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Onzième titre de la collection « Voix retrouvées » des Éditions David, Je voudrais bien être un homme présente aux lectrices et aux lecteurs la correspondance littéraire inédite qu’entretiennent intensivement Simone Routier, poète, et Harry Bernard, rédacteur en chef du Courrier de Saint-Hyacinthe, de la mi-septembre au début de novembre 1928. En une dizaine de semaines, 44 lettres s’échangent entre les deux protagonistes, lettres auxquelles s’ajoutent deux missives datées de la fin mars 1929, qui mettent un terme à cette correspondance de 46 lettres au total (29 lettres de Simone Routier et 17 envois d’Harry Bernard), déposée dans le fonds Harry-Bernard à la Bibliothèque nationale du Québec à Montréal. Même incomplet, puisque certaines lettres manquent, cet échange épistolaire plonge le lectorat dans la fébrilité littéraire de Simone Routier qui prépare à l’automne 1928 l’édition de son premier recueil de poésie, L’immortel adolescent.
Spécialistes du journaliste et écrivain Harry Bernard à qui ils ont consacré plusieurs écrits, Guy Gaudreau et Micheline Tremblay ont décidé de « braquer les projecteurs de manière à ce qu’elle [Simone Routier], seule, serve de fil conducteur » (p. 9) et ils ont eu raison, car c’est bien la poète débutante qui s’exprime tout au long de cette correspondance où Harry Bernard se fait discret, moins intime qu’elle. On a ainsi « cherché à illustrer le travail de l’auteure dans la révision qu’elle apportera à son recueil » (p. 9), à mettre « en valeur ses talents de dessinatrice » (p. 10) et à faire « comprendre les embûches que cette jolie célibataire a dû surmonter dans ses relations épistolaires avec des écrivains mariés et bien en vue dont elle doit, par tous les moyens, obtenir les appuis » (p. 10). En effet, de l’écriture de ses premiers poèmes en février 1927 à la préparation du recueil à l’automne 1928, « Mademoiselle Routier », ainsi que l’interpelle toujours son correspondant maskoutain, entre en contact épistolaire avec de nombreux journalistes et critiques influents susceptibles de l’aider à faire connaître ses vers et, surtout, à prédisposer le public en sa faveur (que l’on songe ici à Paul Morin, Édouard Montpetit, Victor Doré, Louis Dantin, par exemple), et Harry Bernard fait partie de ses élus. Simone Routier entend orchestrer son entrée officielle en littérature de façon à maximiser ses chances d’obtenir le prix David, récompense prestigieuse de son époque assortie d’une bourse substantielle. Ce prix convoité a d’ailleurs déjà couronné deux fois l’écrivain de Saint-Hyacinthe : la première, en 1924, pour L’homme tombé et la seconde, en 1926, pour La terre vivante. Harry Bernard se présente donc comme un allié de choix, capable de lui fournir conseils et commentaires éclairés et de faire paraître dans les journaux poèmes et critiques. On ne peut que ressentir de l’admiration à l’endroit de cette jeune femme volontaire qui déploie une énergie remarquable à se tailler une place dans le paysage littéraire de son temps. En cela, la correspondance qu’entretiennent Simone Routier et Harry Bernard ressemble à celle qu’elle partage avec Alfred DesRochers à la même époque puisqu’elle participe elle aussi à l’ambitieux plan de campagne de la poète.
Là où cette correspondance s’en distingue cependant, c’est dans la nature de la relation qui se développe entre la poète de 28 ans et le journaliste de trois ans son aîné. Alors que Simone Routier traite le poète d’À l’ombre de l’Orford en camarade, elle adopte une attitude équivoque avec Harry Bernard, qu’elle ne rencontre pas avant le début de novembre 1928, tentant de saisir la personnalité de son correspondant et de l’imaginer physiquement. Gaudreau et Tremblay insistent d’ailleurs sur cette dimension de la correspondance entre la jeune poète, qui vit toujours avec ses parents à Québec, et son vis-à-vis, marié et père d’une fillette de 4 ans. Ce sont d’ailleurs ces difficultés « posées dans les rapports homme-femme » (p. 11) qui mettront un terme à la correspondance puisque « [l]a femme de Bernard, jalouse de leurs échanges de lettres et de livres, fera deux scènes de jalousie » (p. 11) : la seconde, « plus orageuse », rendra la poursuite de leur commerce épistolaire impossible. Outre l’aspect sentimental soulevé par cet incident, les lettres de Simone Routier sont empreintes d’une forme d’ambiguïté plus large et qui touche à la représentation des attitudes et des rôles sociaux liés au genre. Au fil de la lecture, se dessine une Simone Routier ambiguë, tout à la fois une jeune fille qui « écri[t] des fadaises […] ne contrôlant […] plus tout à fait son cerveau » (p. 89) et qui pourtant « [se] targue – entre autres choses – d’avoir une âme de gentleman » (p. 90). En effet, coincée entre les conventions de son milieu bourgeois et ses aspirations, Simone Routier adopte un ton frondeur, désinvolte ou narquois, qui tour à tour contredit les représentations d’une féminité minaudière et fragile de même que celles d’une masculinité puissante. Comme le soulignent Gaudreau et Tremblay dans leur présentation, Simone Routier « feint d’être une femme qui a besoin d’un homme pour devenir logique et raisonnable » (p. 17). Au-delà de ce discours convenu apparaît une rhétorique de la séduction qui met en scène le corps (le physique que l’on imagine – ici la chevelure que l’on espère drue et brune −, les visages et les portraits esquissés et les mains que l’on presse), et qui touche Harry Bernard comme elle émeut l’éminent Louis Dantin, alors dans la soixantaine, avec qui Simone Routier correspond à peu près au même moment (leurs échanges débutent véritablement en mars 1929). Cependant, au-delà de ce badinage parfois affecté ou mondain, l’émotion sincère affleure sous la plume de Routier, comme le notent Gaudreau et Tremblay. Alors que le début de la correspondance avec Harry Bernard se déroule sous le signe des affaires littéraires, la première lettre étant adressée au rédacteur en chef plutôt qu’à l’homme, le coeur de ce courrier permet à Simone Routier de se livrer davantage et d’adopter un ton plus intimiste propice à l’introspection.
