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Le vocable « diversité » est employé d’abord au Canada au milieu des années 60 puis aux États-Unis une décennie plus tard[2]. Ces usages sont principalement le fait de politiques gouvernementales et sont en rapport avec ce qu’il convient d’appeler la « gestion nationale du fait minoritaire »[3]. À partir de la fin des années 80, on verra le vocable « diversité » gagner d’autres terrains et son emploi s’intensifier[4] : univers managérial, milieu associatif gai et lesbien aux mandats variés[5], champ des politiques de la culture ainsi que débats théoriques sur le sujet politique du féminisme. Dans le champ des politiques de la culture, où la notion apparaît à la fin des années 90, on signifie, par elle, les divers ensembles « nationalitaires » (États ou nations) sur une scène internationale où elle servira désormais d’outil stratégique contre l’homogénéisation appréhendée des produits culturels devant le marché américain (Pietrantonio 2002; Pietrantonio, Bouthillier et Vermette 2013). Là comme ailleurs, le terme « diversité » désignera des cultures nationales présumées par ailleurs relativement homogènes[6]. Dès lors, on notera cependant un élargissement certain des champs d’utilisation de la notion de diversité. Un tel usage institutionnel sera presque concomitant de son entrée au sein des mouvements gais et lesbiens qui en feront leur symbole positif de lutte contre la doxa de l’hétéronormativité, soit à la fin des années 90. La notion de diversité avait rejoint à ce stade, depuis une bonne décennie, le milieu des entreprises et des institutions publiques suivant l’instauration de mesures d’actualisation de l’égalité[7] ayant pour objet la lutte contre le phénomène avéré de discrimination dite systémique. Le « Nous » les femmes, dont le débat s’amorce depuis les années 90 procédera aussi, à terme, de l’usage marqué de la notion de diversité.

De manière générale, le vocable « diversité » désigne autant des groupes sociaux minoritaires que la somme qu’ils constituent au sein d’ensembles nationaux, à l’exclusion du groupe majoritaire[8]. Ses usages se limitent, quasi exclusivement, à la désignation sociale des groupes d’individus à qui on prête des caractéristiques communes : la population immigrante, les femmes noires, les gais, les lesbiennes[9].

Peu importe les contextes nationaux, la notion de diversité accompagne toujours la sémantique des inégalités et des hiérarchies sociales. Sa fortune et sa force évocatrice d’émancipation traversent actuellement plusieurs sociétés occidentales. On trouve cette notion dans le titre de discours émancipateurs aux côtés de la notion d’égalité, à laquelle elle est désormais liée. On ne compte plus les politiques publiques et organismes, voire manifestations, qui portent son nom[10]. Elle devient le motto des entreprises, publiques, puis privées, ces dernières se disant ouvertes sur le monde et soucieuses du caractère représentatif de leurs produits et services[11]. En bref, la notion de diversité devient le porte-étendard des luttes contre les inégalités sociales de divers types qui s’épanouissent au sein de systèmes d’ordre social hiérarchique et qui produisent un sujet social normé. Elle sert aux fins de reconnaissance sociale, s’érigeant en outre contre la « norme mythique » (Lorde (1993) citée dans Purtschert et Meyer (2009 : 131)) du sujet social universel.

Cependant, alors que l’on reconnaît plutôt aisément, désormais, une forme de diversité dite culturelle[12], on peut s’étonner que l’on peine à observer et à admettre l’hétérogénéité intragroupe, qui se révèle une hétérogénéité sociale de fait. Une série de constats – épars et non exhaustifs – quant à la production scientifique, toutes sciences sociales confondues, montre pourtant cette difficulté : 1) l’hétérogénéité intragroupe au sein de collectivités nationales n’apparaît que difficilement, qu’il s’agisse du groupe majoritaire ou des groupes minoritaires; 2) les revendications des mouvements gais et lesbiens ne seront pas saisies et analysées initialement comme étant genrées, et cette dimension échappe encore fréquemment même dans son saisissement scientifique[13]; 3) l’égalité revendiquée par les groupes minoritaires est traduite comme un fait de collectivité, lequel est irréductiblement contrasté à l’égale valeur de tout individu issu d’un groupe majoritaire.

