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Avec l’incursion, en France, en Belgique, en Suisse et au Canada, du corpus de l’éthique du care en tant que théorie privilégiée pour penser des enjeux féministes de nature politique, éthique et bioéthique, est amorcée une timide transformation du curriculum en philosophie pour y inclure les savoirs produits par et sur les femmes. Dans les départements de philosophie francophones des universités européennes et canadiennes, la valorisation de la philosophie féministe est aussi nourrie par l’émergence de questions féministes en éthique des relations internationales et par des appels à sortir de l’oubli les nombreux écrits de femmes philosophes du Moyen Âge et de la Renaissance. Cette lente évolution intervient dans le contexte d’une discipline philosophique fortement articulée autour d’un point de vue andocentrique. Depuis l’ouvrage canonique de Mary O’Brien (1987), les philosophes sont amenés à faire preuve de plus de réflexivité pour remettre en question le prisme andocentrique à travers lequel leur discipline s’est développée. Cela soulève de nombreuses interrogations d’ordre politique, épistémologique et éthique. Les philosophes sont ainsi invités à sonder la propension du domaine qu’ils investissent à taire ou à minimiser l’expression des idées et des réflexions féministes. Si ce mouvement est positif, l’absence de certaines perspectives féministes demeure toutefois notable. En effet, que ce soit dans la philosophie dite analytique ou dans la philosophie continentale, la philosophie produite par les afro-descendantes à propos de leurs perspectives politico-sociales reste un impensé.

S’il est salutaire que les travaux féministes soient davantage intégrés dans la philosophie, il convient de toujours faire preuve de vigilance relativement au fait que cette inclusion se révèle en réalité une sélection des perspectives en apparence plus acceptables, car elles sont censées représenter les soucis des philosophes socialement privilégiées. En effet, la construction de la philosophie occidentale repose sur le choix de sujets qui, s’ils contribuent à faire davantage entendre la voix des femmes, ne donnent pas, dans le même temps, plus de visibilité aux perspectives produites par les afro-descendantes. Cette occultation témoigne de la manière dont une division est opérée dans la discipline et reproduit des injustices épistémiques sur certaines pensées ou les individus qui les façonnent. Le présent article est né du constat de l’omission de la pensée féministe noire (Black feminism) dans le champ de la philosophie politique alors qu’elle est une théorie critique du monde social pouvant largement alimenter les nombreuses réflexions sur la justice. Courant de pensée politique, le Black feminism est une philosophie émancipatrice construite à partir de la définition de l’expérience collective de la domination sociale vécue par les Africaines-Américaines. Elle s’adresse aux afro-descendantes et aux femmes noires issues des diasporas noires vivant en Europe et en Amérique du Nord. Cette philosophie repose sur une théorisation des modes de résistance et de survie quotidienne des afro-descendantes à partir de leur point de vue situé (au sens de la Stand point theory). En tant que telle, elle s’établit à partir d’une approche compréhensive de leur vécu spécifique de la domination décontextualisée de l’herméneutique du groupe majoritaire. Pour ce faire, cette théorie est une remise en cause des différents systèmes qui contribuent à la production des discriminations et à l’exclusion subie par les femmes noires placées dans des contextes où elles sont minoritaires et minorisées. Il est donc surprenant que cette théorie ne soit pas considérée comme une philosophie politique. Que peut-on apprendre, à partir de cette omission sur les angles morts de la philosophie? Quel diagnostic peut-on poser sur son degré de cécité?

Mon article porte sur l’inclusion du Black feminism comme philosophie politique. Dans la première partie, je situerai mon approche théorique et montrerai, à l’aide d’un de ses concepts clés, l’apport du Black feminism aux analyses sur la justice sociale. Cela m’amènera à expliquer la raison pour laquelle ce féminisme doit être vu comme une éthique sociale de l’empowerment. Dans la deuxième partie, j’examinerai les enseignements tirés de la non-inclusion de la pensée féministe noire pour mieux comprendre la construction théorique et théorétique de la philosophie politique contemporaine. Dans cette optique, j’examinerai la manière dont les femmes noires sont appréhendées et présentées dans les travaux de Susan Moller Okin, théoricienne féministe libérale. Cet exemple est, en effet, révélateur du manque de « modestie épistémique » (Kittay 2012 : 155) dont font preuve les théoriciens et les théoriciennes. L’analyse des représentations d’Okin soutient la réflexion suivante : que dit l’oubli du Black feminism sur les injustices épistémiques produites en philosophie politique? En tant que philosophe, créatrice et enseignante du premier et unique cours universitaire francophone accrédité sur la pensée féministe noire, je propose ici une analyse qui repose sur le corpus du Black feminism états-unien et la philosophie politique contemporaine anglo-américaine puisque c’est celle dont l’étude prédomine dans les départements de philosophie français, belges et québécois[1]. Les questions de savoir pourquoi le féminisme noir n’est pas développé dans les universités francophones et pourquoi les professeures de philosophie politique privilégient, dans leurs enseignements, les textes anglo-américains ne pourront être discutées. Bien que ce soit important pour mieux analyser le cadre actuel de l’enseignement de la philosophie, il s’agit d’une question non essentielle à la compréhension de mon propos.

