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Introduction

Dans la première décennie de ce siècle, la société brésilienne et son économie ont vécu une période marquée par le retour de la croissance économique parallèlement à l’augmentation des investissements et des emplois bénéficiant d’un contrat de travail. Plus encore, les politiques publiques mises en oeuvre depuis 2003 ont garanti l’augmentation du pouvoir d’achat du salaire minimum, favorisé l’accroissement du crédit à la consommation et consolidé les mécanismes de redistribution des revenus, ce qui a permis la croissance du marché domestique et la réduction des inégalités de revenu.

Il s’agit sans aucun doute d’un moment unique de son histoire récente, puisque le pays avait suivi dans les années 1990 la recette néolibérale de dérèglementation des marchés, de privatisation de plusieurs entreprises publiques, de restructuration productive et d’ouverture commerciale, entraînant de graves conséquences sur l’emploi, le marché du travail et la performance du PIB. En adoptant des pratiques associées à la flexibilité[2], le Brésil s’est également mis à recourir de façon croissante à l’externalisation de la force de travail, entendue comme flexibilité microéconomique externe.

L’externalisation est un instrument de flexibilisation du marché du travail qui implique le recours à un partenaire externe (un sous-traitant) pour assumer certaines des fonctions de l’entreprise ou de l’administration, lesquelles cherchent de cette manière à transférer à des tiers le coût et la responsabilité de l’embauche de la force de travail. Elle peut prendre deux formes selon l’objectif poursuivi : l’externalisation économique, qui est la plus courante, est utilisée comme un moyen de réduire les coûts, alors que l’externalisation de l’expertise, plus rare, cherche à innover et à améliorer le processus de production. Étonnamment, même si le pays a su renverser des tendances ayant marqué les années 1990 au cours desquelles il n’y a pas eu de croissance économique et où le marché du travail était fragilisé, l’héritage de cette période s’est maintenu pour ce qui est de l’externalisation de la force de travail. Selon certaines estimations, celle-ci toucherait encore aujourd’hui dix millions de travailleurs dans le pays[3]. Ainsi, la performance de l’économie brésilienne encouragerait une croissance significative de cette pratique dans le but de la généraliser au-delà des activités stratégiques[4]. Autrement dit, les employeurs utilisent la croissance économique comme argument pour justifier l’usage de l’externalisation afin d’augmenter la flexibilité de l’embauche et de faire face à la demande croissante de biens et de services. Le bilan dressé par plusieurs spécialistes de la question indique que l’externalisation est là pour rester et constitue aujourd’hui l’axe principal de la précarisation de la force de travail. Plus encore, cette pratique est en train de se généraliser à tous les secteurs d’activité, de l’industrie jusqu’aux services les plus divers, en passant par l’agriculture.

C’est dans ce contexte qu’un ardent débat émerge aujourd’hui dans certains secteurs de la société brésilienne, principalement parmi les centrales syndicales, les chercheurs et les travailleurs, un débat qui a des répercussions jusqu’au Congrès national et qui atteint également les juges du travail qui prennent en dernière instance les décisions concernant les litiges entre les entreprises prestataires de services, les entreprises destinataires des prestations et les travailleurs. Dans ces circonstances, le Tribunal supérieur du travail (TST) a modifié son règlement interne et, pour la première fois de son histoire, a réalisé en octobre 2011 une audience publique[5] de deux jours afin de contribuer au débat national sur le thème et de construire un cadre interprétatif pouvant aider les juges à prendre des décisions plus judicieuses dans les procès portant sur l’externalisation.

Deux projets de loi sont ainsi en cours d’examen au Congrès national pour tenter de réglementer la pratique de l’externalisation[6] : le projet de loi no 1.621/07 du député Vicentinho (PT) et le projet de loi no 4330/04 présenté par le député Sandro Mabel (PDT) qui a été voté et approuvé le 23 novembre 2011 en première lecture par la Commission spéciale de la Chambre des députés. Afin d’éviter ce vote, les mouvements sociaux s’étaient unis, en vain, pour attirer l’attention sur le risque de reconnaissance légale de la précarisation de la force de travail et sur le risque que représentait par conséquent l’adoption de ce second projet[7].

L’article est structuré en trois parties. Tout d’abord, nous traiterons du contexte socioéconomique actuel, en mettant en relief les tendances à l’oeuvre sur le marché du travail. Nous discuterons ensuite de la question de l’externalisation en présentant les caractéristiques de celle-ci en tant que mécanisme de précarisation de la force de travail ; nous donnerons aussi des exemples portant sur des secteurs spécifiques de l’activité économique et nous discuterons de la régulation de cette pratique. Dans une troisième partie, nous formulerons des observations sur l’audience publique réalisée les 4 et 5 octobre 2011 au Tribunal supérieur du travail, à Brasília. Pour terminer, nous exposerons quelques considérations finales autour des enjeux se dégageant de l’analyse.