Aussi la question se pose-t-elle : y a-t-il homologie, ou parenté sémantique, entre les termes « hétérogénéité » et « diversité », au point qu’ils pourraient être employés indistinctement, que le terme « hétérogénéité » serait devenu obsolète par les usages institutionnels répétés du vocable « diversité »? Nous pensons que non. Il nous paraît plutôt que l’on confond l’hétérogénéité sociale de fait – qui demeure un fait empirique issu des rapports de domination – avec la dimension plus institutionnelle de ce fait social qui renvoie, elle, à sa gestion idéopolitique et idéodiscursive. On se revendique de « diversité », mais son évocation ou ses usages, même répétés, n’épuisent pas le risque de substantialisation des groupes que la notion charrie. Certes, ce vocable présente de sérieuses avancées quant aux effets des rapports de pouvoir. Il offre une efficacité certaine pour dénoncer toute forme d’universalisme. Toutefois, il demeure synonyme d’homogénéité culturelle intragroupe. Ces usages ne semblent pas dépasser les limites de la notion de différence qualifiant durablement le statut social de tout groupe minoritaire, pourtant fortement décriée parce qu’elle assure leur réification tout en laissant intacte l’unité de référence qualifiant les groupes minoritaires de tels, soit de « différents ».

Autrement dit, que l’on ait recours à l’égalité ou à la diversité, l’exercice de revendications aux fins d’émancipation de systèmes de domination et son saisissement scientifique procèdent de la saillie sociale de la marque catégorielle identificatoire de tout groupe minorisé, par laquelle on pense voir advenir la reconnaissance sociale. Cette aporie a été exposée brillamment dès le début des années 60 par Frantz Fanon, qui constatait ainsi les effets piégeant de la domination jusque dans ses analyses critiques, y compris lorsqu’elles sont pratiquées aux fins de résistance politique (Fanon 2002) : la marque catégorielle comme produit de la domination imprègne « les termes mêmes dans lesquels s’expriment les luttes émancipatrices » (Dorlin 2005 : 96)[14]. Dans tous les cas, la reconnaissance sociale produite laisse de côté, invariablement, les disparités factuelles intragroupes, les différentes positions sociales qui peuvent être occupées en leur sein. Cette oblitération, bien qu’elle soit légitime et utile sur le chapitre de la stratégie politique, appuie dès lors les pratiques de domination. Elle efface le caractère dynamique des rapports sociaux et rend invisible la particularité de leurs référents, qui orientent les normes sociales en matière d’identité nationale, sexuelle, etc. Ces référents sont bel et bien les thuriféraires de l’estime sociale recherchée par les luttes émancipatrices. On entend ici par « référent » l’édicteur silencieux de normes sociales, généralement confondu avec les caractéristiques culturelles du groupe social majoritaire (Juteau 1999b; Guillaumin 1972).

Dans la suite de notre article, nous nous attachons à la comparaison différenciée des notions de diversité et d’hétérogénéité intragroupe et à leur valeur heuristique pour penser l’émancipation. Cette dernière étant associée à l’avènement, ou au recouvrement, d’un sujet politique, nous examinerons la difficulté liée à la saisie de l’hétérogénéité intragroupe[15] en nous penchant sur les paramètres descriptifs du sujet social. Cet exercice entend mettre en lumière la part ternaire de tout rapport de domination, dont l’escamotage contraint à l’identité que régulent ces rapports à l’occasion de l’édification de discours émancipateurs et rend difficile la saisie de l’hétérogénéité intragroupe de part et d’autre des couples antagoniques des systèmes d’ordre social hiérarchique. Certaines personnes mentionneraient ici les processus de subjectivation politique (Dorlin 2005). Ce que nous nommerons ci-dessous « sujet social » est exempt des attributs conduisant invariablement une ou un individu à se faire entendre socialement, ou politiquement, par le seul prisme des catégories de race, de sexe, d’appartenance sexuelle, de statut migratoire, voire d’âge ou d’intégrité physique ou mentale qui sont la résultante de processus de minorisation. Un tel sujet social n’a pas à revendiquer l’égalité ni à faire valoir la diversité culturelle entendue au sens de diverses manières d’être humain. Il est.

