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La notion d’égalité des chances devant l’enseignement a été analysée, dès les années 60, par les sociologues de l’éducation et notamment par Pierre Bourdieu (1966 : 332) : « En traitant tous les enseignés, si inégaux soient-ils en fait, comme égaux en droit et en devoirs, le système scolaire est conduit à donner sa sanction aux inégalités initiales devant la culture. »

Treize ans plus tard, selon Raymond Boudon (1979 : 65), l’inégalité des chances se définit par « la différence, en fonction des origines sociales, dans les probabilités d’accès aux différents niveaux de l’enseignement et particulièrement aux niveaux les plus élevés ».

Plus près de nous, d’après Marie Duru Bellat (2002 : 12) :

L’utopie des politiques d’égalité des chances, c’est de prétendre produire de l’égalité tout en présupposant des inégalités qui en elles-mêmes ne sont pas contestées. Car la notion d’égalité des chances suggère qu’il est possible pour l’école de neutraliser, chez les jeunes générations, ces inégalités dont [les élèves] héritent de leur milieu social, inégalités qu’ils connaîtront ensuite et qu’ils anticipent. Est-ce possible dans une société qui est, précisément, inégale ?

Ainsi, selon ces trois spécialistes, la « véritable » égalité des chances serait que tous les élèves bénéficieraient des mêmes capitaux scolaires, quel que soit leur milieu social d’origine.

Malgré l’ambiguïté de cette notion, le principe de l’égalité des chances est un objectif proclamé du système scolaire français depuis les années 70 et il est, par conséquent, placé au centre des politiques publiques. Toutefois, tant sur le plan des analyses sociologiques que sur celui de l’intervention de l’État, il est la plupart du temps question d’égalité des chances entre les élèves de milieux sociaux différents, et non d’égalité des chances entre filles et garçons ou entre hommes et femmes.

Pourtant, dès les années 80 dans les pays anglo-saxons, puis en France, plusieurs recherches, notamment celles de Marie Duru Bellat (1990), de Nicole Mosconi (1994) et de Claude Zaidman (1996) mettent en évidence la socialisation différentielle des sexes dans le quotidien de l’école et de la classe, tant à travers les relations avec les enseignantes et les enseignants qu’avec les élèves des deux sexes. De fait, en classe, garçons et filles ne sont pas sollicités de la même manière, les représentations et les attentes implicites des adultes étant différentes.

Les travaux des sociologues et psychologues recensés dans les travaux de Marie Duru Bellat (1995) et Françoise Vouillot (1999) soulignent également l’influence des contenus et des méthodes d’enseignement, des images véhiculées dans les ouvrages et le matériel pédagogique, des conduites d’orientation et d’autres pratiques. Ainsi, par des mécanismes dont les différents acteurs et actrices, en particulier les enseignantes et les enseignants[1], n’ont pas forcément conscience, l’école traite de manière inégalitaire les filles et les garçons.

Les écarts observés ne se traduisent pas en fait de réussite scolaire pour laquelle on sait que les filles sont globalement plus performantes que les garçons. Le fait qu’elles fassent en moyenne plus d’études générales que les garçons et obtiennent davantage de diplômes (ministère de la Jeunesse, de l’Éducation et de la Recherche 2002 ) n’est plus une surprise aujourd’hui. Les points qui, en revanche, posent problème sont leur concentration dans un nombre limité de filières, lesquelles sont moins souvent professionnalisées, et leur faible présence dans les filières les plus prestigieuses, comme les grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce… Cette réussite est donc à relativiser.

En France, depuis 1982, sous l’influence des études précitées, plusieurs textes officiels (arrêtés, notes de service, conventions, lois) en provenance, entre autres, du ministère du Droit des femmes ont eu pour objet de promouvoir l’égalité des chances entre les garçons et les filles dans le système éducatif. Jusqu’en 2000, leur contenu a porté essentiellement sur l’orientation des filles et les stéréotypes de sexe et a recommandé la formation des enseignantes et des enseignants. De plus, ces textes insistaient uniquement sur la nécessité de faire évoluer les mentalités et les pratiques d’orientation s’adressant aux filles, en faisant l’économie de la mise en question des rapports sociaux inégalitaires qui sous-tendent les stéréotypes de sexe dénoncés. Comme l’affirme Françoise Vouillot (1999 : 11), « [l]’école apparaît comme un lieu asexué qui échapperait au modèle des rapports sociaux de sexe qui structurent notre fonctionnement social ». Ces textes ont d’ailleurs été, dans l’ensemble, peu suivis d’effets (quelques actions ponctuelles dans différents établissements).

