Abstracts
Résumé
Dans le contexte d'une recherche portant sur les femmes célibataires à Montréal, l'analyse de trois téléséries québécoises mises en ondes par Radio- Canada ayant comme personnage central une femme de carrière célibataire dans la trentaine (Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A.) a été effectuée afin de dégager les représentations de leur vie sociosexuelle, et ce, à partir du concept d'agentivité sexuelle, de la théorie des scripts de la sexualité et celle des orientations intimes de soi. Les divers scénarios sexuels vécus par les trois personnages, des scripts de rencontre à ceux de rupture, en passant par les types de relations qui y sont rattachés, sont présentés.
L'analyse suggère une grande variabilité dans les scripts sexuels féminins et l'adoption de scripts considérés traditionnellement comme masculins : notamment, les femmes prennent souvent l'initiative de la rencontre et des rapports sexuels. Deux des trois personnages féminins étudiés possèdent des caractéristiques d'une orientation intime de soi du type « désir individuel », le troisième personnage présentant une construction de soi du type « réseau sexuel »; cependant, les trois personnages conservent certains aspects d'une orientation intime de soi de la sexualité conjugale. Ces téléséries présentent donc des personnages féminins multipartenaires, sans les confiner dans des rôles de femmes faciles et sans que cet aspect leur porte préjudice, ce qui laisse ainsi suggérer une transformation des représentations de la sexualité des femmes célibataires québécoises.
Mots-clés :
- femmes célibataires,
- téléséries québécoises,
- agentivité sexuelle,
- scripts sexuels,
- orientations intimes de soi
Abstract
As a part of a larger research project on single women, an analysis was conducted of three television series of Quebec origin whose protagonists were single career women in their thirties (i.e. Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin and C.A.). With sexual agency, sexual script theory (Gagnon and Simon 1973) and Bozon's (2001) intimate orientations as a theoretical framework, representations of the women's sexual lives were identified.
The female characters adopted a wide variety of female sexual scripts in addition to some typically masculine scripts. Notably, they often initiated encounters and sexual contact. Two of the female characters showed signs of an “individual desire” intimate orientation, while the remaining character's orientation fit the “sexual network” type. Each nevertheless maintained aspects of a “conjugal sexuality” intimate orientation. While these television series present their female protagonist with multiple partners, they do so without confining them to the role of “easy woman” or other stereotypes. These series suggest that representations of the sexuality of single Quebec women are changing.
Article body
La mondialisation d’une élite de femmes de carrière célibataires (single professional women) constituerait l’un des phénomènes sociologiques de premier ordre au xxie siècle (Berg-Cross et autres 2004). Ce phénomène n’a pas épargné la sphère télévisuelle. De Sex and the City à Ally McBeal, en passant par The West Wing, Judging Amy, Bones ou The X Files, plusieurs séries télévisuelles américaines mettent en scène, comme personnages principaux, des femmes de carrière célibataires qui mènent une vie autonome, indépendantes économiquement et libérées du joug du mariage, des grossesses et des tâches ménagères, mais qui restent aux prises avec les pressions sociales, sentimentales et sexuelles. Dans certains cas de figure, il s’agit de célibataires qui cherchent l’âme soeur; dans d’autres, de célibataires qui s’assument, tout en restant en quête de partenaires. Le Québec n’échappe pas à ces courants médiatiques, comme le démontre la réalisation, au cours des huit dernières années sur la chaîne d’État, d’au moins cinq téléséries dont les scénarios mettaient en scène des femmes de carrière célibataires : La galère, Rumeurs, Les hauts et les bas de Sophie Paquin, Tout sur moi et C.A. (conseil d’administration). Si plusieurs recherches ont porté sur l’analyse des téléséries américaines, en particulier Sex and the City (Akass et McCabe 2004; Arthurs 2003; Gerhard 2005; Hermes 2006; Lotz 2001), celles sur les représentations médiatiques des personnages québécois sont absentes, en particulier en ce qui a trait aux constructions touchant leur vie sexuelle. Il s’agira principalement, dans cette perspective, d’analyser si la conquête de la liberté, de la réussite sociale et de l’ « agentivité » (comprise comme la puissance d’agir des femmes dans une société patriarcale qui les confine traditionnellement dans un état de subordination) se prolonge dans la sphère sexuelle. Nous privilégierons ici l’étude des représentations de trois femmes de carrière célibataires dans la trentaine, mises en scène dans des séries québécoises, Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A., afin de circonscrire plus particulièrement les constructions liées à leur autonomisation et à leur agentivité sexuelle[2].
Pour ce faire, nous présenterons le contexte théorique fondé sur le concept d’agentivité sexuelle, sur la théorie des scripts sexuels de Gagnon et Simon et sur celle de Bozon qui porte sur les orientations intimes et la construction de soi. À l’aide de ce cadre conceptuel, nous dégagerons le profil sociosexuel des trois personnages afin de répondre aux trois questions de recherche suivantes :
Note-t-on une évolution des scripts sexuels chez les femmes par rapport aux scripts hétérosexuels traditionnellement associés au genre féminin[3]?
Les femmes dénotent-elles une agentivité dans la sphère sexuelle?
L’adoption de scripts sexuels non traditionnels et d’orientations intimes de soi autres que conjugale par les personnages féminins s’accompagne-t-elle de jugements négatifs et d’une stigmatisation de la part de leur entourage?
Les réponses à ces trois questions permettront de mieux saisir les représentations des femmes célibataires et leur expression sexuelle dans le contexte québécois contemporain.
