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L’antiféminisme est une réaction. Étymologiquement, il pourrait se placer « au lieu du », « en comparaison du » ou « contre le » féminisme. En tout cas, il s’oppose, mais concrètement à quoi, à qui? Qui le porte : des individus, des groupes sociaux, des organisations? Le numéro commun des Cahiers du Genre et de Recherches féministes a été pensé pour y voir plus clair dans cette nébuleuse des réactions au progrès social en faveur de l’émancipation des femmes.

S’y intéresser maintenant tient d’abord et avant tout à ce qu’il y a non seulement problème mais aussi danger. L’antiféminisme s’organise aujourd’hui en s’adossant à l’idée que, les inégalités de genre ayant disparu, les nouveaux droits des femmes seraient des privilèges créant de nouvelles inégalités à l’encontre des hommes. Partant de là, le féminisme contemporain est censé être dépassé, car il continuerait de combattre pour des objectifs déjà atteints. Cela le cataloguerait comme combat d’arrière-garde. Cependant, en a-t-il toujours été de même et cela a-t-il toujours revêtu les mêmes formes? C’est ce qu’une perspective historique permet de savoir. Et en est-il partout de même? Une perspective internationale permet de s’en faire une idée. Deux directions d’emblée présentes dans notre projet éditorial commun.

L’antiféminisme s’oppose au féminisme, c’est une évidence étymologique, qu’il peut être nécessaire de rappeler et de décortiquer, mais à quoi s’opposent ou réagissent les antiféministes? Aux féministes? Ou aux femmes dans leur ensemble? Du cri du meurtrier en rafale de l’École polytechnique à Montréal qui lance « j’haïs les féministes » aux meurtres en série de femmes seules dans les rues, des crimes dits « d’honneur » aux viols de guerre, du harcèlement psychologique et sexuel au travail à la malnutrition féminine assumée, des mariages forcés aux mutilations sexuelles et aux violences domestiques, quel est le lien? On tue des femmes au nom de leur sexe, mais en des lieux, en des situations politiques, en des contextes très divers. Si la méthode de combat, la violence, est commune, argumentaires et justifications adoptent plusieurs déclinaisons.

Lorsqu’on réfléchit à l’antiféminisme, on se heurte d’entrée de jeu à un problème, c’est-à-dire la définition de ses contours, de ses objectifs et de ses méthodes. De quoi parlons-nous au juste : s’agit-il de discours, de pratiques ou des deux? En quoi l’antiféminisme est-il distinct de la misogynie, du sexisme, de la lesbophobie, du postféminisme, du masculinisme ou en quoi se confond-il avec l’une ou l’autre de ces attitudes? Son caractère fuyant, du fait de ses contours incertains, interdit-il toute tentative de délimitation?

Commençons par un petit exercice de sémantique. Malgré des luttes féministes qui se déroulent depuis plus d’un siècle et des avancées qui ont transformé les vies des femmes et des hommes, force est de reconnaître que nous vivons encore dans des sociétés misogynes, sexistes et lesbophobes, et c’est de ce fond sociétal qu’émergent les diverses variantes de l’antiféminisme. Livrons-nous à un petit travail archéologique pour en repérer les sédimentations et constituer une généalogie des antiféminismes contemporains.

Les soubassements de l’antiféminisme

La misogynie est certainement la strate la plus ancienne et en même temps la plus récurrente. Un dictionnaire la définit ainsi : « haine ou mépris des femmes » (Petit Robert 2012). Nos cultures sont imprégnées de ce mépris. Ève serait la cause de la déchéance humaine, ayant osé braver l’interdiction divine et croquer le fruit de l’arbre du bien et du mal, ce qui s’est soldé par l’expulsion du paradis et la confrontation de l’humanité à la mortalité, à la misère et à la souffrance. Hésiode nous décrit Pandore, « source de la race maudite des femmes », comme source également de la souffrance humaine. Et l’on pourrait remplir quelques étagères de la déclinaison des différentes variantes de ce bêtisier par des hommes (et quelques femmes) plus ou moins célèbres. « Forte vous me combattiez, faible vous me méprisiez », comme le résumait Anne Sylvestre dans sa chanson Une sorcière comme les autres.

