Abstracts
Résumé
Travailler sur la violence dans les relations lesbiennes, c’est aussi s’interroger sur la violence des femmes dans ses enjeux sociaux et politiques. En effet, cette dernière est un phénomène qui suscite de plus en plus de débats, où différents discours, perspectives et théories analysent la réalité de façon diamétralement opposée (des analyses féministes aux plus antiféministes). Il apparaît important alors de discuter et de mesurer les enjeux de cette question tant sur le plan des politiques sociales, du service social et de la réalité sociale qu’en ce qui concerne la vision des rapports sociaux de sexe, car, à l’issue de ce débat, les analyses qui feront le poids auront des incidences, notamment sur les orientations et réorientations des politiques sociales en matière de violence conjugale. Ce texte propose ainsi de jeter un regard sur ces enjeux et les perspectives qui se dessinent et d’élaborer un cadre d’analyse du féminisme matérialiste et du lesbianisme politique pour rendre compte de la violence des lesbiennes dans un cadre domestique.
Abstract
To work on violence in lesbian relationships means also to put into question women’s violence in its social and political context. Women’s violence is indeed a more and more debated phenomenon - in which different discourses, Perspectives and theories analyze this reality in a diametrically opposed fashion (from feminist analysis to the most non-feminists ones). Thus it seems important to discuss and understand the different aspects of this question, on the level of social policies, social work and social reality. It is also important to take into consideration gender order. In short, the debate opens on an analysis of great influence, that will influence the orientations and re-orientations of the social policies about domestic violence. This text invites to consider these issues and offers to develop a framework using materialistic feminism and political lesbianism in order to account for lesbian violences in a domestic context.
Article body
Le présent travail vise à circonscrire les enjeux politiques et sociaux actuels liés à la problématique de la violence des femmes et des lesbiennes[1]. Pour atteindre cet objectif, notre travail s’appuie essentiellement sur une étude de la littérature[2] et sur une étude doctorale que nous menons actuellement sur la violence dans les relations lesbiennes. Si la question des enjeux nous intéresse particulièrement ici, c’est parce que nous sommes à un tournant, à un moment où, de plus en plus, la question de la violence des femmes est soulevée sur la scène sociale, politique et universitaire. Et parce que, bien que la violence des femmes soit de plus en plus médiatisée et fasse l’objet de recherches, nous n’observons pas néanmoins de consensus dans ces analyses. La tendance générale (opinions générales ou analyses scientifiques) veut que la violence des femmes témoignerait d’un phénomène récent de désexualisation ou de symétrie dans la violence, c’est-à-dire où les femmes et les hommes seraient tout aussi violents, de la même manière et pour les mêmes raisons. En somme, nous serions dans une société où l’égalité entre les sexes, dans ce domaine, serait atteinte. D’un autre côté, il existe aussi un courant qui tend à minimiser la violence des femmes en affirmant que celles-ci ne seraient pas naturellement violentes. Tenir une telle analyse aurait pour conséquence de naturaliser les catégories de sexes et la violence des hommes, car seuls ces derniers pourraient alors être violents. Il s’agit d’une analyse essentialiste.
Il est pourtant important de noter que, en dehors de ces deux positions, la violence des femmes est pensable comme phénomène sexué et dans un contexte où les rapports sociaux de sexe restent inégalitaires. Soit, nous allons examiner ici comment nous pouvons analyser la violence des femmes, et en l’occurrence des lesbiennes, dans une approche du féminisme matérialiste et du lesbianisme politique. Et nous soulignerons les intérêts à développer ces analyses, eu égard aux lourdes conséquences que pourrait entraîner la perspective qui prédominera.
Ainsi, actuellement, la tendance voudrait que ces thèmes de recherche se distancient des théories féministes, mais en réalité nous ne pouvons en faire l’économie, essentiellement parce que retenir un cadre féministe permet de contrecarrer le mouvement antiféministe qui, comme nous allons le voir, cherche à rendre invisibles les rapports inégalitaires entre les sexes et à discréditer les analyses féministes.
Plus particulièrement, si nous retenons les analyses du féminisme matérialiste et du lesbianisme politique, c’est essentiellement pour les raisons suivantes : tout d’abord, la perspective du féminisme matérialiste est incontournable parce que ce courant a une tradition d’analyse de la violence conjugale dans un cadre hétérosexuel que l’on ne peut ignorer (concept de cycle de la violence, mise en évidence des formes de violence, etc.). Et aussi, parce que les premières études sur la violence dans les relations lesbiennes soulignent que cette violence présente de fortes similitudes avec la violence dans un cadre hétérosexuel telle que l’analyse ce courant matérialiste (Chesley, Macaulay et Ristock 1992 ; Collective lesbienne de l’Ontario 1998 ; Guay 1999). Enfin, la perspective du lesbianisme politique nous permet d’intégrer les lesbiennes dans les rapports sociaux de sexe (les lesbiennes ne sont pas des femmes[3] (Wittig 1980), car elles transgressent les catégories du sexe « femme » et les normes hétérosociales). Elle permet également la prise en considération du système hétérosocial élaboré par les lesbiennes politiques et nous renseigne – comme nous le verrons par la suite – sur la construction de la violence domestique dans des relations hétérosexuelles et homosexuelles.
En somme, les questions posées par la violence des femmes et des lesbiennes sont les suivantes : 1) L’entrée sur la scène sociale de la question de la violence des femmes est-elle la marque d’une transformation des rapports sociaux, de sexe comme nous le verrons, et vient-elle ainsi alimenter nos connaissances du système de domination entre les sexes ? 2) Ou bien vient-elle au contraire remettre en question les analyses féministes de la domination masculine en mettant en scène une symétrie récemment acquise entre les sexes? La question à se poser est de savoir si la violence des femmes traduit ou non une symétrie entre les sexes et dessine ou non la mise en place d’un modèle de société où l’égalité entre les sexes prime. Nos premières analyses et recherches dans un programme de troisième cycle nous amènent à constater que nous traversons une période de transformation des rapports sociaux de sexe et non leur disparition. C’est pour cela qu’il est essentiel que la théorie féministe se prononce sur cette question pour qu’elle ne soit pas récupérée à mauvais escient par les lobbies masculinistes radicaux, par l’opinion publique ou par toute autre approche à caractère individualiste.
