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Le présent dossier s’inscrit dans le prolongement de plusieurs autres numéros spéciaux parus au cours des dernières années dans des revues francophones. Celui qui a été publié dans la revue Autrepart (Adjamagbo et Calvès 2012) soulignait les multiples facettes de l’émancipation féminine, à travers l’analyse des réalités migratoires et religieuses et des contextes de stigmatisation statutaire ou de conflits conjugaux en Afrique de l’Ouest et ailleurs. La même année, la revue Tiers Monde (Verschuur et Destremau 2012) revenait sur l’histoire et les récits des féminismes aux Suds et, par là même, mettait en évidence le débat autour de la « poussée des institutions internationales pour l’essor d’un féminisme soft portée par la société civile » (ibid. : 13). Ce dossier offrait également un panorama des combats des féministes du Sud. En choisissant de leur donner la parole, les auteures voulaient restituer les tensions au sein de la pensée féministe qui se jouent à la fois entre le Nord et le Sud, mais également au sein même de « Suds » hétérogènes. À ce propos, ce dossier soulignait avec intérêt la manière dont certaines leaders au sein de ce mouvement des féministes des « Suds » peuvent voir remise en question leur légitimité à porter la parole et à représenter les intérêts d’autres femmes aux profils diversifiés (Verschuur et Destremau 2012). Plus récemment encore, en 2016, la revue Le Mouvement social a prêté attention aux mobilisations des femmes, à leur militantisme, notamment dans l’histoire des décolonisations, comme « moments de réaffirmation, de recomposition et de vacillement des rapports de genre », mais aussi comme « dialectique des rapports sociaux de sexe » en choisissant une temporalité large qui s’étend des années 40 aux années 70 (Bouilly et Rillon 2016 : 5). Ce dossier montre bien que, si les études sur les mobilisations sociales trouvent en Afrique un terrain qui leur permet de sortir d’un champ d’études devenu routinisé (Combes et autres 2011; Siméant 2013b), comme en témoignent particulièrement les travaux d’Ellis et van Kessel (2009), de Larmer (2010), de Banégas, Pommerolle et Siméant (2010), de van Walraven (2013) et de Blum (2014), ces recherches n’intègrent pas pour autant une réflexion de genre dans leurs analyses.
Dans le sillon récemment creusé par ces différents travaux collectifs, notre dossier a pour objectif de s’interroger plus précisément sur la façon dont des femmes appréhendent les normes sociales à travers plusieurs réalités : les relations conjugales et familiales (article d’Agnès Adjamagbo, Bénédicte Gastineau et Norbert Kpadonou sur le Bénin; article d’Émilie Pinard sur le Sénégal), les pratiques sexuelles et les ruses érotiques (article de Boris Koenig sur la Côte d’Ivoire), la marginalité sociale (article de Carolina De Rosis sur l’Éthiopie; article d’Alice Degorce sur le Burkina Faso), la revendication ou la défense des droits (article de Sara Panata sur le Nigéria; article de Maria Martin de Almagro comparant le Libéria et le Burundi; article de Lison Guignard sur l’Union africaine). Ces différentes réalités ne pouvaient être analysées qu’en faisant appel à plusieurs disciplines : c’est ainsi que notre dossier regroupe des chercheuses et des chercheurs, jeunes ou d’expérience, spécialisés en histoire, en démographie, en anthropologie, en sociologie ou en science politique, qui mobilisent tous différentes bibliothèques à l’intersection de ces cinq disciplines. Ces auteures et auteurs ont fait le choix méthodologique de mener des recherches empiriques minutieuses d’ordre ethnographique dans lesquelles l’accent a été mis sur le vécu de femmes à travers des récits de vie approfondis ou sur des tranches de vie spécifiques. Plusieurs méthodes ont été mobilisées à cet effet : entretiens semi-directifs, entretiens individuels et en groupe, observations participantes, questionnaires, collecte d’archives institutionnelles et privées.
