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En cette année olympique, le sport occupe une place importante dans les médias et suscite autant l’intérêt des femmes que celui des hommes. Or, peut-être en raison de sa dimension physique et de sa connotation ludique, ce bastion traditionnellement masculin fait rarement partie des priorités dans les débats féministes : au regard de questions telles que l’équité salariale ou les congés de maternité, il peut éventuellement faire figure de domaine futile ou marginal. Pourtant, le sport et l’activité physique renvoient à une sphère d’activités sociales qui traverse presque toutes les autres sphères, ce qui lui donne un pouvoir non négligeable dans la construction et la transformation des identités sociales ainsi que des rapports sociaux de sexe. En effet, le sport se retrouve dans un grand nombre d’institutions ou de domaines de la vie : il est présent, entre autres, dans l’institution scolaire, la vie familiale, le domaine de la santé, le domaine du loisir, de même que dans les médias et l’univers politique. Il y sert tour à tour de mécanisme de socialisation et de reproduction de l’ordre social, de point d’ancrage de certaines conceptions du « mieux-être » et de la santé, de site de construction ou d’affirmation de l’identité, ou encore de site de contestation des inégalités sociales et de revendication des droits de la personne. Les activités physiques et sportives paraissent ainsi omniprésentes dans nos vies, et ce, qu’on les pratique soi-même ou non. Le présent numéro de Recherches féministes souhaite alimenter la réflexion sur le domaine des activités physiques et sportives, lequel joue un rôle majeur et souvent insoupçonné dans les rapports sociaux de sexe.

Le sport a longtemps représenté un bastion masculin et a contribué, sur le plan idéologique, à la « naturalisation » de la différenciation sociale des sexes et au maintien de la domination masculine. Progressivement, les femmes ont investi le domaine des activités physiques et sportives, instaurant ainsi une dynamique de transformation des rapports sociaux de sexe et des représentations sociales de la féminité. Pourquoi les femmes ont-elles investi le sport ? Quels ont été, et sont, les enjeux de leur participation ? Les femmes ont-elles transformé le sport, ou le sport a-t-il transformé les cultures féminines ? Quelles significations les femmes accordent-elles à la pratique d’activités physiques dans différents milieux sociaux et selon diverses catégories d’âge ? Quel est le rôle des médias dans la transformation des représentations de la pratique d’activités physiques et sportives des femmes ? Voilà quelques-unes des questions qui traversent actuellement le couple femmes et sports. À l’évidence, le présent numéro ne pourra englober la diversité de ces problématiques. D’ailleurs, nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, mais nous voulons plutôt donner un aperçu du dynamisme de la réflexion féministe dans ce domaine.

Pour bien comprendre les nouveautés attestées dans les travaux sur les femmes dans le domaine de l’activité physique et du sport, il nous a semblé pertinent de proposer en ouverture une esquisse de l’évolution des courants féministes qui ont marqué le domaine. L’investissement des femmes y étant relativement jeune, on ne s’étonnera pas de constater que la tradition féministe ne remonte qu’aux années 70. Le premier texte de Catherine Louveau retrace donc les moments forts des trois dernières décennies et tente de mettre en lumière les transformations qui ont touché tour à tour les conceptions du sport, du genre, des relations de pouvoir intersexe et intrasexe et celle de la triade sexe-genre-orientation sexuelle. On verra que la synthèse des divers courants de pensée conduit à concevoir le sport comme une forme culturelle polysémique et comme un terrain de luttes idéologiques : les activités physiques et sportives ne sont pas que des pratiques, elles sont également investies de valeurs et de symboles, parfois contradictoires, par les différents groupes sociaux qui se les approprient. Ce tour d’horizon des courants de pensée permettra également de souligner les articulations avec les paradigmes sociologiques qui ont été élaborés à l’extérieur du domaine du sport tels que l’approche foucaldienne et celle des cultural studies.