Nous commencerons par observer dans quel contexte social particulier émerge le débat sur la violence des femmes et des lesbiennes. Ensuite, nous aborderons la manière d’analyser la violence des lesbiennes dans une approche féministe. Enfin, nous exposerons les conséquences que peuvent avoir les différentes analyses de la violence des femmes et des lesbiennes sur les politiques sociales et les pratiques sociales.
Un contexte d’émergence
Il est important avant tout d’avoir une vision du contexte de l’émergence du débat sur la violence des femmes et des lesbiennes pour comprendre les enjeux qui s’y dessinent. Si, depuis les années 70, les femmes ont essentiellement été identifiées comme faisant partie des victimes du système hiérarchique et inégalitaire de domination, depuis le milieu des années 90, elles sembleraient aussi trouver une place du côté de celles qui commettent des agressions[4]. En effet, 1995 est comme une date charnière. C’est l’année où des groupes masculinistes radicaux ont pris de l’ampleur, et c’est le moment où sont prises en considération pour la première fois dans le contexte d’une politique sociale la réalité des hommes et des gays victimes ainsi que la réalité de la violence des femmes et des lesbiennes (MSSS 1995) Tout cela émerge, comme nous allons maintenant le voir, dans un contexte particulier, soit un contexte antiféministe et de redéfinition des rapports de pouvoir entre les sexes.
Ainsi, le contexte actuel des années 2000, dans lequel s’inscrit la violence des femmes, est un contexte de résurgence de l’antiféminisme ou, autrement dit, de ressac, ce qui signifie une offensive patriarcale qui veut faire perdre des acquis politiques aux féministes[5] (Bouchard 2003 ; Dufresne 2002). Pierrette Bouchard (2003) définit ce concept : « Le dictionnaire définit « ressac » comme « le retour violent des vagues sur elles-mêmes, après un choc, lorsqu’elles ont frappé un obstacle ». Le terme backlash prête à confusion parce qu’il laisse supposer que deux forces égales se rencontrent dans une séquence d’action/réaction […] Le concept de « ressac » rend mieux l’idée qu’il s’agit d’une volonté de resserrement du contrôle patriarcal sur le féminisme, ce dernier étant « l’obstacle » rencontré. C’est dans ce cadre que des groupes masculinistes radicaux et traditionnels[6] visent à « symétriser » les relations entre les sexes et les présentent comme équivalentes ; ils parlent ainsi d’égalité atteinte entre les sexes (voire d’un renversement de l’ordre patriarcal au profit des femmes !). L’entrée en scène des lobbies masculinistes n’est pas étrangère au phénomène de « visibilisation » et de médiatisation de la violence des femmes. Ces lobbies font des amalgames autour d’un ensemble de phénomènes : ils parlent de perte d’identité, du rôle non reconnu du père, de la violence des femmes[7], etc. Leurs théories sont controversées, les bases empiriques sont biaisées et tendancieuses, et ils développent des concepts pour le moins douteux (le syndrome d’aliénation parentale, le syndrome de la mère malveillante, le syndrome des faux souvenirs, etc.). Le fait que ces théories sur la symétrie, la désexualisation et l’égalité entre les sexes soient reprises à l’intérieur même d’analyses universitaires est particulièrement alarmant. Si ces lobbies nous intéressent ici, c’est qu’ils trouvent leur place dans l’orientation des politiques sociales. Au niveau médiatique, leur influence est tout aussi inquiétante, car ils véhiculent une idéologie reprise par les représentations du sens commun, à savoir que les femmes seraient tout aussi violentes que les hommes.
La violence des femmes s’inscrit aussi dans un contexte de transformation des rapports sociaux de sexe. Aujourd’hui, plusieurs sociétés clament que l’égalité entre les sexes est atteinte et que le mouvement des femmes a atteint son apogée (pour ne pas dire qu’il serait dépassé). À ce propos, Christine Delphy parle du « matraquage » du mythe de « l’égalité-déjà-là ». Ainsi, elle rapporte que (2004 : 24) « souvent empruntés aux États-Unis, les thèmes sont partout les mêmes : les féministes exagèrent car l’oppression des femmes, c’est fini, le harcèlement sexuel ça n’existe pas, le viol entre conjoints non plus[8] ». Soit, bien trop souvent, les avancées réalisées par les féministes, créant une émancipation des femmes, laissent à penser que l’égalité est atteinte. Cela est une erreur d’analyse, car au contraire nous assistons en réalité à une transformation et à un glissement des rapports de domination et de pouvoir entre les sexes. La domination masculine prend d’autres formes, d’autres visages, qu’il s’agit aujourd’hui de mettre en évidence et d’analyser. Et c’est dans cette nouvelle reconfiguration des rapports sociaux de sexe que la violence des femmes apparaît et que nous devons tendre à en rendre compte.
Il est aussi primordial de tenir compte du contexte général de la fin du xxe siècle (le modèle néolibéral, les valeurs individualistes et nos sociétés modernes avancées) pour comprendre la forme sous laquelle émerge le débat sur la violence des femmes. En effet, l’évolution actuelle des sociétés occidentales en matière de contexte social, économique et politique n’est pas étrangère à la façon dont est traitée la question de la violence des femmes.
