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On l’entend partout, la société vieillit, et c’est au Québec, d’ailleurs, que l’on observe l’un des vieillissements les plus élevés et les plus rapides au monde. Le vieillissement de la population s’accompagne d’un autre phénomène important mais moins discuté : sa féminisation. La majorité de la population québécoise âgée de 65 ans et plus est en effet composée de femmes, dans un ratio qui s’accentue avec l’âge. Plus précisément, selon les données du recensement de 2011, « 56 % des personnes âgées de 65 ans et plus sont des femmes. Cette proportion s’élève à 69 % chez les 85 ans et plus »[1]. Comment les aînées vivent-elles l’avancement en âge et le fait d’être « vieilles » ou d’être considérées comme « vieilles »? Quelles perceptions ont-elles de leur corps vieillissant? Quelle est leur relation avec les hommes? Comment sont-elles perçues dans la société? Comment voient-elles leur rôle dans la famille et dans l’espace public (travail, milieu associatif)? Quelles valeurs et expériences désirent-elles léguer aux plus jeunes? Telles étaient quelques-unes des questions à l’origine de l’appel de textes pour le présent numéro de la revue Recherches féministes en vue de proposer une lecture féministe des conditions et des expériences de vie des aînées qui sont encore mal (ou mé-) connues. Les études sur les aînées, qui proviennent majoritairement de la gérontologie sociale, ont jusqu’ici peu tenu compte des rapports sociaux de sexe qui marquent pourtant l’expérience du vieillissement. Ce sont donc les réalités propres à ces femmes que nous voulons mettre en lumière dans ce numéro. Lors de l’appel de textes, trois axes de réflexion ont été proposés :

  1. le rapport au corps, qui renvoie à la médicalisation des aînées (ménopause, antidépresseurs, etc.), mais aussi aux enjeux personnels et sociaux du rapport au corps vieillissant (soins esthétiques, prise en charge médicale, sexualité, etc.);

  2. le rapport à la société et aux institutions, qui permet de s’interroger sur le statut social des aînées (représentations sociales, stéréotypes, etc.), de même que sur leurs conditions de vie et de soins (milieux d’hébergement, pauvreté, etc.) et sur leur participation sociale (bénévolat, engagement social ou de proximité);

  3. les rapports intergénérationnels, notamment le rôle des aînées dans la transmission de la mémoire familiale ou collective (la question de la relève dans les groupes de femmes, par exemple).

Compte tenu de la définition de ces axes et de la problématique animant ce numéro, nous nous attendions à recevoir plutôt des textes du champ de la gérontologie sociale ou féministe. Or, à notre grand étonnement, les textes que nous avons reçus proviennent de disciplines aussi diversifiées que l’histoire de l’art, la sexologie, la littérature, l’histoire, les études ethniques ou la sociologie, preuve que la réflexion sur le vieillissement des femmes n’est plus cantonnée dans les seules études ayant le vieillissement comme point d’ancrage. Tous les textes de ce numéro ont en effet en commun de s’intéresser moins au vieillissement comme tel qu’aux femmes vieillissantes, à leurs expériences et aux représentations que l’on se fait d’elles.

Plus précisément, certains articles portent sur des réalités nouvelles du vieillissement – en milieu rural, dans un contexte migratoire spécifique, celui des réfugiées, avec une problématique de santé telle que le VIH-sida, ou encore en s’affichant sur Facebook comme femmes cougars; d’autres articles invitent plutôt à poser un nouveau regard sur le vieillissement soit en relisant les textes de pionnières, telles l’Allemande Hedwig Dohm et la Française Simone de Beauvoir, soit en réexaminant l’iconographie des xvie et xviiie siècles ou encore en revisitant une page de l’histoire du Québec des années 30. Au-delà de leurs apports spécifiques, ces textes mettent en évidence la manière dont, à chaque époque, les femmes vieillissantes ont résisté aux contraintes et aux pressions sociales qui les limitaient dans l’exercice de leur liberté sexuelle, familiale, économique, citoyenne. Ce contrôle des femmes, y compris des aînées, a toujours passé par la domestication de leur corps, qui devait répondre aux diktats de la beauté, de la mode, de la jeunesse, de la séduction.

Ce numéro regroupe donc les textes en deux sections, correspondant à ces nouveaux regards et nouvelles réalités, auxquelles s’ajoute un texte introductif écrit par Monique Membrado qui propose une synthèse des écrits sur les femmes et le vieillissement, montrant que l’intérêt pour les aînées est récent en sciences sociales, tant en Europe qu’en Amérique du Nord.