Le Black feminism : une philosophie politique et sociale

Né sur le plan théorique et analytique avec les conférences de Maria Stewart (1803-1880), première activiste noire s’adressant à un auditoire composé autant de personnes issues de sa propre communauté que de personnes blanches, le Black feminism, tel qu’il a été développé aux États-Unis, présente d’emblée une pensée de la résistance par le savoir. En effet, bien avant que Foucault théorise l’articulation entre le savoir et le pouvoir, Stewart, voix trop longtemps étouffée et oubliée, invitait déjà à penser les liens entre l’empowerment, la sagesse collective héritée des mères génétiques et supplétives ainsi que l’éducation (Richardson 1987). La présentation de ses conférences autour de ces thèmes phares contribuait déjà pleinement à la mise au point d’outils pour réfléchir aux impacts sociaux des archétypes normatifs sur la féminité noire. S’interroger sur le rôle et la reproduction de ces stéréotypes participe d’une prise de conscience sur les effets nocifs de l’intersection des oppressions entre les facteurs raciaux, d’assignation de genre et de classe sociale. C’est ce que soulignait, à la même époque, Anna Julia Cooper (1858-1964) en mentionnant la double conscience d’être femme et Africaine-Américaine (Cooper 2016). Ce lien de continuité entre le rôle de l’éducation et de la sagesse collective dans l’empowerment se poursuit à travers les théorisations contemporaines du Black feminism. Ainsi, tout en offrant aux intéressées de construire une identité politique féministe précisément destinée à lutter contre les rapports de force et donc d’être toujours interprétée et circonscrite comme une « politique de l’identité », la pensée féministe noire s’avère une théorie critique du monde social de premier plan. Après une cursive présentation des fondements du Black feminism, je montrerai, à l’aide des domaines du pouvoir formulés par Patricia Hill Collins (2016), pourquoi cette pensée doit être qualifiée de philosophie politique. J’inscrirai ma réflexion dans une approche féministe de la « décolonisation des savoirs[2] ».

Une approche féministe de la décolonisation des savoirs

Afin de mettre en relief le rôle clé du Black feminism dans la décolonisation de la philosophie politique contemporaine, j’adopte ici une démarche novatrice que je nomme « approche féministe de la décolonisation des savoirs ». Le but de mon approche est de soutenir la décolonisation épistémique et discursive par une réflexion sur les conditions d’une décolonialité scientifique à travers une mise en relief des angles morts d’une discipline canonique et de ses facteurs d’influence structurels. En produisant une réflexion critique sur des questions épistémologiques, cette démarche aide à évaluer les conditions dans lesquelles les savoirs traditionnels sont élaborés et à examiner leurs conditions de validité pour comprendre les critères sur lesquels une discipline évolue et est validée. La dimension épistémique intègre des facteurs politiques puisque la démarche permet d’interroger les rapports hégémoniques qui participent à la construction des théories. Si la construction et l’évolution des disciplines sont souvent marquées par une vision universaliste, grâce à l’adoption d’une approche féministe de la décolonisation des savoirs, il est possible de voir le rôle joué par l’intersection du genre, de la classe, de la race, des capacités, de la nationalité, de la sexualité, de la religion (ou du fait d’appartenir à une caste) dans la capacité à intégrer les sphères où se produisent les savoirs. Grâce à cette démarche, il est possible de comprendre la place prise par l’intersection des oppressions dans leurs imbrications avec les positions de privilèges occupés par les chercheurs et les chercheuses, les représentations sur les savoirs et les personnes autorisées ou jugées aptes à les produire, les rapports sociaux de pouvoir au sein du milieu universitaire.

Ma démarche soutient également une analyse des discours produits par les sous-disciplines, les thèmes et les théories qui composent la matière examinée. Grâce à elle, il est possible de souligner les dynamiques internes à la construction des théories par la prise en considération des non-dits qui sont des sources d’expression très puissantes, dans la mesure où ils découlent des rapports sociaux de pouvoir entre les personnes qui sont habilitées à développer une discipline et celles qui sont marginalisées dans les milieux universitaires et les traduisent. Dans cette optique, l’adoption d’une approche féministe de la décolonisation des savoirs aide à mettre en lumière la manière dont les nombreuses contradictions sur les méthodes, les moyens, les objectifs de même que les acteurs et les actrices peuvent entraîner la reconduction d’injustices épistémiques de nature épistémologique, herméneutique, voire testimoniale (Medina 2012). Cette méthode d’analyse fait également ressortir comment les discours produits au sein d’une discipline, tout comme ce qui y est passé sous silence ou occulté, peuvent également être producteurs d’injustices. En ce sens, mon approche s’inscrit dans un féminisme discursif. La dimension discursive soutient la dimension épistémologique en ce sens qu’elle aide à faire ressortir les éléments structurels et systémiques qui ont un rôle à jouer dans la validation ou l’exclusion de certains savoirs. Dans ce but, les deux dimensions de cette approche (épistémologique et discursive) aident à mieux comprendre la manière dont les rapports sociaux de pouvoir opèrent dans l’inclusion de certains savoirs. Elle favorise la réflexion quant aux stratégies à mettre en oeuvre pour intégrer les savoirs produits par les personnes racisées ou marginalisées sans que cette inclusion reste un simple ajout symbolique, devienne un moyen facile de montrer l’existence d’un dialogue possible avec le corpus dominant (et donc de le renforcer?) ou conduise à une dépolitisation des perspectives incluses.