Cette misogynie a la vie dure, même si elle demeure labile, se transformant au gré des contextes et des époques. Et c’est à l’arsenal des arguments misogynes que se ravitaille l’éternel retour lorsqu’il s’agit de justifier la place subalterne des femmes. Il s’appuie sur un argument de nature. Et cette nature que la modernité occidentale s’est employée à comprendre, à déchiffrer, à analyser, à aménager et à transformer devient soudainement éternelle et immuable lorsqu’il s’agit des femmes.

La vague féministe de la fin des années 60 a employé les termes « patriarcat » ou encore « sexisme », voire « sexage » (Guillaumin 1992) pour décrire le rapport social qui maintient les femmes dans une situation d’infériorité et d’appropriation par les hommes. Plutôt que de se concentrer sur la « condition » ou encore la « nature » féminine, les féministes de cette génération ont mis l’accent sur le rapport social qui structure les relations entre les sexes. Pourtant, le sexisme est défini comme une « attitude de discrimination fondée sur le sexe » (Petit Robert 2012). Si ce dictionnaire renvoie « sexisme » à « phallocratie » et à « machisme », il opère également une symétrie des positions en renvoyant à « misandrie » et à « misogynie ». Il est intéressant de voir que le mot « patriarcat », dans le même dictionnaire, fait référence à la puissance paternelle, et non aux rapports sociaux de sexe, et si « homophobie » y a trouvé une place, ce n’est pas le cas de « lesbophobie ».

Pourquoi, dans ce contexte, parler de « sexisme » plutôt que de « misogynie »? Il nous semblait important de montrer que, si la misogynie est un sentiment fort répandu, il convient de décrire et de nommer une réalité sociale et un système social qui institue, nourrit, soutient et reproduit ces sentiments de haine et de mépris des femmes. Comme tout système social, le sexisme est général et global, en même temps qu’il s’exprime sous des formes particulières. C’est sous ces formes diversifiées selon les sociétés, les époques et les domaines d’activité qu’il organise l’oppression commune des femmes (Delphy 1998), leur domination et leur exploitation sur tous les plans de la vie sociale.

Sur le plan politique, le sexisme a longtemps fonctionné sur la base de l’exclusion, puis de la marginalisation des femmes, d’où toutes ces « politiques sur notre ventre » qui se sont faites « sur notre dos », comme le dit si joliment le slogan féministe. Sur le plan économique, plus d’un siècle après l’abolition de l’esclavage, les femmes sont certainement les championnes du travail non rémunéré, et cela a des répercussions sur leurs possibilités d’accès aux emplois rémunérés, sur les postes occupés et sur la rémunération. Sur le plan culturel, les femmes sont, encore, plus souvent les égéries et les modèles que les créatrices. Sur le plan symbolique, soit les femmes sont confinées et invisibilisées, soit elles sont surexposées, nues de préférence, pour assurer la vente de toutes sortes d’objets, sans parler des divers codes de la famille qui, de par le monde, consacrent le devoir d’obéissance des femmes à une figure masculine quelconque. Bref, l’invention du terme « sexisme » voulait souligner l’existence de ce système général et englobant, dont les manifestations concrètes varient selon les pays, les époques ou les luttes féministes et qui est fondé sur l’infériorisation des femmes.

Dans les textes qui suivent, on verra que l’antiféminisme constitué se distingue parfois difficilement de la misogynie ordinaire dans des sociétés qui reposent encore largement sur l’exclusion, l’oppression, la marginalisation ou le dénigrement des femmes. Cependant, les succès des combats féministes ont modifié les possibilités de prises de position ouvertement sexistes et misogynes. Aussi les argumentaires doivent-ils trouver d’autres chemins d’expression et adapter leurs formes langagières.

C’est ce qui explique que, aujourd’hui, on voit surgir, du moins dans le monde euro-atlantique, le concept de postféminisme. Simple « post» additionnel ou expression d’une crainte archaïque? Car le « post » sert d’abord et avant tout à enterrer le féminisme. Pour certaines personnes, il signifierait que les objectifs du féminisme, l’égalité et la liberté des femmes, sont atteints et qu’il ne subsiste que quelques scories dont le temps se chargera. Pour d’autres, c’est un immense soupir de soulagement : les luttes des femmes ont failli porter des fruits mais leur démobilisation offre un répit et permet de rétablir les anciennes hiérarchies sociales. Tout cela n’empêche ni les uns ni les autres de se gargariser de l’égalité entre les hommes et les femmes comme valeur fondamentale des sociétés occidentales et d’exiger des populations issues des régions « barbares » et « arriérées » de la planète de se prosterner devant ce nouvel autel pour bénéficier du « sésame » leur permettant d’avoir accès aux gated communities, ces quartiers de riches que sont devenus les pays euro-atlantiques.