En proposant une réflexion sur le rapport aux normes sociales, nous voulons faire ressortir de ce dossier que le processus d’agencéité (agency) ne peut se résumer à des formes de résistance quotidiennes, militantes ou institutionnelles aux normes, mais qu’il correspond plutôt à un entre-deux dans lequel les femmes intègrent celles-ci pour mieux essayer de les négocier (Mahmood 2009). Elles le font en ayant recours au consensus, à l’emprunt, à la ruse, en utilisant des registres identitaires divers et originaux qui les amènent parfois à contourner des normes, telles que la prédestination sociale, la hiérarchie statutaire ou la domination masculine, sans jamais les attaquer de front. Dans la plupart des cas, il est démontré qu’il n’y a pas fondamentalement de bouleversement ni de remise en question de l’ordre social au quotidien. Au contraire, on constate que les pratiques sociales connaissent des changements progressifs qui s’opèrent dans le temps long, rejoignant l’idée d’une « révolution silencieuse » proposée par Thérèse Locoh (1996) lorsqu’elle traitait de la féminisation croissante des responsabilités et des obligations au sein des ménages. Dans certains cas, la « révolution » est néanmoins réellement audible et bouscule certaines frontières pour transcender la marginalité sociale (De Rosis), pour renforcer l’inclusion par la réinsertion de rapatriées à travers le chant (Degorce) ou encore pour revendiquer des droits (Guignard; Martin de Almagro), même si, dans ce dernier cas, cette lutte liée aux droits peut être contestée ou instrumentalisée, et ce, tant par des hommes que par des femmes (Panata).
Pour autant, les articles de ce dossier montrent le large spectre des mobilisations sociales des femmes dans une temporalité élargie (des années 40 à aujourd’hui) et évaluent, dans cette perspective, les mobilités sociales qui y sont rattachées. Le bilan de ce point de vue se révèle contrasté : les mobilités peuvent être fragiles (Panata; Koenig; Pinard; Adjamagbo, Gastineau et Kpadonou), graduelles (De Rosis; Degorce), voire importantes et ambiguës dans leur réception sur le terrain national (Martin de Almagro; Guignard) lorsqu’il est notamment question de la « vernacularisation » des normes internationales sur le genre (Levitt et Merry 2009). Toutefois, dans ces différents cas de figure, les portraits de femmes permettent de constater à quel point leur lutte incessante s’inscrit dans leur quotidien, malgré des contextes socioéconomiques et politiques difficiles ou en construction (économie de survie, pandémie, rapatriement, sortie de conflit, transition politique), des relations intergénérationnelles en recomposition assujetties par des tensions et des négociations de pouvoir et de statut (Alber, Van der Geest et Whyte 2008; Gomez-Perez et LeBlanc 2012). Dans l’ensemble de ces contextes en évolution, le principe de la solidarité demeure une constante, mais il est aussi vécu comme une contrainte par les deux sexes (Koenig; Pinard).
La lecture plus nuancée du processus d’agencéité que nous proposons a aussi été possible grâce à des études de cas observés non seulement en Afrique francophone mais aussi en Afrique anglophone (Afrique de l’Ouest, de l’Est et centrale), grâce à l’utilisation de différentes échelles d’analyse portant sur de multiples aspects (privé-domestique, local-associatif-quartier, national, transnational, régional et international), suivant plusieurs logiques de relations (relations de genre, relations intergénérationnelles, rapports à soi, rapports entre soi de même sexe et rapports aux autres) et suivant la prise en considération de divers espaces-temps qui articulent l’espace intime et domestique, l’espace associatif et le quotidien (court terme), la décolonisation et la mise en place de structures régionales et internationales (long terme). Mis en exergue dans plusieurs articles (De Rosis; Degorce; Guignard; Martin de Almagro; Panata), l’espace associatif est d’ailleurs décrit comme un lieu de tous les possibles : il peut être à la fois un lieu privilégié de sociabilité, de solidarité, de socialisation, de cohésion dans le militantisme (De Rosis; Degorce; Guignard) et un lieu de tensions en fonction des trajectoires individuelles (ascendantes ou non) empruntées par certaines femmes (Martin de Almagro; Panata).
Deux thèmes principaux sont soulignés dans ce dossier : 1) « Reconfigurations de l’intime et du public : négociation ou confrontation? »; 2) « Itinéraires de militantisme et des mobilités sociales : entre extraversion et dépolitisation ». Dans le premier thème, les articles d’Adjamagbo, Gastineau et Kpadonou ainsi que de Pinard se font écho, d’une part, tout comme ceux de Koenig et De Rosis, d’autre part. En effet, les deux premiers articles abordent la vie intime, domestique et quotidienne des familles et des couples à Cotonou (Bénin) et à Pikine (Sénégal).
