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L’autobiographie d’Anne Zelensky-Tristan débute par une image forte : en 2001, accompagnée de sa compagne Emma, elle disperse dans la Neva, à Saint-Pétersbourg, les cendres du corps de sa mère, appartenant à une famille de Russes blancs émigrée. C’est en fait pour Anne Zelensky-Tristan, une seconde autobiographie : la première, en 1977, s’intitulait Histoire du MLF et mêlait, comme dans le présent livre, engagements publics et vie privée. L’ouvrage Histoire du MLF, bilan précoce du mouvement féministe, était cosigné avec Annie de Pisan sous le nom d’Anne Tristan, le nom russe de ses ancêtres étant ainsi gommé. Elle écrit ici qu’il s’agissait alors de ne pas recourir au nom de son père, mais aussi de se protéger à l’égard de l’Éducation nationale, son employeur. Près de 30 ans plus tard, Anne Zelensky-Tristan a retrouvé ses racines; elle s’est sans doute réconciliée avec ses origines, a terminé sa seconde analyse et se construit ainsi, par ce livre, une nouvelle identité publique. Le récit des circonstances de sa propre naissance en 1935, à Casablanca, suit immédiatement celui de la dispersion des cendres du corps de sa mère et ancre ainsi la vie dans un continuum féminin, qui, de prime abord, surprend quelque peu chez cette féministe hostile au courant dit de la féminitude des années 68. Sa défense de la parité montre cependant que les positions théoriques sont moins tranchées qu’il n’y paraît.

Anne Zelensky-Tristan est entrée dans le féminisme « de naissance », écrit-elle, à cause de ses malheurs familiaux en Afrique avec un père violent et séducteur, une mère « inculte », mais son premier amour, qui la conduit à bout de bras, par un soutien sans faille, à l’agrégation d’espagnol, concours qui lui assure le quotidien, mais lui procure aussi des joies d’enseignante (dont le témoignage détonne dans les discours actuels catastrophistes sur l’école).

Les convictions féministes d’Anne Zelensky-Tristan se sont affermies par la lecture initiatique de l’ouvrage intitulé La condition de la Française d’aujourd’hui, d’Andrée Michel et de Geneviève Texier, et par sa rencontre avec Jacqueline (Feldman) avec qui elle crée le Féminin masculin avenir (FMA) à la devise trinitaire : mixité, féminisme et radicalité, et dont le premier terme a été mis à mal dès 1970.

L’année 1968 voit la seconde naissance d’Anne Zelensky-Tristan, son baptême politique. Moment sur lequel elle ressasse pourtant nombre de lieux communs : gauchistes chevelus s’agitant sur les barricades, fils à papa travaillés par un prurit révolutionnaire ayant choisi de réussir dans la vie plutôt que de réussir leur vie, etc. Elle casse cependant l’une des idées reçues, éculée mais toujours vivace, selon laquelle les revendications féministes seraient absentes du mouvement de mai-juin 1968. Anne Zelensky-Tristan livre également sa propre vision de l’histoire du mouvement de libération des femmes (MLF). La chronologie de la naissance du MLF, enjeu fort de prise de contrôle de l’histoire du mouvement est l’objet de récits contradictoires[1]. Quel est le groupe ou qui sont les personnes qui vont s’approprier la maternité ou la paternité du mouvement : le FMA, les Oreilles vertes – ces femmes de cadres en révolte contre leur condition d’épouses et de mères –, les femmes qui ont signé le manifeste de L’idiot international en mai 1970 ou l’une des trois théoriciennes désignées ici par leur prénom : Christine (Delphy), Monique (Wittig) ou Antoinette (Fouque)?

La manifestation d’une poignée de féministes à l’Arc de triomphe en août 1970, le jour de la grève générale des féministes américaines, est pour Anne Zelensky-Tristan l’acte de baptême du mouvement. Elle a contribué à la publication en octobre 70 du manifeste fondateur dans la revue Partisans : « Libération des femmes année zéro », dont l’auteure écrit en « avoir été l’âme ». Les Beaux-Arts sont le quartier général des assemblées générales et le lieu de naissance du manifeste pour l’avortement en 1971, dit des 343, avec comme boîte postale celle de FMA.