Les réformes du droit de la famille, le droit à l’avortement, l’accès aux professions, l’accès aux métiers traditionnellement masculins, l’accès à la contraception, l’équité salariale, l’accès à une rémunération indépendante, la présence de femmes dans les postes de décision politique ou dans les conseils d’administration de certaines entreprises, rien de tout cela n’est tombé du ciel ou n’est l’effet de la soudaine bienveillance des autorités (masculines) en place. Tout cela a été obtenu à la suite de combats féministes qui se sont parfois échelonnés sur plusieurs générations. Et les acquis restent fragiles, y compris dans les sociétés euro-atlantiques où dominent les courants néolibéraux et conservateurs.

Dans les domaines économique, social et politique, l’égalité entre les femmes et les hommes est loin d’être atteinte, y compris dans les sociétés occidentales : les inégalités salariales restent importantes et les femmes ne détiennent qu’une faible proportion de la richesse sous forme de propriété mobilière et immobilière; la proportion de femmes dans les parlements et les gouvernements est loin du taux de 50 % auquel il faudrait s’attendre en cas d’égalité.

L’égalité entre les hommes et les femmes n’est donc pas à l’ordre du jour uniquement dans les sociétés « en développement » en vue de leur permettre de se qualifier pour des programmes de développement international ou pour du microcrédit, mais elle est aussi à l’ordre du jour sur l’ensemble de la planète. Et si nous voyons s’étendre de plus en plus un féminisme qui a pour objet la justice sociale en insistant sur les inégalités de genre, ce n’est pas parce que les féministes des générations précédentes auraient fait « fausse route » en mettant essentiellement l’accent sur les inégalités de genre, mais parce qu’il devient de plus en plus évident que sexisme, racisme et capitalisme ont partie liée et qu’il semble utopique de penser se débarrasser de l’un de ces systèmes en laissant en place les deux autres.

Or l’antiféminisme contemporain tente de nous faire croire que les femmes auraient tout obtenu et que nous vivrions sous l’emprise d’un « nouveau matriarcat », castrateur forcément, qui ferait du mâle blanc une espèce en voie de disparition. Et de prôner une fausse symétrie qui fait en sorte que ce seraient désormais les hommes qui devraient être l’objet de politiques publiques spécifiques et leurs besoins qu’il faudrait écouter. Si, dans le passé, il y aurait eu oppression féminine, nous assisterions aujourd’hui à une domination féminine, et il faudrait d’urgence se pencher sur la situation tragique de ces jeunes hommes, victimes expiatoires des péchés de leurs pères. Pis encore, les féministes seraient à l’origine d’une « guerre des sexes » puisque désormais les femmes ripostent lorsqu’on les traite comme des paillassons. Hyperbole de cette symétrisation qui occulte l’asymétrie de fait concernant la place, le statut et les libertés des hommes et des femmes dans la société, le mouvement masculiniste contemporain, qui défend une « condition masculine » aggravée par une plus grande égalité entre les sexes, n’est qu’une modalité d’expression de l’antiféminisme jouant de la sympathie qu’inspire un mouvement de défense d’individus réputés malheureux et en plein désarroi (Blais et Dupuis-Déri 2008).

Quels sont les domaines d’action de l’antiféminisme?

Voyons maintenant, grâce aux divers textes réunis dans ce numéro, les lieux où se déploient ces antiféminismes et les manières dont cela se produit. Commençons, avec Mélissa Blais, par préciser que, parmi les « actions » antiféministes, nous incluons ce qui peut à proprement parler être défini comme des « attaques » antiféministes. Ces attaques, quel que soit leur champ d’action, font que les féministes peuvent se sentir en danger et « savoir que physiquement on peut être victime », comme le rappelle l’une des militantes citées par l’auteure.