Les femmes à Cotonou jonglent entre contraintes familiales (tâches domestiques, soin des enfants), qui sont considérées comme des prérogatives féminines, travail rémunérateur notamment dans le secteur informel (contribution modeste mais incontournable pour payer les dépenses du ménage : voir Gning (2013)) et conditions pour asseoir une stabilité économique pour elles-mêmes et permettre de proposer un meilleur avenir à leurs enfants. Les défis sont donc imposants et lourds au quotidien, mais les femmes interrogées utilisent toutes les ressources à leur disposition afin de faire face à l’ensemble de ces contraintes. Elles assument des journées marathons et témoignent d’une hyperflexibilité devant le partage très inégalitaire des tâches domestiques entre les membres du couple (leur époux ne participant pas aux tâches domestiques, excepté pour la supervision des devoirs des enfants), au point de parler de « diktat de l’époux » concernant la préparation du repas.
Il est intéressant de constater qu’il n’est pas question ici pour les femmes, quelle que soit leur appartenance sociale, de résister, voire de s’opposer à la domination masculine par rapport à la division genrée et inégale du travail domestique. L’exemple des débats menés au sein des couples autour du recours ou non à une aide domestique en est symptomatique dans le sens où il dépend in fine du bon vouloir de l’époux. Les femmes considèrent le fait que l’époux ne participe pas aux tâches domestiques comme une donnée intangible. Celle-ci inclut notamment l’idée que la préparation d’un repas à son époux relèverait de l’évidence, alors même que cette tâche se révèle contraignante au quotidien et demande de l’organisation dans un contexte où l’acquisition d’un réfrigérateur et d’un congélateur reste encore un luxe.
Le statut de « bonne épouse » est ainsi bien ancré dans les imaginaires au sein de la famille, que ce soit chez les hommes ou chez les femmes. Dans la majorité des cas, les femmes valorisent plus les solutions à trouver qu’elles ne soulèvent les contraintes que pose la gestion du quotidien. Elles témoignent en cela d’une « relative subordination aux formes inégalitaires » en ne revendiquant pas vraiment un changement de comportement de la part de leur conjoint. Pour autant, à travers de rares témoignages que présente l’article d’Adjamagbo, Gastineau et Kpadonou, des signes de résistance sourde ou assumée sont soulignés : l’une considère le diktat de l’époux comme du machisme; l’autre résiste à son époux qui refuse de goûter ses plats, au point que ce dernier doit finalement plier et mettre la main à la pâte; une dernière a décidé de divorcer d’un mari jaloux et soupçonneux et de faire appel à sa mère afin de contribuer à un climat serein à la maison, tout en continuant à assumer ses responsabilités professionnelles.
Dans le cas de Pikine au Sénégal, Pinard montre que le contexte économique de crise produit une situation où les hommes éprouvent de plus en plus de difficultés à héberger leurs épouses, alors que l’obtention d’un toit relève de leur responsabilité au moment du mariage. Cependant, alors que dans le cas de Cotonou les femmes rencontrées acceptent majoritairement le partage inégal des tâches domestiques, à Pikine elles s’organisent pour améliorer leurs conditions de vie. Cela les conduit à transformer les rapports de pouvoir et de domination non seulement envers leur époux mais aussi à l’égard de leur famille, à devenir autonomes en assumant un nouveau rôle, notamment celui d’être propriétaires d’une maison.
Il est saisissant d’observer ce que ces femmes mobilisent pour atteindre leur objectif : elles épargnent grâce à leurs activités dans le secteur informel, elles cotisent à des tontines, elles rationalisent leurs dépenses en éliminant tout achat inutile ou futile et défendent le profil d’individus responsables économiquement parlant, elles ne se découragent pas et s’évertuent à tenter de sortir de la vulnérabilité, de l’insécurité. Elles cherchent à fuir les conditions difficiles qu’impose le statut de locataire par rapport à des propriétaires peu scrupuleux, statut qui peut devenir le leur après une suite de déménagements ou après un hébergement prolongé dans la famille en raison d’un divorce et d’une division de la propriété entre coépouses qui se solde par un héritage insuffisant pour se reloger convenablement.