Mon approche féministe de la décolonisation me permet de faire ressortir les impensés dans la conception de la justice sociale proposée par les théoriciens et théoriciennes du libéralisme politique. En effet, passer la philosophie au crible d’une approche féministe de la décolonisation des savoirs met en lumière ce que l’absence d’inclusion de la perspective féministe noire dans la philosophie politique permet d’apprendre sur la manière dont la construction des connaissances se fait dans cette sous-discipline. Elle éclaire sur le discours véhiculé sur les femmes noires dans la philosophie. L’adoption de cette approche amène aussi à voir ce que les omissions de la discipline disent à propos des personnes et des thèmes qui en sont exclus.

Une éthique sociale de l’empowerment

Inspiré dans sa forme contemporaine par plusieurs écoles théoriques (la pensée sociale marxiste, la sociologie de la connaissance, la théorie critique et une philosophie pouvant, hors des frontières de l’Afrique, être qualifiée d’afrocentrique), le Black feminism stimule un dialogue fécond sur l’interprétation théorique de l’expérience des femmes noires. Ce faisant, elle offre un recadrage sur des thèmes politiques centraux tels que le travail, la famille ou le militantisme, à partir d’une réinterprétation par les afro-descendantes des normes qui régissent certaines institutions sociales et qui assoient l’effet des différents vecteurs d’oppression qui les touchent (classe, race et genre, en particulier). Ce déplacement de regard n’est pas que théorique. Il repose également sur une praxis de résistance. Celle-ci est l’objet d’une analyse philosophique. Par exemple, les théoriciennes du Black feminism analysent comment les femmes noires en contexte minoritaire n’hésitent pas à « saper les règles » (Hill Collins 2016 : 321) à l’intérieur des institutions pour changer les rapports de pouvoir et les représentations sociales d’elles-mêmes et s’émanciper. Ainsi, elles réfléchissent au détournement des normes par le truchement de stratégies qui déjouent les attentes du groupe dominant à leur endroit. Ces théoriciennes analysent aussi la manière dont certaines femmes noires n’hésitent pas à jouer sur les représentations contrôlantes, par lesquelles leur moralité, leurs fonctions sociales, leurs capacités intellectuelles sont interprétées par les personnes qui, sans maîtriser les codes propres à la résistance à la violence qu’elles contribuent à ériger dans une reconduction des systèmes esclavagiste, colonialiste et impérialiste, pensent toujours détenir un pouvoir sur les membres des communautés noires.

La théorisation de la pensée féministe noire est donc avant tout centrée sur l’autodéfinition des personnes qu’elle concerne à partir de leur point de vue situé sur la singularité de leur expérience collective de l’injustice sociale. Ainsi est-elle une pensée par laquelle les afro-descendantes se réapproprient leur identité dans une articulation philosophique où la praxis et la théorie se rejoignent. Les femmes noires articulent leurs expériences autour des valeurs d’émancipation, de résistance aux oppressions racistes et sexistes, de solidarité et de liberté dans la survie. En s’inscrivant dans un héritage des mères, des intellectuelles et des pionnières et en révisant, pour les inclure dans l’historiographie féministe, le Black feminism offre un éclairage inédit sur les luttes des femmes noires (comme le fit, par exemple, en 1979, la Déclaration du Combahee River Collective). C’est donc une théorisation produite sur une fondation épistémologique qui prend également en compte les savoirs issus du militantisme afroféministe. Cette théorisation s’articule autour de thèmes centraux pour créer une nouvelle signification, soutenir une résistance qui aura un effet durable sur l’empowerment des femmes visées sans s’y restreindre puisque le Black feminism rejoint également, à bien des égards, les luttes de femmes appartenant à d’autres groupes marginalisés par la racisation, bien qu’être racisée ne suffise pas pour s’affirmer Black féministe, pas plus que de passer socialement pour noire (Berthelot-Raffard 2015).

Centrée sur la justice sociale, la pensée féministe noire appartient au champ de la philosophie politique contemporaine, c’est-à-dire un domaine théorique fondé sur une attention particulière pour les modalités qui favoriseraient l’édification d’une société juste ou « bien ordonnée » – pour reprendre les termes rawlsiens – où les individus seront réciproquement libres et égaux. La philosophie politique se présente comme une discipline normative par, entre autres, l’étude du fondement des lois, des processus démocratiques, des règles étatiques, du pouvoir et de l’organisation des institutions ou encore une réflexion sur les modalités de la citoyenneté, les rapports de pouvoir, le sens de la liberté des citoyens et des citoyennes, la promotion de leur égalité. Toutefois, elle est également appliquée lorsque son sujet est un objet ou un fait social spécifique. Selon cette définition, le Black feminism est une philosophie politique appliquée à l’expérience de la racialisation des afro-descendantes ou appartenant aux diasporas noires, ou les deux à la fois. Je définis cette pensée politique comme une éthique sociale de l’empowerment (Bookman et Morgan 1988; Sanders 1995).