Ensemble, les articles qui suivent confirment ce que les féministes pressentent : l’antiféminisme est une réaction politique qui touche d’abord la possibilité pour les femmes d’avoir une expression politique à travers le féminisme, ou plus globalement à travers toute forme de discours ou de suffrage. De la place des femmes en politique à Madagascar (Mireille Rabenoro) au droit de vote des Françaises (Helen Harden Chenut), en passant par la définition de politiques spécifiques comme les politiques démographiques ou relatives aux droits reproductifs au Mexique et aux États-Unis (Mathieu Caulier), les antiféministes tentent de museler la voix des femmes. L’antiféminisme des médias n’est pas étudié en tant que tel dans ce dossier, même si, bien sûr, beaucoup d’analyses reposent sur des productions médiatiques.

Un peu curieusement, notre appel de textes, point de départ de ce numéro commun, n’a pas donné lieu à des réponses sur le thème de l’école et de la plus grande réussite scolaire des filles par rapport aux garçons, thème pourtant majeur des discours antiféministes, notamment au Québec (voir notamment Bouchard et St-Amant (1999)). On pourrait ajouter que manquent également les expressions antiféministes dans le domaine de la production scientifique, en particulier celle qui concerne la connaissance des inégalités de sexe et des rapports sociaux de sexe. Là, l’antiféminisme se confond souvent avec un point de vue androcentré qui se pare du masque de l’objectivité. On sait, avec Colette Guillaumin (1992), que la « colère des opprimées » (qui peut bien évidemment se décliner aussi au masculin pour ce qui est, par exemple, de l’oppression coloniale, de l’exploitation de classe ou de la domination hétérosexuelle) est productrice d’un savoir qui n’est en rien moins capable de généralisation que la position de groupes dominants.

Chacun à sa manière, l’article de Helen Harden Chenut et celui de Mathieu Caulier mentionnent l’utilisation de cette opposition entre le professionnalisme des expertes et des experts et le militantisme, forcément non scientifique, opposition de scientifiques mâles aux prises de position féministes, les uns à propos de la nature biologique des individus et leur capacité à exercer des options politiques au moment de mettre un bulletin de vote dans une urne, les autres sur la médecine procréative.

Après le politique, ou plutôt en même temps mais dans un registre plus spécifique, l’antiféminisme s’exprime à propos et au travers du religieux. Denise Couture en démontre, à partir du « nouveau féminisme » du catholicisme romain contemporain, la structuration poussée et la cohérence de discours et d’action. Traditionnellement lié au religieux dans tous les domaines de la domination masculine, le champ de la famille, domaine privilégié des attaques antiféministes à travers, notamment, la défense des droits des pères (Lavoie 2008; Devreux 2009), figure néanmoins dans le paysage de l’antiféminisme du pape Jean-Paul II (Denise Couture) et dans l’analyse que fait Francis Dupuis-Déri de la rhétorique antiféministe construite autour de la notion de « crise de la masculinité ».

Nous gardant d’assimiler toute réflexion sur la masculinité à de l’antiféminisme, nous observons cependant que le fameux « malaise masculin », qui permet de re-spécifier les catégories de sexe et de les réifier dans un essentialisme de nature, une fois de plus, à partir du masculin. Dans son article, Marie-Carmen Garcia effleure un domaine d’action qui pourrait bien voir fleurir dans un proche avenir les revendications masculinistes et antiféministes, celui de la vie urbaine et des cités. Comme il faudrait le faire à l’école pour éviter aux garçons de souffrir de la réussite des filles ou d’être éduqués par trop de femmes, la sortie de crise masculine ne devra-t-elle pas bientôt passer par une plus grande tolérance aux sociabilités masculines dans les quartiers, qui, on en a la preuve trop souvent, s’expriment par des violences physiques ou verbales et du harcèlement envers les filles et les femmes? La violence ne constitue-t-elle pas, dans la version masculiniste de l’antiféminisme, un élément « naturel » de l’identité masculine, de même que l’inattention à l’école relèverait d’une « nature » plus spontanément active et rebelle des garçons?

Quelles sont les méthodes des antiféministes?

