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Les militantes féministes brésiliennes sont pleinement engagées dans l’action et les manifestations contre la mondialisation et elles participent activement aux activités et à la réflexion mises en place par la Marche mondiale des femmes en 2000. À titre de participante à cette mobilisation, j’ai rédigé le présent texte afin de faire connaître les positions des jeunes féministes brésiliennes, dont je suis, et pour marquer leur solidarité avec les féministes qui partagent ces positions. Après avoir présenté la vision des jeunes féministes quant au contexte de la mondialisation et à la place des femmes dans l’ordre mondial, je développerai brièvement la façon dont les femmes, et aussi les Brésiliennes, se sont engagées dans le mouvement altermondialiste. Cette implication se situe, quant aux jeunes féministes brésiliennes à l’intérieur d’une radicalisation du féminisme, ce que je tenterai de montrer. Enfin, le texte se termine par une très brève description de l’apport des féministes brésiliennnes à la Marche mondiale des femmes pour l’année 2005.

Le contexte de la mondialisation et la place des femmes dans l’ordre mondial

La présentation du contexte de la mondialisation et des effets que ce nouvel ordre mondial a pu provoquer sur la condition des femmes est nécessaire pour comprendre le rôle que ces dernières assumeront dans la construction du mouvement altermondialiste et dans les manifestations organisées en particulier par la Marche mondiale des femmes.

La mondialisation et la dépolitisation

Lorsqu’on emploie l’expression « l’économie se mondialise », on donne l’illusion qu’il existe un mouvement de capitaux et de bénéfices dans toutes les directions. Or, cette illusion permet l’évocation d’un automatisme où les gens n’ont guère accès aux décisions, mais au contraire voguent à la dérive au milieu d’intérêts diffus alors qu’il semble difficile de reconnaître les sujets et les intérêts de classe qui s’opposent. La politique monétaire d’un pays peut réduire sa population à la misère, non pas parce que c’est l’intérêt d’un groupe de spéculateurs basé à la City de Londres, mais bien parce qu’il est important de maintenir les marchés le plus calme possible. Les fonds de pension administrés par les organismes représentant les travailleurs sont devenus une source sûre pour le capital. Les processus politiques employés par les États pour définir les contrats ne sont plus aussi évidents dans une économie mondialisée, devant le pouvoir des institutions politiques globales. De nos jours, les interventions du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, imposent des politiques et des modèles pour l’éducation, la santé, etc.

La trajectoire du mouvement des femmes se trouve immergée dans ce contexte appelé « pensée unique » néo-libérale, qui a pour objet l’implantation de politiques publiques focalisées et l’adoption par l’État du discours de genre. Cela a pour conséquence de limiter les stratégies politiques féministes. En s’appuyant sur les conférences de l’Organisation des Nations Unies (ONU), sur ses rencontres préparatoires et sur celles qui ont suivi, ainsi que sur une exigence de politiques publiques et sur l’autonomisation des femmes sur le plan individuel, Nalu Faria et Miriam Nobre ont noté qu’il s’est établi, pendant cette période, un décalage à partir de ce mouvement vers une « politique de résultats » : « La principale stratégie a été de trouver des brèches et de  génériser  les espaces de pouvoir, tout en revendiquant une présence accrue des femmes et des instruments de planification, d’évaluation monitorée, comme par exemple les interminables check lists de genre » (Faria et Nobre 2003 : 635).

La place des femmes dans l’ordre mondial

Dans le monde entier, ces sociétés d’exclusion et d’oppression dans lesquelles vit la population bloquent très tôt toute possibilité pour les personnes de transformer leurs histoires de vie et les réalités collectives : dans ce contexte, même la révolte et les aspirations à la liberté des jeunes se trouvent vidées de leur contenu politique, et peu de jeunes filles arrivent à faire l’expérience des analyses de genre ou à en sentir la nécessité. Les discours triomphants qui affirment que « les femmes ont conquis leur espace » en ont convaincu plusieurs. Partout, on voit des « spécialistes » déverser leurs théories sur le désir féminin et la qualité des orgasmes des femmes. C’est ainsi qu’a pu fleurir un « fourre-tout » de produits et de services en vue de leur bien-être, de leur nouvelle individualité, de leur type de peau ou de cheveux, de toutes leurs afflictions quotidiennes et de toutes leurs nouvelles nécessités de consommation.