L’éthique sociale de l’empowerment convoque des débats sociaux contemporains tels que l’égalité, les discriminations ou encore la violence faite aux femmes racialisées ou marginalisées. Avec l’étude de la mise en esclavage des femmes noires, elle offre également de mieux comprendre les processus de déshumanisation des groupes (hooks 2015; Davis 2007). Grâce à la fondation épistémologique de cette éthique, il est possible de réfléchir aux modes d’inclusion des savoirs produits par des groupes subalternisés. Enfin, en montrant l’importance des mères supplétives et des femmes pivots dans la résistance du Peuple Noir[3] états-unien et caribéen, elle fait réfléchir aux fondements centraux de l’éthique du care et notamment à son ancrage dans une position afrocentrique[4]. De plus, elle a une dimension métaéthique insoupçonnée. Ses nombreux champs ne se limitant pas à ceux qui viennent d’être mentionnés, l’éthique sociale de l’empowerment propose une réflexion sur la justice sociale de genre et la justice raciale, tout en remettant aussi en question la mise en oeuvre d’une justice épistémique pour inclure ce qu’elle examine. Pourquoi les riches enseignements proposés par les théoriciennes féministes africaines-américaines ont-ils été occultés?

La compréhension de la « matrice de la domination »

La question qui précède a d’autant le mérite d’être posée que la plupart des textes qui composent le riche corpus de la philosophie politique contemporaine ont été écrits à la même période que ceux qui théorisent la pensée féministe noire. Bien que le premier corpus soit davantage normatif et le second plus appliqué aux expériences de la résistance quotidienne aux oppressions, ils accordent tous deux une attention spécifique aux modalités de mise en oeuvre de la justice sociale et économique qui auraient gagné à se compléter et à se nourrir mutuellement. Par exemple, lorsque Hill Collins (2016 : 418) aborde les différents domaines du pouvoir qui nourrissent une « matrice de la domination » sociale, les philosophes libéraux de la justice se proposent d’approfondir leurs réflexions sur la manière dont celle-ci se présente au sein des institutions censées la promouvoir. Pour un ou une philosophe politique, la lecture des ouvrages centraux du Black feminism permettrait donc de constater l’insuffisance d’une analyse centrée sur les principes qui régissent les institutions sociales. En effet, que valent les principes d’égalité et de liberté par lesquels il est possible d’établir des institutions supposées promouvoir une société plus juste si les rapports de pouvoir qui empêchent à ses principes de se réaliser pleinement ne sont pas examinés? En posant cette question, je postule que la philosophie politique libérale ne devrait pas seulement se contenter de présenter des principes de justice dans un contexte de théorie non idéale. Son rôle est également d’inclure une perspective critique pour mieux comprendre les barrages à leur mise en oeuvre.

La notion de matrice de la domination offre, en effet, une perspective propre à désenclaver la théorie de la justice libérale de son prisme non idéal. Par exemple, elle explique comment, dans une société, différents rapports hiérarchiques jouent un rôle dans la manière dont opère l’intersection de divers vecteurs d’oppression. Par ailleurs, en présentant les domaines structurel, hégémonique, disciplinaire et interpersonnel du pouvoir, la matrice de la domination offre une nouvelle perspective sur ce que produisent les dynamiques internes aux institutions sociales. Ces quatre domaines du pouvoir démontrent que les principes d’égalité et de liberté ne sont effectifs que si les institutions sociales sont dépouillées des trop nombreux rapports de pouvoir qui opèrent en leur sein. Ainsi, le domaine structurel du pouvoir offre une perspective particulière sur des institutions sociales telles que l’école, l’emploi ou le gouvernement. La prise en considération de ce domaine spécifique donne, par exemple, à affiner la compréhension des barrages structurels qui empêchent des femmes noires d’accéder au système éducatif et de s’y faire une place comme étudiantes puis comme professeures. Le domaine hégémonique du pouvoir s’exerce à partir des idéologies utilisées pour les dépolitiser et décrédibiliser leurs perspectives. Le domaine disciplinaire du pouvoir, quant à lui, concerne les relations de pouvoir induites par les hiérarchies démocratiques et les techniques de surveillance. L’étude de ce domaine offre en particulier un examen de la manière dont la régulation des institutions influe sur les discriminations à l’encontre des femmes noires. Enfin, le domaine interpersonnel du pouvoir interpelle sur la manière dont la banalité des interactions reflète, en réalité, les pratiques discriminatoires qui conduisent notamment à juger une femme noire moins intellectuelle que ne l’est une blanche et à juger acceptable que ce soit la seconde qui aborde les réalités de la première. Ce domaine se rapporte au racisme ordinaire, banalisé, invisibilisé, voire internalisé. En tenant compte de ces quatre domaines, un théoricien ou une théoricienne qui s’intéresse à la justice ne peut plus seulement chercher à repenser les institutions politiques démocratiques et les institutions sociales sous l’unique angle des principes d’égalité et de liberté.