D’un article à l’autre, on voit que les antiféministes font jouer divers ressorts dans leur combat contre le féminisme et les avancées en faveur des droits des femmes et qu’ils usent de techniques variées, dont la plupart sont des techniques discursives : amalgame, négation des réalités, menace, mais aussi appel à la nature, à l’objectivité scientifique, ou encore réécriture de l’histoire, et même renvoi aux calendes grecques du changement souhaité par les femmes pour le bien de la société. Arsenal habituel des techniques de domination tentant d’instaurer ou de restaurer l’ordre social qui leur convient.

Évidemment, le refrain « c’était mieux avant » remporte un franc succès quelle que soit la source du discours antiféministe. Avant le féminisme, avant que les femmes se mêlent de dénoncer l’oppression commune dont elles sont victimes. Et quoi de plus caractéristique de cet « avant » que la référence à une nature immuable des femmes, ancrées dans leur rôle de mère. C’est bien sûr le discours de l’Église catholique qui entonne le refrain avec le plus de conviction, mais les populationnistes ne sont pas en reste. Quant aux hommes politiques malgaches, comme on le comprend dans l’article de Mireille Rabenoro, ils manipulent les faits historiques du passé, arguant de ce que des femmes ont été sur le trône de la royauté dans suffisamment d’occasions pour témoigner d’une longue tradition de partage du pouvoir entre les sexes dans la sphère politique. Pourquoi changer quoi que ce soit puisque « l’égalité est déjà là » (sur « le mythe de l’égalité déjà là », voir Delphy (2007) et Lamoureux (1994 et 2006))? Et même si le partage du pouvoir n’est pas encore atteint, ne devrait-on pas attendre encore un peu pour accorder le droit de vote aux femmes, plutôt que de risquer de perturber la société établie, semblent demander les antisuffragistes français étudiés par Helen Harden Chenut. À la même époque, de l’autre côté de la Manche, on se demandait parfois ce qu’il adviendrait de l’Empire dans une telle éventualité : Martine Spensky a montré comment il était inconcevable que le « corps pour autrui » des femmes, que les antisuffragistes britanniques jugeaient naturellement fait pour s’occuper exclusivement de la reproduction biologique et de la famille, puisse s’aligner sur le même terrain que la force naturelle des corps masculins, bien faits, quant à eux, pour régler les affaires du corps politique (Spensky 2000 : 144-150).

Manipulation de l’histoire, manipulation des mots. Les concepts du féminisme eux-mêmes peuvent être détournés : la « promotion des femmes » et la « lutte pour la libération des femmes » sont reprises par les chantres du « nouveau féminisme » de Jean-Paul II.

Le même procédé est à l’oeuvre dans un autre contexte : on note, dans l’article de Marie-Carmen Garcia que les militantes et les militants de Ni Putes Ni Soumises et du Mouvement des Indigènes de la République prétendent aussi, après l’avoir refusé, avoir fondé un « nouveau féminisme », qui hiérarchise la solidarité, celle de classe et de race avec les hommes des cités, quelles que soient leurs pratiques sexistes à l’égard des femmes de leurs quartiers, paraissant devoir passer avant la solidarité entre femmes, comme s’il fallait nécessairement choisir entre « antisexisme » et « antiracisme ». Josette Trat rappelle d’ailleurs que, concernant l’analyse des violences faites aux femmes comme celle de la question d’une loi sur l’interdiction du voile islamique dans les établissements scolaires, les positions ne se sont en réalité pas réduites à la simple opposition (pour ou contre la loi) dont les médias français ont fait leurs choux gras. Jouant là aussi sur les mots, l’opposition aux féministes – y compris émanant d’intellectuelles – a ainsi voulu redéfinir tant le statut de « victime » que la notion de « liberté », argumentant sur la nécessité de « dépasser la “logique victimaire” et [de] rompre avec un féminisme “pro-femme”, pour le remplacer par une logique “multi-culturaliste” et “pro-sexe” » (Trat 2006 : 229).

