaire de programmation, quant à la durée des séquences de visionnement et de leur inscription dans les temps sociaux, les usages des jeunes « s’émancipant de l’obligation de linérarité et de mono-occupation » (Octobre 2017 : 2). La figure d’un usager ou d’une usagère « en contrôle », qui peut regarder quand et où bon lui semble les contenus de son choix en provenance du monde entier, est au coeur des discours promotionnels des plateformes de visionnement à la demande (VAD), notamment, de Netflix (Jenner 2018; Tryon 2012).
Rares sont les études empiriques ayant examiné ces transformations des pratiques audiovisuelles dans une perspective féministe. Peu de travaux s’inscrivant dans cette perspective ont d’ailleurs porté sur la réception et les usages de la télévision (Coulomb Guly 2014). D’une part, les recherches féministes sur la télévision, qui se développent d’abord dans les milieux anglophones et émergent au tournant des années 2000 dans la francophonie (voir Josianne Jouët (2003) ainsi que Charlotte Brunsdon, Julie D’Acci et Lynn Spigel (1997)), se concentrent sur la construction du sujet féminin par les contenus télévisuels plutôt que par les usages (Ang 1996; Press 1991). D’autre part, les travaux analysant les pratiques numériques à travers le prisme du genre ont mis l’accent sur les usages d’Internet, marginalisant l’étude d’autres dispositifs dont la télévision et les dispositifs de visionnement connecté (Bergström et Pasquier 2019)[1]. Concernant les usages d’Internet, si les discours d’émancipation qui caractérisent le Web depuis ses débuts restent prégnants, les espaces numériques étant perçus « comme propices à l’expression d’une pluralité de normes, de pratiques et d’identités sexuées » (Bergström et Pasquier 2019 : 2), les études empiriques indiquent que l’accès aux technologies numériques et leurs usages restent fortement genrés, les univers numériques contribuant ainsi à renforcer les inégalités sociales de genre (Bergström et Pasquier 2019; Jouët 2003).
Examiner la façon dont les usages télévisuels s’inscrivent dans la vie quotidienne des femmes dans l’environnement médiatique actuel est donc nécessaire (Cavalcante, Press et Sender 2017) particulièrement dans un contexte où, comme le soulignent ces auteures, le caractère genré des espaces de consommation télévisuelle doit être remis en question. En effet, avec l’omniprésence des médias dans tous les temps sociaux, la division public/privé des espaces se révèle de plus en plus brouillée (Cavalcante, Press et Sender 2017 : 5) : « Contemporary audience scholars must be prepared for a new media environment in which our earlier equation of specific media with particular “ sphères ” of life such as the public and private no longer makes sense. »
Dans le présent article, nous voulons circonscrire la manière dont les pratiques de visionnement connecté des jeunes femmes au Québec s’inscrivent dans la vie quotidienne et s’articulent aux différents espaces, notamment l’espace domestique. La discussion proposée permet ainsi de croiser deux traditions de recherche, soit celles des usages de la télévision et d’Internet, et d’analyser l’articulation entre dispositif, femmes et espaces.
Notre analyse s’inscrit en partie dans la lignée des travaux de la critique féministe de la télévision (Lotz et Ross 2004; McCabe et Akass 2006), en situant ces pratiques et ces modalités d’appropriation dans le contexte de la « plateformisation » des industries culturelles (Gillespie 2010 et 2018; van Dijck, Poell et de Waal 2018; Lotz 2017). Cela nous permet de considérer certains liens entre les logiques économique, sociale et éditoriale des opérateurs et des opératrices des plateformes de VAD et la (trans)formation des rapports sociaux de genre à l’égard des contenus audiovisuels visionnés en ligne. Enfin, nous avons ciblé de jeunes adultes âgés de 18 à 24 ans, tranche d’âge figurant parmi les plus engagées dans les pratiques de visionnement connecté au Québec (CEFRIO 2019).