Nous exposerons de la sorte une série de réflexions analytiques démêlant l’écheveau de la confusion et du glissement sémantiques entre les termes « diversité » et « hétérogénéité sociale intragroupe ». Les propositions analytiques ainsi dégagées s’inscrivent dans ce qu’il est convenu de nommer l’analyse des « rapports sociaux constitutifs des majoritaires et des minoritaires », dont la charpente théorique a été élaborée centralement par Guillaumin dans son ouvrage intitulé L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel (1972)[16].

Pour faire connaître ces réflexions analytiques, nous procéderons en trois temps : 1) Nous rappelons succinctement, en premier lieu, le contexte sociopolitique d’où émergera la notion de diversité et quelques saisies scientifiques marquantes des groupes sociaux minoritaires, où diversité et hétérogénéité intragroupe se chevauchent; 2) Nous précisons, en deuxième lieu, en quoi l’hétérogénéité intragroupe constitue un fait social, distinct de la nature normative de la notion de diversité, en prenant appui sur le Black feminism; 3) Nous effleurons, en troisième et dernier lieu, la nécessaire articulation domination/émancipation, qui permet de faire surgir le référent de tout rapport de domination, et ainsi les limites de la reconnaissance sociale, par laquelle procède la notion de « diversité ».

De la domination aux systèmes de domination et de leur saisissement scientifique

Depuis bientôt un demi-siècle, au sein des sociétés occidentales, divers groupes opprimés ont lutté contre des types et des contextes spécifiques de domination, dont le patriarcat, l’hétéronormativité[17], la ségrégation raciale et la colonisation. Ces luttes vont notamment dévoiler la disparité de positions et d’expériences sociales dans lesquelles vivent individus et groupes ainsi minorisés selon les contextes de domination. Aussi, par la reconnaissance au sein de collectivités nationales du fait que l’on y trouve des femmes migrantes, des autochtones, des citoyennes, des hommes noirs, des hommes et des femmes qui ne pratiquent pas l’hétérosexualité[18], apparaîtra l’idée d’hétérogénéité sociale intragroupe.

En effet, la relative concomitance des revendications de ces groupes qui se manifestent dans le sillage du processus de décolonisation de l’après-guerre a bousculé, voire transformé, la compréhension des divers systèmes de domination. Les analyses des inégalités sociales, saisies d’abord sous le concept de classes sociales, se sont « progressivement enrichies mais aussi complexifiées » (Bihr et Pfefferkorn 2014 : 6), en se référant à d’autres types d’inégalités (de sexe, de race, de sexualité) puis, plus récemment, aux particularités que présentent les combinatoires de ces systèmes d’ordre social hiérarchique. Ainsi, les effets des pratiques de domination sur la stéréotypie ou les représentations des groupes – ce que certaines personnes nommeront le « système de pensée raciste » (Guillaumin 1972 : 93) et hétéronormatif (Wittig 1992) – tout autant que leurs origines, sources historiques, et mesures pour les contrer vont occuper le devant de la scène, sur le plan tant scientifique que politique et idéologique.