L’article de Mélissa Blais montre que subir des attaques ou risquer des violences physiques peut conduire à une division entre féministes, quand certaines préfèrent faire une place dans leur groupe à des préoccupations masculinistes, tandis que d’autres continuent d’y résister. Celui de Denise Couture révèle que Jean-Paul II a fait faire le travail de conception et de diffusion de sa « théologie de la femme » par des théologiennes ou des femmes activistes catholiques, ce qui autorisait l’Église à présenter cette théorie comme un discours féministe parmi d’autres. De son côté, l’historienne Micheline Dumont note ceci (2011 : 29) : « Cet antiféminisme touche même les féministes : plusieurs ont le sentiment d’être allées trop loin », un point de vue utilisé par les masculinistes qui y trouvent argument pour tenter un retour en arrière, par exemple sur la mixité à l’école ou le partage de l’autorité parentale à égalité entre les deux parents.

Car le maniement de l’intimidation, de la menace et de la culpabilisation reste une stratégie de choix pour les antiféministes. Cela peut aller du reproche fait aux féministes d’être responsables de l’effondrement des valeurs et de la destruction de l’oeuvre de Dieu à l’intimidation physique, en passant par l’accusation d’être responsables du mal-être des garçons, voire de leur échec scolaire ou de leur tendance suicidaire. Si le féminisme est dangereux pour la société, il est alors normal d’utiliser des moyens coercitifs pour le contrer. D’ailleurs, les références au combat militaire, si ce n’est guerrier, affleurent parfois, laissant apparaître le désir des antiféministes d’en découdre physiquement avec les femmes qui, à travers une « trouée féministe », osent revendiquer leurs droits de citoyennes et s’en prendre à la « forteresse mâle » : le retournement du réel est complet.

Paradoxalement, les antiféministes revendiquent la plus grande objectivité de leurs discours censés s’appuyer sur les données scientifiques qui s’opposent au point de vue militant des féministes, tout en ayant un goût particulier pour les références prises dans les oeuvres de fiction décrivant une masculinité en crise d’hommes perdus au milieu des bouleversements sociétaux issus de l’action féministe.

Cependant, au fond, la plus grande fiction sur laquelle s’appuient les discours antiféministes tient à la minorisation de l’oppression subie par les femmes. Cela va du sexisme ordinaire auquel doivent faire face les filles et femmes dans la rue, regardé parfois comme une réaction défensive pour certains garçons, au refus partagé par tous les antiféministes et à toutes les époques de considérer la situation matérielle de la majorité des femmes sur la planète comme le véritable argument fondant la lutte des femmes.

Une politique réactionnaire

Ce discours s’appuie sur le développement d’une politique du ressentiment qui a d’abord représenté un courant minoritaire et qui est en passe de devenir dominant un peu partout sur la planète. Il s’agit de délégitimer certaines victimes en montrant que d’autres sont encore plus victimes qu’elles. Comme le souligne Susan Faludi (1991), après chaque période d’avancée du féminisme, un backlash peut être observé. C’est pourquoi la revue Recherches féministes a choisi de traduire un article de Jane Mansbridge et Shauna L. Shames qui essaie de mieux circonscrire la notion de backlash[1]. Celui-ci peut s’interpréter dans la logique des contre-mouvements sociaux, qui cherchent à revenir à l’ordre antérieur des choses. Toutefois, il nous semble, à la suite de Faludi, qu’il y a une particularité dans le backlash antiféministe : la réaction procède moins de changements déjà réalisés que de la crainte de changements à venir. Christine Bard fait écho à Faludi lorsqu’elle montre que, à peine esquissée la transformation des rapports sociaux de sexe, l’on décrète la mort du féminisme qui aurait fait son temps ou qui serait allé trop loin, ou les deux à la fois, tout cela au nom de la « hantise de l’égalité » (Bard 1999 : 320).

La recrudescence de l’antiféminisme se nourrit d’un contexte politico-social où se conjuguent néolibéralisme et néoconservatisme, tous deux dangereux et pernicieux pour les femmes et le féminisme dans la mesure où ils tentent de rogner sur l’autonomie personnelle et collective que les femmes ont acquise à travers leurs luttes des dernières décennies. Alors que le premier nie les rapports sociaux, le second se languit d’un retour au « bon vieux temps ». S’il faut distinguer entre ces deux types de pensée, leur convergence est suffisamment forte pour qu’il devienne nécessaire d’analyser leurs effets combinés (Brown 2007).