La matrice de la domination soutient une analyse plus poussée dans la mesure où elle permet de remettre en question la mise en oeuvre de tels principes dans des institutions qui y sont profondément enracinées. En effet, comment penser la justice sociale des institutions sans égard aux rapports de pouvoir qui empêchent sa réalisation? La philosophie politique contemporaine semble s’être rarement penchée sur la réponse à cette question. Ainsi, produisant de la théorie idéale, les philosophes réfléchissent peu aux modalités de mise en pratique des idées qu’ils énoncent. La considération des concepts mis au point par ceux et celles qui vivent les oppressions, y compris quand ils analysent les relations de pouvoir ou les effets de l’organisation des institutions sociales et des valeurs qu’elles promeuvent et véhiculent, aurait permis de désenclaver les principes de justice de cette tendance à l’idéalisation que leur théorisation présuppose (Mills 2017). Il est possible de contester le manque de considération pour les savoirs produits par les personnes qui vivent les oppressions en fonction de différents facteurs arbitraires. Comment alors décoloniser la philosophie pour la rendre plus féministe et lui donner à penser les enjeux qui concernent les femmes noires? J’aimerais, dans la seconde partie de mon texte, analyser cette question à partir du concept de modestie épistémique élaboré par Eva Feder Kittay en le mettant en rapport avec des concepts d’injustices épistémiques et herméneutiques proposés par José Medina (2012) et Miranda Fricker (2007). En effet, selon moi, ce travail de décolonisation épistémique et discursive ne peut s’opérer que si les personnes du groupe racialement majoritaire qui produisent les théories font preuve de réflexivité.

La responsabilité épistémique des philosophes : une question de justice

Comment intégrer les concepts produits par les personnes marginalisées et parler de sujets dont on ignore l’expérience? Sur un autre thème, Kittay (2012) aborde cette question de l’expérience à partir de laquelle on parle. Selon elle, les théoriciennes et les théoriciens doivent faire preuve de « modestie épistémique » lorsqu’ils parlent d’agents moraux dont ils ignorent les situations. La modestie épistémique suppose que les chercheuses et les chercheurs sachent qu’ils ne savent pas. Comme l’a énoncé Kittay, ce concept suggère qu’ils fassent preuve d’une responsabilité épistémique, celle-ci résidant dans le fait de connaître le sujet dont ils parlent avant d’avancer un argument à son propos. Cela demande une humilité et un respect envers leurs éventuels lecteurs et lectrices qui se trouvent également, le plus souvent, dans l’ignorance du sujet traité. De la même manière que Kittay, en tant que mère d’une enfant handicapée, s’indigne du manque de connaissances des personnes qui prétendent expliquer l’expérience de sa fille, une philosophe noire qui aborde la lecture des textes canoniques de la théorie libérale de la justice peut s’étonner – et surtout se sentir exaspérée, voire blessée – par le manque de « modestie épistémique » dont font preuve certains théoriciens et théoriciennes lorsqu’ils ou elles évoquent les membres de la communauté noire. Elle peut se sentir blessée par la manière dont ses pairs les figent comme des membres de groupes plus particulièrement ciblés par les politiques publiques fondées sur l’équité et non comme des individus ayant aussi accompli des réalisations significatives pour la société. Afin de ne pas augmenter cette part des injustices épistémiques qui consistent en des injustices herméneutiques dont il sera question ci-dessous, je crois nécessaire d’amorcer un travail critique de la manière dont, par la constante réitération de ces exemples, la philosophie participe aux pratiques sociales sur les femmes noires[5].

Les limites des théories non idéales

Kittay démontre que la théorie idéale a tendance à figer les personnes dans des contextes stéréotypés sans connaissance de ceux dans lesquels elles vivent. Cette tendance n’a pas été évitée par certaines femmes philosophes, qui se sont chargées, pourtant, d’effectuer un brillant travail critique de défrichage des écueils dans lesquels la théorie de la justice libérale a pu sombrer. De ce fait, si les conséquences de son oubli des effets du genre ont été bien présentées et examinées, les écrits de ces théoriciennes témoignent de leur difficulté à comprendre et à intégrer dans leurs réflexions l’impact du facteur racial sur la capacité de respecter les droits de certains agents. Difficile alors de parler des conditions par lesquelles les citoyennes et les citoyens sont libres et égaux réciproquement dont se targue la théorie de la justice libérale si ce facteur n’est pas correctement pris en considération. Par exemple, Catharine A. MacKinnon (1987) a démontré que, s’appuyant sur une neutralité sexuelle supposée, on ne peut pas voir les biais sexistes des institutions en appliquant les principes de justice. Cependant, elle n’est pas allée assez loin puisqu’elle est restée muette sur le vecteur racial. Ses contemporaines, elles aussi, ont dénoncé comment la philosophie politique libérale laissait de côté des analyses importantes sur les fondements de la justice de genre, tout en contribuant, dans le même temps, à reconduire certains stéréotypes normatifs sur les femmes les plus marginalisées. C’est le cas d’Okin (2008) qui dénonçait le manque d’attention relativement au rôle des femmes au sein de la sphère dite privée, tout en présentant à de nombreuses reprises dans ses écrits les Africaines-Américaines à la tête d’une famille monoparentale comme des indigentes. L’usage réitéré de ce qu’elle donnait comme un exemple se révèle particulièrement ironique en raison du contexte historique, géographique et idéologique dans lequel elle a produit ses réflexions.

Contribuer à repenser les frontières du libéralisme politique et montrer que certains principes de justice ne se prêtent pas bien à l’analyse des questions liées au genre, tout en passant sous silence les injustices raciales, cela invisibilise les dynamiques avec lesquelles doivent composer les citoyennes et les citoyens frappés par la conjugaison de différents facteurs moralement arbitraires. Cela signifie, d’une part, que le genre invisibilise, dans ce contexte, la race alors qu’historiquement, comme le soulignait déjà l’intervention de Sojourner Truth (1797-1883) devant la Convention d’Akron en Ohio en 1851, la construction sociale de la race a contribué à l’édification des catégories de genre. D’autre part, c’est penser les institutions sociales en dehors de l’angle proposé par une analyse des différents domaines du pouvoir.