Ainsi, devenir propriétaire est considéré comme un bienfait à tout point de vue, un geste libérateur mais de longue haleine : les entretiens menés avec ces femmes montrent qu’il faut en moyenne sept ans entre le moment où elles acquièrent une parcelle et celui où elles s’installent dans leur maison nouvellement construite. Dans le discours de ces femmes, devenir propriétaire, c’est un projet pour asseoir leur avenir personnel, contribuer à celui de leurs enfants en leur laissant un patrimoine, mais c’est aussi un pouvoir de négociation avec leur époux, un acte de résistance à toute forme de stigmatisation de la célibataire, un acte d’autonomie financière et un acte d’indépendance à l’égard du mari et de la belle-famille, tout autant qu’un acte d’affirmation d’un statut social nouveau et d’une quête de sécurité. Il s’agit pour ces femmes, mariées ou célibataires, de lancer et de contrôler toutes les étapes de leur autonomisation (Adjamagbo et Antoine 2009), de l’achat d’une parcelle, de l’enregistrement en leur nom propre pour éviter toute contestation à l’avenir en cas de divorce ou de décès du mari et de supervision de la construction de la maison sans le soutien d’intermédiaires. En définitive, ces femmes outrepassent les normes sociales en investissant un domaine réservé aux hommes et inscrivent leur décision dans la durée, et ce, avec discrétion mais résolution tout en acceptant un compromis, soit celui de demeurer discrètes quant à leur statut de propriétaire auprès du voisinage pour que leur époux sauve la face.
Concernant les deux autres articles mentionnés plus haut (Koenig et De Rosis), il s’agit aussi d’observer, dans des contextes économiques très précaires ou stigmatisants, la manière dont des jeunes femmes et des femmes mariées définissent les rapports à soi et les rapports aux autres, parviennent à mettre en avant des logiques de mobilité sociale et finalement à faire évoluer leur statut social dans la mesure où elles se considèrent comme des femmes « libres ». Elles essaient, à tout le moins, d’inscrire leur cheminement et leurs actions dans des logiques d’affranchissement, en voulant sortir à tout prix de la marginalité sociale.
Dans le cas des Abidjanaises qui vivent dans un quartier d’habitat précaire d’Abidjan (Côte d’Ivoire), Koenig montre que leur objectif est de diversifier les transactions intimes lucratives par des formes de sexe transactionnel, dans des relations hétérosexuelles avec plusieurs prétendants. Ces jeunes femmes cherchent à accumuler les ruses érotiques dans le contexte de relations prémaritales et non maritales, sans s’engager automatiquement dans des activités sexuelles, tout en tentant de gagner une relative autonomie financière.
Dans cette perspective, Koenig analyse les principales formes de transactions intimes en nous faisant découvrir une série de profils de prétendants aux termes évocateurs : il y a d’abord le titulaire, comme « compagnon avec qui elles entretenaient une relation amoureuse où pouvaient s’entremêler des échanges matériels, un attachement émotionnel, des activités sexuelles et diverses formes d’entraide » mais aussi le gaou, le mougou, le financier qui répondent à la figure générique du pointeur et désignent respectivement celui qui est naïf, celui que l’on arnaque facilement et celui avec qui « on prend l’argent », tous des profils à travers lesquels se dessinent de multiples ruses érotiques.
Pour autant, les modes d’affranchissement de ces jeunes femmes non mariées sont dépendantes de deux normes sociales. D’une part, ces jeunes Abidjanaises répondent à des rapports de solidarité intergénérationnelle dans une logique de partage de la dette selon laquelle les jeunes doivent aider matériellement les personnes aînées et, en cela, elles respectent bien la logique de leur corps social qui reste lié aux autres groupes (personnes aînées, différents membres de la famille) et doit interagir avec ces derniers (Cole et Durham 2008; Fouquet 2014; Gomez-Perez et LeBlanc 2012); dans d’autres cas, ces jeunes doivent satisfaire aux sollicitations financières de toutes sortes de la part des membres de leur famille. D’autre part, elles intègrent « une norme effective des comportements » (Le Pape 2007) qui était déjà visible au cours des années 20 suivant laquelle les hommes ont pour obligation dans toute relation, qu’elle soit conjugale ou extraconjugale, d’être les principaux pourvoyeurs de ressources. Cependant, en se conformant à ces normes, ces jeunes Abidjanaises parviennent à valoriser, à consolider leur statut social auprès de leur parentèle, valorisation qui demeure fragile, car elle dépend des ressources financières acquises par les jeunes hommes qui vivent eux aussi des situations de forte précarité sociale et sont parfois forcés d’entrer dans des activités illicites. Ces formes de sexe transactionnel autorisent des formes de mobilité sociale en constante construction, ce qui se trouve également ailleurs en Afrique de l’Ouest (voir notamment Fouquet (2014)).