Pourtant, alors que l’examen des rapports de pouvoir connaît un essor sans précédent à partir des années 70; alors que l’on reconnaît que les revendications sociales des groupes minoritaires sont liées à une mémoire relative à la particularité de leur rapport au groupe dominant, et non à une particularité physique, voire psychique[19], qui seule les qualifie, l’idée d’hétérogénéité sociale intragroupe restera, elle, lettre morte, n’atteignant pas, sauf exception, le statut d’outil scientifique servant l’analyse de ces rapports. Par exemple, l’hétérogénéité intragroupe n’aura, somme toute, que peu occupé les sociologies des relations ethniques[20] qui, pour le dire rapidement, auront examiné d’abord les types de relations de groupe à groupe puis les types de groupes selon la nature de leurs revendications, pour se soucier enfin de la constitution même des groupes. Et c’est toujours le cas : à ce jour, l’hétérogénéité intragroupe demeure une dimension quasi exceptionnelle par rapport à l’analyse des inégalités sociales, alors que, rappellent Juteau (1999a et 2010) et Kergoat (2009a), les féministes matérialistes avaient déjà saisi ce fait social dès les années 70. Ce sera effectivement à partir de l’emploi du vocable « diversité[21] » que s’imposera aussi désormais le caractère non monolithique des systèmes de domination servant à faire valoir la légitimité analytique de l’entrecroisement des multiples systèmes hiérarchiques. Il demeure toutefois un lieu où se chevauchent de manière exemplaire hétérogénéité et diversité : le Black feminism et les débats qu’il entraîne depuis plus de deux décennies sur les conceptions sociologiques et politiques de la catégorie « femme ».

Black feminism : de la reconnaissance de l’hétérogénéité intragroupe à la diversité

C’est dans ce contexte de revendications de divers groupes opprimés que pourra être campé le saisissement scientifique de l’hétérogénéité d’expériences de la classe des femmes[22]. À la faveur du recouvrement de celle-ci, seront dénoncées les prétentions à l’universalisme que l’on prêtera au féminisme blanc. Exemplifiée avec éloquence par le Black feminism[23], cette hétérogénéité d’expériences servira de remise en cause du « sujet même du féminisme » (Dorlin 2005 : 86) : on remettra en question avec elle l’homogénéité des caractéristiques de ce groupe social à mettre en exergue aux fins de résistance à l’oppression, ainsi que les modèles théoriques à adopter en vue de contrer l’homogénéité sous toutes ses formes et selon les fractions de classe de ce groupe social. Les considérations d’une « perspective antiraciste à la théorie féministe dominante » et d’une « perspective féministe aux théories postcoloniales » (Juteau 2010 : 69-70) scelleront l’adoption des analyses dites intersectionnelles. Et avec elles l’usage du vocable « diversité », lequel paraît aujourd’hui incontournable. Ainsi l’hétérogénéité intragroupe subrepticement, mais résolument, apparue avec le Black feminism, et bien présente au sein des travaux pionniers de l’analyse intersectionnelle (Crenshaw 1989)[24] perdra-t-elle du terrain au profit de ce qui deviendra l’enjeu de ces entreprises théoriques : « rendre compte de la diversité des femmes » (Juteau 2010 : 69).

L’hétérogénéité intragroupe : une hétérogénéité sociale de fait

L’hétérogénéité intragroupe constitue une donnée centrale quant aux rapports de pouvoir, sans laquelle on ne peut saisir la constitution des classes antagoniques[25] et où les systèmes de domination se révéleraient tout à coup privés d’acteurs et d’actrices. Pour dire ce fait social de manière positive, l’hétérogénéité intragroupe en viendrait-elle à être reconnue socialement que « le système de pensée raciste[26] » en serait fortement ébranlé : des individus apparaîtraient et, dans leur sillage, leurs statuts sociaux, tantôt majoritaires, tantôt minoritaires selon les contextes, et ainsi la dynamique des relations sociales et rapports sociaux au sein desquels ces personnes évoluent[27]. On pourrait dès lors faire valoir la diversité des modes d’être humain sans prêter au risque d’essentialisation.