Nos analyses s’appuient ainsi sur une collecte de données qualitatives et quantitatives réalisée sur plusieurs années, auprès de jeunes adultes âgés de 18 à 24 ans, vivant à Montréal, d’origine culturelle variée, et dont le français était l’une des langues parlées à la maison. Les données qualitatives proviennent d’une recherche réalisée de 2015 à 2018 sur les pratiques de visionnement connecté des jeunes de 12 à 25 ans. Nous analysons ici les données qualitatives, issues de quatre groupes de discussion formés en 2015 avec 19 participantes et participants âgés de 18 à 24 ans (8 femmes et 11 hommes), recrutés par réseaux de connaissances et des annonces sur différents sites Web, dont les conversations portaient sur les contenus audiovisuels regardés en ligne et les expériences de visionnement associées. Les participantes et les participants devaient regarder de manière connectée au moins deux contenus de divertissement en ligne par semaine, critère largement dépassé. En décembre 2015 et en janvier 2016, nous avons mené des entrevues semi-dirigées avec 10 de ces participantes et participants (6 femmes et 4 hommes) pour documenter avec précision les pratiques personnelles en matière de visionnement connecté. En 2018, nous avons réalisé 16 nouvelles entrevues (9 femmes et 7 hommes) pour examiner l’évolution des pratiques, avec les personnes ayant pris part aux entrevues précédentes, et d’autres recrutées au moyen d’annonces sur divers sites Web. En 2020, nous avons conduit, en partenariat avec le CEFRIO, une enquête en ligne auprès d’un échantillon tiré d’un groupe témoin d’internautes (n = 1 000) de jeunes âgés de 18 à 24 ans, vivant au Québec et dont une des langues parlées régulièrement au foyer était le français. Cette enquête, dont l’objectif était de mettre en évidence les pratiques de visionnement de séries transnationales, comportait une section plus générale sur les pratiques du visionnement connecté[2].
Dans l’analyse qui suit, nous discutons de manière comparée les données concernant les jeunes femmes et les jeunes hommes afin de déterminer les variations selon le genre dans les usages du visionnement connecté et les modalités de son inscription dans la vie quotidienne. Nous abordons les modalités et les contextes de visionnement connecté des jeunes femmes, les activités menées en parallèle du visionnement connecté et les modalités de découverte et de sélection des contenus sur les plateformes de VAD, puis discutons ces résultats dans la conclusion en les resituant dans la littérature sur les logiques économique, sociale et éditoriale des opérateurs et des opératrices des plateformes de VAD.
Une écoute de plus en plus mobile et individuelle
Pour les jeunes ayant participé à notre recherche, le visionnement connecté est le plus souvent individuel, et cela s’avère plus marqué pour les jeunes femmes (75 % regardant toujours ou assez souvent seules du contenu contre 65 % des jeunes hommes; p = 0,01)[3]. En raison de la multiplicité des contenus audiovisuels accessibles à la demande sur Internet ainsi que de la fragmentation des choix et de la variation des rythmes de visionnement, il devient de plus en plus difficile de mettre en place des moments de visionnement communs selon ce que la télévision traditionnelle offrait au sein des foyers des années 1950 à 2000. La montée de l’écoute individualisée explique peut-être que les jeunes femmes que nous avons rencontrées en parlent comme d’un loisir individuel reflétant leurs goûts personnels plutôt qu’une pratique sociale liée à la construction identitaire de genre. La tendance est davantage présente chez les jeunes femmes, en particulier parce qu’elles sont plus nombreuses que les jeunes hommes à regarder des contenus sur des appareils mobiles au sein du foyer, notamment le téléphone cellulaire qui les accompagne partout. Par exemple, si hommes et femmes utilisent la tablette (24 %) et la télévision (39 %) dans des proportions à peu près similaires pour regarder des séries[4], 84 % des jeunes femmes regardent ces contenus sur leur téléphone cellulaire et 72 %, sur leur ordinateur portable, le taux de jeunes hommes à se servir de ces deux appareils étant respectivement de 69 % et de 52 % (p = 0,01). Les jeunes hommes sont par contre plus nombreux à regarder des séries sur leur ordinateur fixe dans leur chambre (25 % versus 9 % des jeunes femmes; p = 0,01) ou à partir d’une console de jeu (respectivement 38 % versus 21 % des jeunes femmes; p = 0,01), ce qui s’explique, entre autres, parce qu’ils utilisent ces dispositifs pour jouer en ligne, pratique dans laquelle ils s’engagent en plus grand nombre que les jeunes femmes (51 % versus 30 %; p = 0,01).