Les valeurs que nos sociétés prônent ne sont pas sans influence sur nos modes de pensée et sur les orientations données aux explications des phénomènes sociaux. Les « intellectuelles » (sociologues, criminologues, psychologues, etc.) ne sont pas hors du social et développent un regard plus ou moins critique sur les sociétés néolibérales et sur la mondialisation. En effet, Ibrahim Warde (2004), par exemple, note qu’aujourd’hui « quête du savoir, recherche désintéressée et curiosité intellectuelle se trouvent reléguées au second plan »[9]. Ainsi, tout comme nous pouvons avoir un regard androcentré sur nos objets de recherche, nous pouvons aussi avoir un regard modelé par d’autres valeurs dominantes de nos sociétés. Une des valeurs qui nous intéresse plus particulièrement ici est l’individualisme, car elle tend à transparaître dans l’objet de recherche de la violence des femmes. Ainsi, nous sommes dans une société qui prône l’individualisme, où les grands cadres d’analyse sociaux et politiques sont moins mobilisés pour rendre compte du social et où les grands projets de société semblent en perte de vitesse (voir notamment Ignacio Ramonet (1995). C’est dans un tel contexte que les analyses individualistes trouvent leur place et que les modèles d’analyses féministes perdent leur pouvoir de mobilisation. On a tendance à individualiser les problèmes, tout comme on a tendance à adopter des analyses microsociales. C’est ce contexte qui se traduit aujourd’hui dans certaines des théories qui tendent à rendre compte de la violence des femmes et à désexualiser le rapport de violence – car ces théories ne sont pas capables de rendre compte des rapports sociaux. Il importe alors de noter l’influence du contexte social qui produit ces pseudothéories sur le social.
Enfin, notons que nous nous situons dans un tournant de nos sociétés, au coeur même de la mondialisation, de la récession économique, où la droite, voire l’extrême droite, prend de l’ampleur. Nous sommes dans une société en devenir en ce qui concerne ses assises, dans une société qui amorce un changement et qui nous lance dans l’inconnu, tout en suscitant un sentiment d’insécurité accrue (Giddens 1994). Dans un tel cadre, il a déjà été admis, analysé et observé que le mouvement féministe tend à perdre de l’ampleur, car, dans ce contexte de fragilité, le sentiment de sécurité tend à s’acquérir à travers des valeurs traditionnelles et sécurisantes (Bouchard 2003). Ainsi, ce contexte particulier serait à la source de la résurgence de l’antiféminisme caractérisant nos sociétés.
Nous sommes donc à la veille d’un changement qui tend à s’opérer, dont nous ne maîtrisons pas les manifestations, mais où nous pouvons tout de même repérer ce qui tend à produire la question de la violence des femmes et surtout les regards que l’on y porte.
Les éléments du cadre d’analyse féministe matérialiste et lesbien politique
Dans un contexte où la violence des femmes est analysée d’une façon qui remet en question les analyses féministes et où les cadres d’analyse sociaux sont en perte de vitesse, il importe de continuer à maintenir des analyses féministes sur ces phénomènes. Il est essentiel de contrecarrer le mouvement antiféministe actuel qui, fort et influent, risque de faire revivre à toutes et à tous des régressions sociales. Nous allons donc maintenant illustrer, à travers le phénomène de la violence des lesbiennes, comment les analyses de l’approche féministe matérialiste et du lesbianisme politique sont particulièrement pertinentes pour expliquer ces phénomènes. Ensuite, nous développerons les enjeux des différentes analyses qui s’affrontent actuellement autour de ces questions.
Tout d’abord, tournons-nous vers les éléments définissant la violence dans les relations lesbiennes. Les premières études s’accordent à dire qu’elle présente des ressemblances avec la violence dans un cadre hétérosexuel (Chesley, Macaulay et Ristock 1992 ; Renzetti 1996 ; Ristock 1995). La violence y est décrite comme un rapport de pouvoir et de contrôle que l’une des partenaires détient sur l’autre. Elle s’inscrit dans un cycle, qui serait assez semblable à celui qui se produit dans les relations hétérosexuelles. Ce cycle s’inscrit et se développe aussi dans une spirale : la violence se produit de plus en plus souvent et se relève de plus en plus forte dans les formes. Elle se traduit concrètement en conséquences (anxiété, dépression, insomnie, honte, baisse de l’estime de soi, isolement, autocontrôle, etc.).
Nous pouvons aussi noter que les causes des difficultés à sortir de cette relation sont de manière générale assez semblables à celles qui existent dans un cadre hétérosexuel, avec néanmoins des variantes liées à des facteurs propres aux lesbiennes (déplacardage ou outing, lesbophobie intériorisée, sortie du placard) (Watremez 2002).
Enfin, on trouve les mêmes formes de violence (physiques, psychologiques, sexuelles et autres) que dans les relations hétérosexuelles. Il y aurait ici néanmoins quelques différences quant à la forme de violence privilégiée par les hommes et par les femmes (pour ce qui concerne les formes de la violence domestique, voir le schéma suivant).
Cependant, nous ne pouvons pas dire que la violence dans les relations lesbiennes et la violence dans un cadre hétérosexuel soient exactement les mêmes. C’est sur ce point essentiellement que les analyses divergent et où la violence dans les relations lesbiennes peut apparaître comme venant remettre en question la pertinence de l’analyse féministe. Pourtant, l’analyse féministe a les outils voulus pour analyser la violence des femmes et celle des lesbiennes, et il est primordial de relever le défi que ce débat lui lance.
Ainsi, nous émettons l’hypothèse que l’angle de vue lesbien complexifie l’analyse féministe traditionnelle et hétérosexuelle par l’introduction du système hétérosocial, parce que ce dernier nous aide à approfondir notre compréhension du lesbianisme, de l’ensemble des rapports sociaux de sexe et de la violence domestique dans les relations lesbiennes.