C’est pourquoi il nous paraît utile et opportun de revenir à cette observation première de l’hétérogénéité intragroupe qui a guidé les travaux du Black feminism, tout en ébranlant le sujet politique du féminisme. L’hétérogénéité intragroupe y paraît comme un fait social obscurci – voire invisibilisé – par les rapports de pouvoir. Il semble heuristique de revoir dans ce contexte la tension entre hétérogénéité et homogénéité, où se sont notamment cristallisés les débats sur l’hétérogénéité d’expérience des femmes[28], et qui montre notre incapacité à aller au-delà du rapport binaire (Scott 1988) qu’imposent les rapports de domination alors qu’ils forment des classes antagoniques. En outre, à l’instar de Kergoat (2009b), nous sommes d’avis que c’est sur le terrain des revendications que la mise au jour d’une troisième voie s’annonce émancipatrice des rapports de domination, soit « la constitution concrète d’un collectif qui tienne compte des places occupées » (Kergoat 2009b : 56; l’italique est de nous) et non des identités de groupes, aisément essentialisées.

Ce que l’on nommera, à la suite des travaux de Crenshaw (1989), l’« intersectionnalité » ne renvoie pas tant à la diversité culturelle qu’à la variété des expériences de domination que connaissent les femmes. C’est pourtant sans doute alors qu’elle qualifie les états sociaux de ce groupe que l’illustration du potentiel essentialiste de la sémantique actuelle de la notion de diversité est la plus patente. Juteau (2010) fait remarquer, à juste titre, que rendre compte de la diversité des femmes n’est pas théoriser la saisie incessante de cette catégorie ni sa signifiance sociale. Dans un tel contexte, où l’« on ne questionne pas la catégorie elle-même, le genre est pensé comme postérieur au sexe qui lui demeure non théorisé » (Juteau 2010 : 71). Et c’est à la catégorie de sexe elle-même non remise en cause que s’agglutineront d’autres marques sociales qui rendent compte de la « diversité » : être migrante, être « racisée », être bourgeoise, etc.[29]. C’est précisément sur ce socle, rappelle Juteau, soit la marque de sexe, que se manifestent et l’hétérogénéité d’expériences que sont appelées à vivre les femmes et ce qui les constitue en classe de sexe. Travail gratuit des femmes; travail salarié; les deux combinés; violences et idéologies de la sexualité. Autant de modalités d’oppression et de domination par lesquelles s’opèrent ce qui sera mis au jour par Guillaumin (1978 et 1992), soit le « sexage ». Un tel système de domination expose toutes les femmes à des expériences d’appropriation qui ont des caractères communs, ce qui crée une assise potentielle « qui pourrait déboucher sur une certaine homogénéité » (Juteau 2010 : 72; l’italique est de nous)[30]. L’hétérogénéité sociale intragroupe au sein de cette catégorie sociale sexuée, comme pour tout autre groupe social minorisé, renvoie ainsi à la face matérielle des rapports de pouvoir. Dans ce contexte, l’homogénéité, quant à elle, n’est pas empirique mais bien normative, dès lors qu’elle est le fait de velléités de mobilisation sociale collective pour contester la domination[31]. Aussi, avec la distinction entre hétérogénéité intragroupe et diversité ainsi posée, on voit se déplacer l’homologie entre hétérogénéité et diversité du côté de l’homogénéité. Dès lors, le couple homogénéité normative et diversité normative apparaît, sans danger d’essentialisation cette fois, car la diversité ne renvoie plus à une série de particularités qui s’agglutinent à la caractéristique du groupe, pensées comme somatiques, mais à ce qui est désiré socialement.

Il convient d’insister : l’« homogénéité normative » n’est possible que dans l’optique où adviendrait une volonté de résistance commune à ce rapport de domination. Kergoat (2009b) l’a montré éloquemment. Il ne s’agit pas d’être un groupe – par exemple, les ouvrières qu’elle a étudiées – mais de développer la conscience d’un collectif pour créer une mobilisation. En effet, « [c]e qui permet d’ébranler les rapports sociaux de sexe, ce sont les pratiques sociales collectives » (Kergoat 2009a : 114). Par là, elle introduit une nuance importante, soit la distinction entre « deux niveaux de réalité, celui des relations sociales et celui des rapports sociaux » (Kergoat 2009a : 114)[32]. Au sein du premier niveau, on trouve des individus; au sein du second, des structures, des institutions, des pratiques institutionnelles, principalement. Un ou une individu, au sein de relations sociales (et non de rapports sociaux) peut avoir conscience des limites des statuts sociaux, mais ne peut que difficilement faire valoir cette conscience si l’on ne change pas les rapports sociaux, qui relèvent du structurel, de l’institutionnel, notamment par les politiques publiques. On touche ici à une distinction classique où la sociologie trouve son objet d’étude de prédilection (Simon 1997 : 23) :