Le 25 février 2000, un texte beaucoup plus ambitieux est signé par les ministères de l’Emploi et de la Solidarité, de l’Éducation nationale, de l’Agriculture et de la Pêche, et le Secrétariat d’État aux Droits des femmes et à la formation professionnelle. La Convention interministérielle pour la promotion de l’égalité des chances entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif [2] a pour objet de « définir une politique globale d’égalité des chances entre les sexes » et elle comporte un grand nombre d’orientations et de recommandations qui préconisent une formation systématique de toutes les catégories de personnel éducatif.

Dans ce contexte, nous avons créé et animé des formations à l’égalité d’enseignantes et d’enseignants à l’Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Midi-Pyrénées en 2000-2001 et à l’École nationale de formation agronomique (ENFA) en 2001-2002.

Après avoir présenté les objectifs de cette convention concernant la formation des enseignantes et enseignants et les modalités de leur mise en place à l’IUFM et à l’ENFA dans la région de Midi-Pyrénées, nous présenterons les résistances des enseignantes et des enseignants à ce type d’interventions en tentant de les analyser. Nous serons alors amenée à pointer les insuffisances de cette convention à l’égard de ses objectifs.

La formation des acteurs et des actrices du système éducatif : une mesure préconisée dans la Convention interministérielle du 25 février 2000

Dès 1995, le gouvernement ressent la nécessité d’élargir la problématique et, par conséquent, de travailler à l’élargissement des choix professionnels des filles et des garçons, mais aussi à l’égalité entre les deux sexes.

Cette prise de conscience est au fondement d’un dispositif dont les orientations ont été définies dans la Convention du 25 février 2000 qui s’inscrit dans le contexte de la réflexion des différents ministères sur la parité dans les instances décisionnelles et sur l’amélioration de l’accès des femmes à l’emploi.

Ses principaux objectifs sont les suivants :

  • « améliorer l’orientation scolaire et professionnelle des filles et des garçons et […] veiller à l’adaptation de l’offre de formation initiale aux perspectives d’emploi » ;

  • « promouvoir une éducation fondée sur le respect mutuel des deux sexes et […] renforcer les outils de promotion de l’égalité et la formation de l’ensemble des acteurs » du système éducatif.

Parmi les mesures d’action concrètes contenues dans cette convention, on trouve des séances d’information destinées aux différentes catégories de personnel de l’ensemble de la communauté éducative et des modules de formation pour les enseignantes et les enseignants (alinéa 3.2 de la Convention relatif à la formation des acteurs et des actrices du système éducatif).

Par ailleurs, deux ans plus tard, il est stipulé dans « Les principes et modalités d’organisation de la seconde année de formation dans les IUFM » (BOEN n° 15 du 11 avril 2002 ; encart : I à XXIV) que les stagiaires doivent être formés aux « représentations sociales, familiales, professionnelles de la femme et [à leurs] conséquences (choix des parcours, métiers) [ainsi qu’] à la gestion de la mixité scolaire » (p. XII). Remarquons que dans ce texte, comme dans les textes antérieurs, il n’est question que de la femme

On observe néanmoins que la Convention du 25 février 2000 nourrit des ambitions beaucoup plus larges que les textes précédents relatifs à l’égalité des chances entre les deux sexes. Son champ d’action est très vaste puisqu’elle a pour objet, comme nous l’avons mentionné précédemment, de « définir une politique globale d’égalité des chances entre les sexes en direction de tous ces acteurs, du préélémentaire à l’enseignement supérieur, de la formation initiale à la formation tout au long de la vie ». C’est en outre la première fois qu’un texte sur l’égalité des chances est signé par autant de ministères. De plus, toutes les catégories de personnel sont touchées par la formation des acteurs et des actrices, y compris les corps d’inspection et le personnel de direction. Enfin, il est nouveau que la question de l’égalité des chances s’applique autant aux filles qu’aux garçons de même qu’autant aux femmes qu’aux hommes et que la politique déborde la seule orientation des filles vers des filières et métiers traditionnellement occupés par des femmes.

Il est bien évidemment trop tôt pour faire le bilan des formations données aux enseignantes et aux enseignants en formation initiale et continue au sein des IUFM. Nous pouvons toutefois relever que les mesures de cette convention sont lentes à se mettre en place.