Ces longues lettres d’octobre 1928 valent donc à elles seules la peine que se sont donnée Gaudreau et Tremblay pour établir la correspondance. Bien que leur travail semble irréprochable, le lecteur ou la lectrice se demandera par moments devant quel objet il ou elle se trouve : l’ouvrage, doté d’une chronologie détaillée et minutieuse – où l’on pourrait pourtant se plaindre qu’elle s’attache davantage au parcours de Bernard, mieux connu de Gaudreau et Tremblay, qu’à celui de Routier, surtout en fin de vie −, s’ouvre sur une présentation intéressante, quoique brève, et se termine par des annexes où figurent les 200 corrections et ajouts de la deuxième édition de L’immortel adolescent parue en octobre 1929. En fait, le choix des documents annexés (une liste partielle des correspondantes et des correspondants d’Harry Bernard et la liste des variantes entre les deux éditions du premier recueil de poésie de Simone Routier) reflète le manque d’unité de l’ensemble, car n’aurait-il pas plutôt fallu présenter les correspondantes et les correspondants de Simone Routier au moment de ses entretiens avec Bernard afin de faire preuve de cohérence avec la décision de mettre en avant son activité littéraire à elle? De plus, bien que les vers et la poésie de l’écrivaine soient discutés de manière très précise en vue de leur parution officielle, le projet de réédition de L’immortel adolescent lui-même n’est que très peu abordé dans la correspondance avec Bernard et, d’ailleurs, celui-ci la déconseille. Bien sûr, nombre des corrections suggérées par Bernard ont été retenues par la jeune femme, mais il n’est pas le seul à avoir participé à la relecture des poèmes et plusieurs de ses remarques ont été reprises par d’autres. On comprend donc mal la présence de ces modifications minutieusement établies par Gaudreau et Tremblay (même si elles sont en elles-mêmes fort éloquentes du travail minutieux de la poète), alors qu’ils s’intéressent peu à la voix poétique de la jeune femme pourtant parmi les premières à tenter le vers libre et les formes modernes (calligrammes, haïkus, etc.). De plus, Gaudreau et Tremblay expliquent dans leur présentation être « beaucoup intervenus dans le texte de Simone Routier afin d’en augmenter la lisibilité » ne présentant pas « ses écrits dans leur forme originale, conformément à [leur] volonté de ne pas en faire un ouvrage d’érudition, mais plutôt la mise en valeur du travail d’une femme dans le champ littéraire » (p. 13). Cependant, on aurait peut-être aimé que les interventions de Gaudreau et Tremblay soient rendues davantage apparentes directement dans le corps du texte plutôt qu’en notes de fin de document, ne serait-ce qu’en ce qui a trait à la datation de la correspondance. L’opposition entre vulgarisation et approche savante est d’autant plus grande que, malgré un grand souci de rigueur, ne figure pas de bibliographie (en dépit de l’annonce de l’éditeur en présentant la collection « Voix retrouvées ») et que certaines notes très pédagogiques alternent avec d’autres plus pointues et que des coquilles déparent parfois l’ensemble, comme dans cette note où l’on écrit que Simone Routier est née en 1900 plutôt qu’en 1901. En somme, il aurait peut-être fallu faire des choix éditoriaux plus cohérents avec l’objectif général de l’ouvrage, c’est-à-dire centrer vraiment tout l’appareil critique sur Simone Routier, exercice peut-être déstabilisant pour des spécialistes d’Harry Bernard s’éloignant de leur champ d’expertise habituelle.
Malgré ces réserves, Je voudrais bien être un homme reste un bel ouvrage qui ouvre des avenues de réflexion fort stimulantes pour qui s’intéresse à la prise de parole des femmes au cours des années 20 et 30. C’est, par exemple, la première fois que l’on donne à voir les dessins de Simone Routier dont l’activité artistique a peut-être été sous-estimée, même si elle insiste la plupart du temps sur son manque de formation et son dilettantisme. Les lettres de la poète illustrent également son audace, sa grande soif de vivre, sa méfiance envers le milieu littéraire malgré son incroyable réseau épistolaire et mondain. Cependant, c’est surtout, et ce, grâce au travail patient de Gaudreau et Tremblay, l’une des rares occasions d’entendre la voix de Simone Routier qui rêve d’échapper aux limites de son milieu et de son statut de jeune fille de bonne famille, ce que le titre de cette correspondance, repris à même une lettre de la poète, nous rappelle éloquemment.