Le concept de système hétérosocial a été élaboré par les théoriciennes du lesbianisme politique, notamment, Monique Wittig, Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin et Louise Turcotte. Pour comprendre le système hétérosocial, il faut comprendre l’analyse des rapports sociaux de sexe dans une perspective féministe matérialiste dont Christine Delphy peut être qualifiée de représentante. Le féminisme matérialiste définit le patriarcat comme organisant les rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes. Selon cette perspective, il y a une hiérarchie qui précède et construit les différences des sexes. Ainsi, les catégories de sexe sont des constructions sociales et non des constructions naturelles. Soit, s’il n’y avait pas d’oppression, les catégories de sexe n’existeraient pas comme telles. Ainsi, l’indifférenciation des sexes est un objectif politique visé. En effet, la différence qui caractérise les hommes et les femmes n’a pas de sens en soi, elle devient seulement importante et déterminante à l’intérieur de rapports de pouvoir. Comme le disait Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », on devient femme à partir de la domination exercée par les hommes. Christine Delphy (1998 : 258) invite à penser que, si les femmes devenaient les égales des hommes, ceux-ci ne seraient plus les égaux d’eux-mêmes, car les hommes auraient tout simplement cessé d’être ce qu’ils sont.
Ce sont des lesbiennes qui, à l’intérieur du féminisme matérialiste, ont fait émergé le lesbianisme politique. La scission a porté essentiellement sur l’analyse de l’hétérosexualité. Ces lesbiennes ont mis en évidence que l’analyse féministe du patriarcat oblitérait un pan important des rapports sociaux de sexe : l’hétérosexualité comme système politique. Ainsi, pour les féministes matérialistes, l’hétérosexualité est une pratique sexuelle ; pour les lesbiennes radicales, c’est un système politique. En somme, le lesbianisme politique et le féminisme matérialiste sont à la fois proches sur les analyses des rapports sociaux de sexe et distincts sur les analyses de l’hétérosexualité.
Selon la perspective du lesbianisme politique, le système hétérosocial est le système qui produit le genre pour produire et naturaliser à son tour le sexe : il produit donc les catégories binaires homme/femme, homosexualité/hétérosexualité. Il repose sur la bicatégorisation et la bipartition et il est constitutif d’une seule norme possible (Katz 2001). Ce système constitue une pression sociale et un conditionnement à la normalité, qui impose son modèle comme le seul naturel et idéal. Il renvoie les hommes et les femmes (qu’il produit) à cette norme, aux modèles qu’il propose. Se penser homme ou femme, c’est se penser dans des catégories idéologiquement construites et préexistantes. Ce système politique perpétue les rapports inégalitaires entre les femmes et les hommes et maintient la domination masculine. Retenons que c’est ce système qui formate les hommes et les femmes, les hétérosexuels et les hétérosexuelles de même que les homosexuels et les homosexuelles. En outre, il est à la base de la construction des rapports sociaux de sexe tels qu’ils apparaissent aujourd’hui[10].
Nous pouvons illustrer ce système hétérosocial, sous la forme suivante :
Pour Monique Wittig (2001 : 63-64), le système hétérosocial est un régime politique qui fonde l’appropriation des femmes par les hommes et pour elles : « la femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement », car ce qui définit ce que sont les femmes, c’est une relation particulière aux hommes (voir la relation de servage de Colette Guillaumin)[11].
La prise en considération de ce système nous renseigne sur la construction de la violence domestique dans des relations hétérosexuelles et homosexuelles. C’est en cela que l’analyse du lesbianisme politique nous permet de penser ce phénomène. Ce système organise les rapports hétérosexuels et homosexuels, et il est constitutif de la violence dans les relations lesbiennes, tout comme il l’est dans les relations hétérosexuelles. En effet, c’est dans ce système binaire et inégalitaire que les rapports de domination, de pouvoir et donc de violence prennent forme et sens (car c’est ce système qui produit les hiérarchies). Les lesbiennes peuvent reproduire la dynamique des relations hétérosociales, car la force du système hétérosocial réside dans la présentation immuable, naturelle et éternelle de son existence. Ainsi, elles reproduisent cet ordre parce qu’elles en ont intériorisé les normes.
Nous pouvons en faire l’illustration par quelques exemples. Notons toutefois qu’il s’agit ici d’hypothèses de travail[12] et que ces exemples sont loin de rendre compte de l’entière complexité de ce phénomène.
Dans le contexte du lesbianisme politique, nous pouvons avancer l’hypothèse que la violence sert la différenciation des sexes. Cela signifierait que les lesbiennes manifesteraient et s’autoriseraient de la violence envers leur partenaire lorsque la socialisation de femme de cette dernière ne correspondrait plus aux représentations de ce que doit être une « vraie » femme, c’est-à-dire lorsque les rôles et comportements ne correspondraient plus à ceux qui sont attendus traditionnellement et socialement. Ainsi, les lesbiennes violentes tendent alors à réaffirmer la différenciation de femme à leur partenaire et soutiennent donc le système qui la produit et la rend possible. En intériorisant l’organisation du système hétérosocial, elles participent à le conforter et à le maintenir. Par exemple, sachant que l’autonomie est de règle proscrite chez les femmes et qu’au contraire la dépendance (économique, sexuelle, sociale, etc.) est sans cesse renvoyée et inculquée aux femmes, la violence peut être recherchée, tolérée, voire requise pour rappeler à l’ordre. Ainsi, tout comme dans les couples hétérosexuels, plus les rôles sociaux de sexe sont différenciés, rigides et traditionnels, plus nous pouvons y reconnaître des manifestations de violence (Julien et autres 2003 ; Chamberland 2003).
Nous pouvons aussi parler de l’idéologie de l’amour qui conduit traditionnellement les femmes à l’abnégation et à l’altruisme (à des degrés plus ou moins forts selon chacune). Cette idéologie de l’amour – qui est un construit social récent dans l’histoire (Noizet 1996) – conditionne socialement les femmes en leur prescrivant de se fondre à l’autre (amour fusionnel) et de se mettre au service de l’autre : elle les conduit à la dépendance et à la fusion. Cette idéologie de l’amour se définit à l’intérieur du système hétérosocial et devient la seule reconnue socialement tant pour certaines hétérosexuelles que certaines lesbiennes (un besoin de normalité peut renvoyer des lesbiennes à ces modèles identificatoires hétérosociaux).