La formation du personnel enseignant à l’égalité des chances entre les deux sexes : est-ce possible ?

L’équipe « Mixité scolaire et démocratie » de l’IUFM de Midi-Pyrénées a mis en place en 2000-2001, sous notre coordination[3], une formation[4] à l’égalité des chances entre les filles et les garçons dans le système éducatif à l’intention du personnel enseignant stagiaire des premier et second degrés.

La formation intitulée « Filles et garçons : une égalité à construire » s’est inscrite dans le cadre de deux semaines thématiques optionnelles. Les stagiaires devaient choisir un thème parmi dix proposés tels que littérature de jeunesse, astronomie ou multi-médias. Sur environ 1 500 stagiaires, 230 ont choisi de s’inscrire à la formation sur l’égalité des chances.

Chacune des sessions de formation se déroulant sur une semaine, nous avons eu pour objectif de varier les spécialistes et personnes-ressources, de même que les sujets et les formes d’intervention. Une alternance de tables rondes et de conférences avec l’ensemble des stagiaires et des ateliers en petits groupes (25 personnes) ont alors été proposés. Le contenu a été articulé autour de trois axes : des apports théoriques issus des études féministes (sociologie, histoire, anthropologie, psychologie, etc.), des interventions de personnes de « terrain » (par exemple, des femmes exerçant des métiers du bâtiment ou encore des membres d’une association contre les violences et discriminations sexistes), la présentation des textes officiels et des outils pédagogiques utilisables en classe (vidéos, fiches d’activités, etc.).

Ces deux sessions de formation à l’égalité entre les filles et les garçons de même qu’entre les femmes et les hommes ont permis de mettre à jour les résistances de la majorité des stagiaires à un tel thème de formation.

Par ailleurs, l’année suivante, en 2001-2002, nous avons été chargée[5] de la formation à l’égalité des chances entre les deux sexes des stagiaires de l’École nationale de formation agronomique (ENFA) située à Toulouse. Cet établissement dépend du ministère de l’Agriculture et de la Pêche et assure la formation de tous les professeurs et professeures de l’enseignement agricole. De 500 à 600 enseignantes et enseignants sont formés chaque année à l’ENFA en formation initiale et plus de 600 en formation continue.

À la différence de la formation donnée à l’IUFM, celle qui l’a été en formation initiale et continue à l’ENFA comportait, selon la discipline, de trois à six heures de cours sur ce thème en petits groupes comptant de 10 à 20 personnes). Nous intervenions la plupart du temps seule. Nous estimons que ces personnes ont été plutôt sensibilisées aux thèmes que réellement formées. Nous avons constaté qu’elles ont exprimé les mêmes résistances que les stagiaires de l’IUFM de Midi-Pyrénées alors que les méthodes pédagogiques et le temps de formation étaient très différents.

Les résistances et les représentations des rapports sociaux de sexe

Au cours des sessions de formation, nous cherchions à transmettre un certain nombre de connaissances comportant, d’une part, des données statistiques provenant des différents services des ministères et, d’autre part, des notions théoriques provenant de diverses disciplines sur les rapports sociaux de sexe.

Les enseignantes et les enseignants qui ont participé à une des formations que nous avons données avaient certes préalablement un avis sur la question des rapports entre les hommes et les femmes, à partir de leurs expériences et de leur parcours de vie. En outre, le débat récent en France sur la parité, largement médiatisé, a donné une visibilité à certaines discriminations à l’encontre des femmes, notamment en matière de politique, et a permis à chacune et à chacun de s’interroger sur les fondements de ces situations inégalitaires.

Néanmoins, les représentations et les discours sont largement porteurs de l’idéologie de la société dans laquelle les individus vivent. Il s’agissait donc pour nous d’aller au-delà du sens commun dans la formation, ce qui n’a guère été possible, du moins pour une grande majorité des groupes rencontrés.

Tout d’abord, ces personnes ont souvent remis en question les statistiques présentées relativement à différents thèmes, notamment l’école, le travail ou encore la famille. Les hommes comme les femmes avançaient que ces chiffres étaient « dépassés », « exagérés » et même « trafiqués ». Leurs arguments étaient que, partir de l’examen de la liste des droits des femmes en France et de leurs conditions de vie, on ne pouvait que constater un progrès par rapport aux générations précédentes.