Dans une optique utilitariste, les femmes sont vues comme des instruments dans les politiques de combat contre la pauvreté, grâce au maintien de leur inégalité sociale et d’un point de vue essentialiste qui, toutefois, reste extraordinairement convaincant dans un monde de libre-échange. Cela fait des femmes les responsables de la cohésion sociale, de la préservation des traditions et de l’administration des ressources naturelles. Pour l’ONU et la Banque mondiale, les femmes sont devenues la cible privilégiée des politiques spécifiques et de la propagande, dans la mesure où elles détiennent un rôle de gestionnaires de la misère (Mestrum 2003 : 43). Les discours et les politiques que ces organismes propagent à grande échelle finissent par intégrer le mécanisme de responsabilisation des femmes et permettent d’instrumentaliser leur condition subalterne.

Dans ce contexte de mouvance généralisée, de relations de pouvoir et d’exploitation au sein de notre société, on a perdu de vue la transformation des relations de genre, ce qui a entraîné également une dépolitisation du débat féministe autour de la mondialisation. Le fait que le fossé des inégalités s’approfondisse n’est considéré que comme le « côté pervers » du processus positif de mondialisation plutôt que comme un élément structurel de réorganisation des mécanismes oppressifs au niveau mondial. On parle peu du type d’emploi que les femmes peuvent trouver dans ce processus ou bien de la différence salariale entre femmes et hommes qui ne cesse d’augmenter. La majeure partie des femmes se trouve toutefois déjà employée et assume des travaux lourds, sans aucune protection légale quant à la durée de la journée de travail ou les conditions dans lesquelles le travail est effectué. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs perdu jusqu’à leur droit de s’organiser comme travailleuses. Malgré l’augmentation du nombre de femmes qualifiées à des postes de commande et, par conséquent, malgré la réduction de la différence de salaire entre les hommes et les femmes, il reste que, dans le monde d’aujourd’hui, les secondes gagnent toujours moins que les premiers (en moyenne 30 %) et que leurs emplois continuent d’être liés à leur qualification associée à la « fonction féminine » de mère et de maîtresse de maison, ce qui convient très bien aux conditions de la précarité, de la polyvalence et de la flexibilité.

Les femmes dans la construction du mouvement altermondialiste

Malgré le contexte précédemment décrit, les mouvements féministes possèdent un énorme potentiel pour dénaturaliser le discours sur la mondialisation et l’économie néo-libérale. « Nous sommes des Femmes et non pas des marchandises » est devenu le principal slogan de la Marche mondiale des femmes au Brésil. Les mouvements féministes jouent aussi un rôle, dans ce monde globalisé, en offrant aux femmes des instruments qui leur permettent de se voir comme des sujets, de s’organiser en tant que tels, de pouvoir se réapproprier leur corps et leur histoire.

L’émergence du mouvement altermondialiste a beaucoup contribué à « historiciser » la mondialisation capitaliste et à déplacer les termes du débat. Au-delà de l’invective voulant qu’il n’y ait aucune solution de rechange et de l’horizon restreint de la politique des résultats, on voit surgir la devise qui affirme qu’« un autre monde est possible », tout comme l’idée qu’il est possible et urgent de mondialiser la résistance et la solidarité. Le fait que l’on ait acquis la certitude qu’il est nécessaire de changer le monde pour changer la vie de chaque femme a amené le mouvement à développer des luttes particulières, comme celle qui concerne l’autonomie des femmes, et à en mener d’autres plus précises encore qui impliquent des actions contre la mondialisation. La Marche mondiale des femmes a pris corps à partir de l’affirmation qu’un monde sans machisme est possible, que les femmes exigent emploi et salaire justes et qu’en fait le libre-échange commercial n’a jamais apporté la liberté. Qui plus est, la dette extérieure emprisonne les femmes dans un système à sens unique où elles ne sont jamais gagnantes, pas plus que les sociétés. Dans ce contexte, les femmes brésiliennes se sont proposé de donner densité et visibilité aux mouvements féministes et aux actions autonomes des femmes, comme ingrédients vitaux au service d’une anti-mondialisation, et d’y ajouter la force naissante de la Marche et d’autres initiatives réunissant des personnes et des collectifs auparavant dispersés afin de dénaturaliser le discours hégémonique.

Les jeunes féministes brésiliennes ont également renforcé leurs liens avec d’autres secteurs et se trouvent aujourd’hui plus engagées dans les programmes des mouvements sociaux, enrichies qu’elles sont par les apports d’un cumul historique, le tout dans l’esprit de désobéissance des nouvelles et des anciennes générations de militantes qui, finalement, permettent aux nouvelles de développer leurs propres éléments d’identité. Les jeunes féministes brésiliennes perçoivent de plus en plus non seulement leur capacité à « construire des alliances avec » le mouvement antimondialisation, mais aussi leur responsabilité d’en être un rouage important.

