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Il est sans doute bien tard pour présenter le compte rendu d’un ouvrage paru il y a trois ans. Cependant, les lectrices et les lecteurs de Recherches féministes doivent savoir que ce livre majeur doit figurer dans leur bibliothèque. L’auteure a mérité trois prix : le prix Lionel-Groulx – Fondation Yves-Saint-Germain, remis par l’Institut d’histoire de l’Amérique française en 2005; le prix Clio-Québec, décerné par la Société historique du Canada en 2006; et le prix Jean-Charles-Falardeau, attribué par la Fédération canadienne des sciences humaines la même année. Ouvrage d’histoire certes, mais écrit dans une éclairante perspective féministe. Bien qu’au coeur présumé immuable du « naturel », la grossesse, l’accouchement et les soins aux nourrissons se révèlent soumis à l’historicité, à la culture, voire à la politique. Ouvrage solidement documenté également, utilisant les statistiques, les revues féminines, féministes, médicales, professionnelles, le matériel didactique destiné aux mères, et un corpus de 66 entrevues avec des femmes mariées entre 1920 et 1960. Utiliser tant de sources diverses témoigne d’une maîtrise exceptionnelle de la méthode historique. Enfin, le texte est parsemé d’illustrations variées (notamment les affiches de « propagande » comme on disait à l’époque), qui ajoutent à l’intérêt et à l’utilité du livre.
On a beaucoup glosé sur la soi-disant « revanche des berceaux », encore que l’expression soit employée le plus souvent à tort et à travers[1]. On sait moins que la mortalité infantile constituait l’autre versant de cette fécondité remarquable : au début du XXe siècle, Montréal affichait un taux de mortalité infantile supérieur à celui des villes de l’Inde. L’ouvrage de Denyse Baillargeon fait le point sur les efforts qui ont été consentis au Québec pour contrer la mortalité infantile, dans un mouvement global qui a fini par contribuer à la médicalisation de la maternité, entre 1910 et 1970.
Le chapitre 1, « Une ‘mauvaise mère’ nommée Québec », expose les chiffres alarmants de la mortalité infantile au début du XXe siècle. Des tableaux permettent de visualiser les comparaisons Québec/Ontario, milieu urbain/milieu rural, différents quartiers de Montréal, groupes linguistiques et groupes religieux, le tout assorti de commentaires éclairants sur la perception du problème au cours des décennies.
Le chapitre 2, « Une mortalité infantile bien nationale », analyse le discours des médecins devant la mortalité infantile. Cette « saignée nationale » est en effet à la base de leur entreprise pour convaincre les mères de la nécessité de la consultation médicale. La visée est nationaliste : « Appréhendée de la sorte, la mort des enfants est généralement ramenée à la question du nombre […] Cette conception comptable de la survivance nationale n’a pas été sans conséquence pour le développement des services instaurés à l’intention des mères et des nourrissons » (p. 92).
Le chapitre 3, « Emparons-nous de la mère! Emparons-nous de l’enfant », décrit les phases successives de l’intervention médicale aux différentes étapes de la grossesse, de l’accouchement, des soins aux nourrissons. « Le discours contre la mortalité infantile s’avère un point d’ancrage pour promouvoir la médicalisation de la maternité » (p. 131). Les pratiques des médecins ont eu pour effet de minimiser les aspects sociaux du problème et de repousser à la marge les femmes qui les invoquaient.
Le chapitre 4, « À l’école des mères », décrit le rôle des différents agents et agentes qui se sont lancés dans d’éducation des mères : médecins, infirmières, institutions religieuses et politiques et groupes de femmes. L’auteure estime que l’on a trop longtemps examiné ces questions par la lorgnette des luttes Église-État. Elle montre bien que, à côté de la vision triomphaliste d’une intervention « progressiste » de l’État devant les forces « obscurantistes » de l’Église, se profilent la coexistence de formes anciennes et nouvelles de services et, surtout, le rôle central des groupes de femmes laïques : « Mieux que l’opposition entre tradition et modernité, l’interdépendance du couple État-philanthropie, entendue comme une métaphore des responsabilités et des attributs de la féminité et de la masculinité, permet de saisir la dynamique qui est au coeur de l’organisation des services aux mères et aux enfants dans toute sa complexité » (p. 137).
Le chapitre 5, « Une lutte sans merci », nous informe sur les luttes de pouvoir qui ont opposé les différents groupes qui s’intéressaient à la santé des mères et des nourrissons. Dans cette lutte, les femmes laïques étaient victimes de leur statut inférieur dans la société : « Les lignes de fractures sont nombreuses et elles ne recoupent pas uniquement la frontière du genre ou celle qui sépare les professionnels des bénévoles » (p. 225). Les médecins s’opposent entre eux par des intérêts économiques divergents.
Le chapitre 6, « La mère canadienne et ses enfants », expose principalement les réactions des mères aux divers services qui leur ont été proposés. Constitué surtout à partir des entrevues orales, ce chapitre apporte des aperçus absolument inédits sur la manière avec laquelle les femmes ont finalement contribué elles-mêmes au processus de la médicalisation de la maternité. « Les transformations économiques, mais aussi paradoxalement la baisse de la fécondité, ont donc représenté des conditions préalables importantes à la médicalisation de la grossesse et de la petite enfance » (p. 283). C’est ici que se conjugue la plus grande valorisation de l’enfant avec les progrès de la médecine.
Dans un bref épilogue, l’auteure laisse entendre que la pratique généralisée de la contraception semble contribuer à exacerber encore davantage la médicalisation de la maternité. Mais ce serait une autre étude à entreprendre.
Denyse Baillargeon, dans sa recherche, démontre une connaissance remarquable de l’historiographie internationale sur la question. Cela lui permet de situer adroitement le cas québécois dans le mouvement similaire qui caractérise alors le monde occidental et d’en analyser les caractéristiques nationales. Par ailleurs, elle présente dans l’introduction, et fait intervenir, tout au cours de son analyse (ce n’est pas courant!), des approches théoriques sur les rapports de genre, les rapports nationaux, les rapports entre professions, les conflits Église/État. C’est une merveille de la voir tenir tous les fils de ces analyses multiples et d’en dégager des interprétations éclairantes et stimulantes.
Citons, pour terminer, la conclusion du jury du Prix Clio de la Société historique du Canada (Bulletin, 31.2, 2005 : 25) : « Tout cela forme un ouvrage d’une rare solidité, intelligent, rigoureux et absolument fascinant, qui permet d’expliquer dans toute sa complexité un phénomène majeur de l’histoire contemporaine. »
Appendices
Note
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[1]
L’expression a été prononcée pour la première fois dans une conférence, en 1918, par le père Louis Lalande, pour souligner le fait que, en dépit d’une immigration massive et anglo-saxonne, la proportion de la population canadienne-française se maintenait au Canada, depuis le début du XXe siècle. L’expression a une signification essentiellement nationaliste. Depuis, elle a été employée surtout pour caractériser le fort taux de fécondité au Québec, jusqu’à la veille des années 60, même si, dans les faits, le taux de natalité a baissé régulièrement depuis le milieu du XIXe siècle.