L’agentivité sexuelle, les scripts sexuels et les orientations intimes de soi
Bien que le concept d’agentivité sexuelle des femmes soit présent en filigrane dans la pensée féministe depuis ses débuts, celle qui privilégie théoriquement l’agentivité sexuelle des femmes plutôt qu’uniquement le jeu des structures de pouvoir qui les aliènent s’affine durant les années 80 avec le courant féministe prosexe (ou libertaire ou Sex Radicals) qui critique le féminisme antipornographie (Duggan et Hunter 2006; Maglin et Perry 1996). Ce concept sert à décrire le pouvoir d’agir des femmes et leur possibilité d’adopter une posture de sujet lors d’interactions à caractère sexuel (Attwood 2007; Gill 2008; LeMoncheck 1997). Outre la théorie féministe, c’est particulièrement dans les textes sur la santé sexuelle des adolescentes et des jeunes adultes (Curtin et autres 2011; Lamb 2010) ainsi que dans la psychologie féministe, notamment dans les recherches sur la réception des images médiatiques (Gill 2008; Malson et autres 2011), que l’on trouve une conceptualisation de l’agentivité sexuelle des filles et des femmes. Dans les recherches empiriques, ces études abordent, d’une part, l’autoefficacité sexuelle (Sexual Self-efficacy), soit la capacité d’avoir des relations protégées pour éviter les grossesses non désirées et les infections transmissibles sexuellement et par le sang, ainsi que, d’autre part, l’assertivité sexuelle, soit la capacité de refuser d’avoir des relations sexuelles et de communiquer ses désirs au partenaire (Curtin et autres 2011 : 49-50). Néanmoins, cette définition met de côté les dimensions touchant la désaliénation, ou du moins une conscience critique, et la posture de sujet présentes dans la théorie féministe. Lang reprend cette notion dans le contexte de la communication publique et en montre la complexité (Lang 2011: 191) :
L’agentivité sexuelle renvoie à l’idée de « possession » de son propre corps et l’expression de sa sexualité – en termes simples, se sentir « agent » ou « agente » de sa sexualité […] Elle fait référence à la prise d’initiative, à la conscience du désir de même qu’au sentiment de confiance et de liberté dans l’expression de sa sexualité […] Les notions de « contrôle » et du sentiment d’avoir le « droit » (to feel entitled) au désir et au plaisir sont également centrales.
Cependant, l’agentivité sexuelle ne se construit pas en soi, elle se négocie dans un contexte social et sexuel et doit être reconnue par l’autre comme telle pour devenir réelle, ce qui nécessite un contexte social propice pour son émergence. Cette négociation s’est réalisée historiquement, et continue de se réaliser, à la suite des luttes sociales et féministes qui se répercutent dans la sphère de l’intime. Pour analyser et mieux comprendre cette notion, il est nécessaire de l’inscrire dans le cadre théorique de l’interactionnisme symbolique et plus particulièrement des scripts sexuels.
Selon Gagnon et Simon (Gagnon 2008; Gagnon et Simon 1973), les scripts sexuels détermineraient moins les interdits que les conditions de possibilité d’expression de la sexualité. Trois niveaux de scripts sexuels sont ainsi proposés. Les scénarios culturels constituent une forme de « guide » ou de canevas d’interprétation sociale qui régissent à la fois les rôles des acteurs et des actrices dans les récits sexuels, la performance des actes, ainsi que le moment de l’entrée en scène et de la sortie de scène. Les scripts interpersonnels gouvernent les interactions entre les partenaires. Les scripts intrapsychiques, quant à eux, renvoient au contenu mental ‒ affectivité, imaginaire et fantasmes, scénarios érotiques ‒ et se nourrissent en partie des deux autres niveaux de scripts et des dimensions plus idiosyncratiques issues du développement psychosexuel de l’individu et de son histoire personnelle. Les scripts sexuels se basent sur des rôles de genre ‒ nécessairement hétéronormatifs dans les scripts traditionnels ‒ qui sont relativement bien définis tant dans les scripts de rencontre que dans les scripts de relation ou de séparation. La différenciation sexuée dans les scripts sexuels se révèle très polarisée dans des rôles antinomiques d’activité/passivité. Frith et Kitzinger (2001) ont dégagé ainsi les dimensions du script sexuel typiquement masculin : la recherche active de partenaires sexuelles, l’importance de l’approbation des exploits sexuels par les pairs, une sexualité incontrôlable après excitation et une recherche du plaisir pour le plaisir. En ce qui concerne le script typiquement féminin, il se caractériserait par l’attente passive d’être choisie comme partenaire sexuelle, un désir plus orienté vers l’affection et l’amour que vers le sexe, l’importance du désir de plaire à l’homme ainsi qu’une absence d’initiative dans les rapprochements sexuels. Selon Greene et Faulkner (2005), de ces scripts découlerait d’ailleurs la double norme sexuelle, laquelle sera validée notamment par une enquête populationnelle française (Bajos et Bozon 2008 : 565).
Dans cette perspective, les téléséries pourraient offrir, à partir de créations imaginaires, des propositions de scénarios culturels potentiels qui serviraient à interpréter et à orienter l’expression de nouvelles réalités sexuelles et de genre. Comme les femmes de carrière célibataires et autonomes constituent une nouvelle catégorie d’actrices sociales qui ne correspondent plus aux stéréotypes traditionnels, les scripts mis en scène par les téléséries peuvent aider à forger l’imaginaire collectif en proposant des modèles innovateurs d’interactions entre les femmes et leurs partenaires. Autrement dit, il s’agirait moins de proposer des modèles de rôle par l’entremise d’une identification directe au personnage dépeint dans une télésérie que d’offrir une diversité de scénarios culturels non traditionnels.