Les enseignantes et les enseignants ont également, pour une large part, remis en question les savoirs issus des études féministes, ceux-ci étant perçus comme idéologiques et bien sûr féministes. On peut penser que la remise en cause des schèmes de perception, des catégories de lecture et d’analyse de ces hommes et femmes a été à l’image d’un cataclysme : ce qui est dit en formation devient impensable et dénié, notamment par la mise en exergue de sa dimension idéologique, mais aussi parce que c’est considéré comme non scientifique par son affiliation au mouvement des femmes des années 70. On peut penser que c’est à un déni semblable que se sont heurtées les chercheuses féministes, plusieurs années après 1968, lorsqu’elles ont ouvert les « boîtes noires » (Latour 1989) de l’androcentrisme (Mathieu 1991) de leurs disciplines d’appartenance. Le déni de scientificité reproché à leurs analyses par leurs pairs scientifiques équivaut, nous a-t-il semblé, à celui que le personnel enseignant en formation conformément à la Convention de février 2000 a opposé à des formatrices et formateurs dits « féministes ».

La majorité des stagiaires rencontrés affirme que le féminisme est dépassé et que les lois pour lesquelles les féministes se sont battues sont le résultat d’une évolution « naturelle » de la société. Ces hommes et ces femmes estiment ne pas être féministes. On voit ici comment les clichés ont imprégné les esprits : les féministes sont vues comme des « anti-mecs », excessives, manquant d’humour, moches, sectaires, laides, frustrées sexuellement ou ayant eu des déceptions amoureuses. Le féminisme est ainsi dépouillé de son essence politique et renvoyé à d’hasardeuses explications d’ordre privé.

De la période la plus récente du féminisme, au cours des années 70, il reste à peine quelques souvenirs dans les jeunes générations que nous avons rencontrées. Le Mouvement de libération des femmes (MLF) est considéré comme composé d’un groupe de féministes hystériques et malheureuses en ménage. Rares étaient les personnes ayant suivi ces formations qui connaissaient le projet politique du MLF. Le féminisme est vécu par les hommes comme une agression, tandis qu’il fait peur aux femmes. Il est difficile de prendre conscience qu’en raison de son sexe les risques sont plus élevés d’être sous-payée ou agressée dans la rue. Reconnaître que l’on est une victime, réelle ou potentielle, est même franchement désagréable, surtout si l’on vivait jusqu’alors dans l’illusion de l’égalité entre les sexes. C’est pourquoi le discours issu des études féministes angoisse : « Lutter, c’est reconnaître qu’on est opprimée, et reconnaître qu’on est opprimée est douloureux » (Delphy 1998 : 55).

Ce type de formation à l’égalité des chances, féministe par essence, se heurte à des antiféministes, dont les réflexions et les commentaires sont souvent agressifs, parfois violents et grossiers. Leurs arguments mettent en évidence, notamment, « la peur de l’uniformisation des sexes », « l’invocation de l’individu et de sa liberté pour refuser de parler des mécanismes globaux de domination sociale », « l’explication du refus de certaines situations par une volonté farouche d’inverser les rôles : si une femme n’accepte plus telle situation, ce n’est pas parce celle-ci est injuste, mais parce qu’elle veut prendre la place de l’homme », « la diabolisation des femmes de pouvoir », « l’habillement de toute lutte actuelle pour l’égalité d’oripeaux datant des années 70 afin d’occulter la permanence et l’actualité des inégalités ».

Une autre difficulté vient de la faiblesse des connaissances du personnel enseignant dans le domaine des sciences sociales (sociologie, psychologie, anthropologie, etc.), champs abordés par les savoirs issus des études féministes. Les enseignantes et les enseignants du secondaire ont fait, en général, des études de sciences, de mathématiques, de littérature, de langue, d’histoire ou de géographie et beaucoup plus rarement de sociologie ou de sciences politiques. Dans ces disciplines, les rapports sociaux de sexe sont peu abordés, que ce soit dans l’enseignement secondaire ou supérieur (Rignault et Richert 1997 ; Wieviorka 2003). De plus, le contenu des concours au certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement secondaire (CAPES) et au certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement technique (CAPET) est très focalisé sur la discipline elle-même et sa didactique avec peu d’ouverture à l’égard d’autres sciences. Le constat doit être nuancé pour les professeures et professeurs des écoles, dont « les nouveaux sont issus à 78 % des filières lettres et sciences humaines » (Note d’information no 01-46, ministère de l’Éducation nationale 2001). Ces dernières personnes ont d’ailleurs mieux accueilli nos formations et manifesté une plus grande ouverture d’esprit que leurs collègues du secondaire.