Notons alors que le couple traditionnel hétérosexuel – modèle repris par des lesbiennes – et la notion d’amour sont liés à la dépendance. Dans ce cadre-là, l’une est pensée comme appartenant à l’autre, comme étant à sa disposition. Les individualités ne sont pas respectées. Ainsi, nous pouvons dire que la violence dans les relations lesbiennes atteint son paroxysme à travers les contraintes imposées par le système hétérosocial et que l’adhésion à l’idéologie traditionnelle dans un couple contribue à la violence. L’autonomie revalorisée dans une relation lesbienne pourrait servir de base à des relations non violentes. Atteindre l’égalité réelle entre les hommes et les femmes, c’est aller vers une plus grande reconnaissance de la diversité des modèles, soit aller vers la création d’autres modes de relations. Ainsi, sortir des modèles réducteurs et coercitifs permettrait de laisser place à des relations sans pouvoir ni contrôle, et donc sans violence.
Le système hétérosocial s’illustre de différentes manières encore. On peut parler, par exemple, de la lesbophobie intériorisée dont il est le producteur direct. Celle-ci empêche toute forme d’identification positive (car elle produit des modèles caricaturaux et insultants). Ainsi, elle peut aller jusqu’à une haine de soi et peut être aussi une façon de penser sa partenaire selon des cadres lesbophobes, hétéronormatifs et sexistes, cadres qui permettraient de développer, de légitimer et d’organiser la violence.
Pour résumer, nous pouvons dire que la violence servirait la différenciation des sexes : qu’exercer une violence serait réaffirmer la différenciation pensée naturelle entre les sexes, défendre les intérêts patriarcaux et conforter par là le système qui la produit. Les lesbiennes hériteraient ainsi de la violence de la culture du système hétérosocial. Dans ce contexte, nous pouvons supposer que l’explication de la domination n’est pas que masculine, elle est aussi le fait de l’assignation des femmes à l’hétéronormativité. Il s’agit donc de proposer ici un élargissement du cadre d’analyse féministe, sans toutefois le remettre en question, ce qui nous permettra de comprendre le système social qui rend possible et organise la violence des femmes.
Les enjeux autour de l’émergence de la problématique de la violence des femmes
S’il existe différentes analyses pour rendre compte de la violence des femmes et des lesbiennes (des plus féministes aux plus antiféministes), néanmoins, ces analyses n’ont pas les mêmes portées ni les mêmes orientations. Il est donc nécessaire de s’arrêter sur les conséquences que peuvent entraîner les différentes positions et théories expliquant la violence des femmes, car le fait de dire que la violence est un phénomène sexué ou, au contraire, un phénomène désexualisé a des incidences sur les orientations et réorientations des politiques sociales, notamment en matière de violence conjugale.
Nous avons catégorisé les différentes théories par rapport à ces deux oppositions : celles qui considèrent la violence comme sexuée (les analyses féministes) et celles qui défendent l’inverse (les analyses individualistes)[13]. Il importe de s’attacher aux enjeux sur la vision de la violence des femmes. Ces conséquences peuvent s’observer sous des aspects théoriques (conséquences sur l’analyse des rapports sociaux de sexe), des aspects sociaux (conséquences sur la perception générale des rapports sociaux de sexe et du féminisme), sur les politiques sociales (conséquences sur les orientations de ces politiques) et sur les pratiques sociales en travail social (conséquences sur les réponses apportées aux femmes et aux lesbiennes violentes et à leurs victimes). Aussi, il faut garder à l’esprit que ce sujet pose la question de la responsabilité : les femmes violentes sont-elles seules responsables de leur comportement ou bien leur violence est-elle la conséquence de la violence vécue par ailleurs ?
Les études féministes ont fait des analyses sexuées de la violence. Néanmoins, tous les féminismes n’analysent pas la violence sexuée de la même manière. Les analyses du féminisme matérialiste, du lesbianisme politique et du féminisme « différentialiste » présentent des différences importantes.
Les féministes matérialistes et les lesbiennes politiques, en ce qui concerne leurs points communs dans l’analyse des rapports sociaux de sexe, considèrent que les rôles et les comportements sont des construits sociaux : ainsi, les femmes ne sont pas des catégories déterminées une fois pour toutes et elles peuvent donc faire l’expérience de la violence.
Sur un plan théorique, le débat sur la violence des femmes et des lesbiennes a pour conséquences d’élargir le cadre d’analyse féministe, grâce à l’introduction du système hétérosocial, et de mettre en évidence les transformations des rapports sociaux de sexe qui s’opèrent actuellement et qu’il nous fait définir. Au niveau social, cette approche travaille à remettre en cause les inégalités entre les sexes en les pointant du doigt ; en mettant en évidence de nouvelles configurations des rapports sociaux de sexe, elle cherche à réadapter les actions à mener et les directions à suivre.
Cette perspective a pour conséquence de prendre en considération la réalité de la violence des femmes dans les politiques sociales, sans remettre en question les inégalités structurelles entre les genres. Ainsi, les rapports hiérarchiques entre les sexes ne sont pas effacés dans les politiques sociales, ce qui permet à ces dernières de répondre aux objectifs du féminisme afin de pouvoir lutter contre le système organisant les rapports inégalitaires entre les sexes. Sur le plan des pratiques sociales en travail social, cette approche apporte une réponse à la violence des femmes sans tabous ni préjugés. De même, elle lutte contre la tendance à responsabiliser les femmes victimes de violence en n’inscrivant pas l’analyse dans un cadre faussement égalitaire où la violence serait mutuelle et les explications de la violence individuelles.