La théorie de l’orientation intime de soi élaborée par Bozon contribue aussi à la perspective théorique privilégiée dans notre étude en proposant des modalités diverses d’expression sexuelle. Les orientations intimes de soi sont définies comme des « configurations distinctes, en nombre limité, qui associent de manière stable des pratiques de la sexualité et des représentations de soi, en sorte que celle-ci contribue de manières très différentes à la construction des individus » (Bozon 2002 : 107). Elles constituent ainsi des « cadres mentaux » qui délimitent les conduites sexuelles et en définissent le sens. Bozon distingue trois types d’orientations intime de soi : le réseau sexuel, le désir individuel et la sexualité conjugale. La première orientation intime de soi est présente chez des individus ayant une sociabilité fortement teintée par la vie sexuelle et une sexualité extravertie. Ils auront de multiples partenaires et craindront surtout l’isolement, car, « dans ce modèle du réseau sexuel, c’est le lien d’ego à de multiples alter, partenaires sexuels passés, présents et futurs, qui tisse le sentiment de l’existence sociale et personnelle du sujet » (Bozon 2005 : 108). La deuxième orientation intime de soi, soit le désir individuel, est en quelque sorte le modèle inverse et apparaît chez des individus plus narcissiques qu’altruistes, d’où l’expression d’une sexualité moins extravertie, qui s’intéresse davantage à la conquête qu’à la relation comme telle. Il s’agit là d’une orientation intime de soi de plus en plus fréquente dans les couples tant hétérosexuels qu’homosexuels et liée aux répercussions de l’individualisme et de la place de plus en plus grande prise par la sexualité dans la construction de la personnalité. La troisième orientation intime de soi, la plus traditionnelle aussi, est régie par une sexualité conjugale. Ces trois types d’orientations intimes de soi se trouvent autant chez les hommes que chez les femmes, et parfois deux de ces orientations peuvent cohabiter chez la même personne, mais seule l’orientation intime de soi du type réseau sexuel peut être socialement risquée pour les femmes, car elles seront plus facilement étiquetées de femmes faciles, voire de prostituées.
Les répercussions sociales de certaines attitudes sexuelles des femmes, la persistance des scripts fortement « genrés », la double norme sexuelle ainsi que la pérennisation des stéréotypes de la mère et de la putain dans les scripts culturels (Pheterson 2001) serviront aussi de lignes de force dans l’analyse du profil sociosexuel des personnages féminins représentés dans les téléséries québécoises choisies. Elles permettront d’évaluer la reconnaissance de l’agentivité sexuelle et la posture de sujet sexuel des femmes. L’objectif général est moins de comprendre dans le détail les échecs et les réussites que vivent les personnages que de déterminer l’évolution de leur type d’engagement relationnel et de pratiques sexuelles et d’évaluer si ces choix leur portent préjudice sur le plan social en s’accompagnant d’une stigmatisation.
Les trois séries québécoises analysées
Pour notre analyse, nous avons choisi trois téléséries, Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A., qui mettent en scène comme personnages centraux une femme de carrière célibataire hétérosexuelle dans la trentaine. Dans les trois cas, l’équipe de production s’est inspirée directement des téléséries américaines à succès que sont Sex and the City et Ally McBeal. La femme célibataire et sa quête pour trouver l’âme soeur, qui donne lieu à de nombreuses rencontres romantiques et sexuelles, constituent une trame narrative de fond qui a fait ses preuves. Une fois adaptée au contexte québécois, elle devient une valeur sûre pour la Société Radio-Canada. Indépendamment du caractère commercial de ces productions, voire grâce à cet aspect, les téléséries deviennent le lieu où se construit le genre, ou plutôt où le genre acquiert son sens. En effet, à l’instar de van Zonnen (1994 : 41), nous considérons les médias comme une technologie sociale du genre, « accommodating, modifying, reconstructing and producing disciplining and contradictory cultural outlooks of sexual difference ». Les téléséries sont ainsi un espace où le sens du genre prend forme. Néanmoins, chaque télésérie est un produit de plusieurs instances en concurrence : l’auteur ou l’auteure, le réalisateur ou la réalisatrice, le producteur ou la productrice, les chaînes de diffusion, les exigences financières, parfois les acteurs et les actrices. Une télésérie n’est donc pas un système idéologique fermé, mais reflète des décisions contradictoires et, par essence, une production polysémique (van Zonnen 1994 : 41 et 49). Or, si la télésérie comme média se révèle polysémique dans sa production, sa réception est également un reflet d’une négociation de sens chez l’auditoire. Dans notre étude, nous nous intéressons au contenu des téléséries; plus particulièrement, nous explorons les scripts sexuels accolés à leurs protagonistes principales et la manière dont ces séries encodent l’aspect sexuel du genre.
Nous avons effectué une analyse de contenu de Tout sur moi (deux premières saisons), Les hauts et les bas de Sophie Paquin (première saison) et C.A. (deux premières saisons). Chacune des relations de Macha, de Sophie et de Maude, les trois personnages principaux, a été codifiée selon une méthode mise au point par Markle (2008) dans une analyse de l’émission américaine Sex and the City. Ainsi, Markle a examiné les scripts sexuels des personnages en fonction de trois modèles théoriques de scripts interpersonnels : 1) le script traditionnel (rapports sexuels entre partenaires mariés); 2) le script récréatif (rapports sexuels dans un contexte non amoureux); et 3) le script relationnel (relations sexuelles entre partenaires amoureux). Pour évaluer le niveau d’agentivité sexuelle, nous avons aussi adapté la codification de Markle en mettant en évidence parmi les trois héroïnes québécoises celles qui prennent l’initiative de la rencontre ou de la rupture et en déterminant si les personnages subissent des répercussions sociales à la suite de leur conduite, ce qui constitue notamment une mesure de la reconnaissance de l’agentivité sexuelle. Enfin, les orientations intimes de soi ont aussi été considérées et codifiées en tenant compte des critères de Bozon (2001).