Si l’on se fie au nombre croissant de centres de conditionnement physique pour les femmes ainsi qu’à la diffusion médiatique des performances sportives féminines[1] (deux indicateurs parmi bien d’autres), on pourrait croire que l’égalité hommes-femmes quant à la pratique d’activités physiques et sportives est sur le point d’être atteinte. Certes, les femmes sont plus nombreuses à faire du sport de haut niveau, mais les données des enquêtes québécoises indiquent que, en matière de loisir, la progression est lente et les écarts se maintiennent. Ainsi, en 1978, 38,9 % des Québécoises étaient actives physiquement contre 44,2 % des Québécois (Gouvernement du Québec 1981 : 6). En 1998, le taux de femmes actives est passé à 39,8 % et celui des hommes, à 46,1 % (Nolin et autres 2002 : 28). Cependant, les données les plus alarmantes concernent les femmes sédentaires : le taux a augmenté de 17,4 % en 1978 à 29,0 % en 1998[2]. Pourquoi donc les femmes sont-elles peu attirées par l’activité physique ? C’est à cette question que s’attaque Catherine Louveau en examinant les données de diverses enquêtes menées au sein de l’Hexagone qui précisent notamment que 21,0 % des Françaises ne font pas de sport. Pour y répondre de façon judicieuse, cette auteure scrute donc les données de diverses enquêtes et propose une analyse approfondie des conditions de vie qui font obstacle à la participation sportive des Françaises. Bien sûr, par tradition, les enquêtes remettent en question les raisons de la non-pratique. De façon récurrente, et presque universelle, le manque de temps et d’argent et l’éloignement des équipements sportifs reviennent en tête de liste des raisons invoquées. Cependant, pour Louveau, ces « raisons » ne peuvent tenir lieu d’explication. Son examen des caractéristiques sociales et culturelles distinctives des non-pratiquantes l’amène à une exploration du rapport au temps qui semble être au fondement des relations observées entre les caractéristiques sociales et la non-pratique. Exploitant un corpus d’entretiens semi-directifs auprès de non-pratiquantes, cette auteure montre que, au-delà du capital économique et de la proximité des installations sportives, c’est la conception de l’usage du temps (et non la quantité de temps) qui préside au rejet de la pratique : les femmes, plus que les hommes, vont renoncer à leur temps de non-travail, ou le sacrifier, pour répondre aux nécessités domestiques et familiales. Pour cette auteure, l’inégalité dans le partage des activités « privées » est au coeur des inégalités de sexe.

Selon les données et les projections démographiques, les femmes de 65 ans et plus constituent le segment de la population qui connaît la plus forte expansion. Cela n’est pas sans soulever des inquiétudes dans le domaine de la santé publique, d’autant plus que ces femmes sont davantage à risque d’incapacités physiques. Sans être une panacée, l’activité physique est reconnue comme une stratégie de prévention secondaire[3] de plusieurs incapacités et problèmes de santé. Or, selon les données des enquêtes nationales, les aînées, et particulièrement les aînées de milieux moins bien nantis, représenteraient le groupe social le moins actif physiquement. Des études récentes viennent remettre en question la validité de ces sondages. L’étude d’Alex Dumas s’inscrit dans la foulée de ces travaux et propose une exploration du vécu de femmes aînées issues de milieux moins bien nantis de la région montréalaise. Son analyse de 39 entrevues portant sur la trajectoire de vie, la pratique d’une activité physique et la santé corrige la perception relativement négative véhiculée jusqu’à ce jour en ce qui a trait aux comportements de santé des aînées. Il ressort en effet que «le passé n’est pas garant de l’avenir » et que, même si ces aînées n’avaient pas manifesté, dans leur parcours de vie antérieur, une propension à la pratique d’activités physiques, plusieurs facteurs inhérents à leurs conditions sociales et biologiques actuelles les inciteraient à adopter des pratiques préventives, notamment l’activité physique. Dumas exploite le concept de rupture biographique pour comprendre et expliquer les changements de comportements et de vision du monde chez ces aînées. La prise de conscience de la finitude du corps, induite par les pertes en matière de santé et les craintes de leurs conséquences, serait au principe d’une rupture dans leur trajectoire de vie. Cet auteur démontre que, si les facteurs biologiques peuvent parfois réduire la pratique d’activités physiques, ils peuvent également la susciter.