S’ajoute à cette difficulté, due à l’emploi de termes et de concepts peu ou mal maîtrisés par notre public, la brièveté ou la concentration des temps de formation. Les savoirs issus des études féministes, déjà nouveaux pour la plupart des stagiaires, touchent à des champs très divers. La compréhension et l’assimilation de ces connaissances ainsi que leur articulation avec la pratique demandent du temps. Une véritable formation, qui ne se réduit pas à quelques constats et éléments d’explication, mais qui donne les outils d’analyse permettant de construire de l’égalité à l’école devrait, à notre avis, s’étaler sur une année. C’est dire combien celles qui sont concentrées sur quatre ou cinq jours nous paraissent inadaptées.

L’ignorance d’une grande partie des professeures et des professeurs en ce qui concerne les sciences humaines, jointe à l’individualisme croissant de notre société, fait qu’un grand nombre comprend mal ou refuse la notion des rapports sociaux. L’idée même d’un certain déterminisme social est insupportable à plusieurs. Or, nous étudions les déterminismes de sexe.

Le refus de la reproduction sociale est à relier également au développement, depuis le milieu des années 70, de l’école démocratique de masse qui s’attache à réaliser les conditions de l’égalité des chances dans une compétition ouverte à tous. François Dubet le constate (2000 : 68) :

Bien sûr, les sociologues n’ignorent pas que cette compétition est socialement déterminée par les inégalités sociales, mais il n’empêche que, du point de vue des individus, leurs échecs et leurs succès dépendent essentiellement de leurs performances et de leurs qualités […] La méritocratie scolaire peut être un principe libérateur, il n’empêche qu’elle légitime les inégalités puisqu’elle en attribue la responsabilité aux victimes elles-mêmes.

Dans ce contexte, les inégalités, quelles qu’elles soient, sont perçues, à l’intérieur du système scolaire, comme relevant des individus plus que d’un système. Ce processus constant d’individualisation est lié, à notre sens, à l’universalisme républicain qui, depuis plus de deux siècles, légitime la construction conceptuelle de l’individu libre, c’est-à-dire libéré de ses particularismes.

Ainsi, les disparités entre les filles et les garçons de même qu’entre les femmes et les hommes à l’école et dans la société sont considérées comme des différences individuelles ou naturelles et non comme des inégalités sociales. Il y a là une confusion courante entre les termes « différence » et « inégalité ». C’est ce qu’exprime très bien Marie Duru–Bellat (2002 : 89) : « En outre, certaines inégalités sociales pourront apparaître légitimes dès lors qu’elles ne sont pas perçues comme découlant des structures de la société mais des seuls talents et efforts d’individus placés au départ dans des conditions d’égalité des chances. »

En outre, constater que l’école est inégalitaire et que les enseignantes et les enseignants participent à cette inégalité est souvent vécu par ces personnes comme une stigmatisation intolérable de leur pratique, et cela provoque rejet, défense et agressivité. Ces personnes sont, en effet, convaincues de ne faire aucune différence entre les élèves tant du point de vue du sexe et de la race que de celui de la religion ou de toute autre distinction sociale. La mixité est alors perçue comme une évidence, quelque chose « qui ne pose pas problème » (excepté pour les professeures et les professeurs d’éducation physique et sportive) dans un système scolaire qui en pose tant par ailleurs. Elle est également considérée comme conforme aux relations entre les sexes dans l’ensemble de la société, car elle apprend aux garçons et aux filles à se connaître pour mieux vivre ensemble. La mixité est aussi une marque de démocratie, car elle permet l’égal accès de toutes et de tous à tous les savoirs. En France, elle apparaît en adéquation avec le principe de la laïcité qui commande de traiter tous les élèves également.

À l’appui de cette affirmation, nous pouvons citer une recherche que nous avons menée (Fontanini 2004) auprès des professeures et des professeurs stagiaires de l’ENFA en 2001-2002. Il est apparu que la majorité (sans différence marquée entre les femmes et les hommes) estime que les filles reçoivent globalement la même éducation que les garçons dans notre société. Parmi les lieux d’égalité mentionnés par les stagiaires, l’école vient en premier lieu pour les femmes et les hommes ; on trouve en deuxième lieu la famille puis, en troisième lieu, les activités culturelles et sportives qui reçoivent peu de mentions. C’est donc au sein de l’institution scolaire que l’égalité entre les sexes est considérée comme la plus présente dans notre société.