Les tumultueuses vies sexuelles de Macha, Sophie et Maude
En résumé, la télésérie Tout sur moi relate la vie amoureuse, amicale et professionnelle de trois personnages liés par l’amitié dans la fiction et dans la réalité. Macha Limonchik, Éric Bernier et Valérie Blais, qui sont également très liés dans la réalité, campent ces trois personnages. L’intérêt et l’élément original résident dans le fait que ces trois protagonistes jouent leur propre rôle dans un mélange toujours flou entre la réalité et la fiction. Leur vie professionnelle relatée dans la série correspond en grande partie à leur réalité sociale. Seule leur vie amoureuse et les situations cocasses qu’ils vivent sont en grande partie fictionnelles. Fait à noter, Macha, le personnage principal, est célibataire dans la série, mais, dans la vie de tous les jours, c’est la conjointe de l’auteur de la série, Stéphane Bourguignon. Tous les personnages secondaires qui se greffent à la série jouent également le rôle qu’ils ont hors scène.
La deuxième télésérie, Les hauts et les bas de Sophie Paquin, se construit autour de la vie tumultueuse de Sophie Paquin (jouée par Suzanne Clément), directrice d’une agence d’acteurs et d’actrices, dont le célibat, retrouvé au début de la trentaine, constitue le pivot narratif de la série. La télésérie débute lorsque son conjoint, Roch, la quitte pour une autre femme alors qu’elle est enceinte de huit mois. Cependant, au cours du même épisode, Sophie accouche d’un bébé noir : qui est donc le père biologique de l’enfant? Le premier épisode donne le ton de la télésérie. Sophie, femme de carrière convaincue, n’avait jamais eu à remettre en question ses principes de vie jusqu’à ce double événement de rupture et d’accouchement. Son meilleur ami, un urgentologue gai, l’aidera à maintenir une certaine sécurité à cette étape de sa vie. Il est intéressant de noter que l’auteur, Richard Blaimert, fait commencer la série par cette rupture, signalant ainsi le retour de Sophie à la vie de célibataire.
La dernière télésérie analysée, C.A., dont Louis Morissette est l’auteur, se structure autour de la vie de quatre amis et amies de longue date qui sont dans la mi-trentaine. Le quatuor est composé de deux hommes célibataires (Jean-Michel, interprété par Louis Morissette, et Yannick Duquette, interprété par Antoine Bertrand), d’une jeune femme en couple (Sarah Lamontagne, interprétée par Isabelle Blais) et d’une jeune femme célibataire (Maude Léveillée, interprétée par Sophie Bourgeois). Le titre de la série joue sur le fait que les personnages, qui se sont rencontrés lors de leur formation universitaire en gestion des affaires, continuent dix ans plus tard à se réunir régulièrement dans des « conseils d’amis » où chacun et chacune évoque sa vie amoureuse, mais surtout sexuelle et hétéronormée. Ainsi, la série traite en grande partie de sexualité, et ce, de manière très crue, sans toutefois avoir recours à des scènes explicites. Les trois séries, écrites par des auteurs dramatiques, ont aussi été réalisées par des hommes. Il s’agit donc de représentations d’un univers quotidien féminin considéré, en partie, à travers un prisme masculin.
Les types de relations entretenues par les trois personnages
Au cours de la première et de la deuxième saison de la série Tout sur moi, Macha établit des relations, toujours hétérosexuelles, avec quatre hommes : toutes s’avèrent du type récréatif, sans engagement amoureux préalable aux rapports sexuels, et seule l’une d’entre elles a potentiellement une visée relationnelle. En effet, les hommes qu’elle rencontre — un acteur avec qui elle entretient une relation purement sexuelle, un inconnu dans une épicerie, un homme bien plus jeune qu’elle et un pompier égocentrique — ne correspondent pas nécessairement aux idéaux amoureux et traditionnels. La mise en scène de ces rencontres place le rapport sexuel en amorce de la relation plutôt que d’en faire un élément de la vie affective du couple.
Or, selon Frith et Kitzinger (2001), les relations récréatives ne font pas partie des scripts sexuels féminins traditionnels; au contraire, elles sont plus particulièrement associées à des scripts masculins. Les comportements hétérosexuels du personnage de Macha correspondent-ils aux représentations d’une forme de masculinisation de la sexualité féminine ou à une nouvelle recomposition des scripts sexuels où les femmes, jouissant d’une plus grande liberté sexuelle, ont moins à se conformer aux scripts sexuels traditionnels?
Quant au personnage de Sophie Paquin (Les hauts et les bas de Sophie Paquin), il mène quatre relations avec des hommes durant une période de quelques mois (du huitième mois de grossesse aux premiers mois de son fils). À part la relation qu’elle entretenait au début de la série, qui semblait reposer sur la stabilité et l’engagement amoureux, bien que les deux partenaires aient été infidèles (Roch laisse Sophie pour une autre femme avec qui il vit une relation amoureuse depuis un certain temps), les autres relations s’éloignent du modèle relationnel pur.
La deuxième relation, celle qu’elle noue avec un producteur associé, est plus ambivalente, car, après avoir eu un seul rapport sexuel avec ce dernier, Sophie est étonnée de découvrir qu’il est déjà amoureux d’elle et prêt à s’engager, ce qui n’est pas sans la troubler. D’ordre récréatif, cette idylle tend néanmoins au relationnel. Les deux autres relations sans lendemain, celle avec Malik (le père biologique de l’enfant rencontré lors d’un séjour à New York) et celle avec Benjamin (son troisième amant), sont du type récréatif.
Le personnage de Sophie, tout comme celui de Macha, présente des scripts sexuels de nature hétérosexuelle mais plus variés que ceux de Macha. Comme cette dernière, Sophie offre par son personnage une représentation de la femme qui s’écarte du script traditionnel féminin en privilégiant des relations récréatives.