Les féministes qui ont une représentation « différentialiste » des rapports sociaux de sexe perçoivent les femmes comme différentes des hommes, et la violence ferait partie de l’essence des hommes et de celle de rares femmes. Ainsi, de manière générale, les femmes ne seraient pas violentes (ce qui, nous l’avons vu, est une analyse essentialiste).
Dans ce cadre, d’un point de vue théorique et social, on ne peut pas penser la violence des femmes et l’on renforce donc la naturalité des catégories de sexes. Ce faisant, on renforce les mécanismes de la domination masculine et la logique du système hétérosocial qui permet aux conditions sociales qui rendent possible la persistance de la violence. Car montrer et dire une homogénéité dans la classe des femmes est foncièrement essentialiste et naturalisant ; c’est de plus soutenir le système hétérosocial qui produit cette classe. Inversement, mettre en avant une hétérogénéité dans la classe des femmes implique de regarder la violence des femmes et de s’y confronter de même que de montrer du doigt la construction sociale de la classe des femmes, et ainsi de mettre à mal l’apparente naturalité des sexes. Donc, la problématique de violence chez les lesbiennes dérange le système hétérosocial qui construit les catégories sociales de sexes. Enfin, l’approche « différentialiste » tend à occulter la problématique de la violence des femmes, à ne pas y répondre et à ne pas proposer de politiques sociales allant dans ce sens. En ce qui concerne les pratiques sociales du travail social, les intervenantes sous-estiment la réalité et minimisent la violence.
Au contraire, les analyses individualistes ne considèrent pas la violence comme un phénomène sexué. C’est ici que nous pouvons classer les analyses dont l’objet est de psychologiser et les analyses des groupes masculinistes radicaux et traditionnels.
Les approches qui ont pour objet de psychologiser ont tendance à individualiser la violence, à la désexualiser et à la sortir du contexte social de la domination masculine et du système hétérosocial. La violence concernerait indifféremment les femmes et les hommes. Comme elle ne s’inscrit pas dans un rapport social de pouvoir, elle aurait lieu dans un rapport égalitaire et symétrique. Ces approches n’offrent aucun apport théorique à un niveau macrosocial ; on y conçoit des outils pour répondre à la réalité immédiate sur le plan individuel. Au niveau social, ces approches s’insèrent dans le contexte de résurgence de l’antiféminisme et elles contribuent ainsi à rendre de plus en plus manifeste le fait que la prise de conscience des rapports de pouvoir dans nos sociétés se révèle de moins en moins forte.
Sur le plan des politiques sociales, ces approches contribuent, directement et indirectement, à légitimer la violence des hommes, car, en ne s’attaquant pas véritablement au fond du problème, elles ne sont pas amenées à remettre en question les conditions sociales qui engendrent la violence.
Sur le plan des pratiques sociales en travail social, on aborde la violence des femmes sans tabou, mais dans un ensemble de mythes (par exemple, la violence mutuelle). On propose une aide immédiate aux victimes mais avec le risque d’en faire des responsables isolées, car on rapporte les causes de la violence à des causes individuelles (par exemple, on regarde la violence vécue dans l’enfance).
Les groupes masculinistes radicaux considèrent les femmes comme aussi, voire plus, violentes que les hommes : les rapports de pouvoir entre les sexes sont alors renversés (Welzer-Lang 1996). Soulignons que l’on n’a pas à s’identifier comme appartenant à un groupe masculiniste radical pour pouvoir véhiculer ces idées. D’un point de vue théorique, on est du côté de l’idéologie. Les groupes masculinistes tendent à discréditer les analyses du patriarcat, de même qu’à renforcer le pouvoir de la domination masculine et du système hétérosocial (c’est un lobby ouvertement antiféministe). D’un point de vue social, cette approche représente une totale régression qui peut conduire à faire perdre bon nombre d’acquis du féminisme. En ce qui concerne les politiques sociales, cette tendance peut entraîner la baisse du financement destiné aux femmes victimes de violence et une répartition inégale des budgets de l’État en faveur des hommes. Pour ce qui est des pratiques sociales du travail social, on individualise la violence. Dès lors, on ne répond plus aux femmes victimes dans un cadre social mais dans un cadre individuel : la violence est l’affaire d’individus et non de la domination masculine et du système hétérosocial. On ne responsabilise pas les hommes (alors qu’ils sont encore majoritairement responsables de la violence faite aux femmes), et l’on tend même à rendre les femmes responsables de la violence qu’elles vivent.
Enfin, la sociologie des mouvements sociaux nous permet de montrer que les rapports sociaux expliquent les transformations sociétales (Jenson 1993). En effet, le rapport entre le mouvement féministe, les lobbies masculinistes et les approches individualistes de la problématique de la violence des femmes va laisser des traces et dessiner des orientations nouvelles en matière de politiques et de pratiques sociales. En conclusion, nous pouvons émettre des hypothèses sur les issues possibles de l’évolution de cette question. Le tableau suivant représente les conséquences de ces différentes analyses sur les plans théorique et social, des politiques sociales et des pratiques en travail social.
Conclusion et perspectives
Nous avons examiné les effets possibles des représentations de la violence des femmes et des lesbiennes sur les politiques sociales et sur le travail social. Il importe aussi de faire ressortir les tendances dominantes. L’analyse des enjeux des positions sur la violence des femmes et des lesbiennes est somme toute pessimiste, car elle laisse paraître que le changement social ne va pas toujours dans le sens d’une évolution positive : il peut parfois réaffirmer des valeurs et idéologies passées et même accentuer les inégalités entre les sexes.
En effet, avant le contexte de crise et de changement actuel, nous étions dans un contexte d’inégalité entre les sexes où la violence des hommes était prédominante. Aujourd’hui, on parle de la violence des femmes et un rapport de force se joue entre les actrices et les acteurs en jeu dans ce débat. La question se pose alors de savoir comment cette donne va être intégrée dans la négociation et la formulation des projets politiques.
