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L’édition de la Correspondance de la Société des gens de lettres au jury du prix Vie heureuse préparée par Nelly Sanchez s’inscrit dans la foulée des travaux qui, en France comme au Québec, contribuent à la constitution d’une histoire littéraire des femmes par l’établissement ou la redécouverte de textes féminins, la reconstitution des trajectoires de leurs auteures et la mise en valeur des sociabilités littéraires et intellectuelles qui ont façonné la légitimité des femmes de lettres. Spécialiste de la littérature des femmes des xixe et xxe siècles, Sanchez avait offert en 2010 une édition des Lettres de Camille Delaville à Georges de Peyrebrune (1884-1888) qui trouve un prolongement dans le présent volume. Ce dernier, bien documenté et très soucieux des conditions matérielles de la pratique épistolaire, nous fait pénétrer dans les coulisses des associations et jurys littéraires. En donnant à lire les jeux d’influences, la chercheuse lève le voile sur le rapport particulier – et déséquilibré si on le compare à celui de leurs homologues masculins – que les femmes entretiennent avec les prix, comme l’avaient fait avant elle Charlotte Kerner et Nicole Casanova sur les femmes et le prix Nobel (1992), et Sylvie Ducas sur le prix Femina (2003). Le travail de Sanchez se distingue toutefois en ce qu’il rend compte de la perception qu’avaient les principales concernées de ces instances de consécration. Cette correspondance témoigne en effet des négociations que doivent mener les femmes de lettres au tournant du xxe siècle pour obtenir une reconnaissance symbolique et gagner leur vie ainsi que de l’esprit de communauté qui les incite à défendre leurs intérêts en tant que groupe. Composé de 116 lettres rédigées entre 1881 et 1917, l’ouvrage jette un éclairage inédit sur le réseau littéraire constitué autour de la romancière Georges de Peyrebrune (Mathilde-Marie Georgina Élisabeth de Peyrebrune) et du comité, exclusivement féminin, chargé de décerner annuellement le prix Vie heureuse, fondé en 1905 par des femmes de lettres en réaction au refus – jugé injuste – de l’Académie Goncourt de récompenser l’une des leurs et qui deviendra, en 1919, le prix Femina (Ducas 2003; Irvine 2008). En créant le prix Vie heureuse, elles cherchent à combler les manques du prix Goncourt (Irvine 2008 : 17-18) :

Les prix de l’Académie sont, de par la volonté de leurs fondateurs, attribués à des oeuvres strictement définies. Les Goncourt, en fondant par leur testament un prix simplement attribué, sans qu’il fût posé de candidature, après débats et par le vote, à un homme de lettres, auteur du meilleur roman de l’année, ont créé une autre spécialisation. Dans le seul champ des oeuvres d’imagination, les clauses de leur testament éliminent encore les poètes. Et vraisemblablement le prix ne sera jamais attribué à une oeuvre de femme. Il appartenait à des femmes de supprimer, avec les autres, cette double restriction. Le prix de cinq mille francs, dit prix Vie heureuse, qui est attribué chaque année par un jury composé de femmes de lettres est destiné au meilleur ouvrage de l’année, imprimé en langue française, que l’auteur soit un homme ou une femme, qu’il soit écrit en vers ou en prose.

Dans l’« Avertissement au lecteur », Sanchez précise qu’il s’agit là d’un échantillon choisi parmi un corpus plus vaste de lettres. Or, à la lecture de cette sélection, on s’interroge parfois sur la portée de certaines des missives retenues, dont la carte postale de Camille Pert qui tient en deux mots : « Souhaits affectueux » (p. 107). Pour indiquer la présence de cette écrivaine parmi les interlocutrices de Georges de Peyrebrune et de la Société des gens de lettres, une mention en introduction aurait été suffisante, voire plus probante. Si cette édition atteint la majorité de ses objectifs de manière convaincante, soit ceux de mettre au jour les relations amicales, professionnelles et littéraires qui unissaient plusieurs femmes de lettres parmi les plus importantes de la Belle Époque en France (dont Juliette Adam, Lucie Delarue-Mardrus, Daniel Lesueur, Rachilde, Anaïs Ségalas, Séverine et Marcelle Tinayre) et d’approfondir la compréhension contemporaine du statut de l’écrivaine de cette période hantée par le spectre du bas-bleu, elle ne pose pas tous les jalons de la carrière de Georges de Peyrebrune, présentée comme une oubliée de l’histoire littéraire malgré la notoriété dont elle jouissait au tournant du xxe siècle.