Dans la télésérie C.A., Maude, qui incarne une femme de carrière célibataire, noue huit relations hétérosexuelles allant d’un simple rapport sexuel sur un bureau dans une salle de classe vide à une relation à plus ou moins long terme. Les hommes rencontrés, qui s’éloignent de son idéal de prince charmant, sont soit des jeunes hommes séduisants qui s’intéressent principalement aux aventures sexuelles, soit des hommes insignifiants à ses yeux et qui s’accrochent à elle, soit des hommes mûrs et riches. Toutes ces relations sont du type récréatif et seule l’une d’entre elles mènera à une relation plus stable (avec un homme plus âgé qui lui offre une vie luxueuse). Beaucoup plus promiscue que Macha et Sophie, Maude suggère par son personnage la mise en scène d’une femme adoptant des scripts sexuels plutôt masculinisés, ce que l’auteur de la série prend soin de préciser en notant que « son côté rock n’ roll fait d’elle one of the boys[4] ».
L’agentivité des trois personnages dans l’amorce et la rupture des relations
Il est assez clair que le personnage de Macha jouit d’une certaine agentivité. En fait, sur les quatre relations, deux sont lancées par Macha et, dans tous les cas, c’est elle qui met fin à la relation sans trop d’états d’âme, à part une certaine déception de ne pas avoir trouvé l’âme soeur. Comparativement aux scripts traditionnels hétérosexuels féminins, cette agentivité est très explicite et elle n’attend pas passivement d’être choisie comme partenaire sexuelle, prenant plutôt une part active à cette quête. Loin de se conformer au modèle de victime de la prédation masculine, elle a des exigences personnelles élevées auxquelles les hommes peinent à répondre et elle n’hésite pas à rompre toutes les relations non satisfaisantes, prenant souvent l’initiative d’avoir des relations sexuelles et les entretenant pour le plaisir, sans engagement amoureux.
Contrairement au script féminin plus classique, Sophie Paquin démontre également une certaine agentivité sexuelle. Si elle entame deux relations et rompt l’une d’entre elles sous prétexte de ne pas mélanger sexualité et travail, elle endure deux ruptures, l’une vécue plus difficilement que l’autre. Cette agentivité se manifeste également à la fois dans son potentiel de séduction et la recherche active de partenaires, comme en témoigne le dialogue suivant entre la protagoniste et son meilleur ami :
saison 1, épisode 5Martin : Qui te dit que Benjamin veut coucher avec toi?
Sophie : C’est chien ça, Martin Brodeur (regard défiant) j’ai toujours eu tous les gars que je voulais, y’a aucune raison que ça change!
Martin : Good girl! Là, tu parles comme une fille qui est over so next!
Ces quelques répliques témoignent d’une affirmation, d’une capacité d’agir et d’une initiative certaine dans la recherche de partenaires qui s’éloignent du script traditionnel et hétérosexuel féminin et dénotent une agentivité sexuelle assurée. Cependant, il faut souligner que cette capacité d’agir se construit dans les limites d’une vision traditionnelle du pouvoir féminin qui s’affirme par le corps et par l’entremise de la séduction.
Plus encore que les deux autres personnages, Maude fait aussi montre d’une agentivité sexuelle qui transgresse souvent le script sexuel hétérosexuel et traditionnel attribué aux femmes. En effet, dans ses quatre aventures, elle entreprend toutes les relations mises en scène dans la série et tous les rapports sexuels, et c’est elle qui met également fin à la relation dans cinq cas.
Les orientations intimes de soi des trois personnages
Si l’on analyse maintenant les rôles de ces personnages selon la théorie des orientations intimes de soi de Bozon, plusieurs tendances peuvent être dégagées. Dans le cas de Macha, la série exploite le schisme entre le désir de vivre une sexualité conjugale et l’expression d’une sexualité plus près d’une orientation intime de soi individuelle. Bien que le personnage souhaite rencontrer un homme avec qui partager sa vie, qui ne correspond pas automatiquement à une orientation conjugale[5], la télésérie se refuse à mettre en scène les stratégies nécessaires à cette fin, aucune de ces relations ne visant le long terme, sauf dans le cas du pompier avec qui elle considère, très brièvement, l’idée de s’engager. L’engagement dans une stratégie multipartenaire sérielle, plus fondée sur la rencontre et la séduction que sur la relation affective, suggère que la sexualité du personnage ne s’inscrit pas dans un modèle conjugal.
Le personnage de Sophie semble présenter, lui aussi, une orientation intime de soi individuelle qui serait plus circonstancielle que dans le cas de Macha. Dans sa courte relation avec Bruce (le producteur associé), Sophie considère ainsi l’engagement amoureux comme difficile, ce qui s’explique par le fait qu’elle vient de rompre avec une autre personne et qu’elle en souffre encore. Sophie présente néanmoins une orientation intime de soi plus conjugale que celle de Macha, car elle a au début une relation relativement stable avec Roch, mais les relations qu’elle entretient par la suite relèvent d’une orientation intime de soi plus individuelle, car son propre désir semble être au centre de ses relations et de son questionnement.
Contrairement à ce qui se produit chez Macha et chez Sophie, l’orientation intime de soi chez Maude est du type réseau sexuel. Malgré son désir de rencontrer un prince charmant et de fonder une famille, sa vie sexuelle dénote un multipartenariat sériel affirmé et exprime une sexualité très extravertie et craint avant tout l’isolement.