L’écoute mobile est donc plus fréquente chez les jeunes femmes au sein du foyer où tous les espaces sont investis pour le visionnement, comme la salle de bains, la cuisine, la chambre, ainsi que les tiers espaces ou même la circulation entre ces espaces. En entretien, les jeunes femmes étaient aussi plus nombreuses à rapporter des mises en place personnalisées dans ces différents espaces. Dans la chambre, elles s’aménagent une installation confortable sur le lit avec coussins et couvertures; dans la salle de bains, plusieurs avaient bricolé une installation permanente pour poser leur téléphone; dans la cuisine, le téléphone ou l’ordinateur portables occupaient régulièrement certaines places parmi les électroménagers pour être accessibles pendant les temps consacrés à la cuisine, comme on peut le voir sur les figures 1 et 2. Les pratiques de visionnement connecté mobile des jeunes femmes accompagnent d’ailleurs plus souvent ces dernières dans des activités régulières : nous y reviendrons dans la section « Le visionnement connecté, compagnon des activités du quotidien ».
Bien que les installations à l’un ou l’autre endroit d’une demeure nécessitent différents appareils mobiles, le visionnement peut être très focalisé. La petite taille des écrans nécessite de les positionner à proximité de soi, souvent en contact direct avec le corps lorsque les jeunes femmes sont allongées sur le lit (le téléphone ou l’ordinateur posé sur le ventre, tenu à la main), ce qui contribue à l’immersion dans la série ou dans l’univers des youtubeurs et des youtubeuses et à l’intimité de l’expérience (Bociurkiw 2008). La dimension générationnelle et l’idée d’avoir plus d’autonomie en matière de choix des contenus se trouve à l’avant-plan de leurs discours dans les entretiens, notamment pour celles qui habitent chez leurs parents, alors que la dimension de genre n’est pas manifeste dans leurs discours. Elles parlent d’elles-mêmes, il va de soi, mais à aucune occasion n’ont-elles invité la variable du genre, par exemple en disant : « Comme femme, je pense que… » Les jeunes adultes, hommes et femmes, rapportent en effet peu de contrôle sur le choix des contenus visionnés à la télévision familiale en soirée, en particulier les émissions diffusées en direct, celui-ci relevant le plus souvent des parents. On reste ainsi relativement près des rapports familiaux et de genre évoqués dans les premiers travaux sur la réception de la télévision, notamment l’autorité parentale (et surtout du père) sur le choix (Ang 1996; Morley 1986).
Si le visionnement individuel domine chez les jeunes adultes, il peut aussi se faire à deux ou à plusieurs, avec des membres de la famille notamment pour les 18 à 20 ans qui sont plus nombreux à habiter chez leurs parents, avec des amis ou des amies ou encore en couple, avec peu de variations selon le sexe, si ce n’est que les jeunes femmes regardent plus de séries avec leur mère que les jeunes hommes (29 % versus 17 %; p = 0,01) et avec la fratrie (25 % versus 16 %; p = 0,01). Il arrive aussi que tous et toutes ne regardent pas le même écran ni le même contenu. Les dispositifs de visionnement connecté offrent la possibilité d’occuper un espace, d’être au milieu des autres en étant en solo, par exemple avec les écouteurs qui permettent de supprimer le son et de suivre avec les sous-titres pour éviter de déranger l’entourage. Malgré tout, l’activité rassemble (Blanc 2015; D’heer et Courtois 2016) et continue de structurer la vie quotidienne du foyer (Morley 1999). Ce ne sont toutefois plus le contenu et l’espace qui font oeuvre de partage ici, mais seulement l’espace dans lequel chacune et chacun choisit son dispositif et son contenu.
Le visionnement connecté, compagnon des activités du quotidien
Bien que tous les participants et les participantes à notre enquête décrivent un visionnement s’insérant en parallèle des activités quotidiennes, les jeunes femmes rapportent une plus grande diversité de pratiques entremêlées au visionnement connecté ainsi que d’espaces et de temps du quotidien où celui-ci s’inscrit. Le visionnement connecté constitue d’ailleurs, pour plusieurs jeunes femmes, une forme de compagnonnage de leurs activités quotidiennes, notamment en se levant, en se préparant, en mangeant ou en s’endormant : « Pour que ce soit une vraie pause déjeuner, ou une vraie pause dîner, ça prend nécessairement de marquer le coup, de manger avec une série » (Bianca, 21 ans).