En rapport avec la dimension discursive de l’approche féministe de la décolonisation des savoirs que je présentais au début de mon article, ces deux constats sont paradoxalement révélés par leur carence dans l’analyse faite par Okin de la division sexuelle du travail selon le genre. En effet, son analyse fait fi de la place occupée par le vecteur racial dans la construction du genre, tout comme elle témoigne d’un manque d’analyse des relations de pouvoir au sein des institutions sociales et politiques. Okin ne tient pas compte de la manière dont les processus de racialisation et de déshumanisation par lesquels les femmes noires ont été assujetties ont permis la construction de la féminité moderne (Dorlin 2005 et 2009). Outre qu’elles tendent à invalider certaines des propositions faites par Okin, ces occultations sont en fait des lacunes de la part de cette auteure quant à l’histoire de la société américaine. On pourrait, à sa décharge, considérer que la fragmentation entre les savoirs produits par les femmes noires et les savoirs transmis au sein des départements universitaires traditionnels favorise cette occultation. Par ailleurs, puisque les femmes noires francophones occupent très rarement la position d’enseignante-chercheuse en philosophie, et qu’en raison des barrières systémiques les étudiantes noires en philosophie sont exposées aux violences universitaires, comment produire des savoirs qui incluent les leurs si ceux-ci ne sont pas connus du groupe majoritaire qui enseigne la philosophie? Les membres de ce groupe semblent tout ignorer de l’épistémologie et de l’herméneutique afrocentrique. Bien qu’il soit visible, ce constat reste un non-dit. La charge de l’expliciter revient tristement à celles qui se trouvent en position minoritaire (Yancy 2018)[6].

La modestie et la responsabilité épistémique

Il est possible d’amender les propos d’Okin et de ses collègues en reconnaissant leurs positionnalités comme femmes privilégiées. Néanmoins, cette chercheuse n’a-t-elle pas la responsabilité épistémique de parler de ce qu’elle connaît? Okin semble, de prime abord, tout ignorer de la situation des femmes qu’elle utilise comme exemple. Les positionnalités des théoriciens et des théoriciennes qui produisent des savoirs ont un impact sur la manière dont ils problématisent une question sociale. Ces positionnalités jouent également un rôle fondamental dans leur capacité à comprendre l’expérience des personnes dont ils sont éloignés. L’usage réitéré de cet exemple comporte ainsi une autre faiblesse notable. En effet, le manque de modestie épistémique se double ici, dans l’exemple des Africaines-Américaines supposées être à la tête d’une famille monoparentale et pauvres, d’une autre forme d’injustice. Outre que le recours à cet exemple illustre la position de théoriciennes et de théoriciens qui ne savent pas de qui ils parlent exactement, il est également producteur d’une injustice herméneutique à l’encontre du mode de caring développé dans la communauté noire. Cela nous amène à comprendre que les conséquences du langage employé pour décrire certaines situations sont un problème auquel les philosophes politiques devraient prêter attention quand leur discours porte sur des groupes qui ne bénéficient pas de privilèges identiques aux leurs.

« Comme l’ont montré les chercheurs travaillant sur les groupes marginalisés, que nous rendions les membres du groupe en question invisibles ou que nous les représentions de travers ou au prix de distorsions, ce groupe, à travers des stéréotypes sans fondement, dans un cas comme dans l’autre nous excluons ses membres de notre propre communauté morale » (Kittay 2012 : 124). En réitérant l’exemple de la mère noire responsable d’une famille monoparentale et peu instruite, les théoriciennes de la justice libérale commettent l’erreur de figer les images par lesquelles la société « blantriarcale » contrôle les femmes noires sans montrer comment ces dernières tentent de résister aux stéréotypes en réinterprétant les normes par lesquelles elles y sont assujetties. Par la réitération de cet exemple, Okin produit une injustice épistémique de nature herméneutique, car les lecteurs et les lectrices ne peuvent pas saisir alors la manière dont les femmes noires s’autodéfinissent. Son exemple ne rend pas justice à leur savoir expérientiel : c’est là une injustice herméneutique dans la mesure où la domination épistémique repose sur l’édification d’un système excluant qui engendre l’incapacité par les femmes noires à faire comprendre aux membres du groupe dominant leur mode de pensée ou de rendre intelligibles des faits sociaux sous l’angle des habitus, us et coutumes de leur groupe d’appartenance. Cette inintelligibilité provient du fait que les membres du groupe dominant imposent leur propre interprétation du fait social ou de la cognition considérée : « Il existe donc, par exemple, des cas de figure où l’expérience ou l’interprétation du monde offerte par des individus n’est même pas audible, voire compréhensible, en raison de schèmes de domination (politique, économique, sexiste, raciste, homophobe) qui les confinent dans le silence ou l’invisibilité » (Chung 2015 : 83). L’injustice herméneutique se définit, en effet, par le fait que le langage du groupe dominant sert à décrire et à perpétuer les stéréotypes relativement à la situation des groupes marginalisés.

