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L’ouvrage Photo Femmes Féminisme (1860-2010), Collection de la bibliothèque Marguerite-Durand a été publié à l’occasion de l’exposition du même nom, présentée à la Galerie des bibliothèques/Ville de Paris, du 19 décembre 2010 au 13 mars 2011. Cette traversée de 150 ans d’histoire des femmes raconte les grandes aventures collectives de la vie des femmes : le travail, la création et les mobilisations en vue de la libération.

L’exposition regroupait quelque 200 photographies issues des collections de la première bibliothèque féministe en France, fondée par Marguerite Durand. L’ambition de cette pionnière du journalisme et du droit des femmes était de « convaincre ceux qui nient la production intellectuelle de la femme ou la valeur de son activité [de trouver là les preuves de leur erreur] » (p. 11). Les commissaires de l’exposition, Annie Metz, conservatrice en chef de la bibliothèque Marguerite-Durand et Florence Rochefort, historienne, ont effectué des choix difficiles parmi plus de 4 000 photographies. Elles ont conçu un parcours en cinq étapes : 1) « Marguerite Durand (1864-1936) et la Belle Époque du féminisme »; 2) « Célébrités du monde des arts, du spectacle et des lettres »; 3) « Les photographes, des femmes à objectifs »; 4) « Métiers féminins, territoires masculins? »; 5) « Femmes engagées, de la Commune aux années MLF ». Les deux commissaires ont invité des spécialistes de l’histoire des femmes et de l’image à donner des clés supplémentaires à la compréhension du contexte; ce sont d’ailleurs ces spécialistes qui signent la préface et les différentes parties du livre.

Dans la préface, Michelle Perrot présente Marguerite Durand, créatrice du journal La Fronde, « archiviste » de la « première vague » (p. 8) du féminisme, qui accumule une formidable documentation sur l’histoire des combats des femmes et en fait don à la Ville de Paris. Ce geste permet la fondation, en 1932, d’une bibliothèque qui se trouve d’abord à la mairie du 5e arrondissement et qui est maintenant, rue Nationale, une source unique pour les chercheuses et les chercheurs du monde entier. Fascinée par l’image et par l’effet de la photographie pour garder la mémoire de la vie publique des femmes, Marguerite Durand a su réaliser une collection de clichés de femmes célèbres – artistes, actrices, mondaines, sportives, aviatrices, pionnières de toutes catégories, aussi des photos de féministes comme Hubertine Auclair ou Madeleine Pelletier, enfin d’innombrables femmes anonymes, au travail ou prenant part à des manifestations, dans les cortèges des suffragettes ou dans les défilés animés des années 70. Si la photo « capte les mutations » (p. 9), la prise de vue des femmes photographes est nécessairement différente de celle de leurs confrères masculins, nous dit Michelle Perrot, car, en raison de leur situation, les femmes voient autre chose « lors de ce subtil passage de l’objet au sujet » (p. 9).

Il est passionnant de lire, sous la plume des directrices de la publication, comment les photographies ont pu parvenir à Marguerite Durand : elle demandait régulièrement à ses collègues écrivaines une notice biographique, la liste de leurs livres ou articles ou encore un portrait… Il est plus difficile d’imaginer comment les photos de communardes sont entrées dans les collections. Certaines photographies témoignent de provenances extraordinaires, comme celle de la comtesse Virginie de Castiglione, par Pierson, qui a été donnée par un de ses amants, le banquier Charles Laffite, à M. Marc, directeur de L’Illustration, qui l’a ensuite offerte à la bibliothèque de La Fronde (p. 15).

La présence d’oeuvres majeures, comme le portrait de la peintre et designer Natalia Gontcharova par Denise Colomb ou le portrait de Frida Kahlo par Gisèle Freund, prouve que le livre, comme l’exposition, invite à la découverte d’un fonds riche et méconnu, celui de la place des femmes dans l’histoire de la photographie et dans la création contemporaine.

La première partie du catalogue fait découvrir « Marguerite Durand (1864-1936) et la Belle Époque du féminisme ». On y suit les traces de cette femme exceptionnelle qui a d’abord été comédienne, salonnière et journaliste. Convertie au féminisme lors du Congrès international de 1896, elle fonde en 1897 La Fronde, grand journal féministe où, quotidiennement, on défend les intérêts des femmes (p. 23). Le journal est dirigé, administré, rédigé et composé par des femmes exclusivement, ce qui est radical. Il attire des personnalités majeures, dont Clémence Royer, philosophe et femme de sciences, et la grande journaliste Séverine. La Fronde prône le même niveau d’éducation pour les filles et les garçons et milite pour que les professions soient accessibles aux femmes comme aux hommes de même que pour le suffrage des femmes.