Toujours à portée de clic grâce aux dispositifs connectés, les vidéos et les séries que les participantes écoutent parfois plus qu’elles ne les regardent, et dont le visionnement peut être répété à volonté, construisent une ambiance qui rassure. Les jeunes hommes rencontrés n’ont pas soulevé cet aspect, donnant écho au rôle affectif de la télévision d’ambiance (ambient television) (McCarthy 2001) pour les femmes dans les espaces du foyer. En entretien, les jeunes femmes étaient beaucoup plus nombreuses à souligner que les activités de visionnement connecté accompagnent leurs tâches ménagères (préparation des repas, vaisselle, ménage, pliage du linge). Rappelons que les femmes ont historiquement combiné écoute télé et tâches domestiques, et cette écoute actuelle en mode multitâche constitue un aspect résiduel de la réception traditionnelle des femmes.
Le visionnement en mode multitâche sert aussi, aujourd’hui comme hier, à réduire le sentiment de culpabilité associé aux nombreuses heures passées à regarder le télévision, sentiment que n’évoquent pas ou très peu les jeunes hommes :
J’aime bien (regarder) en mangeant parce que j’ai l’impression que je ne suis pas contre-productive quand je fais ça. Et je me dis que, de toutes façons, j’utiliserais mon temps pour manger.
Sandra, 19 ans
Plusieurs jeunes femmes ont également recours à des métaphores renvoyant à l’alimentation pour décrire le « trop plein » qu’elles ressentent après une période de visionnement en rafale de séries, même si plusieurs soulignent aussi le plaisir et l’engagement associés à ce mode de visionnement :
Je comparerais la consommation de séries un peu à un trouble alimentaire […] Moi, je regarde plein d’émissions de suite, tout le temps, puis après si j’en regarde trop, je me sens pas bien, comme une personne qui va se faire vomir après avoir trop mangé, dans ce sens-là. Parce que c’est pas qu’on est accro, mais j’ai besoin de... Je peux pas arrêter.
Groupe de jeunes femmes, 20-25 ans
L’utilisation de ces métaphores alimentaires rappelle les différences de genre dans le rapport au corps, à la beauté et à l’alimentation.
Les modalités de découverte et la diversité des contenus regardés en ligne
Notre enquête montre que les jeunes du même âge restent la première source de découverte de contenus. Cependant, la famille est aussi source de découverte de contenus, et ce, plus particulièrement pour les jeunes femmes qui s’appuient en plus grand nombre (39 % versus 21 % pour les hommes; p = 0,01) sur les recommandations de la famille. Les jeunes femmes sont aussi davantage nombreuses à s’inspirer des suggestions qu’elles voient passer sur les réseaux socionumériques concernant les séries (51 % versus 32 % pour les jeunes hommes; p = 0,01), dont les publications des productions aimées (« likées ») par leurs amis et amies. Elles trouvent également des contenus par l’entremise des suggestions de leurs youtubeuses et youtubeurs préférés dans une plus grande proportion que les hommes (37 % versus 21 % pour les hommes; p = 0,01). À noter que ces derniers sont plus nombreux à faire des recherches sur des sites spécialisés et des espaces d’échange en ligne.
Tous les participants et participantes soulignent aussi que les dispositifs de visionnement connecté leur donnent accès aux contenus issus de « toutes les télés du monde », même si, en entretien, les séries regardées en ligne au cours du dernier mois citées sont majoritairement américaines. Les données d’enquête montrent toutefois un intérêt pour les séries produites hors des États-Unis, celui-ci étant un peu plus marqué chez les jeunes hommes (63 % déclarant en regarder versus 55 % des jeunes femmes; p = 0,01) et pour les séries québécoises (regardées par 69 % des jeunes femmes et 57 % des jeunes hommes; p = 0,01).
YouTube est aussi présenté par les participantes et les participants comme offrant des contenus plus diversifiés, issus du monde entier et plus authentiques parce qu’ils sont produits par et pour les jeunes (Balleys 2017). La grande fragmentation des choix de contenus qu’opèrent les jeunes adultes témoigne de cette nouvelle abondance de l’offre et donne certainement l’impression d’une liberté de choix, participant à une affirmation de soi et de ses goûts personnels. En entretien, les jeunes femmes soulignaient particulièrement que YouTube leur permet d’accéder à une diversité de ressources qu’elles peuvent utiliser dans leur processus de construction identitaire. Visionner les productions de certaines youtubeuses leur permet notamment d’être exposées à des modèles autres que ceux qu’elles trouvent dans leur entourage ou dans les médias traditionnels, notamment en matière d’identité sexuelle :
[Ces youtubeuses], juste le fait qu’elles soient là, moi je suis exposée à elles, elles ont plus de présence dans ma vie, fait que ça fait plus d’exposition LGBT, pis c’est agréable parce que c’est tellement pas ça ailleurs (dans les médias traditionnels).