Malgré tout ce qui se dit sur la transversalité entre le genre, la race ou l’orientation sexuelle, il est encore rare dans les sociétés contemporaines que l’on fasse spontanément référence à la perspective des femmes dans le but de mieux comprendre le capitalisme mondialisé et que l’on engage un débat sur une stratégie en vue de la construction d’un autre monde possible. Cela exigerait, notamment, que les femmes soient présentes lors de débats où elles ne sont pas attendues et parfois même malvenues. Elles pourraient alors offrir des points de vue et des stratégies permettant de transformer l’économie et le travail, d’encourager l’action et l’analyse autonome des femmes en tant que pratiques fondamentales, non seulement pour les « réunions de femmes », mais aussi dans tous les domaines de la lutte pour un changement social radical. En effet, les mouvements féministes ne proposent pas seulement de « contribuer à », mais bien de déstabiliser, parfois aussi de renverser, les références mêmes de l’action et du débat. L’action n’est pas seulement dirigée vers les gouvernements et les autorités de l’ordre établi : elle a également la prétention « de faire bouger les choses » en ce qui concerne les attitudes de ceux qui sont les compagnons des féministes, dans la lutte quotidienne pour un autre monde possible.

Dès sa création, la Marche mondiale des femmes a fait partie de ce mouvement en acceptant le défi d’y renforcer la présence féminine, tout en rénovant le mouvement des femmes au sein de cette vague de mobilisation. Elle a eu la prétention de mettre sur pied de nouveaux programmes et des analyses de situation. Aussi, elle a fait le pont entre le thème du combat contre la pauvreté et celui de la violence sexiste dans le but de mettre à l’épreuve les nouvelles formes d’organisation et leurs approches pour affronter la dictature du marché, la pensée conservatrice et le conservatisme à l’intérieur de la famille.

Nous croyons que les mouvements féministes sont non seulement capables d’apporter leur contribution aux codes et à la conscience de ceux et celles qui se proposent de changer le monde mais aussi d’imposer de nouvelles pratiques. Il faut prendre le risque de construire de nouvelles références, capables de faire face aux paradigmes omniprésents de l’impérialisme néo-libéral. Depuis 2001, la Marche participe au Forum social mondial, ainsi qu’au Réseau international des mouvements sociaux, ce dernier ayant été créé dans le but de potentialiser l’action commune des mouvements sociaux et se définissant comme une convergence « ample, plurielle, féministe et contre le néo-libéralisme ». Les alliances des féministes avec les mouvements mixtes constituent une tâche difficile, qui exige l’invention de nouvelles formes concrètes de solidarité entre les femmes et les hommes, ce qui représente une lutte quotidienne. Cette expérience a également amené les féministes à renouveler leur conception des alliances entre militantes afin de construire des mouvements féministes qui puissent accueillir de plus en plus de femmes s’accordant sur les chemins à prendre, les sujets à aborder, les programmes à suivre, et toutes engagées dans les prises de décision.

La volonté de faire face à ces défis affleure en divers moments du débat et de l’action de jeunes qui construisent les mouvements féministes et la lutte anticapitaliste d’aujourd’hui. Les espaces d’action et de débats des féministes et leur posture dans la construction d’un contre-pouvoir global doivent aussi combattre la pauvreté de nos pratiques politiques. Cela passe par la refonte des perspectives sociopolitiques, culturelles et économiques afin que les féministes soient plus fortes devant la logique violente de la mondialisation qui ne cesse d’universaliser la vision de l’homme blanc et bourgeois pour donner une légitimité à ses tyrannies (León 2003).

Au Brésil, la Marche a réuni différents groupes, elle a donné plus d’ampleur au débat économique parmi les femmes, elle a favorisé les actions locales de prévention et de combat contre la violence sexiste et elle a renforcé le mouvement grâce à des actions de rue. En 2003, environ 35 000 travailleuses rurales se sont réunies pour la Marche des marguerites où elles ont présenté leurs revendications pour l’obtention d’une terre, en faveur de l’environnement, pour la santé et contre la violence ainsi que pour un salaire minimum revalorisé. Les jeunes féministes brésiliennes se sont jointes à d’autres mouvements (syndical, Sans-Terre, populaire, de jeunesse) dans la lutte pour l’emploi et elles participent à l’heure actuelle à la Coordination des mouvements mociaux, mouvement qui exige le droit au travail et des changements dans la politique économique du pays.