L’objet de la sociologie […] ce n’est ainsi ni la société, conçue comme une réalité en soi, extérieure et supérieure aux individus […] ni les individus, conçus comme des entités autonomes dotés par la nature de certains attributs, caractères, propensions, etc. […] mais les rapports sociaux et aussi, bien entendu, les produits historiquement constitués de ces interactions, c’est-à-dire les institutions, les cultures, les formes cristallisées de l’action collective (l’italique est de l’auteur).

Autrement dit, « [l]es rapports sociaux [niveau qui nous intéresse ici] sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu » (Kergoat 2009a : 113). Aussi, pour saisir l’hétérogénéité sociale intragroupe, soit une hétérogénéité de fait, rappelons-le, il faut penser la pluralité et les formes des rapports de pouvoir qu’instituent les systèmes de domination, ainsi que les relations qu’entretiennent ces rapports. Loin des feux attrayants aujourd’hui de la diversité, c’est dès lors le caractère transversal des rapports sociaux de sexe, soit la transversalité[33] – concept qui implique l’intrication des rapports – qui crée de l’hétérogénéité intragroupe factuelle qui est, elle, à reconnaître. Ce sont de la sorte les classes de sexe qu’il convient de saisir et non la diversité à reconnaître pour influer sur le système oppresseur. La reconnaissance de la diversité comme mode d’émancipation n’a aucun impact sur le système producteur de domination si elle s’érige sur les catégories sociales, de sexe, de race, par exemple, dont on ne remet pas en question l’origine. Nous pensons, à l’instar de Galerand (2008), que le système de sexage mis au jour au sein de la perspective matérialiste, révélant des rapports antagoniques entre la classe des femmes et la classe des hommes, est en soi subversif : il « contient en effet tout à la fois une théorie de l’oppression et une théorie de l’émancipation qui suppose la suppression des groupes qu’il sert à désigner » (Galerand 2007 : 71). Les concepts de sexage et de transversalité des rapports sociaux vont bien au-delà des effets présumés des usages du vocable « diversité ».

De la nécessaire articulation domination/émancipation et de la résistance complexe : quel sujet social?

Tout comme plusieurs l’ont fait avant nous, nous constatons que les usages contemporains du vocable « diversité » montrent une approche empiriciste (Juteau 2010) des relations sociales entre groupes sociaux, où les groupes sont « déjà-là ». On ne s’interroge pas sur leurs conditions de développement mais bien sur les modalités de gestion publique et politique de leur relation au groupe majoritaire (intégration, accommodation, représentation). C’est ainsi que, au sein des systèmes actuels de domination, la diversité ne relève pas tant d’un fait social que de la dimension normative de celui-ci. Ce à quoi renvoie de manière centrale, actuellement, la sémantique du terme « diversité » est le fait d’une caractéristique de groupes, présumés par ailleurs homogènes, dont elle est censée rendre compte dans l’espace public. La diversité est également presque toujours « autre que soi » (Andersen 1999 : 16; notre traduction). C’est, pourrait-on dire, un outil de lecture du social qui fabrique des différences, des « catégories altérisées » (Guillaumin 1972 : 4).

Ainsi, avec le vocable « diversité », usité aisément au titre d’hétérogénéité sociale, on gomme la complexité des expériences de la domination aussi sûrement qu’en glorifiant les « différences », aussi sûrement qu’en refusant de reconnaître l’ethnicité comme manière d’être humain (Juteau 1999b).