Manon, 22 ans
Ce faisant, les vidéos sur YouTube, comme les séries, même si cette dimension a été moins mentionnée par les participantes concernant ces contenus, ouvrent un espace de réflexion permettant d’acquérir une multitude de « savoirs minuscules » (Pasquier 2002), de découvrir et d’expérimenter différentes options et stratégies identitaires, ainsi que de trouver des références pour affronter les épreuves de l’existence (Balleys et autres 2020; Glevarec 2012).
Toutefois, malgré le discours des jeunes adultes sur le riche éventail de possibilités de choix audiovisuels grâce aux plateformes de VAD, les logiques économique, sociale et éditoriale des opérateurs ou des opératrices de ces plateformes limitent la diversité des choix. D’autres facteurs diminuent les capacités de découverte d’une diversité de contenus, à commencer par le rôle que jouent les algorithmes dans la sélection des contenus, avec le risque d’enfermer les usagers et les usagères dans « une bulle de filtres » (Pariser 2011), ce qui n’est guère jugé problématique par les participantes et les participants à notre recherche, qui apprécient, comme nous l’avons mentionné, les prescriptions personnalisées de l’algorithme. Rares sont d’ailleurs ceux et celles qui remettent en question le caractère personnalisé des sélections proposées sur la base de leur parcours de visionnement alors que ces dernières s’appuient, ainsi que le soulignent des travaux sur la plateforme Netflix (Delaporte 2018; Jenner 2018), sur la similarité des goûts avec des communautés d’utilisateurs et d’utilisatrices (Alexander (2016 : 86), cité dans Jenner (2018 : 129)) :
In a narcissistic manner, they [Netflix viewers] confuse the ‘ You ’ in ‘ Recommended for You ’ with a unique, complex individual, rather than with a group of strangers who all happened to have similar choices.
Par ailleurs, l’analyse des modalités de production et de partage du contenu sur la plateforme YouTube montre les logiques marchandes qui traversent la « culture de la connectivité » et qui ciblent plus particulièrement les jeunes femmes. Ainsi, une part non négligeable des contenus qui s’adressent aux publics féminins sont le fait de maisons de production et d’organismes de diffusion professionnels (Douglas 1995; van Dijck 2013). Les nouvelles règles de monétisation favorisent en outre les cybervidéastes de YouTube les plus populaires et les incitent, pour les créatrices qui ciblent les jeunes femmes, à rechercher des partenariats avec des marques de vêtements, de maquillage, de régimes alimentaires, de chirurgie esthétique. Les chaînes YouTube regardées par le plus grand nombre de jeunes femmes dans notre enquête proposent ainsi des vidéos « style de vie » (Himma-Kadakas et autres 2018), qui offrent des recommandations quant aux gestes à suivre et aux produits à se procurer pour faciliter (réussir?) les activités quotidiennes (ma routine du matin, mon maquillage, ma routine d’entraînement, ma routine du soir), inspirer les activités de rangement, le ménage, la cuisine, la décoration de la chambre, les usages des technologies (déballage du nouvel iPhone par exemple) ou encore aider à se projeter dans la maternité et la vie de mère de famille. Cela résonne avec la longue histoire de «consommation domestique » des femmes encouragée par la télévision (Hollows 2008 : 154).
Du côté des jeunes hommes, les chaînes YouTube regardées par le plus grand nombre proposent des vidéos à caractère humoristique ou présentent des jeux vidéo, ces contenus mettant également en scène une certaine représentation de la masculinité (Balleys 2016). On voit ainsi que, d’une part, se maintiennent des différenciations de genre dans les choix des contenus, même si les répertoires du visionnement connecté se sont modifiés, et que, d’autre part, les contenus visionnés particulièrement sur YouTube contribuent à réaffirmer les différences plutôt que de remettre en question les constructions et les rapports de genre (Balleys 2016 et 2017).