Les femmes mariées qui résident à Gondär, au nord-ouest de l’Éthiopie (De Rosis), contrairement aux jeunes Abidjanaises, ont vécu d’autres réalités. En effet, la plupart d’entre elles ont trouvé leurs sources de revenu dans le travail du sexe ou dans le secteur informel, ont migré de leur village natal dès leur jeune âge, en se séparant du cadre familial ou marital, et ont connu des situations de précarité sociale beaucoup plus forte et des expériences d’extrême isolement et de marginalité sociale de par leur séropositivité. Néanmoins, la mise en place de l’accès gratuit et généralisé aux antirétroviraux depuis janvier 2005 a changé radicalement le quotidien de ces femmes dans la mesure où elles deviennent des « patientes expertes » pour éradiquer l’épidémie de VIH-sida dans le contexte de diverses activités qui vont de la prévention et de la sensibilisation à l’accompagnement psychosocial d’autres patientes et patients, en passant par les soins à domicile et les programmes de distribution de microcrédits. Ces initiatives conduisent ces femmes à changer de statut : femmes socialement marginalisées et isolées, elles expérimentent peu à peu des trajectoires de mobilités sociales en s’insérant dans des dispositifs sociosanitaires de prévention et de prise en charge du VIH-sida, lesquels contribuent à les intégrer dans des espaces de socialisation et de solidarité.
Pour autant, ces femmes dressent un bilan mitigé de leur parcours biographique : les deux expériences d’ascension sociale de Negga et de Lullit demeurent des exceptions, car une majorité de femmes ne parvient pas à mettre en place une réelle mobilité sociale. Dans ces deux études de cas, les femmes ont transcendé leur maladie pour en faire un levier d’insertion sociale qui est la résultante de deux processus : d’une part, celui d’une volonté individuelle de sortir à la fois de leur rôle de mère, d’épouse et de malade du VIH-sida afin de s’intégrer activement dans un tissu associatif militant et proactif contre la maladie; et, d’autre part, de promouvoir leur statut de malade du VIH-sida pour mieux permettre le travail de sensibilisation des populations et, du même coup, de prendre le risque de se mettre à découvert par rapport au regard des autres et ainsi contribuer à faire voler en éclat les logiques de prédestination sociale.
Dans le second thème élaboré dans ce dossier, les logiques de négociation des normes sociales observées au sein de l’espace domestique et public se retrouvent également dans les dynamiques de mobilisations que les femmes mettent en place dans leurs activités de militantisme. Les articles de Panata, de Degorce, de Martin de Almagro et de Guignard questionnent ces mobilisations pour la cause des femmes (Bereni 2007) qui émergent dans des contextes de crispations sociales et politiques comme le retour de la migration (Degorce), les situations de postconflit (Martin de Almagro) et la lutte pour l’égalité entre les sexes (Guignard) ainsi que la lutte pour des droits politiques, sociaux et économiques pour les femmes (Panata). Ces quatre études de cas, qui s’intéressent à des mobilisations de femmes au Nigéria, au Burkina Faso, au Libéria et au Burundi de même qu’à l’Union africaine, posent toutes la question du passage au militantisme, celle de la professionnalisation par la mise en place de « carrières » militantes et celle de la hiérarchisation du travail militant et de la construction du leadership au sein des groupes.