Comme le souligne Trudier Harris, « [la] femme noire américaine doit admettre que même si personne ne connaît ses problèmes, tout le monde et son chien se sent qualifié pour expliquer sa vie, y compris à elle-même » (cité par Hill Collins (2016 : 133)). Okin se sent donc autorisée à réitérer un exemple sans l’analyser et, par le fait même, à contribuer à figer une image affligeante de la féminité noire. En effet, elle laisse entendre que ces femmes sont différentes des autres puisqu’elles sont aux prises avec une maternité indigente et un faible capital matériel et éducatif. Or, Okin ne cherche pas à comprendre le rôle fondamental et toujours actuel que joue une vision élargie de la maternité dans le développement et l’émancipation du Peuple Noir. La connaissance des thèmes canoniques abordés par le Black feminism donnerait à décoloniser son discours. En effet, Okin flirte avec les images contrôlantes qui figent les femmes noires comme matriarches, assistées sociales ou Welfare Queen (« reines de l’aide sociale ») qui sont abordées dans la littérature féministe noire et qui expliquent comment l’image de la mère noire à la tête d’une famille monoparentale renvoie soit à une image de femmes qui délaissent leur enfant pour travailler à l’extérieur (donc contribue à la délinquance qui sévit dans la société états-unienne), soit à une image de femmes qui bénéficient des formes d’aide sociale en place et qui, par ce soutien de l’État-providence, contribuent à l’érosion du système social. Ces femmes sont alors accusées de nuire à une éthique du travail et de rompre avec les codes d’une éthique de la famille (Hill Collins 2016 : 133). En reconduisant ces stéréotypes normatifs, Okin sous-évalue le mécanisme par lequel les modalités de la maternité des afro-descendantes se sont construites au moyen des normes plantocratiques.

De ce fait, considérer la « maternité monoparentale » des femmes noires et la généraliser comme le fait Okin, et tant de ses contemporaines, c’est manifestement commettre une injustice herméneutique pour trois raisons majeures.

D’abord, la réitération de cet exemple ne prend pas en considération le système de valeur par lequel les afro-descendantes se définissent elles-mêmes. Okin ignore tout du système de pensée par lequel elles valorisent leur rôle de mère. En ce sens, son ignorance renie l’autodéfinition de ces femmes et donc leur capacité à avoir conscience d’elles-mêmes.

Ensuite, le recours à cet exemple témoigne d’une méconnaissance des normes internes à la maternité des femmes noires, soit le fait que celle-ci est un levier pour résister et s’élever. En intégrant une épistémologie alternative fondée sur la valorisation des résistances historiques des Africaines-Américaines, le Black feminism examine la place occupée par les mères comme femmes pivots et piliers de la communauté noire. Ainsi, voir ces mères à la tête d’une famille monoparentale comme des indigentes, c’est ignorer l’importance historique de leur rôle dans l’autonomisation du Peuple Noir, oublier combien, en tant que mères, ces femmes participent aux luttes de survie quotidienne qui sont autant de combats contre les différents domaines du pouvoir qui façonne la matrice de la domination contribuant à leur oppression. En occultant la manière dont la centralité de la maternité se manifeste dans la résistance des femmes noires, Okin participe aux injustices épistémiques faites aux groupes marginalisés car, puisqu’ils sont absents des lieux où se produisent les savoirs et que les savoirs qui les concernent ne sont pas enseignés, ces groupes ne peuvent expliquer comment ils se définissent en dehors des sphères où les connaissances qui les concernent sont théorisées. L’ignorance du système de valeur africain-américain et afro-caribéen nie tout un pan des modes de résistance que les femmes noires ont dû, pour survivre, mettre en place durant l’esclavage et la période ségrégationniste, sans compter qu’il s’agit d’un refus de comprendre – ou d’admettre – que cette monoparentalité est un héritage de la domination sociale issu du système plantocratique.

Enfin, il s’agit d’une injustice herméneutique, car le manque d’accès au milieu universitaire où produire des connaissances valorisant une herméneutique afrocentrique ou des savoirs qui entrent en dialogue ou en confrontation avec les interprétations du groupe dominant réduit le groupe marginalisé au silence et à l’invisibilisation. Privés de la capacité d’expliciter, avec des concepts qui leur sont propres et qui décrivent leurs réalités quotidiennes, les membres du groupe considéré comme inférieur ou dominé sont décrédibilisés et n’ont aucun moyen de changer les représentations à leur endroit. Aussi le manque de modestie épistémique est-il constitutif des injustices herméneutiques ou, tout du moins, une manière de la manifester.

L’injustice herméneutique renvoie à ce qu’elle produit : des injustices testimoniales qui nuisent à la capacité des personnes visées de prime abord par la représentation de déconstruire les représentations hégémoniques sur la communauté noire et donc de briser le mode d’objectivation qui contribue, comme le souligne Richards (1980 : 72), à contrôler et à exploiter certains sujets. Perpétuant, comme le soulignent des théoriciennes telles que Hill Collins (2016) et Richard (1980), un mode de pensée occidentale binaire, qui altérise les femmes noires comme Autre, la méconnaissance du rôle de la maternité noire dans les textes des autrices libérales contribue à reconduire l’interprétation qui est faite sur la situation des Africaines-Américaines par le groupe dominant. On peut donc dire que, par sa prétention à un manque de conflictualité[7], la philosophie politique et libérale poursuit dans le temps un mode d’objectivation binaire.