Les contenus majoritairement regardés par les jeunes femmes ne sont pas sans rappeler certains discours caractérisant les débuts de la télévision de jour (Spigel 2013), notamment les émissions de type magazine, qui mêlaient conseils ménagers et divertissements variés, et qui avaient pour objet, au-delà du divertissement, l’acquisition de compétences en matière de gestion du foyer et de consommation (Spigel 1992). Les vidéos regardées par les jeunes adultes renvoient aussi aux carcans stéréotypiques du soin (care), de la beauté, de l’alimentation, du marché du style de vie (lifestyle) et de l’authenticité (mentionné, entre autres, par Joanne Hollows et Laurie Ouellette dans Charlotte Brunsdon et Lynn Spigel (2008)), témoignant des liens entre le contexte discursif, social, institutionnel de la « télévision distribuée par Internet » et le quotidien et la construction d’une féminité préférentielle des jeunes femmes (Milestone et Meyer 2012).
De plus, les tendances au mimétisme entre youtubeuses au sein de communautés de cybervidéastes de YouTube, que ce soit en fait de thématiques abordées, de routines langagières ou gestuelles, ou encore de mise en scène des produits ou de formats (Balleys 2017; Himma-Kadakas et autres 2018), réduisent la diversité des discours sur YouTube du fait de leur convergence vers certains modèles de la féminité (Balleys 2017) :
[Les] adolescentes youtubeuses n’ont donc de cesse de se référer les unes aux autres, ainsi qu’à une figure « d’autrui généralisé » spécifiquement féminin. Elles font exister une entité représentant la « majorité normale » de la population féminine (et non pas son entièreté), qui sert à la fois de support expressif et identitaire, et d’étalon de mesure de la féminité.
Conclusion
Les études émergeant dans la francophonie sur la communication et la sphère résidentielle démontrent que les rapports de genre façonnent en partie les usages et qu’en retour les dispositifs de visionnement contribuent à la dynamique et à la construction du genre (Jouët 2003). Regarder de manière connectée implique différentes formes et configurations du visionnement dont on n’a probablement pas encore fait le tour (Blanc 2015). Il apparaît notamment que les frontières entre les espaces intimes, privés et publics sont de plus en plus poreuses, ce qui a pour effet que les dispositifs actuels permettent de moins en moins de saisir les espaces comme des environnements fixes, s’articulant de manière stable ou homogène à l’expérience de visionnement connecté et à la construction du genre.
Néanmoins, cette lecture des données, à l’aulne de l’articulation entre dispositif de visionnement, jeunes femmes et espaces domestiques, nous permet de relever des articulations individuelles et des tendances tissées en continuation avec l’histoire de pratiques télévisuelles traditionnellement « féminines ». Les manières dont le visionnement s’intègre aux tâches ménagères, au multitâche, ainsi qu’à la consommation liées au marché du style de vie et du soin de façon majoritaire chez les jeunes femmes est révélateur de ces tendances historiquement genrées (Hollows 2008; Gill et Hollows 2011). Cela cohabite avec un nouveau sentiment d’autonomie et un détachement, voire une coupure, par rapport à des modes et à des environnements de visionnement « familial » qui reconduisent certains rapports sociaux dans l’expérience spectatorielle.
La diversité des modalités de visionnement connecté place les jeunes femmes dans une expérience individualisée dont elles parlent comme d’une expérience personnelle et non sociale. En outre, si les chercheuses constatent une extension du domaine télévisuel dans tous les espaces-temps du quotidien (Gill et Hollows 2011; Jost 2019), celle-ci est plus marquée pour les jeunes femmes, et nous observons en sus une extension de la dimension intime de l’écoute (ce dont parlent Sonia Livingstone (2007) et Nina Duque (2018) par l’intermédiaire de la permanence et de l’extension de la chambre à d’autres espaces dans et hors foyer).