La conviction d’égalité entre les deux sexes à l’école est à mettre en relation avec la génération des futurs professeurs et professeures dont l’âge se situe pour la plupart entre 20 et 29 ans. Cette génération est née avec la pilule, l’interruption volontaire de grossesse (IVG), l’école mixte et l’illusion de l’égalité entre les sexes. En France, de nombreuses jeunes femmes regardent les acquis des 25 dernières années avec le sentiment d’être privilégiées en matière de droits des femmes.

On peut avancer l’hypothèse que ces enseignantes et ces enseignants sont placés devant de la dissonance (Kaufmann 2001) dans les formations à l’égalité des chances entre les filles et les garçons à l’école où l’on trouve, d’un côté, les valeurs républicaines de l’école et l’égalité entre les sexes considérées comme acquises et, de l’autre, ces savoirs qui leur montrent une réalité où les inégalités persistent dans la société. C’est sans doute également au titre de cette dissonance que le personnel enseignant estime que les questions de l’égalité et des inégalités sont « intouchables », d’autant plus que celles-ci sont imbriquées dans le système républicain reposant sur le concept d’« individu libre ». Mais cela n’est sans doute qu’une dimension du rejet exprimé par les enseignantes et les enseignants quant à la formation concernant l’égalité entre les filles et les garçons de même qu’entre les hommes et les femmes.

Chaque personne a sa propre représentation du monde et en particulier des hommes et des femmes, de leur place et de leur rôle dans la société. Cette représentation doit être cohérente et relativement stable. Or, les contenus de notre formation peuvent entrer en contradiction avec certains éléments des représentations personnelles (Fischer 1996). Si le degré d’incohérence n’est pas trop grand, il y a interrogation, débat et, éventuellement, adaptation de notre grille de lecture pour qu’elle intègre l’élément nouveau. Si l’incohérence devient trop forte, il y a rejet de cet élément comme perturbateur, et le rejet est d’autant plus violent que la contradiction est grande. Ce phénomène contribue à expliquer, à notre avis, le sentiment qu’ont quelques enseignantes et enseignants que nous ne répondons pas à leurs questions : les réponses que nous donnons ne pouvant s’intégrer dans leur grille de lecture, elles ne sont pas prises en considération et donc ni entendues ni reconnues comme de véritables réponses.

Quand nous parlons de domination, il y a identification des hommes aux dominants et des femmes aux dominées. Pour les personnes ayant participé aux formations, cette affirmation se révèle insupportable et provoque un refus d’entendre et une contestation violente du contenu. Cette identification conduit à la mise en avant de cas particuliers individuels pour invalider les résultats présentés. Par exemple, si nous mentionnons que, parmi les titulaires d’une agrégation ou d’un CAPES, les hommes sont plus souvent agrégés que les femmes, ce qui est un fait avéré, on entend tout de suite : « Et alors, si on n’a pas l’agrégation, on est nulle ? » Autrement dit, un élément d’inégalité de statut professionnel est vécu comme une stigmatisation et les femmes se sentent personnellement dévalorisées. Les formatrices et les formateurs se trouvent alors contraints de donner des justifications au détriment d’une analyse plus complète du travail féminin. Les stagiaires perturbateurs des deux sexes monopolisent la parole à partir de clichés ou de dénis de la réalité, et ce sont les mêmes personnes qui disent ensuite, lors du bilan, qu’elles n’ont rien appris de nouveau.

La sociologie de la profession enseignante démontre, que, après la Seconde Guerre mondiale, le mariage remplace progressivement le célibat dans l’enseignement aussi bien secondaire que primaire (Cacouault-Bitand 1999). Selon Mosconi (1994 : 164) :

En accédant à l’activité professionnelle, les femmes enseignantes mariées se réfèrent encore pour la plupart – d’autant que l’idéologie dominante les y pousse – à un modèle matrimonial que j’appellerai semi-traditionnel, où malgré leur statut de femmes au travail, elles continuent à se définir en priorité par rapport à leur statut familial et non pas par rapport à leur statut professionnel. Elles cherchent à maintenir leur disponibilité pour leur famille, tout en travaillant, et cumulent leur activité professionnelle avec les rôles féminins traditionnels.