Les injustices épistémiques et les productions des savoirs

Bien que je sois convaincue que la lecture par les femmes privilégiées des analyses produites par les femmes marginalisées sur les oppressions qui leur sont faites n’est pas un passeport qui les autorise à dire que les premières comprennent l’expérience de l’oppression des secondes, je me dois de remettre en question l’emploi abusif dans les écrits d’Okin, et de tant d’autres théoriciennes libérales, de l’exemple de la femme noire de classe défavorisée et mère à la tête d’une famille monoparentale lorsque le système universitaire ne promeut pas des espaces où mettre en valeur l’herméneutique développée par les femmes noires pour faire face à l’oppression. Ce triste constat en entraîne un autre : comment pourrait-on décoloniser l’institution universitaire et selon quelles modalités? La reproduction des injustices herméneutiques (Medina 2012) pose la question fondamentale de savoir comment, lorsqu’on est en situation de privilèges, parler de la situation des personnes dont on ignore les codes, les valeurs, les modes d’organisation sociale, lorsqu’on ne maîtrise pas les normes du groupe dont on parle. Cette question touche le savoir-être des chercheurs et des chercheuses. Elle interpelle leur conscience et leur responsabilité. Il appartient à tout théoricien ou à toute théoricienne de se poser cette question avant de produire des savoirs sur un groupe donné, notamment lorsque celui-ci subit ou a subi une domination historique en raison de l’impérialisme, du colonialisme, de l’esclavagisme ou de la ségrégation.

Les théoriciennes féministes libérales ont tenté de donner une nouvelle signification aux concepts généralement mobilisés en philosophie politique et de voir comment la manière dont certains domaines de la vie y sont envisagés reproduisait une domination sociale des femmes. Cependant, elles font aussi partie du problème que les théories de l’égalité prétendent dénoncer, car elles ont également participé à cette reproduction en ne cherchant pas à démontrer que ces théories de l’égalité étaient fondées sur des normes construites sur les valeurs du groupe dominant. Comprendre comment les femmes noires tentent de dépasser les effets de la matrice de la domination sur leurs propres expériences par la maternité aiderait à mieux saisir qui sont les agents moraux visés par les principes et les exigences de la justice sociale. En effet, alors que les femmes de la majorité essaient de voir comment se libérer des conséquences de la maternité puisqu’elle peut être un obstacle à leur employabilité, les femmes noires valorisent leur rôle en tant que condition de la liberté empêchée par l’esclavage puis par la nécessité de mener une vie active (hooks 2017). En reprenant cet exemple, sans se rapporter aux valeurs du groupe dont elle présente l’expérience, Okin transpose son propre code de valeurs sur la maternité. Son argumentation subit l’influence de sa propre herméneutique que je qualifierais d’objectivation occidentale, laquelle produit une injustice à l’encontre de l’herméneutique afro-caribéenne où la mère représente le pilier central (sans que les sociétés qui reposent sur les valeurs afrocentriques soient pour autant matriarcales).

Comment sortir des injustices herméneutiques? La question se pose dans la mesure où la force de la réitération de cet exemple réside dans le fait que les personnes qui lisent des ouvrages ou des articles philosophiques sont comme celles qui les rédigent. Elles ignorent, pour la plupart, les réalités des personnes marquées par des facteurs moralement arbitraires. Par ailleurs, les étudiantes et les étudiants de philosophie sont généralement blancs et socialement privilégiés. Comment pourraient-ils contester certains exemples donnés par les théoriciennes et les théoriciens libéraux? Pour aborder certains sujets, une prise de recul sur ses propres représentations à l’égard des personnes prises comme exemple demeure fondamentale. Peu de philosophes politiques libéraux s’y risquent. Bien souvent issus des groupes les plus privilégiés de la société, ce qui n’est pas incompatible avec leur préoccupation pour le thème de la justice, ces philosophes adoptent rarement une approche compréhensive pour contester l’application des concepts mobilisés dans leur réflexion et les politiques publiques qui les reflètent et ainsi gagner en crédibilité. Pourtant, cela éviterait de heurter les membres des groupes marginalisés qui pourraient les lire, mais peut-être ces gens pensent-ils qu’une femme noire ne peut pas être dans leur salle de classe…

Conclusion

Passer la philosophie politique contemporaine au crible d’une approche de la décolonisation des savoirs est une démarche ambitieuse à laquelle je me suis attelée modestement. Revenant de manière cursive sur l’histoire et les fondements du Black feminism, j’ai montré que c’est une éthique sociale de l’empowerment dont les concepts permettent d’examiner les rapports de pouvoir au coeur des institutions sociales. En les reprenant, les théories libérales peuvent déconstruire la prétention de certaines institutions à réaliser la justice. J’ai aussi illustré, à l’aide de l’exemple des mères noires à la tête d’une famille monoparentale tel qu’il est mobilisé dans les écrits de certaines théoriciennes libérales, comment la philosophie politique produit également des injustices épistémiques, faute de comprendre l’herméneutique qui sous-tend la vie des individus marginalisés. En somme, s’il y a bien une question que pose l’inclusion des perspectives féministes à la philosophie et le Black feminism en particulier, c’est celle de sa capacité de compréhension du caractère politique de la vie ordinaire des femmes, de toutes les femmes, y compris de celles qui, à un moment de l’histoire, par leur déshumanisation, ont été exclues des normes de la féminité.