Ce degré extra-intime et intériorisé des dispositifs et des contenus télévisuels rend les articulations d’autant plus complexes et diversifiées pour la recherche, mais peut aussi opacifier l’effet des discours sur le genre et sur la liberté de choix portés par les contenus, les environnements et les plateformes. Nous avons relevé, par exemple, le discours des plateformes sur la liberté de choix, personnalisé grâce à la puissance des algorithmes (Delaporte 2018), et l’affirmation de soi qui ne saurait être dénuée d’ambivalences (Tryon 2012). Ces discours faisant l’apologie du libre choix individuel en matière de consommation médiatique ouvrent en effet la porte à la possibilité d’une plus grande individualité qui se trouve parfois remise en question, certaines chercheuses y décelant les traces d’un discours néolibéral où ne peut s’affirmer qu’un féminisme dépolitisé par l’entremise du contrôle des choix de consommation (Evelyn Probyn, citée dans Brunsdon, D’Acci et Spigel (1997 : 127)). Comme nous l’avons mentionné, les entretiens menés n’ont pas été conçus pour approfondir ce sentiment de liberté individuelle à l’aulne de ce que l’on désigne comme des postures postféministes en adoptant une rhétorique du choix libre et en déplaçant certains problèmes structurels dans la sphère privée. Cependant, et sans nous réapproprier les propos des jeunes femmes, nous pouvons certainement relever les liens entre l’individualisation de l’expérience, le sentiment de liberté de choix ainsi que l’affirmation d’un féminisme néolibéral et postféministe dans la culture populaire et télévisuelle au cours des vingt dernières années (Brunsdon, D’Acci et Spigel 1997; Brunsdon et Spigel 2008; Gill 2007; Hollows 2008; Rottenberg 2014).
En effet, les plateformes ne sont pas neutres, leur développement s’inscrivant dans des dynamiques sociales et économiques (Gillespie 2018). Dans cette logique, notre discussion souligne que certains aspects des appropriations, bien qu’ils soient perçus comme « personnels », témoignent d’une appropriation genrée du visionnement connecté, même si les différences ne sont pas toujours très marquées, à savoir : les choix sexués des dispositifs (téléphone cellulaire plus investi par les femmes pour le visionnement connecté), les espaces choisis (l’intimité de la salle de bains et surtout la mobilité entre les espaces) et, enfin, la diversité des tâches connexes au visionnement, des espaces-temps investis par cette pratique et des types de contenus (le style de vie, le « care », la beauté et l’alimentation). Enfin, les modalités de choix des contenus regardés impliquent moins de recherches actives sur différentes ressources Web pour les jeunes femmes que pour les jeunes hommes, comme l’ont également souligné Daniela Varela et Anne Kaun (2019) dans leur étude, ce qui contribue à réduire la diversité des contenus auxquelles celles-ci peuvent accéder. Les jeunes hommes sont aussi plus enclins à s’exprimer sur les médias sociaux, auprès d’un réseau élargi, concernant les contenus regardés, ce qui peut favoriser leur appropriation et la capacité d’exercer un regard réflexif sur les messages qu’ils proposent. Selon Jouët (2003), la construction sociale des usages des technologies de l’information et de la communication reste façonnée par les rapports sociaux de sexe, et l’on observe de grandes variations dans les formes d’appropriation des espaces en ligne. Plusieurs recherches ont également fait valoir que le genre est un facteur clivant de l’espace numérique (Le Carroff 2015). La capacité des femmes à s’exprimer sur les médias socionumériques est notamment contrainte par la reproduction de diverses formes de domination patriarcale ainsi que par la présence marquée d’une culture de la misogynie, où celles qui investissent ces espaces deviennent à risque en matière de harcèlement (Mendes, Ringrose et Keller 2018; Bimber 2000).
La plus grande diversité des tâches menées en parallèle du visionnement connecté observées chez les jeunes femmes renvoie à l’articulation entre travail domestique et loisir au sein du quotidien des jeunes femmes au coeur des discours sur l’intégration du téléviseur dans les foyers (Spigel 1992). Si aujourd’hui le visionnement en mode multitâche s’inscrit dans un « cadre d’usage » (Flichy 2008) largement construit par le discours (y compris le dispositif) des plateformes (Tryon 2012) qui ne cible pas précisément les jeunes femmes, celles-ci semblent par contre se l’être tout particulièrement approprié, témoignant d’une dimension résiduelle (Williams 1986) de la relation historique et traditionnelle entre le téléviseur et la femme dans l’espace domestique. Relation où la femme a développé l’habitude de s’affairer tout en regardant la télévision, alors que les jeunes hommes ont plus largement intégré l’idée du confort dans le visionnement, et d’un visionnement concentré.