Mosconi fait remarquer à juste titre qu’il est sans doute difficile pour les enseignantes d’entendre le discours féministe (1994 : 166) « qui repose sur un modèle de femme libre et indépendante qui contredit leurs propres pratiques et expériences de vie ». On peut ainsi faire l’hypothèse que le mode de professionnalisation des enseignantes les amène à ne pas voir et donc à tolérer les stéréotypes sexistes au sein du monde scolaire. Toujours selon la même auteure (1994 : 167), « la notion même de sexisme soulève chez beaucoup des résistances fortes. Elles craignent en effet de prendre des positions qu’elles estiment politiques, elles qui sont centrées sur la vie privée ; elles craignent les réactions hostiles de parents d’élèves ; elles craignent surtout le retentissement que pourrait avoir ce travail critique sur leurs propres équilibres et la remise en cause personnelle à laquelle cette réflexion pourrait les conduire. »

La profession enseignante apparaît toujours chez les jeunes comme un métier convenant davantage aux femmes qu’aux hommes. Ainsi, la féminisation de la fonction se confirme notamment parmi les jeunes enseignantes et enseignants des écoles (de la maternelle à la fin de l’école primaire), puisqu’en 2001 les femmes représentent 83 % de l’ensemble (Note d’information no 01-46, ministère de l’Éducation nationale 2001 : 1). Il semblerait donc que « les représentations sociales liées à la socialisation de sexe jouent à plein rendement : gérer scolairement la petite enfance apparaît mentalement comme un métier de femmes reposant sur la construction sociale idéologique, subjective et réductive de l’instinct maternel » (Ramé 199 : 57).

Conclusion

On peut considérer que les résistances des stagiaires de l’IUFM de Midi-Pyrénées à la formation à l’égalité des chances des filles et des garçons proviennent, du moins en partie, de l’organisation de la formation et de son contenu, de même que des spécialistes et des personnes-ressources qui y ont pris part.

Il est vrai qu’une organisation sur une semaine d’un tel thème est peu pédagogique. Les stagiaires ingurgitent, en effet, pendant cinq jours d’affilée des connaissances théoriques sur un sujet « assez brûlant » qu’elles et ils connaissent souvent peu, voire pas du tout, et sont remis en cause dans leurs pratiques ou futures pratiques. Il serait sûrement plus opportun de distiller cette formation sur davantage de journées, réparties sur toute l’année scolaire. Les stagiaires pourraient faire des va-et-vient entre théorie et pratique[6] et se rendre ainsi compte personnellement des comportements inconscients des enseignantes et des enseignants concernant, par exemple, leurs attentes à l’égard des filles et des garçons.

Pour le contenu de cette formation, nous avions cherché à diversifier au maximum les sujets et les manières de travailler (en groupes et des cours magistraux). Nous avions aussi pris soin d’inviter des spécialistes et des personnes-ressources des deux sexes, ce qui n’a pas toujours été facile, car, finalement, beaucoup moins d’hommes que de femmes, universitaires ou de terrain, s’intéressent à l’égalité entre les sexes. Le contenu est sûrement à améliorer, mais il aurait sans doute été plus apprécié si la formation avait été étalée davantage dans le temps. Nous revenons toujours au même problème de la concentration d’une telle formation. En outre, sa conception sur une durée d’une semaine (d’affilée ou pas) était totalement inédite dans la formation des futures enseignantes et enseignants en France. Nous n’avions aucune base d’expérience d’une telle formation en IUFM destinée à des stagiaires de même qu’à des enseignantes et des enseignants en formation continue.

Enfin, certains spécialistes et personnes-ressources peuvent être plus appréciés que d’autres par les stagiaires selon divers critères. C’est ainsi dans toute formation, quel que soit le sujet. Cependant, on ne peut pas expliquer, à notre avis, les résistances des stagiaires à cette formation par rapport à ces personnes qui étaient assez nombreuses soit 19 au total (11 femmes et 8 hommes). Les stagiaires ont eu en général une attitude « antiféministe » envers toutes les formatrices et moins à l’égard des formateurs, comme si ces derniers pouvaient être moins « dangereux » puisqu’à priori moins féministes que les femmes. Par ailleurs, les stagiaires de l’ENFA ont exprimé les mêmes résistances que ceux et celles de l’IUFM, alors que l’organisation, la durée et le contenu des deux formations étaient très différents, de même que le nombre de spécialistes et de personnes-ressources aussi puisque nous étions pratiquement la seule formatrice. Nous ne pouvons malheureusement pas comparer nos deux bilans avec ceux d’autres IUFM, car seul celui de Lyon a mis en place une expérience proche des deux nôtres depuis 2000. À notre connaissance, aucun bilan officiel n’existe sur ce sujet.