Nouveaux regards sur la vieillesse et le vieillissement au féminin

La première section s’ouvre avec le texte d’Agathe Bernier-Monod qui permet de découvrir une pionnière allemande du début du siècle, Hedwig Dohm, féministe avant l’heure, peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique. Écrit en 1903, son pamphlet intitulé « La vieille femme » constitue un appel à la résistance et à la libération des femmes âgées. Il est étonnant de constater que ces propos, écrits dans l’Allemagne de l’Empire, ont encore une portée aujourd’hui. Le deuxième texte, écrit par Armelle Le Bras-Chopard, porte sur « le vieillissement au féminin et au masculin chez Simone de Beauvoir ». En effet, comme le rappelle cette auteure, l’oeuvre entière de Simone de Beauvoir a fait une place importante au vieillissement, dont le texte plus connu à cet égard est bien sûr La vieillesse (1970). Véritable pionnière, Simone de Beauvoir propose une analyse qui intègre les dimensions non seulement biologiques, mais également sociales et psychologiques et qui introduit la question de la différenciation sexuelle et générationnelle, qu’elle invite à subvertir. Dans le troisième texte, « Femmes âgées, pauvres et sans droit de vote, mais… citoyennes? Lettres au premier ministre du Québec, 1935-1936 », Aline Charles met au jour l’histoire d’aînées, issues des milieux populaires, qui, en 1936, ont osé écrire au premier Ministre de l’époque pour réclamer, supplier, voire exiger la mise en place d’un programme de pensions de vieillesse pour les 70 ans et plus, programme qu’il avait promis lors de son élection. Comme le souligne cette auteure, c’est une histoire extraordinaire à la fois parce qu’il était rare que des femmes prennent la plume, surtout des femmes âgées pauvres, et parce que le vieillissement n’était pas encore un objet de débat. Ces femmes ont ainsi accompli un geste politique, faisant d’elles des citoyennes actives et engagées. Enfin, Caroline Schuster Cordone explore un autre univers, celui de la peinture des xvie et xviiie siècles, dans le quatrième texte intitulé « Les perceptions et les enjeux de la vieillesse féminine dans l’art à l’aube de l’époque moderne ». Elle analyse plusieurs images iconographiques de vieilles femmes, notamment la mère âgée, la veuve et la sorcière, montrant comment les préjugés négatifs envers elles sont nombreux et touchent surtout aux domaines du physique, de la sexualité.

Nouvelles réalités liées au vieillissement des femmes

À l’image de la diversité des expériences des femmes qui avancent en âge, la seconde section aborde trois réalités totalement différentes : celle des femmes cougars, celle des aînées réfugiées et, enfin, celle des femmes âgées vivant avec le VIH-sida. En premier lieu, dans le texte « Facebook et le phénomène des cougars : de « mamies » à MILF », Raina Aoun s’intéresse à ces femmes qui, à partir de la quarantaine, recherchent des relations avec de jeunes hommes. Elle a recensé 97 communautés réservées aux cougars dans les pages et groupes Facebook, où l’on montre des images qui, d’une part, traduisent un certain affranchissement sexuel, mais qui, d’autre part, reproduisent les stéréotypes qui asservissent les femmes : jeux de séduction axés sur la beauté physique remodelée, sur la jeunesse, etc. Il y a là, dit cette auteure, une manifestation de l’hypersexualisation des femmes, cette fois vieillissantes. Pour sa part, Michèle Vatz-Laaroussi pose son regard sur les parcours migratoires d’aînées réfugiées au Québec et examine leurs effets sur les liens intergénérationnels. À partir de l’étude de trois lignées familiales (mères, filles, petites-filles), mais en donnant ici la parole aux aînées, cette auteure s’interroge sur les changements et les recompositions dans les rôles qu’elles exercent au sein de la famille et de la société. Quelles que ce soient les caractéristiques de leur parcours (âge à l’arrivée, statut socioéconomique, situation familiale avant et après la migration, etc.), ces aînées agissent, par des pratiques de transmission diverses, comme réunificatrices. Malgré les souffrances et les longues périodes d’éloignement dues aux guerres et autres conflits, ces femmes se disent libres et affirment qu’il est plus facile de vivre et de vieillir ici. Quant à Isabelle Mallon, elle aborde la problématique du vieillissement des femmes en milieu rural isolé, à partir des données d’une enquête qualitative menée auprès à la fois de femmes qui ont toujours vécu dans ce milieu et d’autres qui y sont venues au moment de leur retraite. Elle montre que le milieu rural a des effets différenciés et inattendus sur leurs parcours de vieillissement. Ainsi, alors que les femmes natives de ce milieu tendent à vieillir selon la place et le rôle qui leur sont assignés dans l’ordre traditionnel des rapports de sexe, celles qui ont déménagé à la campagne sur le tard sont plus près, souligne-t-elle, des nouveaux modes de vie du troisième âge, axés sur les loisirs personnels, les engagements associatifs et les voyages. Enfin, ce numéro s’achève avec le texte d’Isabelle Wallach sur une nouvelle réalité, vieillir avec le VIH-sida. Intitulé « De l’acceptation à la résistance : expériences et gestion des changements de l’apparence chez les femmes vieillissant avec le VIH », cet article s’appuie sur les résultats d’une recherche qualitative menée auprès d’une quinzaine de femmes âgées de 50 à 62 ans. Cette auteure se penche à la fois sur les représentations du vieillissement, que ces femmes expérimentent de façon précoce, et sur les représentations qui ont trait à l’apparence corporelle, celle-ci étant fortement modifiée par le VIH-sida. La chercheuse note la prédominance d’une insatisfaction relativement aux changements de l’apparence, reflétant la double oppression sexiste et âgiste vécue par les femmes.

À ce riche dossier sur les aînées s’ajoute un article hors thème de la chercheuse suisse Hélène Martin qui interroge la rhétorique traditionaliste accompagnant l’émergence de l’entrepreneuriat féminin au Maroc. Enfin, la rubrique « Le point sur… » présente un texte de Catherine Vidal, neurobiologiste à l’Institut Pasteur de Paris, « Le genre à l’épreuve des neurosciences », qui apporte un éclairage fondamental sur les processus de construction sociale et culturelle de nos identités sexuées.