Une nouvelle radicalisation et l’actualité des mouvements féministes

Une nouvelle génération de militantes se trouve donc au coeur de la montée indéniable des mouvements d’opposition aux projets globaux de guerre et de marchandisation de la vie. Ces militantes se rebellent contre le mensonge, descendent dans la rue pour faire entendre leur point de vue politique et s’insurgent contre l’application des politiques néo-libérales des gouvernements locaux et nationaux. En outre, elles organisent des rassemblements massifs de protestation contre les maîtres des institutions du capitalisme à l’échelle mondiale. Reconnue comme protagoniste du mouvement antimondialisation, cette génération s’exprime au moyen d’une grande diversité d’actions et d’organisations : des mobilisations de masse, des réseaux d’information, des organismes autonomes de communication (journaux, revues, radios libres, sites Internet), l’action directe non violente et la désobéissance civile. Elle facilite la création de groupements radicaux indépendants des partis politiques, de mouvements de jeunes disposées à se risquer au-delà des limites institutionnelles et de groupes d’artistes militants ; elle organise des grèves d’étudiants et d’étudiantes ainsi que des actions d’éducation populaire.

Au sein de ces luttes contre la mondialisation et la marchandisation, on voit surgir une nouvelle génération de féministes aux stratégies et aux positions politiques les plus diverses. Comme partout dans le monde, des jeunes femmes se mobilisent au Brésil pour organiser des manifestations étudiantes et des ateliers ; elles participent activement aux communautés hip-hop des métropoles brésiliennes, aux collectifs anticapitalistes autonomes, aux partis politiques, aux mouvements de lesbiennes, de bisexuels et de transgenres de même qu’aux manifestations des groupes « banderoles[1] » ; elles rédigent également des revues et créent des radios libres qui se déclarent féministes et exigent des positions politiques claires de la part des féministes relativement à l’ordre mondial. La participation de ces jeunes femmes aux manifestations de Quito, de Québec et de Cancún, moments d’affrontement vécus par la Marche mondiale des femmes, a permis d’ouvrir un canal de communication entre plusieurs sections de ces mouvements féministes émergents comme les « anarchiques féministes », les groupes d’action directe ou encore les immigrantes françaises du groupe « Ni putes, ni soumises ». Les actions de ces nouveaux groupes sont menées de manière indépendante par rapport aux mouvements féministes institutionnalisés. Les luttes réelles des femmes — travailleuses rurales et citadines, lesbiennes, jeunes migrantes, militantes de mouvements populaires — doivent s’articuler pour que ces dernières puissent conquérir leur autonomie et l’égalité.

Dans ce contexte d’offensive du capital contre les droits sociaux acquis et d’expansion des frontières du marché, les jeunes femmes sont de plus en plus nombreuses à s’engager dans les manifestations locales ou internationales de cette nouvelle vague de mobilisation et de politisation qui déferle dans les forums sociaux mondiaux et régionaux. Capables d’appréhender les nouvelles formes complexes que revêt l’inégalité dans l’expérience de leur génération, ces jeunes femmes ressentent le désir et la possibilité de renouveler le langage de la résistance et de la revendication, de s’organiser et de lutter en tant que femmes et de s’approprier les mouvements féministes pour mieux les réinventer.

Les féministes brésiliennes en action en 2005

À la faveur de cette nouvelle effervescence, qui se rattache à la radicalisation du mouvement des femmes, le 8 mars 2005 verra une grande manifestation dans les rues de São Paulo, au cours de laquelle sera lancée la Charte des femmes pour l’humanité. Cet outil politique réunira les propositions et les aspirations des femmes pour un monde sans capitalisme et sans machisme, sans exploitation et sans préjugés. L’élaboration de cette charte correspond à un processus de construction d’une vision politique commune aux différents groupes féministes du monde entier qui ont participé à la Marche mondiale des femmes en 2000. Il s’agit donc de fortifier une identité qui s’exprime déjà par des actions communes et la volonté expresse de transformer le monde.

Le contenu de la Charte doit être approuvé lors de la 5e Rencontre internationale de la Marche mondiale des femmes qui se tiendra du 5 au 12 décembre 2005 à Kigali, au Rwanda, dans la région des Grands Lacs africains. Cette rencontre sera aussi le symbole d’une manifestation de solidarité envers les femmes rwandaises qui luttent pour reconstruire la paix et l’entente dans une région marquée par le génocide. La Charte partira de São Paulo pour terminer son voyage le 17 octobre 2005 à Ouagadougou, au Burkina Faso, l’un des pays les plus pauvres du monde.

Entre São Paulo et Ouagadougou, la Charte visitera plus de 50 pays et s’arrêtera aussi bien dans les grandes villes que dans les régions rurales, sans oublier les régions où les frontières sont traversées par de nombreuses vagues migratoires. Ces manifestations sont d’ores et déjà en cours d’organisation par les coordinations nationales et les groupes responsables de la Marche mondiale des femmes. Le fait que la Charte puisse passer de main en main démontre bien la capacité d’articulation et d’organisation de la lutte féministe, sa créativité ainsi que son importance pour définir un projet global de transformation de la société.