Les résistances des stagiaires peuvent être mises en relation avec l’histoire de l’école en France et avec les thèmes de recherches en sociologie depuis une vingtaine d’années. Tout d’abord, la mixité est d’introduction récente en France puisqu’elle date des années 60 et 70. Elle est associée à la laïcité et au traitement égalitaire des élèves, quels que soient leur religion, leur race et leur sexe. Dans le domaine de la sociologie, depuis les années 60, les recherches en France se sont concentrées sur les inégalités sociales. En outre, plusieurs études montraient que les filles réussissaient mieux à l’école : donc tout allait bien. Les inégalités selon le sexe ont commencé à être étudiées seulement vers les années 80 et 90 par des sociologues comme Marie Duru Bellat et Nicole Mosconi, mais la diffusion dans un large public met du temps…

Le débat très médiatique sur la laïcité à l’école en France en 2004 (à propos notamment du port du foulard islamique par les filles à l’école) a permis indirectement que la question de l’égalité filles-garçons à l’école et femmes-hommes dans la société soit abordée. Il semble ainsi que ce sujet est depuis quelques mois plus connu du grand public.

Des personnes ayant mené des interventions récemment auprès de stagiaires à l’IUFM de Midi-Pyrénées et ayant abordé l’égalité entre les deux sexes m’ont rapporté que le sujet suscitait davantage d’intérêt et, par corrélation, moins de rejet. Malheureusement, depuis le changement de gouvernement en 2002, la Convention de février 2000 n’est plus considérée comme une priorité par le ministère de l’Éducation nationale. Il n’existe donc actuellement plus de formation spécifique à l’égalité des chances filles-garçons à l’ENFA ni à l’IUFM de Midi-Pyrénées. Seul l’IUFM de Lyon donne une telle formation, qui, à notre connaissance, est optionnelle.

Néanmoins, nous pensons que, pour favoriser une plus grande réceptivité à l’analyse des rapports sociaux de sexe auprès des enseignantes et des enseignants ayant pas ou peu de connaissances en sciences sociales et humaines avant leur entrée à l’IUFM, il faudrait introduire des formations théoriques en ces matières (en sociologie générale, par exemple) en deuxième année de formation. Celles-ci leur seraient utiles par ailleurs et non seulement en ce qui concerne les rapports entre les hommes et les femmes.

À l’heure actuelle, les formations à l’égalité des chances entre les filles et les garçons de même qu’entre les hommes et les femmes sont données au sein des ministères de l’Éducation nationale ainsi que de l’Agriculture et la Pêche. Or, ces deux ministères font une demande contradictoire : d’un côté, la Convention du 25 février 2000, et sa volonté déclarée d’oeuvrer pour l’égalité entre les deux sexes à l’école ; de l’autre, la subsistance des programmes, des manuels, des outils pédagogiques et des positions hiérarchiques qui diffusent des images dévalorisées et stéréotypées des femmes. La norme étant l’invisibilité des femmes, lorsqu’on tente de les rendre visibles, les enseignantes et les enseignants rétorquent qu’on ne s’intéresse qu’à elles et qu’il n’y a plus de place pour les hommes.

En faisant l’économie de l’analyse des rapports sociaux entre les sexes qui sont au fondement des inégalités entre les femmes et les hommes et du rôle de l’école dans la construction de ces inégalités, la Convention du 25 février 2000 n’impose pas une réécriture des programmes qui intégrerait les apports des études féministes en sciences sociales et humaines et elle laisse la collectivité acheter, avec les deniers publics, des manuels scolaires qui banalisent et diffusent les stéréotypes les plus sexistes. De plus, elle n’apporte pas la légitimité nécessaire à une réelle formation sur le thème de l’égalité entre les sexes.

Tant qu’il ne sera pas déclaré officiellement que l’école (et donc son personnel, y compris enseignant) n’est pas neutre, qu’elle n’enseigne pas les mêmes choses aux filles et aux garçons, mais qu’elle doit se transformer pour devenir égalitaire, alors la Convention du 25 février 2000 ne pourra pas remplir ses objectifs, entre autres, celui de former les membres du personnel enseignant à l’égalité des chances entre les deux sexes afin de les amener à améliorer leur pratique professionnelle et leur grille de perception du monde. Seule une inscription symbolique forte peut légitimer les contenus nécessaires à toute formation sur ce thème de l’égalité entre les femmes et les hommes et ouvrir la voie aux changements radicaux que cette égalité impose.