Cependant, entre son rêve et la pratique de sa sexualité, il y a tout un monde. Alors qu’elle aspire à une vie sexuelle conjugale et rangée, elle ne cultive que des activités sexuelles sans engagement affectif. Le clivage entre la pratique et son rêve dénote de prime abord une limite de son agentivité. Cependant, c’est elle qui amorce toutes ses relations par un rapport sexuel et c’est seulement si son partenaire est à la hauteur de ses attentes qu’elle envisage de s’engager personnellement. C’est une philosophie que l’auteur de la télésérie résume ainsi : « Les gars, c’est comme les souliers. Quand t’es pas à l’aise dedans au début, c’est ben dur de les aimer[6]». Or, comme le mentionne Bozon (2001), il existe parfois des clivages intrapsychiques entre deux orientations intimes de soi chez un même individu. Chez Maude, ce clivage entre une orientation conjugale souhaitée (plus traditionnelle) et la pratique fondée sur une orientation du type réseau sexuel contribue à compliquer sa vie amoureuse. Ce clivage est dû en partie à un manque d’agentivité ou de sa reconnaissance par son entourage et en partie à l’impossibilité de trouver la personne idéale. Pour notre part, nous croyons surtout qu’il s’agit d’un moteur important de la diégèse de la série qui repose justement sur le célibat du personnage.
Les répercussions et les préjudices au regard de la vie sexuelle des trois personnages : l’ombre du stigmate de la putain
Les scénarios de ces trois téléséries ne semblent pas privilégier la mise en scène de réactions sociales négatives devant des modèles sexuels qui s’éloignent des normes socioculturelles dominantes. Dans le cas de Macha, bien qu’elle s’écarte, dans sa vie sexuelle, du script sexuel féminin traditionnel et hétérosexuel, elle n’est l’objet ni de reproches ni de commentaires négatifs ou de sanctions de la part des membres de l’entourage mis en scène dans la télésérie. Ses relations récréatives, ses initiatives sexuelles ou son orientation intime de soi individualiste ne suscitent aucune réprobation. Au contraire, son style de vie sexuel semble être valorisé, comme le suggèrent les propos de son amie Valérie, vivant en couple depuis un certain temps, et pour qui le sort de Macha semble nettement plus enviable que le sien :
saison 2, épisode 15Valérie : Je vous regarde avec vos vies de célibataires, pis je pense que je vous envie.
Normand : Moi je viens de frencher Éric.
Valérie : Tu vois, c’est exactement ça qui me manque : la folie, la spontanéité, la liberté…
La mise en scène de scripts fondés sur des normes plus égalitaires de l’expression de la sexualité suggère l’effacement des représentations sociales négatives à l’égard des célibataires et la reconnaissance de leur pleine liberté dans le choix des styles de vie sexuelle. Ceux-ci ne suscitent pas de formes de stigmatisation ni le recours à des épithètes de femme facile ou de putain. Cependant, Macha demeure dans la norme hétérosexuelle, ce qui lui permet de bénéficier d’une plus grande tolérance morale (Rubin 2001 : 89).
Cette perspective se retrouve dans le cas du personnage de Sophie qui, à l’instar du personnage de Macha, ne subit aucun préjudice à cause de sa vie sexuelle : personne dans son entourage ne lui reproche son style de vie sexuelle, à l’exception de sa voisine juive et traditionnelle, qui la considère comme dévergondée.
Le personnage de Maude est le seul à subir un blâme pour sa vie sexuelle fondée sur une orientation du type réseau sexuel. Comme l’avait observé Bozon (2005), seule cette orientation pourrait être préjudiciable à une femme et, effectivement dans la série, son entourage la considère comme une femme facile, voire une putain. Ainsi, à deux reprises, dans le contexte de relations avec des hommes financièrement à l’aise, ses amis la traitent d’escorte et lui signifient les conséquences de ses stratégies amoureuses qui mettent en évidence le clivage dans l’orientation intime, comme le suggère l’extrait suivant du dialogue entre Jean-Michel et Maude :
saison 2, épisode 4Jean-Michel : Des fois, tu veux tellement avoir un chum, que tu provoques un peu les affaires, pis c’est dans ce temps-là que tu prends les mauvaises décisions. Tsé Maude, un gars fait pas sa vie avec une fille qui tricote [avoir un rapport sexuel] le premier soir.
Maude : C’est pas vrai, j’ai une amie qui a marié son one night stand!
Jean-Michel : J’ai un ami qui a gagné à la 6/49.
Il s’agit d’une réprobation très claire de ce type de vie sexuelle, de même qu’une non-reconnaissance de l’agentivité sexuelle des personnages. Cette attitude met encore en relief à quel point la reconnaissance de l’agentivité sexuelle par les autres est cruciale pour sa réalisation. Selon Pheterson, théoricienne féministe qui s’est penchée sur la prostitution au féminin et sur le stigmate de putain, la stigmatisation dont est victime Maude devrait en réalité incomber aux trois personnages, car les activités énumérées ci-dessous sont généralement subsumées sous le déshonneur de la pute par la société straight, c’est-à-dire la société que se considère comme légitime, légaliste et forcément sans rapport avec la prostitution. Pour une femme, cela signifie : 1) coucher avec des étrangers; 2) coucher avec des partenaires multiples; 3) prendre l’initiative sexuelle, contrôler les rencontres sexuelles (Pheterson 2001 : 69).
Ces trois personnages féminins devraient donc être marqués du stigmate de la putain, ce qui n’est pas le cas. À ce titre, il semble que l’on observe une certaine modulation des marges du déshonneur liées à l’activité sexuelle chez les femmes et un début de reconnaissance de leur agentivité sexuelle. Pour Attwood (2007), cette modulation serait attribuable en partie à l’action des féministes de la troisième vague qui se sont approprié positivement des insultes liées directement au stigmate de la putain pour revendiquer le droit à une sexualité active et à une agentivité sexuelle plus accrue. Cette revendication, plutôt que de passer par la filière universitaire, se manifeste justement par l’utilisation des médias de masse et, entre autres, par les téléséries comme Sex and the City (Atwood 2007). On peut difficilement parler des trois séries analysées, Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A. comme de téléséries féministes per se, les trois étant écrites et réalisées par des hommes pour divertir plutôt que pour éduquer. Ce sont davantage les téléséries comme courroie de transmission des idées et des représentations dans une société qui s’avèrent intéressantes à analyser. Nous pouvons ainsi les concevoir comme s’inscrivant dans une mouvance culturelle postféministe qui semble attribuer une plus grande liberté sexuelle aux femmes, mouvance que Gill (2008) a aussi analysée dans le champ publicitaire. Dans sa vision peut-être plus exigeante de l’agentivité sexuelle, elle interprète le changement de paradigme en publicité, qui passe de l’objet sexuel pur à une image de la femme exprimant une agentivité sexuelle, comme une technologie plus insidieuse de discipline et de contrôle du corps et de la sexualité des femmes. Ce contrôle n’a plus pour objectif de les obliger à correspondre aux scripts du genre traditionnel qui les cantonnent dans la passivité, mais de les amener à être toujours prêtes à vivre des aventures sexuelles.