Tout d’abord, il ressort de ces quatre articles l’importance d’analyser l’entrée « en militantisme ». La littérature sur l’engagement militant a depuis longtemps souligné l’intérêt d’observer ce moment particulier du passage à la mobilisation autour de ce que Doug McAdam (1989) identifie comme « conséquences biographiques du militantisme ». Les articles de ce dossier restituent bien des exemples de « conversion » que McAdam décrit comme une transformation radicale de la vie du militant ou de la militante qui inclut à la fois le type d’associations dans lesquelles son militantisme va s’exercer et ses représentations de soi et du monde (cas du Burundi/Libéria, cas de Gender is on my agenda (GIMAC) à l’Union africaine) et des cas d’alternance (alternation), moins extrêmes dans le changement identitaire qu’opère le passage au militantisme (cas du Burkina Faso et du Nigéria). Les modes de « passage » vécus par ces militantes ont la particularité d’être orientés vers la défense de la cause des femmes et d’être arrimés à la problématique du genre en voulant influer en profondeur sur les rapports sociaux de sexe, sans pour autant bouleverser les normes sociales que ces femmes connaissent. Au-delà des causes défendues, des organisations choisies (associatives, partisanes, institutionnelles) et des répertoires d’action mis en oeuvre, les auteures soulignent la quête de sens que ces militantes poursuivent dans leurs actions. Restituer la manière dont ces femmes, qui font le choix de l’action militante, perçoivent et situent leurs propres engagements, dans et par le rapport à leur vision de la société et en rapport aux normes sociales dominantes, permet de sortir d’une approche réductrice qui ne tiendrait compte que des coûts et bénéfices du militantisme (Fillieule 2001; Fillieule et Roux 2009). Ces femmes naviguent donc avec fluidité entre les différentes identités (communautaires, migratoires, religieuses, politiques, sexuelles) dans lesquelles elles se reconnaissent, qu’elles mobilisent en fonction des actions menées, de leurs interlocuteurs ou interlocutrices et des espaces au sein desquels elles évoluent, sans hiérarchiser ni rigidifier une identité par rapport à une autre.
Dans ces groupes et ces mobilisations, le travail militant se révèle extrêmement hiérarchisé. Une telle division du travail mais surtout les rapports de domination qui s’y instaurent, pas forcément à dessein, entre les cadres et les membres de ces mouvements ont été très bien documentés (Fillieule, Mathieu et Roux 2007). Les auteures soulignent ici les trajectoires de militantes qui, par la posture sociale (par le statut de chef de famille dans le cas de Degorce, par l’ascendant générationnel pour Panata, Degorce et Martin de Almagro ou par leur carrière professionnelle selon Guignard et Martin de Almagro), ont su et pu accumuler ressources et capitaux symboliques qui les positionnent comme leaders des organisations qu’elles ont contribué à fonder (article de Martin de Almagro sur le Libéria/Burundi) ou à renouveler (article de Panata sur le Nigéria; article de Degorce sur le Burkina Faso). La matrice familiale d’organisation du groupe y est centrale (Brossier 2010). Elle s’articule à la problématique générationnelle : les hiérarchies de rôles présentes se calquent sur les relations mères-filles, aînées-cadettes entre une leader plus âgée et socialement plus dotée et des membres dominées qui lui assurent leur loyauté en échange d’une fermeture des frontières du groupe au seul engagement féminin. C’est ce que montre Degorce dans son article sur le groupe de militantes « rapatriées » qui agrègent des femmes n’ayant pas toutes connu l’expérience de la migration, mais dont les répertoires d’action exclusivement féminins (notamment par la pratique du chant) font du groupe un espace attirant et attractif, sous le patronage d’une « maman » ayant vécu le retour de Côte d’Ivoire et dont la posture dominante au sein de l’association assoit celle du groupe en général, notamment dans le rapport aux hommes maintenus hors de ce dernier. On a donc un double processus d’institutionnalisation (Brossier 2010) dans le rapport à la famille et à la mobilisation qui apparaît à différents niveaux dans chacun des quatre articles : la mobilisation crée de l’institution (parenté fictive mais avec des effets réels de droits et de loyauté, le GIMAC produit la politique sur le genre de l’Union africaine) et, en retour, l’institution crée de la mobilisation (l’Union africaine produit cette mobilisation).