C’est la même complexité des expériences que l’on veut pourtant capter avec le terme « diversité » tout en dénonçant, par exemple, l’impossible définition d’un sujet de la lutte féministe. Nous pensons que ce débat rate sa cible. Il serait plus fructueux de penser la complexité des stratégies de résistance.

On évoque depuis le constat de Frantz Fanon ce qui pourrait être résumé ainsi : « le sujet des luttes ne se juxtapose pas avec le sujet de la domination » (Kergoat 2009a : 114). Pour illustrer cet important « décalage », Hollander et Einwohner (2004) dressent une série de propositions à partir d’une revue du concept de résistance, nous incitant à réfléchir davantage à l’analyse du sujet social présumé pluriel que l’on s’attend à trouver derrière les usages du terme « diversité », voire du sujet émancipé que traduisent les revendications d’égalité en son nom. Ces auteures construisent un modèle idéaltype de la résistance à partir de trois propositions principales : 1) la résistance et la domination sont en « relation cyclique »; 2) la résistance n’est jamais « pure » ou totale; et 3) les individus qui résistent de même que ceux et celles qui dominent sont tout à la fois dominants et dominés, selon les places qu’ils occupent. Arrêtons-nous un moment à considérer les propositions de cet idéaltype qui présente un modèle d’articulation domination/émancipation.

La célèbre formule de Foucault (« là où il y a du pouvoir, il y a de la résistance ») pose que le pouvoir est interactionnel, et donc aucunement une caractéristique individuelle ou de groupe. Aussi bien comprendre que toute résistance n’est jamais dans une position d’extériorité devant le pouvoir ou le système de relations auquel on « résiste ». Résistance et pouvoir se « co-construisent » soutiendra Kergoat à propos des rapports sociaux (2009a). Ainsi, en formulerions-nous le souhait, on ne saurait considérer l’émancipation comme advenue une fois pour toutes, une fois par exemple la diversité reconnue et l’égalité, par elle, atteinte : tout système de domination aurait la faculté de s’adapter aux mesures ayant pour objet de le contrer[34]. Relation cyclique et interaction de la résistance et de la domination, disions-nous. Il est opportun de noter à ce propos que nous n’avons toujours pas vu de trace d’un tel cycle autour des usages contemporains de la notion de diversité depuis bientôt 50 ans qu’elle présente une position discursive d’émancipation. On serait donc plutôt devant une forme de résistance – diversité ou intersectionnalité – qui bouscule peu l’ordre social. Et la résistance opérée de la sorte ne conduit pas à « l’exercice intensifié du pouvoir, qui provoque à son tour davantage de résistance et ainsi de suite », tel qu’ont pu le mettre en évidence Hollander et Einwohner (2004 : 548; notre traduction) avec le caractère cyclique de la relation résistance-domination.

Par ailleurs, ces auteures rappellent que les pratiques de la résistance des individus ou des groupes ne sont jamais tout à fait « pures » : « Une activité peut constituer à la fois de la résistance et de l’accommodation par rapport à différents aspects du pouvoir ou de l’autorité » (Hollander et Einwohner 2004 : 549; notre traduction). De nouveau, cette ambiguïté de la résistance n’est pas sans rappeler la distinction de Kergoat entre « relation » et « rapport social » : un acteur ou une actrice peut ainsi « mettre au défi [sa] propre position au sein d’une structure sociale particulière sans mettre au défi la légitimité de la structure d’ensemble » (ibid. : 549; notre traduction). La monstration de cette ambigüité et de cette complexité de l’exercice de résistance est patente avec l’exemple suivant : « les transsexuels résistent à leur propre assignation sociale de sexe alors qu’ils acceptent (ce faisant, dirions-nous) le système genré en tant que tel » (ibid. : 549; notre traduction). Résistance qui procède d’un désir d’émancipation des effets de la domination…

Enfin, soulignent Hollander et Einwohner (2004 : 549; notre traduction), « ni les résistants ni les dominants ne sont monolithiques. Il y a inévitablement de la variation au sein des deux groupes ». Et, à la faveur des places que les individus occupent au sein de multiples systèmes hiérarchiques, il leur est possible d’« être simultanément dominants et dominés » (Miller (1997), citée dans Hollander et Einwohner (2004 : 550; notre traduction)). Ainsi, mettre en évidence la complexité du concept de résistance invite à revoir constamment les stratégies de résistance à la domination, et donc la sémantique de l’émancipation.

