Article body

La violence faite aux femmes est reconnue comme un problème social important. Des enquêtes effectuées depuis les dix dernières années, auprès de femmes tant canadiennes qu’américaines, ont permis d’établir l’ampleur du phénomène et ses manifestations. La violence faite aux femmes est aussi reconnue comme sujet d’étude légitime et comme une question de droits de la personne qui exige une réponse globale des diverses communautés.

Avec les années, les réponses sociales à la violence faite aux femmes et aux petites filles se sont coordonnées pour inclure les services sociaux et de santé, les ressources judiciaires et légales, qu’elles soient publiques ou communautaires. La proximité entre les divers acteurs et les différentes cultures organisationnelles nécessite toutefois une solide réflexion, de la part de chaque personne touchée, afin que le discours et les besoins des femmes soient au coeur des multiples interventions préconisées.

Les huit auteures de ce collectif, qu’elles soient chercheuses ou praticiennes, y compris des féministes, se sont penchées sur les témoignages de femmes survivantes, plus précisément sur leur discours, non pas dans une perspective thérapeutique mais plutôt avec le souci de le situer dans un processus de guérison qui ne peut être ni progressif, ni « étapiste », ni unidimensionnel.

Les essais proposés regroupent les réflexions de chercheuses américaines et canadiennes, venant de disciplines variées, soit la sociologie, la psychologie, la littérature, la linguistique, l’anthropologie et les études féministes. Elles abordent la complexité du discours de femmes survivantes et de leurs interlocuteurs et interlocutrices. Toutefois, de l’aveu même des auteures, les essais se limitent à reproduire les préoccupations politiques, psychologiques et rhétoriques des femmes occidentales nord-américaines et, peut-on ajouter, de langue anglaise. En effet, cette dernière précision s’avère nécessaire puisque les propos des diverses auteures reflètent une réalité qui peut sembler parfois étrangère aux lectrices et aux lecteurs québécois, car les réponses sociales et la réflexion concernant la violence faite aux femmes sont, à certains égards, différentes au Québec.

Dans une longue et riche introduction, Shearer-Cremean et Winkermann situent le collectif par rapport à deux autres ouvrages influents. Le premier, Trauma and Recovery de Judith L. Herman (1992), thérapeute et auteure, est considéré comme un classique. Le second ouvrage, The Body in Pain  (1985) de Elaine Scarry, femme de science, littéraire et philosophe, offre une analyse de la structure de la torture et de la guerre, mais sa réflexion quant à la douleur et à la souffrance est applicable à toutes les disciplines. Ces deux auteures mettent en évidence des étapes ou du moins un processus dans le rétablissement des victimes.

Sans vouloir diminuer la contribution de ces deux auteures, Shearer-Cremean et Winkelmann posent les auteures du collectif dans un rapport essentiel avec les ouvrages en question. Elles situent les textes dans une perspective critique à l’endroit des notions développées par Herman et Scarry. Les essais assemblés dans le volume de Shearer-Cremean et Windermann sont donc porteurs d’une vision beaucoup plus postmoderne de la vie et du langage. En fait, ils cherchent à élargir la discussion amorcée, à problématiser, à répondre ou à argumenter sur certains aspects des contributions de ces ouvrages qui font figure de référence.

Le premier texte proposé, celui de Elena Newman, intitulé « Narrative, Gender, and Recovery from Childhood Sexual Abuse », porte sur le discours, le genre et le rétablissement de femmes ayant vécu une agression sexuelle pendant l’enfance. L’auteure révise d’abord plusieurs facteurs qui peuvent entraver la narration d’un traumatisme. Elle aborde ensuite les avenues communes que peuvent emprunter le discours et le genre dans le processus de guérison. Son argument principal s’appuie sur la conviction que l’utilisation de la narration dans le processus de rétablissement des femmes ayant vécu une agression sexuelle pendant l’enfance doit être soutenue par la perspective féministe. Elle termine son texte en présentant une étude de cas qui illustre bien son argument.

Le deuxième texte s’intitule « Speaking in Contradictions : Complex Agency of Battered Women Who Kill ». Dans cet essai, Carrie N. Baker s’attaque aux contradictions entourant le traitement légal des femmes accusées du meurtre de leur conjoint. Elle discute de la façon dont ces femmes sont souvent encouragées par leur avocat ou avocate à utiliser l’argument du syndrome de la femme battue qui, en fait, les place en position de victime, souffrant d’instabilité mentale au moment de l’acte. Après avoir détaillé les lois, elle décrit le syndrome, y compris le cycle de la violence et la théorie de l’impuissance acquise. Elle explore ensuite les questions de genre qui sous-tendent la théorie du syndrome de la femme battue en soulignant qu’il existe peu de preuves empiriques qui la soutiennent et que des biais importants y sont observables. Elle poursuit en examinant les contradictions du discours légal en ce qui concerne les représentations des femmes victimes de violence qui tuent leur conjoint. La dernière partie de son texte est consacrée à la place du discours des femmes qui, argumente-t-elle, est minimisé, remplacé par celui des experts ou expertes.