Vers un espace symbolique entre la mère et la putain?
En somme, à la lumière du succès de l’émission Sex and the City et de celui, à une moindre échelle, des téléséries Tout sur moi, Les hauts et les bas de Sophie Paquin et C.A., le célibat féminin constitue un sujet en or pour les téléséries québécoises. Le célibat des femmes, et de surcroît de celles qui possèdent une autonomie financière et un certain succès professionnel, apparaît comme un sujet fictionnel hors pair réunissant tous les ingrédients pour réaliser une série dramatique ou comique enlevante. Un personnage célibataire offre effectivement le prétexte de mettre en scène des rencontres multiples, des aventures plus coquines, des tensions érotiques et affectives, des ruptures déchirantes ou plus faciles qui ne peuvent que contribuer au succès de ces séries. Ces stratégies narratives dans la construction des personnages doivent être prises en considération dans leur analyse, car les raisons mêmes du célibat des personnages découlent davantage d’un choix narratif de multiplier les rencontres des personnages que d’un souci de dépeindre une réalité. Néanmoins, les situations se doivent d’obéir également à des lois de vraisemblance afin que les auditeurs et les auditrices puissent s’identifier avec les personnages.
Comme le démontraient les travaux de Markle sur l’émission Sex and the City (2008), les personnages des téléséries québécoises ont très majoritairement des relations récréatives et la prédominance de ce type de relation déroge nettement du script sexuel traditionnel féminin imposé aux femmes. Selon Frith et Kitzinger (2001), le script sexuel traditionnel impute à la femme une quête affective et amoureuse plutôt qu’érotique, mais aucune de ces dimensions ne correspond aux scénarios de rencontre et de relation vécues par les trois personnages dans ces téléséries. Si elles désirent rencontrer un partenaire en vue d’avoir une relation stable et vivre potentiellement une sexualité relationnelle, aucune d’entre elles ne parvient à réaliser ce rêve. En fait, cette impossibilité met en scène les limites de leur agentivité sexuelle, mais il s’agit surtout d’une stratégie narrative pour assurer le maintien de la série qui, rappelons-le, repose sur les péripéties sentimentales de femmes célibataires. Tout de même, celles-ci démontrent une agentivité sexuelle en rupture avec le script sexuel traditionnel et hétérosexuel féminin et, dans une large majorité des relations, elles adoptent un « comportement expressif » et font, dans bien des situations, « les premiers pas » (Gagnon 2008 : 94) pour amorcer une relation ou un simple rapport sexuel. Elles font aussi la preuve d’une agentivité certaine dans la rupture de leurs relations, et ce, le plus souvent parce que leur partenaire ne répond pas à leurs attentes.
Ce motif met en évidence une orientation intime de soi plus individualiste que conjugale, qui témoigne davantage de la volonté de combler un désir individuel que d’entretenir une relation conjugale. Ce seul point ne nous permettrait pas de déduire que ces personnages sont régis par cette orientation intime de soi, mais, cumulé à d’autres critères, il confirme notre lecture des orientations des personnages comme Macha et Sophie. Le fait que toutes deux sont enclines au multipartenariat, qu’elles éprouvent de la difficulté à s’engager et qu’elles sont plus portées sur la séduction que sur la rencontre d’un autre per se concourent à interpréter leurs orientations intimes de soi comme étant du type individualiste (orientation qui serait plus circonstancielle chez Sophie). Leur préférence pour une sexualité plus individualiste que conjugale semble en accord avec les hypothèses de Bozon (2001 : 21), à savoir que, « à l’époque contemporaine, le modèle d’une sexualité fondée sur le désir individuel est de plus en plus présent parmi les couples hétérosexuels ». Il s’agit cependant là des exigences scénaristiques qui reposent sur le célibat des personnages principaux. Dans le cas de Maude, l’orientation intime de soi du type réseau sexuel est plus notable, comme le suggèrent l’importance du multipartenariat, l’expression d’une sexualité extravertie et une peur de l’isolement. En conformité avec les hypothèses de Bozon (2001), à savoir qu’il est socialement risqué pour une femme d’afficher une orientation intime de soi du type réseau sexuel, Maude est le seul personnage à subir des commentaires critiques sur sa vie sexuelle. Pour leur part, Macha et Sophie ont la liberté de vivre une vie sexuelle active et d’avoir plusieurs partenaires sans subir le stigmate de putain. Elles sont ainsi considérées comme modernes et normales, alors que le cas de Maude semble se situer dans une autre catégorie, celle de la promiscuité sexuelle, qui signale l’excès et la transgression d’interdits implicites, là où la reconnaissance de l’agentivité sexuelle demeure impossible. Le dépassement de la limite dans le comportement sexuel de Maude sera marqué par l’étiquetage de femme facile et d’escorte qui rejoint la figure de la putain et en conserve définitivement la référence.