C’est ainsi que l’on assiste à un phénomène de disqualification du féminisme comme mouvement social. À partir du moment où, dans le néolibéralisme, l’on insiste sur l’inexistence des rapports sociaux et que l’on attribue les différences sociales aux comportements individuels, les injustices sociales sont gommées au profit d’une appréhension purement quantitative, des positions sociales. Quant au néoconservatisme, il a tendance, à l’instar de ce que l’on avait déjà pu voir se développer dans le discours social des XVIIIe et XIXe siècles, à attribuer les mêmes différences sociales à des défaillances morales. Dans les deux cas de figure, le féminisme devient obsolète ou corporatiste puisque le sexisme est réputé révolu comme système social. Ce qui nous ramène au discours du postféminisme.

Au-delà des méthodes et des stratégies, les antiféministes s’appuient à l’occasion sur les combats les plus réactionnaires de l’époque où ils s’expriment : c’est, par exemple, le cas des antisuffragistes français flirtant avec les antidreyfusards. Plus généralement, réactionnaire, l’antiféminisme s’oppose au changement social, tournant un regard plein de nostalgie vers un passé où les femmes non organisées entre elles pour se défendre courbaient le dos sous le poids de l’exploitation et de l’oppression. Une nostalgie du « tout oppression » donc.

C’est probablement ce qui explique la résurgence, autant en France qu’au Québec, d’un discours du type « travail, famille, patrie ». Retors, un tel discours à la fois soutient l’idée d’une moralisation nécessaire de la société en mettant l’accent sur la valeur de l’effort, plutôt que sur les politiques publiques, et permet de conforter tant les rapports sociaux de sexe que l’ordre racial de la suprématie occidentale. La montée du néoconservatisme s’accompagne donc d’une insistance sur la différence (hiérarchique, évidemment) des sexes et la crainte du spectre de l’indifférenciation sexuelle que représenterait le féminisme, ce qui permet de faire d’une pierre deux coups : renvoyer les femmes à des positions subalternes et réitérer les vertus de l’hétérosexualité.

Ainsi, l’antiféminisme se révèle un combat rétrograde, au sens propre du mot. Cependant, comme le rappelle Mathieu Caulier, à propos des conflits au sein des organisations travaillant sur les droits reproductifs aux États-Unis et au Mexique, la victoire des féministes peut consister à obliger leurs opposants à épouser formellement les principes éthiques et méthodologiques du féminisme pour se maintenir dans les organisations où elles ont réussi à faire valoir majoritairement leurs valeurs et leurs méthodes.

L’antiféminisme, quelle que soit la forme qu’il prend pour s’exprimer, apparaît comme un combat logique si l’on se souvient que les rapports sociaux de sexe sont un antagonisme opposant les intérêts des femmes à réduire et à faire disparaître la domination qu’elles subissent de la part des hommes et les intérêts de ces derniers à préserver les bénéfices de cette domination (Devreux 2004 et 2009). Un combat qu’il nous appartient non de refuser en l’ignorant, mais de mener en actualisant sans cesse nos connaissances sur ses cibles et en démontant ses méthodes. Jusqu’à ce que ce combat antiféministe se voie réduit à un baroud d’honneur.

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Les Cahiers du Genre comportent une rubrique annuelle « Lecture d’une oeuvre », partagée avec la revue Recherches féministes pour l’occasion de ce numéro commun. Cette « lecture » porte, cette fois, sur les écrits de la féministe américaine bell hooks[2]. Estelle Ferrarese montre comment, à partir d’une pensée de l’« interconnectivité des oppressions de sexe, de race et de classe », bell hooks revisite la sororité qui est, pour elle, un engagement politique plus qu’« une sympathie réciproque », et l’amour qui est un choix : dès lors, la « subjectivité précède le politique, qui en est une pré-condition ».

Nous publions également, hors thème, un article de Lorena Parini, Matteo Gianni et Gaëtan Clavien. Ils analysent l’utilisation qui est faite des questions de genre dans les médias de la Suisse francophone s’exprimant sur l’islam et les musulmans : même lorsque le sujet traité dans la presse ne concerne pas directement, a priori, les femmes, les hommes ou les rapports sociaux de sexe, les questions de genre sont instrumentalisées au nom de la démocratie, dans l’instant même où la parole et le libre choix des femmes sont déniés et délégitimés.