De cette hiérarchisation des rôles au sein du militantisme, les auteures voient apparaître des logiques de professionnalisation qui débouchent sur des trajectoires de mobilités sociales ascendantes. La professionnalisation s’opère, d’une part, parce que l’organisation croissante d’activités, surtout quand l’organisation est soutenue par un bailleur de fonds international, prend du temps et que le militantisme devient une activité à temps plein et rémunératrice (Pommerolle et Siméant 2008); d’autre part, parce que l’institutionnalisation d’associations auparavant informelles nécessite d’être encadrée et dirigée par de véritables « entrepreneures ». Celles-ci sont capables d’assurer la pérennité de la cause défendue et, par conséquent, celle des activités menées par la captation de ressources (notamment financières et organisationnelles) mais aussi par l’acquisition de nouveaux capitaux à travers des formations, des ateliers (workshops) et des études supérieures pour certaines d’entre elles. Les articles de Martin de Almagro et de Guignard illustrent bien comment émerge une figure de la professionnelle du militantisme que Martin de Almagro qualifie d’« experte-consultante » (Charton 2015), nouvel avatar des « figures de la réussite » décrites précédemment par Banégas et Warnier (2001). Martin de Almagro va même plus loin dans le cas du militantisme dans la situation de postconflit au Burundi et au Libéria en montrant que, dans certains cas, la sélection par les bailleurs de fonds, donc « par le haut », de militantes socialement bien dotées en termes de ressources symboliques et parfois économiques, connectées aux réseaux internationaux comme partenaires privilégiées pose, en fin de compte, des enjeux de légitimité par rapport à la base des militantes qui sont nombreuses à critiquer la déconnexion que cette sélection peut opérer.
À partir de l’étude des configurations particulières de ces modes de mobilisation et de militantisme pour la cause des femmes en Afrique, on peut mettre en évidence trois effets paradoxaux. Le premier réside dans la manière dont l’extraversion accrue des parcours de militantes, qu’elle soit transnationale (Degorce) ou internationale (Guignard; Martin de Almagro), leur offre un espace d’engagement résolument en dehors de la domination masculine, mais les resoumet néanmoins à des rapports de domination Nord/Sud qui s’inscrivent dans la trajectoire du postcolonial (Siméant 2013a). Le branchement à l’international peut se lire comme une mise en contact par le militantisme et l’action collective avec les réseaux internationaux institutionnalisés de la lutte altermondialiste ou féministe, ou les deux à la fois (Della Porta et Tarrow 2005; Broqua, Fillieule et Roca I Escoda 2016), par lesquels les militantes gagnent en compétence grâce à l’accès à des formations, à des ressources qui inscrivent leur entrée en « carrière » militante dans la durée.
Néanmoins, les différents cas étudiés questionnent également la manière dont ce branchement à l’international ou, a minima, la confrontation au référent occidental renvoie les militantes aux modèles importés de l’Occident et aux rapports de domination postcoloniaux auxquels elles sont soumises quand leur militantisme devient dépendant des acteurs régionaux ou internationaux qui véhiculent et imposent les normes de la doxa international de l’égalité hommes-femmes (Lang 1997; Oyewumi 1997; Iman, Mama et Sow 2004). La mise en perspective historique de l’article de Panata avec les articles plus contemporains de Degorce, Martin de Almagro et de Guignard est particulièrement intéressante. En revenant à la période singulière de la fin de la colonisation dans la ville d’Ibadan au Nigéria, Panata montre très bien que les mobilisations des femmes qui s’organisent pour améliorer les conditions socioéconomiques de toutes, notamment l’accès à l’éducation, s’inscrivent dans des formes de « féminisme différentialiste » ancré dans une vision de la femme calquée sur le modèle bourgeois occidental en associant la féminité à la maternité et, par conséquent, à l’espace domestique. Bouilly et Rillon (2016) rappellent que ce type de féminisme ne doit pas être disqualifié en soi, dans la mesure où il a également été porteur de trajectoires d’émancipation.
Observer la manière dont se construisent les rapports de genre au sein de ces mobilisations nous conduit ici à explorer une réflexion sur l’identification de ces mobilisations par les militantes à la cause féministe et sur les débats qui portent sur leur ancrage national et africain. Cette extraversion conduit à un second effet paradoxal, celui d’une « dé-radicalisation » des revendications féministes, voire d’une instrumentalisation du genre dès qu’elles intègrent un cadre institutionnel par définition très normé (parti politique, organisation régionale, institution internationale). Les auteures vont même jusqu’à la catégoriser comme une « dépolitisation » rappelant celle que Ferguson (1990) avait indiquée dans le cas du Lesotho. La mise en perspective historique que propose Panata en montrant la manière dont s’est constitué un « apolitisme de façade », ayant débouché sur un échec du militantisme politique des femmes à Ibadan, souligne combien le passage au politique peut être prohibé par les espaces conventionnels de militantisme politique (partis politiques tenus par les hommes) dans lesquels s’exercent une différenciation de genre très forte et une domination masculine resserrée.