Bien que ces trois études de cas ne reflètent pas la diversité des styles de vie des femmes célibataires hétérosexuelles, elles permettent de suggérer un effacement du script sexuel féminin traditionnel en faveur de scripts plus ouverts et plus souples qui pourraient contribuer à modifier les scénarios culturels sexuels contemporains. Cependant, cette agentivité sexuelle naissante demeure, pour beaucoup d’entre elles, dans le registre de la séduction, registre traditionnellement féminin. Elle semble par ailleurs circonscrite aux femmes « blanches » de la bourgeoisie et qui correspondent aux critères occidentaux de beauté. Il semblerait ainsi qu’il y ait un certain espace aménagé dans l’imaginaire collectif qui permette aux femmes célibataires de vivre une vie sexuelle plus affirmée, d’avoir une orientation intime plus individualiste que conjugale sans pour autant être affublées de l’étiquette classique de la femme facile et non respectable.
Y aurait-il un espace symbolique possible entre la mère et la putain pour une nouvelle subjectivité ou une agentivité sexuelle féminine? Notre étude n’apporte pas une réponse définitive à cette question, mais elle permet de constater une certaine ouverture en ce sens, ce qui pourrait expliquer le succès de ces créations télévisuelles québécoises. Il resterait cependant à vérifier plus largement ces hypothèses en amplifiant le registre des téléséries, surtout celles qui mettent en scène des femmes appartenant à des classes sociales variées, et ce, en tenant compte d’un nombre plus grand de saisons de diffusion pour mieux comprendre les dynamiques relationnelles et d’agentivité sexuelle ainsi que leur mise en oeuvre temporelle.
Appendices
Notes biographiques
Julie Lavigne, historienne de l’art, est professeure au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle est membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) et du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Ses recherches portent notamment sur la représentation de la sexualité, l’éthique, l’art contemporain, les théories féministes et les études sur le genre. Elle a dirigé un numéro spécial de la revue Globe. Revue internationale d’études québécoises, « Images et représentations de la sexualité au Québec », et publié des articles dans les revues Les Ateliers de l’éthique, Symposium, Protée, Parachute et Espace.
Anne-Marie Auger poursuit actuellement des études doctorales en cinéma à l’Université de Montréal. Elle est également titulaire d’un certificat en études féministes de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Primé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), son projet de recherche porte sur la mise en scène du quotidien dans le cinéma documentaire, en revisitant le modèle de l’inventaire. Elle a publié des articles dans différents collectifs et revues spécialisées en art, dont 24 Images et Liberté.
Joseph Josy Lévy, anthropologue, est professeur au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est membre de l’équipe de recherche Sexualité et genres: vulnérabilité et résilience (SVR) et chercheur associé au programme de recherche concertée sur la chaîne des médicaments (CRSH-GT), rattaché au Groupe d’étude sur l’interdisciplinarité et représentations sociales (GEIRSO). Il a publié plusieurs articles et ouvrages portant sur les minorités sexuelles, les usages santé d’Internet, la prévention du VIH/sida et les médicaments.
Kim Engler est titulaire d’une maîtrise en sexologie et d’un doctorat en santé publique. Elle a publié sur la santé et le bien-être des travailleuses célibataires et sans enfant. Elle est actuellement professionnelle de recherche à l’Institut thoracique de Montréal (Centre universitaire de santé McGill).
Mylène Fernet est titulaire d’une maîtrise en sexologie et d’un doctorat en santé publique. Professeure agrégée au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), elle est titulaire du Laboratoire d’études sur la violence et la sexualité et membre de plusieurs équipes de recherche dans le domaine de la violence et du VIH/sida. Ses travaux de recherche portent sur les enjeux de santé sexuelle chez les adolescentes et les adolescents ainsi que chez les jeunes adultes, notamment sur les dynamiques amoureuses et sexuelles.
Notes
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[1]
Notre étude s’inscrit dans un projet plus large financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), projet intitulé « The Social, Sexual and Psychological Experience of Single Career Women in Montreal : A Qualitative Analysis of a New Phenomenon ». Ce projet consiste en une étude qualitative portant sur une vingtaine d’entrevues semi-dirigées auprès de femmes de carrière montréalaises sans conjoint ni enfants, âgées de 30 à 45 ans, et sur les discours sociaux entourant le célibat (articles théoriques sur le bien-être ou la santé, les journaux, les ouvrages de psychologie populaire et les médias écrits).
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[2]
Nous avons choisi ces trois séries, d’une part, pour la centralité de leurs représentations de la vie sexuelle et sentimentale des femmes célibataires et, d’autre part, parce qu’elles étaient encore diffusées lors de la recherche.
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[3]
Dans ce contexte précis, nous employons l’expression « genre féminin » puisqu’il s’agit de celle que John Gagnon et sa traductrice, Marie-Hélène Bourcier (Gagnon 2008), ont choisie. À noter que Gagnon s’inscrit dans une tradition sexologique qui définit cette expression comme John Money et Robert Stoller l’ont proposé, c’est-à-dire le sentiment de se sentir femme ou homme, et ce, indépendamment du sexe biologique (Dorlin 2008). Autrement, nous employons le terme « genre » comme un « système de bicatégorisation hiérarchisé entre les sexes (homme/femme) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (féminin/masculin) » (Bereni et autres 2008 : 7).
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[4]
Cette citation provient d’une description du personnage de Maude écrite par l’auteur et tirée du site Web officiel de la série : www.radio-canada.ca/television/ca/personnages/index.shtml (2 septembre 2008; le site n’est plus accessible).
-
[5]
Selon Bozon (2001), une personne peut être en couple et avoir une orientation intime de soi individuelle si le désir, plutôt que le couple, s’avère le moteur de la sexualité.
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[6]
Cette citation est tirée du site Web officiel de la série : www.radio-canada.ca/television/ca/personnages/index.shtml (2 septembre 2008; le site n’est plus accessible).
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