La deuxième partie, « Célébrités du monde des arts, du spectacle et des lettres » (p. 44), fait mieux connaître des femmes de lettres comme George Sand ou Colette, ainsi que des peintres comme Rosa Bonheur, dont les trajectoires sont souvent transgressives; on y présente aussi des comédiennes et des cantatrices. Florence Rochefort précise que ces dernières occupent une place légitime dans une lecture sexuée des activités humaines parce qu’elles fascinent par leur charme et leur beauté (p. 45). Les publicitaires, qui savent exploiter à des fins commerciales cette fascination pour la plastique féminine contribuent à un nouveau regard caractéristique de la modernité, plus voyeur et de plus en plus crûment sexualisé. On y revoit La Goulue, Sarah Bernhardt, Mistinguette ou la chanteuse Yvette Guilbert; les textes mettent en valeur les « Chemins de traverse vers la liberté » (p. 46) qu’empruntent de nombreuses femmes célèbres qui « trouvent dans le succès les moyens d’affirmer leur indépendance » (p. 46).

Signée Catherine Gonnard, la troisième partie, « Les photographes, des femmes à objectifs » (p. 92), montre que la technique de la photographie a permis à plusieurs femmes de « trouver dans cette invention une échappatoire à leurs vies corsetées » (p. 73). Les femmes sont vite entrées de plain-pied dans cet art moderne qui n’était pas consacré par un enseignement classique ni par « de vieux maîtres » (p. 93). Le texte présente les trajectoires fulgurantes des grandes pionnières Laure Abin-Guillot et Dora-Philippine Kallmus, connue sous le nom de « Madame Dora ». Albin-Guillot aborde le nu à partir des années 1920; elle publie, en 1933, le premier livre sur la photographie publicitaire et coorganise, en 1937, à Paris, la grande exposition des artistes femmes d’Europe. Viennoise, la photographe Kallmus dirige un studio très populaire auprès de l’aristocratie austro-hongroise, des comédiens et des danseurs. Ses photos de mode seront en grande demande dans la presse illustrée qui prendra son essor après la Première Guerre mondiale.

Suivent les récits de vie des photographes qui exposent, comme Bérénice Abbott, dans des librairies-galeries, ou des photographes reporters, comme Germaine Krull qui fait découvrir les silhouettes familières de la vie parisienne et Gisèle Freund qui choisit de photographier en couleurs et de travailler pour Life et l’agence Magnum à l’âge d’or du reportage photo. L’audace se situe à la fois dans les formes et dans les choix de sujets. Le chapitre se termine sur l’oeuvre des « photographes humanistes » comme Édith Gerin, Sabine Weiss et Janine Niepce, ancienne membre de la Résistance qui a photographié le mouvement étudiant de 1968 et qui concevra une grande exposition : « Les femmes et le travail, 1882-1982 » (p. 95).

Michelle Zancarini-Fournel fait observer, dans la quatrième partie du livre, intitulée « Métiers féminins, territoires masculins? » (p. 126), que la question de ces territoires se pose de façon cruciale dans le contexte de l’accès des femmes aux études supérieures. En découlent toutes sortes d’illustrations, tant les images qui représentent des « clichés », centrés sur le passé et la tradition, que des images de modernité et de réalisations exceptionnelles. Les cartes postales de l’époque rendent compte de la modernité parisienne, celle des conductrices d’automobiles, des cochères-chauffeuses ou des colleuses d’affiches… Au cours des années 20 et 30, les aviatrices comme Hélène Boucher font fréquemment la une des journaux.

La cinquième partie, « Femmes engagées » de la Commune aux années MLF (p. 154) témoigne de plus d’un siècle d’engagement féminin et féministe, de Louise Michel, figure majeure de la Commune de Paris, jusqu’aux femmes de la mobilisation féministe des années 70. Le texte de Françoise Thébaud démontre que les causes défendues, soit la révolution sociale, les droits des femmes, la résistance à l’occupant ou aux menaces de guerre, « sont toujours marquées d’une tension entre utopie révolutionnaire et réformiste » (p. 155).

En conclusion, ce beau livre, prolongement d’une exposition remarquable, témoigne du fait que les femmes ont su prendre leur place très tôt dans la profession de photographe et que, grâce au regard de ces photographes, les autres femmes ont pu devenir, comme le souligne Catherine Gonnard, « de pleines actrices de la cité » (p. 95). Enfin, le livre sensibilise au rôle de la presse illustrée dans la diffusion des oeuvres des femmes photographes. L’ouvrage nous emporte comme si l’on visitait un grenier rempli de trésors… Il fait apprécier le combat des femmes pour la dignité et la liberté et fait songer au chemin qu’il reste à parcourir.