Le visionnement connecté traversant tous les espaces, la télévision a effectué une plongée dans l’intimité, une invasion « hyper intime » pourrions-nous dire, car elle se retrouve dans la chambre, sur l’oreiller, dans le bain, sur la table, et dans des formats technologiques qui ne trônent plus au fond d’une pièce, mais qui sont désormais mobiles et accompagnent chaque personne au point de donner l’impression de faire partie d’elle plutôt que d’être une entité extérieure qui la construit. La qualité d’objets domestiques qu’ont pris les dispositifs de visionnement et leur incorporation peu à peu à l’intimité « [ont] produit un désenclavement de la technologie de l’emprise masculine et les TIC deviennent un support d’interactions entre les sexes » (Jouët 2003 : 76). Ce caractère invisible de la technologie dans la construction de soi (Singh 2001) s’est fortement exprimé chez les jeunes femmes que nous avons rencontrées. S’y ajoute une série de désenclavements porteurs d’émancipation cohabitant avec des formes résiduelles de rapports traditionnels à la télévision et à l’espace domestique. Les trois dimensions sont imbriquées dans des discours sur l’autonomie et la liberté de choix qui, nous l’avons noté, ne sauraient être dénués d’ambivalences et de contradictions. Les rapports sociaux qui sont formés par l’usage et qui façonnent leur intimité au fil de l’appropriation de dispositifs de visionnement connectés se révèlent d’autant plus importants à comprendre dans le contexte actuel d’hyperconnectivité, et ce, dans une perspective harmonisant les usages ordinaires avec les imaginaires du domaine de la télévision (Bergström et Pasquier 2019).
Appendices
Notes biographiques
Christine Thoër est professeure titulaire au Département de communication sociale et publique de la Faculté de communication de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chercheuse au Groupe d’études et de recherches axées sur la communication internationale et interculturelle (GERACII) et au Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO). Elle travaille sur les pratiques de visionnement connecté des jeunes ainsi que sur l’usage des séries dans la construction identitaire et du rapport à l’autre.
Anouk Bélanger est professeure titulaire au Département de communication sociale et publique de la Faculté de communication de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses recherches portent sur les cultures populaires québécoises et les transformations urbaines et médiatiques. Elle est membre du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) et codirige l’axe Mutations de la culture et des médias au Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS), ainsi que l’Atelier de chronotopies urbaines : scènes et cultures populaires à Montréal. Elle codirige également un numéro thématique de la revue internationale d’études québécoises Globe, intitulé « Les mutations de la télévision au Québec ».
Florence Millerand est professeure titulaire au Département de communication sociale et publique de la Faculté de communication de l’Université du Québec à des technologies numériques et les mutations de la communication et codirectrice du Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO). Ses travaux portent sur les pratiques de visionnement connecté des jeunes, les usages des médias socionumériques, les cultures numériques et le phénomène de la « mise en données » (datafication) de la société.
Nina Duque est doctorante en communication à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et travaille sur les pratiques socionumériques des adolescents et des adolescentes. Elle est membre du Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO) et de la Chaire de recherche UQAM sur les usages des technologies numériques et les mutations de la communication.
Notes
-
[1]
Seuls certains travaux sur les pratiques des fans de séries télévisées ont mis en évidence d’autres formes d’engagement avec les textes télévisuels (McCabe et Akass 2006).
-
[2]
L’enquête en ligne a été menée auprès de 1 000 personnes âgées de 18 à 24 ans (575 femmes et 420 hommes; 500 venaient de l’agglomération montréalaise, 100, de la région de la Capitale-Nationale et 400, d’autres régions du Québec). Les résultats ont été pondérés (sexe et scolarité) sur la base des données populationnelles de l’Institut de la statistique du Québec. Cette enquête nous a permis de repérer les variations dans les pratiques de visionnement connecté selon différentes variables (âge, sexe, scolarité, origine ethnoculturelle des parents, contexte familial et dispositif de visionnement).
-
[3]
Les chiffres mentionnés par sexe correspondent à des distributions de fréquence statistiquement significatives (test du khi-deux) dans un intervalle de 95 % ou de 99 %. Nous indiquons la valeur « p » pour chacun des résultats présentés.
-
[4]
Dans une journée type, les séries constituent le contenu audiovisuel regardé de manière connectée par le plus grand nombre de jeunes adultes (81 %) avec les vidéos courtes (79 %). La moitié des jeunes adultes ont aussi déclaré que les séries constituaient le contenu regardé en ligne le plus souvent (57 % des femmes et 44 % des hommes; p = 0,01), par comparaison avec les vidéos de youtubeurs ou de youtubeuses qui constituent le premier contenu regardé en ligne pour 25 % des jeunes femmes et 17 % des jeunes hommes.
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