Le troisième texte, « A Survivor within a Culture of Survivors : Untangling the Language of Sexual Abuse in Oral History Narrative Collected in a Politically Violent Situation », est signé par Batya Weinbaum. Elle explore le discours d’une femme qui a survécu à de mauvais traitements durant l’enfance et à de la violence conjugale, Dorit, catholique pratiquante, qui choisit de se convertir au judaïsme et d’émigrer en Israël. L’auteure décrit le discours de Dorit, et y réfléchit, au moment où celle-ci s’identifie à un mouvement politique de l’aile droite israélienne. Pour Weinbaum, l’adhésion de Dorit à la cause anti-Arabe et la lecture politique qu’en fait celle-ci sont directement liées à ses traumatismes vécus aux mains de son mari et de son frère. L’auteure argumente que le climat politique tendu du conflit israélo-palestinien et l’engagement politique de Dorit lui permettent de résoudre ses sentiments de femme jadis passive et battue. La préoccupation de Weinbam est liée au fait que les théories féministes actuelles ne semblent pas en mesure d’apporter aux femmes les stratégies narratives nécessaires pour faire face à la logique inhérente à la rhétorique des systèmes masculins dominants.

Le quatrième texte est de Cindy Holmes et Janice L. Ristock : « Exploring Discursive Constructions of Lesbian Abuse : Looking Inside and Out ». Dans cet essai, les auteures analysent la construction du discours dans trois brochures éducatives féministes conçues pour venir en aide aux lesbiennes qui vivent de la violence conjugale. Holmes et Ristock soulignent comment certaines voix sont exclues de ce discours, soit, par exemple, celles des femmes bisexuelles ou transgenres ou encore celles des femmes de couleur, et comment certains « régimes de vérité » rendent illégitimes diverses connaissances et expériences. À travers une lentille féministe, antiraciste et postmoderne, elles tentent donc de problématiser et de rendre visible la façon dont la violence dans les couples de même sexe est construite et reconstruite dans des contextes idéologiques et narratifs différents.

Le cinquième texte s’intitule : « Shattered Dreams : A Material Rhetorical Reading of Charlotte Fedders’s Memoir of Domestic Abuse ». Dans cet essai, Cathy A. Colton livre sa réflexion sur la rhétorique matérialiste de la violence conjugale. Elle argumente donc que le discours n’est pas seulement linguistique mais aussi physique, et quelques fois violent. Elle établit d’abord les bases théoriques de cette compréhension du discours. Puis elle poursuit son analyse en utilisant la narration de Charlotte Fedders, ex-épouse d’un homme américain très en vue, qui a publié le récit de son mariage et surtout de la violence physique et psychologique dont elle a été victime durant plusieurs années. Ce faisant, Colton joue habilement avec la dualité esprit/corps et révèle l’ambiguïté des frontières qui les séparent.

Dans le texte suivant, Brenda Daly présente « When the Daughter Tells her Story : The Rhetorical Challenges of Disclosing Father-Daughter Incest ». Par cet essai, Daly répond directement à Herman en argumentant qu’il est parfois impossible de mettre en place les conditions propices à la narration d’un traumatisme, soit le retour d’un sentiment de sécurité, la reconstruction de l’histoire du traumatisme et la restauration de liens avec la communauté, puisqu’il lui semble que le problème de la réception de la narration, par certaines communautés aux discours patriarcaux, reste à considérer. Illustrant son propos en relatant la façon dont les publications de narrations de deux jeunes femmes ayant vécu l’inceste ont été reçues par diverses communautés, Daly insiste sur les complications réelles des survivantes d’inceste à trouver leur propre voix. Elle conclut que les récits autobiographiques peuvent mener au rétablissement à partir du moment où les survivantes sont soutenues et reçues par le pouvoir collectif des femmes qui permettent de rendre leurs expériences réelles.

Le septième texte, qui a pour titre « The Epistemology of Police Science and Silencing of Battered Women », est de Christine Sherarer-Cremean. Elle y présente son argument selon lequel la rhétorique utilisée par les policiers, dans les rapports écrits et les protocoles d’entrevue, passe outre au discours de douleur et de traumatisme des femmes victimes de violence conjugale et ne le reconnaît pas. Pour soutenir son propos, elle analyse des rapports relatant des incidents de violence conjugale. Elle discute la nature empirique de l’évidence de la preuve et la façon dont une femme victime de violence conjugale est « située » à l’intérieur d’un contexte légal comme un corps-objet. Faisant référence à l’ouvrage de Scarry, The Body in Pain, elle aborde les difficultés des femmes qui ont été physiquement et psychologiquement agressées à rendre compte de leur souffrance par le langage et en discute les implications légales.

Le dernier texte, « The Language of Healing : Generic Structure, Hybridization, and Meaning Shifts in the Recovery of Battered Women », est proposé par Carol L. Winkermann. L’auteure présente comment des femmes afro-américaines et des femmes de race blanche de la région des Appalaches, rencontrées pendant un séjour commun en maison d’hébergement, tentent de « cicatriser » leurs blessures par l’utilisation du discours, de la parole et de stratégies de communication qui se chevauchent et deviennent hybrides. L’étude de Winkelmann tente en fait de réconcilier la structure collective du rétablissement avec la dynamique et l’instabilité inhérentes au langage.

Les essais qui composent ce livre sont très bien documentés et les propos de chacune des collaboratrices sont clairs et bien structurés. Il est évident qu’elles restent toutes attentives à l’emploi du discours comme outil de changement social. Ce dernier, issu du processus de rétablissement des femmes, ne peut tout simplement se transposer d’un environnement à l’autre. Les textes proposés tentent donc de décrire ce qui se passe lorsque des femmes nomment leur expérience dans des contextes nouveaux. Les auteures réussissent non seulement à transmettre efficacement leurs pensées, mais elles amènent chacun et chacune un peu plus loin sur le chemin de la réflexion théorique.