Deux issues opposées sont possibles, bien qu’entre les deux existe un continuum de situations possibles :
Nous pourrions assister à un maintien de l’antiféminisme, où la violence serait faussement désexualisée et où le renforcement du système de domination et l’effacement de la prise de conscience des rapports de domination se traduiraient dans les politiques sociales ;
Nous pourrions constater un essoufflement de l’antiféminisme, car le mouvement féministe pourrait réussir à développer ses connaissances des rapports sociaux de sexe en mettant en évidence les transformations de ces rapports. Ainsi, il pourrait redéfinir des stratégies nouvelles pour lutter contre ce système de domination et permettre un enrichissement du projet politique du féminisme.
Le champ de lutte reste ouvert ; il nous paraît impossible de dire pour le moment si les valeurs défendues par les féministes trouveront écho dans les sociétés occidentales où de nouvelles valeurs émergent. Ce que nous savons par contre, c’est que les féministes ont à relever le défi de la violence des femmes dans un contexte antiféministe, à reformuler les stratégies de lutte du patriarcat et à trouver des réponses innovantes pour s’inscrire en force dans la construction des projets politiques. Le contexte laisse paraître une transformation des rapports sociaux de sexe et non leur disparition (l’organisation de ces rapports n’a pas de tout temps été la même). Ainsi, notre étude trouve ses limites dans celles des sociétés actuelles. Nous ne pouvons pas définir avec certitude ce que sera demain. Il est encore difficile de rendre compte de la façon dont le phénomène de la violence des femmes sera compris et analysé.
Il importe cependant de retenir, comme nous l’avons vu, que la violence des femmes est un produit hétérosocial qui met en évidence l’indépendance du genre par rapport au sexe ; nous avons aussi observé que la classe des femmes n’est pas homogène. La violence des femmes est un marqueur dans l’évolution des rapports sociaux de sexe et non la marque de la fin de ces rapports. Elle atteste des glissements et des transgressions du genre dans une vision moderne des rapports sociaux de sexe. Bien que la violence des femmes ne soit pas un phénomène récent et que sa nouveauté réside dans les nouvelles façons de l’analyser et d’en rendre compte, ce phénomène semble dessiner une nouvelle organisation des rapports sociaux de sexe[14]. Ainsi, nous observons que le genre fonctionne indépendamment du sexe et que la hiérarchie peut trouver sa légitimité sur d’autres plans et s’inscrire à nouveau sur le modèle du sexe unique (Laqueur 1992 ; Mathieu 2002). Peut-être allons-nous vers une société où le modèle du sexe unique prédominera, où il y aura une indifférenciation des hommes et des femmes, mais dans laquelle resteront toujours deux genres (masculins et féminins). Ce changement de paradigme aura incontestablement une incidence ; il influera sur les connaissances au sujet des rapports sociaux de sexe et réorientera les luttes à mener et les directions à suivre. Ainsi, se dessine aujourd’hui cet enjeu du féminisme qu’est de pouvoir rendre compte de la violence des femmes.
Appendices
Note biographique
Vanessa Watremez
Vanessa Watremez est doctorante en service social, rattachée au Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF) à l’Université Laval à Québec. Elle a créé un outil d’intervention de groupe pour les lesbiennes ayant des comportements violents dans un cadre conjugal, avec le Groupe d’intervention en violence conjugale chez les lesbiennes (GIVCL) et le CRI-VIFF. Elle a notamment publié en 2002 un article sur internet: «Élargissement du cadre d’analyse féministe de la violence domestique masculine à travers l’étude de la violence dans les relations lesbiennes» (Labrys, études féministes, numéro 1-2, juillet/août 2002.
Notes
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[1]
Parler conjointement de la violence des femmes hétérosexuelles et de la violence des lesbiennes souligne l’idée que ces phénomènes tendent à apparaître de nos jours comme venant attester que les femmes seraient tout aussi violentes que les hommes et comme venant remettre en question les analyses féministes de la violence masculine. C’est en cela que ces deux phénomènes font ici l’objet de la même attention.
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[2]
Notons toutefois que les sources scientifiques autour de la violence des lesbiennes sont encore rares et morcelées, et que l’on trouve l’information essentiellement sous forme d’articles.
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[3]
Ainsi, lorsque nous faisons référence ici aux femmes, il faut entendre femmes hétérosexuelles, et lorsqu’il s’agit de lesbiennes, il faut entendre que les lesbiennes ne sont pas des femmes dans une analyse du lesbianisme politique. Ce point sera approfondi par la suite.
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[4]
La violence des femmes n’est pas tant un phénomène récent ; ce sont plutôt les différentes représentations des rapports sociaux de sexe qui l’analysent de façon nouvelle. Ainsi, avant les années 90, le phénomène n’était pas identifiable comme tel, car il venait remettre fondamentalement en question les représentations sociales communément admises de ce que devait être une femme. Aujourd’hui, ce phénomène tend à sortir de l’ombre et divers courants y apposent leurs analyses.
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[5]
Les mouvements antiféministes ne sont pas nouveaux et leurs pouvoirs d’influence ne sont pas des moindres. L’historien André Burguière (1998) nous apporte ici un éclairage. Déjà au XVIIe siècle s’affrontaient par exemple dans la société française deux mouvements : les positions « féministes » du courant précieux (les précieuses en minorité) et les antiféministes (la majorité, dont Molière faisait partie). Un débat, qui opposait ces deux mouvements, avait lieu sur l’ordre social et l’ordre entre les rapports sociaux de sexe. Il va sans dire qu’à l’époque Molière re-présentait sous la forme de l’humour la violence dans les couples. Ainsi, les idées antiféministes étant majoritaires, il était laissé peu de place à la prise en considération de la violence conjugale comme d’une réalité inacceptable. Nous pouvons donc noter qu’un mouvement « antiféministe » était déjà à l’oeuvre à cette époque et a participé au maintien du système qui rend possible et légitime la violence masculine. Aujourd’hui encore, nous pouvons repérer un mouvement/lobby antiféministe qui lutte contre les idées, recherches et actions du mouvement féministe.