Bien que Sanchez ait fait preuve de prudence en annonçant d’emblée les limites de son enquête – indiquant que la trajectoire serait esquissée en « pointillés » en raison, notamment, du contrôle tatillon exercé par Georges de Peyrebrune sur son image publique et sa vie privée, – il n’en demeure pas moins qu’une curiosité persiste et que d’importantes questions sont laissées sans réponse. Par exemple, comment expliquer l’oubli précoce dans lequel tombe graduellement Georges de Peyrebrune à partir de 1910? Des hypothèses formulées à partir des renseignements biographiques colligés et des conditions du champ littéraire français, comme Sanchez le fait d’ailleurs pour expliquer la première éclipse dans la carrière de l’écrivaine à la fin des années 1880, auraient contribué à rendre plus tangible la trajectoire de cette romancière. Quoiqu’un minutieux travail de dépouillement de périodiques ait permis de mettre en lumière certains aspects des activités littéraires de Georges de Peyrebrune et d’expliquer la fréquence et la nature des échanges épistolaires, on en sait également très peu, au final, sur les textes de l’écrivaine, que ce soit sur leur style, les thèmes privilégiés et leur réception par la critique. La présentation chronologique des principaux événements de la vie de Georges de Peyrebrune aurait permis de circonscrire de manière efficace le profil de l’écrivaine et de mieux la situer dans le champ socioculturel de son temps, tout en favorisant une lecture plus fine des lettres et des enjeux qu’elles sous-tendent. L’introduction et le choix des lettres montrent, en outre, une légère hésitation entre les objectifs poursuivis : les données biographiques de l’écrivaine (année de naissance, identité civile que camoufle le pseudonyme, etc.) sont présentées à partir de la page 19 et seulement 12 des 116 lettres sont de sa plume. Dans les 104 autres lettres, Georges de Peyrebrune agit comme une destinataire admirée mais discrète. En de très rares occasions, la correspondance reçue offre des échos à ses propres lettres, donnant indirectement à entendre sa voix, comme c’est le cas dans cette missive d’Aurel, pseudonyme de la femme de lettres Aurélie de Faucamberge (p. 106) : « Mais vous, vous, Madame qui me dites : “ Je vous fais lire, je dis que vous devriez avoir le prix ” à vous qui me dites cela que dirais-je?? » Cet effacement relatif de même que le style plus flamboyant des lettres de Rachilde et de Juliette Adam contribuent à faire ombrage à Georges de Peyrebrune, que la présente édition cherche paradoxalement à sortir de l’oubli et du silence.

Si cette édition entendait d’abord rendre compte des relations féminines favorisées par la Société des gens de lettres et le prix Vie heureuse, réévaluant ainsi certaines idées préconçues, dont celle qui est « communément admise que la littératrice est une figure exceptionnelle et marginale de la Belle Époque » (p. 9), alors pourquoi s’en tenir à la seule correspondance de Georges de Peyrebrune? Que permet-elle d’éclairer de manière spécifique? En dépit de ces quelques remarques qui ne font que confirmer l’intérêt que suscitent ces lettres féminines, l’introduction, la correspondance et les notices biographiques présentées en annexes regorgent d’informations aussi riches que précieuses qui permettent d’appréhender à hauteur d’individu la carrière de femmes de lettres dans toute sa complexité et sa diversité. Le souci de ces écrivaines de favoriser le succès de leurs consoeurs et d’assurer à toutes des moyens de subsistance ne leur sert aucunement de prétexte pour faire preuve de complaisance. À travers leurs échanges épistolaires, elles expriment leur jugement sans réserve et sans entacher leurs rapports professionnels puisque les relations se poursuivent malgré les critiques et les refus. Sanchez donne ainsi accès à des documents de première main qui révèlent l’acuité et l’ironie dont font preuve les écrivaines par rapport à leur position dans le champ littéraire français et aux contraintes spécifiques qui en découlent. Mentionnons, à titre d’exemple, ces deux observations savoureuses de Rachilde : « En bonne franchise, quand une femme de lettres n’est pas une catin il faut au moins qu’elle puisse avoir l’air de l’être et au fond vous ne pouvez pas trop me donner tort, vous qui connaissez notre siècle » (p. 53) ou encore : « Ma grande, il ne faut pas vous plaindre parce que votre siège est fait si moi je commence à peine à m’asseoir sur une chaise à écrire sans encore bien savoir comment on s’y tient. Et vous avez fait de belles choses avant les autres, et sans contestation. Il m’a fallu, moi, traverser tant de sales ruisseaux et retrousser si haut mes jupes de trottin de lettres pour passer… » (p. 114).

Cette correspondance renseigne également le lectorat sur les différentes formes que prend le soutien de la Société des gens de lettres envers ses membres. Outre qu’elle contribue à la consécration littéraire des écrivaines qui y sont rattachées, elle leur fournit une assistance juridique et financière. Les prix qu’elle décerne, dont le prix Vie heureuse, couronnent certes les qualités littéraires des oeuvres publiées, mais la Société vient aussi en aide aux écrivaines dont la situation financière est très précaire. C’est en réclamant des prix, auxquels d’importantes bourses sont assorties, pour des écrivaines sans le sou que ces relations épistolaires offrent le témoignage le plus éloquent des conditions de vie des femmes de lettres à la croisée des xixe et xxe siècles et de la solidarité qu’elles tissent entre elles. En rendant compte des nombreuses stratégies d’édification que ces écrivaines mettent en oeuvre, agissant tour à tour comme critique, éditrice, biographe ou marraine les unes pour les autres, l’édition de cette correspondance constitue non seulement une contribution importante à l’histoire des réseaux féminins, mais aussi à l’histoire littéraire en général.