Les deux textes suivants nous entraînent sur un tout autre registre. Il s’agit de travaux portant sur le vécu de femmes ayant investi des sports socialement perçus comme « masculins ». Christine Mennesson et Romain Galissaire s’intéressent au cas relativement exceptionnel des femmes qui exercent le métier de guides de haute montagne en France. Seules 10 femmes se joignent aux quelque 1 500 hommes qui composent ce milieu professionnel sportif. Cette situation en fait un objet privilégié pour étudier l’évolution des processus de différenciation des sexes et de remise en question des catégories sexuées. Mennesson et Galissaire s’appuient sur la notion d’identité élaborée par Dubar selon laquelle l’identité résulte d’une double transaction : d’une part, une transaction « interne » dans laquelle la personne produit un dialogue interne cherchant à définir quel type d’individu elle estime être à un moment donné de sa vie et, d’autre part, une transaction relationnelle dans laquelle la personne tente de faire reconnaître par autrui (les partenaires institutionnels) la légitimité de l’identité qu’elle revendique. Leur analyse des dix récits biographiques de femmes guides de haute montagne cible les conditions sociales (modes de socialisation, dispositions sexuées) qui ont pu favoriser leur accès à cette activité et les manières selon lesquelles elles ont défini leur identité dans cet univers masculin. Il appert que ces femmes ont connu des modes de socialisation (primaire ou secondaire) spécifiques et se sont identifiées d’une façon plus ou moins marquée au modèle du « garçon manqué ». Cependant, comment vivent-elles leurs relations avec le milieu professionnel ? Dans quelle mesure le « regard » des hommes influe-t-il sur la construction de leur identité ? Mennesson et Galissaire ont trouvé que, comme cela a été attesté dans d’autres milieux professionnels, les femmes guides doivent gérer une double contrainte : démontrer un haut niveau de compétence professionnelle, d’une part, et « demeurer féminine », d’autre part, ces deux exigences pouvant éventuellement être antinomiques. Leur examen des transactions identitaires les conduit à mettre en lumière des identités sexuées complexes et des formes identitaires variées. Toutefois, au-delà des ces variations, on constate que les femmes guides qui se conforment davantage aux normes sexuées obtiennent plus facilement l’estime de leurs collègues masculins, élément non négligeable dans la compréhension du rapport que les femmes entretiennent au travail dans un milieu masculin.

Peggy Roussel et Jean Griffet, pour leur part, se penchent sur le cas des femmes culturistes françaises. Appuyée sur les écrits relatifs à cette problématique et sur leurs travaux personnels, leur réflexion porte sur les représentations du corps féminin culturiste et une analyse de la démarche de construction musculaire des pratiquantes intégrées au circuit de compétitions culturistes. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, les culturistes françaises, selon Roussel et Griffet, sculptent leur corps en se basant sur les critères esthétiques des hommes et valorisent l’exploit musculaire. Le durcissement des exigences esthétiques pour les catégories féminines aux États-Unis et son acceptation par les fédérations françaises auraient, à leur avis, joué un rôle à cet égard. L’analyse d’entrevues avec des femmes culturistes amène Roussel et Griffet à conclure que celles-ci justifient leur culte du muscle par le rejet de l’« idéal féminin » dominant dans la population, par l’énonciation de nouvelles normes instituant une beauté physique davantage musculaire et par la revendication d’une quête d’excellence sportive.

Enfin, le texte de Geneviève Rail et Mélisse Lafrance termine le numéro sur une note critique en vue d’une prise de conscience des inégalités sociales et des enjeux idéologiques auxquels se trouve lié le milieu sportif. S’inspirant de l’approche postmoderne et de celle des cultural studies, Rail et Lafrance proposent un éclairage inédit de la stratégie publicitaire que la compagnie de vêtements et d’équipements sportifs Nike a élaborée pour rejoindre la clientèle des femmes. Rappelons que cette compagnie s’est construit une image de promoteur par excellence du sport pour les femmes. Rail et Lafrance montrent comment le discours d’émancipation féminine diffusé par Nike est imbriqué fondamentalement dans des idéologies caractéristiques du néoconservatisme et du postféminisme : cette compagnie adopte en fait des positions idéologiques qu’elle prétend vouloir contrer. Ces auteures confrontent les slogans de Nike aux réalités sociales qu’ils seraient supposés représenter. Trois principales conclusions se dégagent de leur confrontation. Premièrement, les messages publicitaires de Nike déforment les questions sociales et opèrent, à son profit, une récupération idéologique de la dénonciation des inégalités sociales. Deuxièmement, ces messages accomplissent une reconfiguration des « problèmes » des femmes ainsi que de leurs causes et de leurs solutions : les problèmes sont dès lors individualisés, dépolitisés et « naturalisés ». Enfin, l’image « profemme » véhiculée par Nike se révèle plutôt frauduleuse compte tenu du fait que le succès de cette multinationale est en partie fondée sur l’exploitation des filles et des femmes du tiers-monde. La « déconstruction » des messages publicitaires de Nike effectuée par Rail et Lafrance interpellent notre lucidité devant la manipulation rhétorique à laquelle les femmes sont exposées. Leur analyse montre également que le milieu sportif peut participer autant aux processus d’aliénation qu’aux processus d’émancipation sociale ; son pouvoir métaphorique et sa diffusion sociale en font un site convoité pour les différents acteurs et actrices sociaux.

La lecture de ce numéro permettra d’aborder les multiples nuances des analyses proposées par les différents textes et de mettre en lumière toute leur portée. Nul doute qu’ils sauront captiver les lectrices et les lecteurs, les étonner et les convaincre même de la pertinence et de la contribution sociale des études féministes dans le domaine du sport.