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[6]
On pourra entendre par masculinisme : « Les discours revendicateurs formulés par des hommes en tant qu’hommes » (Dufresne 1998). Pierrette Bouchard reprend la typologie de Lingard et Douglas (1999) qui établit quatre types de groupes masculinistes : les groupes de défense ou de promotion des droits des hommes (men’s rights), les groupes de thérapie de la masculinité (masculinity therapy), les groupes proféministes et les groupes conservateurs.
-
[7]
Pour ces lobbies, les recherches féministes sont exagérées, car « [elles] confondraient la force et l’agressivité « naturelles » des hommes avec la violence. Même le crime de Marc Lépine est traité comme « exagération ». Les hommes et les femmes seraient aussi violents les uns que les autres. Selon leur point de vue, les hommes – accusés de violence conjugale – sont présumés coupables et deviennent les victimes d’un « véritable terrorisme judiciaire fondé sur le sexisme » (Le Devoir, 16 septembre 2000). Le refus du gouvernement d’accorder les mêmes ressources aux hommes en détresse psychologique qu’aux femmes victimes de violence conjugale, est considéré comme une mesure sexiste et appuie l’idée d’un complot féministe » (Bouchard 2003 )
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[8]
Christine Delphy fait ici notamment référence aux propos d’Élisabeth Badinter (2003).
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[9]
Ibrahim Warde parle d’université marchande où la recherche a des visées de rentabilité marchande. Nous pouvons citer l’exemple du professeur de criminologie de l’Université de Floride, M Charles Thomas, spécialiste de l’univers carcéral, dont les discours ont favorisé la privatisation de prisons. Il s’est avéré par la suite qu’il était gracieusement rémunéré par des entreprises pénales privées et qu’il était actionnaire de certaines d’entre elles. C’est là un exemple parmi bien d’autres.
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[10]
Ce système est de configuration récente : les représentations des genres et des sexes n’ont pas toujours été les mêmes (Katz 2001). Examinons le passage du modèle du sexe unique au modèle des deux sexes au xviiie siècle (Laqueur 1992). De l’Antiquité jusqu’au xviiie siècle, on est sous le modèle du sexe unique, c’est-à-dire que l’on pense qu’il n’y a pas de différences d’organes entre hommes et femmes : seul le sexe des hommes est à l’extérieur, celui des femmes est à l’intérieur. Selon une croyance, certains individus sont plus près de la perfection métaphysique que d’autres. Cette perfection est définie par les dieux : lorsque les organes génitaux seront à l’extérieur, cela définira les dominants. Les hommes ne dominent pas parce qu’ils sont hommes, mais parce qu’ils sont plus près de la perfection métaphysique. Ce ne sont donc pas les organes qui font la hiérarchie, mais c’est la hiérarchie qui produit les manifestations corporelles. Il y a un continuum ici et non pas l’idée qu’il existerait deux sexes qui s’opposeraient strictement. À partir du xviiie siècle, on sort peu à peu de la logique du sexe unique pour entrer dans la logique du modèle des deux sexes car, à cette période, un changement s’opère : on ne pense plus que le monde est géré par les dieux. Alors on recherche une nouvelle explication, et l’on inverse la logique : ce n’est plus la hiérarchie qui vient en premier mais le biologique, et cette hiérarchie n’est plus divine mais biologique. Le sexe ici définit le genre. On pense alors qu’il existe des catégories naturellement différentes : les hommes et les femmes qui ont des comportements, des goûts et des pratiques différents. Ce sont les différences biologiques qui produisent ces différences de comportements. Les hommes et les femmes sont naturellement différents. La variation des définitions et des représentations du sexe et du genre « [remet] en question l’hypothèse généralement admise d’une hétérosexualité essentielle et immuable. Je soutiens que le terme ‘hétérosexuel’ définit une forme historique d’organisation des sexes et du plaisir liée à une époque » (Katz 2001 : 39).
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[11]
Toutefois, notons que les lesbiennes n’échappent pas à l’appropriation collective (par exemple, elles subissent sur le marché du travail le même traitement que l’ensemble des femmes) et qu’elles n’échappent pas totalement aux déconstructions de la bipartition et de la bicatégorisation, ainsi qu’aux influences hétérosociales. Néanmoins, les lesbiennes sont transfuges à la classe des femmes, tout comme l’étaient les esclaves en fuite à la leur. Retenons que, dans une société fondée sur le système hétérosocial, la notion de femmes n’a aucun sens en dehors de ce système. Ainsi, celles qui vivent en dehors de ce système ne sont pas des femmes.
-
[12]
Nous avons élaboré ces hypothèses dans notre thèse.
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[13]
Aucune analyse n’est proposée en fonction de la discipline (sociologie, criminologie, etc. ) mais plutôt sous forme de modes d’analyse transversaux aux différentes sciences. Par exemple, à l’intérieur même des disciplines, on peut noter des approches qui sexualisent et d’autres non. Ainsi, la criminologie a utilisé des approches individualistes, « biologisantes » et féministes.
-
[14]
Si les analyses dominantes actuelles mettent en avant une égalité atteinte entre les sexes (comme les analyses systémiques par exemple), en cela elles participent à rendre invisibles les nouvelles configurations qu’adopte l’organisation des rapports sociaux de sexe. En effet, les relations de couple du type patriarcal traditionnel évoluent, mais, en évoluant, elles ne laissent pas la place à des relations égalitaires ou symétriques, mais bien à des relations où l’inégalité prime toujours et à des relations qui témoignent de nouvelles configurations qu’il s’agit aujourd’hui de mettre en évidence.
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