Plus avant, nous dirons que les réflexions sur les trois propositions idéaltypiques du concept de résistance nous rappellent que l’émancipation n’est pas une fin en soi, mais un moyen par lequel on recherche l’anéantissement des effets de celle-ci. Soit, selon les systèmes de domination relatés ici : être un humain sans marque; un humain dont les relations avec les autres et son environnement ne sont entravées par aucun rapport de pouvoir. Un tel humain est dans ce lieu informe que nous nommons « égalité ». C’est un être libre de rapports hiérarchiques ou d’avoir le pouvoir de les bien mesurer, de les minimiser, voire de les neutraliser. Cet être humain est un libre échangeur (Pietrantonio 2005), qui n’est entravé d’aucune contrainte catégorielle qui marquerait ou infléchirait l’appréciation de ses positions, opinions ou manières d’être dans ses relations sociales. C’est en somme LE sujet social.

Conclusion : contours d’un sujet social

Nous croyons avoir montré que la résistance échoue, ne serait-ce qu’à ébranler le système de domination, si le collectif institué pour « résister » s’appuie sur les marques issues elles-mêmes du rapport de domination. On a observé, par l’étude des usages actuels de la notion de diversité, une difficulté de saisie simultanée d’un sujet social pluriel et d’un référent normé, les deux ne se (con)fondant pas. C’est dire que penser la diversité comme un générique de l’humanité, et donc de la conceptualiser comme telle aux fins de reconnaissance sociale, n’est pas une opération intellectuelle courante ni souhaitable si les référents de la domination demeurent aveugles à l’analyse. Ainsi faut-il encore, afin de se garder de discours faussement émancipateurs, s’emparer centralement de l’articulation de maints rapports de domination. Comment faire? Reconnaissons d’abord, et en tout temps, le caractère dynamique des rapports sociaux; le caractère labile des statuts sociaux qu’ils produisent en même temps que l’hétérogénéité intragroupe; sans oublier l’individuation totalement asymétrique qui les accompagne.

Observons en effet, pour finir, que l’hétérogénéité intragroupe est vue sans peine pour tout groupe pourvu d’un statut social de majoritaire. On parle en ces cas non de particularités, comme on le fait pour les minoritaires, mais de personnes ou d’individus – ce que l’on désigne alors par le terme « personnalité » (« un vrai chef », « une voleuse », « un alcoolique sans ambition », etc.). Une telle dissymétrie du processus d’individuation (Pietrantonio 2004) est rarement observée. Considérer l’hétérogénéité intragroupe demeure ainsi un outil précieux pour s’émanciper de toute émancipation instruite aveuglément par la domination, un outil précieux à exploiter, encore, pour la critique de la substantialisation.

La norme mythique, en matière de valence sociale, existe bel et bien dans l’esprit des personnes issues d’un même univers social de domination, tous statuts sociaux confondus. Certains individus se conforment au plus près de ce sujet social idéal, idéel et mythique, mais aucun ni aucune ne s’y fondent totalement (Guillaumin 1972). Ce sujet social idéalisé, Guillaumin le nommait « Ego ». C’est de ce côté qu’il faut chercher la diversité des manières d’être humain que l’on souhaite faire valoir au travers les usages institutionnels contemporains du vocable « diversité », soit du côté de la part ternaire de tout rapport de domination. Loin de tout binarisme identitaire piégeant pour chacun et chacune. Le vocable « diversité » ne servirait plus alors la seule valorisation de l’écart au sujet social normé, mais bien l’intime compréhension des conditions de production de ce dernier.