Enfin, un troisième effet paradoxal réside dans le fait que les mobilisations collectives et la revendication d’une égalité entre hommes et femmes ne conduisent pas forcément à la remise en question des normes sociales. Les textes de Degorce et de Panata soulignent que les revendications liées principalement au statut socioéconomique et à l’éducation ne résultent pas automatiquement d’une confrontation directe avec les acteurs visés, que le capital et les ressources dont bénéficient les femmes cadres de ces mouvements proviennent, souvent, des relations qu’elles entretiennent avec ces mêmes hommes (parce que ce sont leur père, leur mari, leurs frères, etc.). La remise en question de ces relations au nom des actions menées par les femmes se révèlent ainsi pour certaines contreproductives, dans la mesure où elle leur ferait perdre le capital dont elles jouissent grâce à eux et qui, paradoxalement, leur permet de mener leur lutte.
L’existence d’une logique circulaire des rapports de différenciation et de domination liés au genre laisse à voir à quel point la reproduction des normes sociales opère une reproduction du consensus social patriarcal et néopatrimonial (Tripp 2001) qu’elles contribuent à structurer. Degorce le souligne en montrant que les activités associatives des « rapatriées » peuvent se mettre en place tant qu’elles ne modifient pas l’« idéologie de l’entente » au fondement même du vivre-ensemble de la communauté dans le cas du Burkina Faso. Panata l’envisage également par l’échec du militantisme politique qui témoigne du fait que l’action des femmes doit rester cantonnée dans un espace non institutionnalisé (hors des partis politiques dominants) défini par la domination masculine. À une échelle non plus locale mais régionale et internationale, la structuration institutionnelle de la lutte pour l’égalité, comme l’illustrent les articles de Martin de Almagro et de Guignard, se fait par le « haut » et par l’usage du droit. La structuration d’un travail de lobbyisme (lobbying) au sein de l’Union africaine avec le GIMAC ou dans des réseaux internationaux constitués au Burundi et au Libéria dans le contexte d’après-guerre montre que la norme juridique reste légitime et la seule à même de faire bouger les lignes de ce consensus normatif. Ce travail « par le haut » mené par des militantes qui s’organisent et se structurent autour d’une même cause révèle ainsi que les organisations régionales et les États restent des acteurs prépondérants de la production de nouvelles normes, celles-ci résultant d’un travail d’« activisme juridique » transnationalisé (Dezalay et Garth 2002) aux impacts épistémiques et pratiques qui vont bien au-delà de la simple évocation d’une société civile internationale.
Appendices
Notes biographiques
Muriel Gomez-Perez est professeure au Département de sciences historiques de l’Université Laval (Québec, Canada) et membre du laboratoire Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA) de l’Université Paris Diderot-Paris 7 et du Centre interdisciplinaire de recherche sur l’Afrique et le Moyen-Orient (CIRAM) de l’Université Laval. Ses travaux portent principalement sur les constructions et les revendications identitaires par le religieux (notamment l’islam) dans une perspective intergénérationnelle et du genre, l’analyse des discours et des pratiques en rapport avec la place du religieux dans l’espace public, la dialectique entre politique, religion et société civile. Auteure de nombreux articles, elle a aussi dirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont L’Afrique des générations. Entre tensions et négociations avec Marie Nathalie LeBlanc (Paris, Karthala, 2012).
Marie Brossier est professeure au Département de science politique de l’Université Laval (Québec, Canada) et membre-fondatrice du Centre interdisciplinaire de recherche sur l’Afrique et le Moyen-Orient (CIRAM) de l’Université Laval. Ses travaux portent principalement sur les reconfigurations des pratiques de la citoyenneté en Afrique de l’Ouest. Ils s’articulent autour de la sociologie des mouvements sociaux, de la sociologie des institutions et de la religion et de la politique comparée. Sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2010, paraîtra sous peu sous le titre : Transgresser l’ordre au Sénégal. Mobilisations socioreligieuses, institution familiale et engagement politique à Dakar (Paris, Karthala (2017)).
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