Mêlée au récit des amours lesbiennes d’Anne Zelensky-Tristan, toute l’histoire du mouvement est ainsi déployée; il s’agit cependant d’une histoire partielle, car c’est celle des actions dans lesquelles l’auteure a joué un rôle actif. Elle est au centre de nombre d’initiatives qui ont fleuri au cours de la « décennie féministe » : les journées de dénonciation des crimes contre les femmes le 13 mai 1972 à la Mutualité, la Foire aux femmes à la Cartoucherie en juin 1973 (qui a rapporté – c’est une primeur! – beaucoup d’argent) et la création de la Ligue du droit des femmes en mars 1974, association de 1901, présidée par Simone de Beauvoir. Cette ligue sera très vite décriée par une partie des féministes : en tant qu’organisation légale – un de ses premiers objectifs a été de faire adopter une loi contre le sexisme (pendant à la loi contre le racisme de 1972). Ce combat échoue, mais il aura contribué à faire entrer le mot « sexisme » dans le dictionnaire en 1975.

Le travail d’analyse permet à Anne Zelensky-Tristan de reconsidérer la part de liberté et de destinée dans la vie d’une femme, construite avec une part de masculin et de féminin et des influences venues d’ailleurs : la question des origines taraude l’auteure qui écrit : « Nous vivions en Afrique, nous avions la nationalité française, mais nous étions russes » (p. 93). Ainsi se bricole-t-elle une identité plurielle.

Le récit de la vie de l’association pour femmes battues, Flora-Tristan, avec les difficultés de gestion, et la différence de statut entre bénévoles et salariées, fonctionnant – mal – avec des subventions de la Direction de l’action sanitaire et sociale (DASS), souligne le pragmatisme entreprenant d’Anne Zelensky-Tristan. Elle se retrouve seule à la barre et impose, selon ses dires, une gestion plus rigoureuse de l’association. Le poste ministériel et le féminisme institutionnel d’Yvette Roudy, ministre des droits de LA femme durant le premier septennat de François Mitterrand, donnent une autre occasion à Anne Zelensky-Tristan de manifester ses penchants de réformiste-révolutionnaire pragmatique dans la préparation d’une loi antisexiste qui échoue cependant devant les attaques des médias, de gauche et d’extrême-gauche surtout. Après les années « libération-mouvement » (1968-1979), les « années ministère » s’achèvent avec la défaite électorale des socialistes en 1986 et la mort de Simone de Beauvoir, tout un symbole. Anne Zelensky-Tristan dédie son livre « À toutes les rebelles » et se définit – belle comparaison – comme une « artisane du féminisme », dont le but premier est dans le refus de la séparation du public et du privé avec le fameux slogan « le privé est politique », une transformation du dehors et du dedans : « En luttant pour la libération des femmes c’est la mienne que je poursuivais. » Et l’artisane du féminisme a finalement baissé les bras « Aujourd’hui je ne cherche plus à convaincre », écrit-elle p. 275. Avec la retraite et après la mort de sa mère et le règlement – difficile – de la succession, elle dit « avoir largué les dépendances qui retiennent à quai : le boulot, l’engagement, les idées toutes faites ». Cependant, le dernier chapitre, « le fil d’Ariane », fait encore le lien entre les combats hier et d’aujourd’hui, les « féministes historiques » du MLF, sa génération, et leurs héritières, bien que les divergences avec elles soient notables sur la mixité, la maternité, l’être-femme et les approches théoriques. Anne Zelensky-Tristan fait alors des rappels salutaires : la non-mixité a été une étape, non une fin; la maternité devait être choisie, ce qui ne voulait pas dire refusée, contrairement à des interprétations récentes hasardeuses; la dénonciation des violences faites aux femmes ne veut pas dire victimisation, même si « les collègues (curieux vocable!) féministes en remettent parfois dans la victimisation des femmes ». Anne Zelensky-Tristan dénonce en outre une impasse du mouvement des femmes, celui de la phobie des structures et de l’organisation. Elle relativise également les frontières et l’opposition entre différentialisme et égalitarisme, ce qui correspond aussi à son parcours personnel.

Ce livre d’« egohistoire » est un hymne au féminisme comme mouvement prenant en charge la transformation de l’ensemble de l’humanité, au coeur de la mutation anthropologique actuelle dont on ne connaît pas encore les contours. Il pourra agacer certaines personnes par son côté narcissique (mais s’agissant de mémoires, c’est la loi du genre), ou d’autres qui ne se reconnaîtraient pas dans les choix successifs militants d’Anne Zelensky-Tristan. C’est en tout cas un formidable livre sur une part de l’histoire des quarante dernières années, qui nous informe sur l’expérience d’une poignée d’actrices qui ont contribué par leurs combats, en particulier sur l’avortement et la contraception, à transformer la vie de dizaines de milliers de filles et de femmes. Dans notre « ère du témoin », ce témoignage d’un parcours personnel permet, dans son obstination féministe, de déconstruire l’idée reçue sur la « fin des militants » qui sont aussi des militantes.