La situation actuelle de l’économie et de la société au Brésil

Au cours de l’actuelle décennie, le Brésil a fait reculer certaines des conditions socioéconomiques défavorables qui ont marqué le XXe siècle. Le développement économique et social brésilien a été impulsé par une industrialisation rapide et une urbanisation intensive concentrant une grande partie de la structure productive dans l’axe Rio de Janeiro–São Paulo. En 2007, cet axe contribuait pour 45 % au PIB brésilien. Le pays reste néanmoins sous-développé au regard de sa dépendance aux technologies et aux ressources provenant de l’extérieur. Sa structure productive est peu diversifiée et son marché du travail se distingue par son caractère informel – reflétant l’hétérogénéité structurelle de l’Amérique latine. Le modèle de développement brésilien a ainsi engendré une profonde inégalité des revenus, d’accès à la terre, d’accès à l’école, d’accès au travail et même d’accès aux politiques publiques. Il n’est pas excessif d’affirmer que ces inégalités s’ajoutent à celles héritées du modèle d’économie primaire-exportatrice, basée sur le travail esclave, et qui n’ont toujours pas été surmontées. Pour le dire rapidement, le développement a ainsi été marqué par des phases de croissance économique sans que les caractéristiques du sous-développement se modifient.

En Amérique latine, dès les années 1980, les pays ont commencé à se soumettre aux recettes issues du consensus de Washington et conduisant à l’ouverture commerciale, à la dérèglementation des marchés, aux privatisations des entreprises publiques et à la mise en avant-plan d’une politique monétaire centrée autour du contrôle de l’inflation. Ces politiques dites d’ajustements structurels se sont traduites par un taux élevé d’endettement interne et externe et par des déficits importants des comptes courants. Dans la foulée, l’État brésilien a fait un choix clair de politique économique dans les années 1990, à savoir : transférer aux entreprises multinationales (soit par la privatisation, soit par la fusion ou l’acquisition d’entreprises brésiliennes) le pouvoir de décision sur le modèle de production, la productivité, l’innovation technique et la qualification des travailleurs ; bref, le choix d’un modèle d’insertion productive de l’économie brésilienne dans le monde globalisé. Cette situation, il faut le dire, s’inscrit par ailleurs dans le cadre de la globalisation en cours, qui est à l’origine d’une division internationale du travail selon laquelle les activités de conception et design sont sous la responsabilité des pays développés, alors que les activités d’assemblage incombent aux pays sous-développés. Plus encore, durant cette décennie, le processus de désindustrialisation, enclenché au cours de la décennie précédente, n’a fait que s’aggraver au Brésil. Cette désindustrialisation se manifeste par la réduction de la contribution du produit industriel au PIB brésilien, mais surtout par la perte de maillons importants dans les filières industrielles. En 2003, la CNUCED a dénoncé ce processus et l’a nommé « désindustrialisation négative », puisque le recul de la part de l’industrie dans le PIB et l’emploi s’est produit alors que le revenu par habitant dans le pays était encore faible. En 2009, la contribution de la valeur ajoutée de l’industrie au PIB brésilien a été de 15,5 % (avec un niveau de revenu par habitant de 9 555 US$, PPA). Pour sa part, Carneiro (2002) a relevé la réduction de la diversité industrielle brésilienne, associée à la perte de maillons des filières de l’industrie, pendant le processus d’ouverture commerciale ; nos propres travaux (Carleial, 2004) évoquent pour leur part l’ensemble de ces éléments et parlent de « sous-développement globalisé », alors que Iedi (2005) signale une « désindustrialisation relative », en attirant l’attention sur les effets négatifs de cette dynamique économique au Brésil.

Durant les années 2000, et surtout après 2004, le Brésil connaîtra un développement plus positif que dans la décennie précédente. Cette tendance qui s’est amorcée en 1999, avec la dévalorisation du real, ne gagne en force qu’après l’augmentation de la demande externe pour les matières premières brésiliennes et la mise sur pied de politiques publiques misant sur la croissance du marché interne brésilien. De ce fait, le taux de croissance du PIB rompt avec la moyenne de 2,0 % par an enregistré depuis les années 1980 et atteint une moyenne de 4,7 % par an entre 2003 et 2008. Cette croissance a eu un impact très positif sur le marché du travail brésilien et a inversé la tendance de la décennie précédente. Les principaux aspects à souligner sont l’augmentation du nombre d’emplois formels, la réduction du nombre de chercheurs d’emplois et la réduction de l’« informalité ». Selon la liste annuelle d’informations sociales (Relação Anual de Informações Sociais – RAIS) du ministère du Travail, plus de 13 millions d’emplois formels, c’est-à-dire des emplois bénéficiant d’un contrat de travail ou des emplois statutaires (de fonctionnaires), ont été créés dans le pays entre 2003 et 2010. On assiste corollairement à une réduction du taux de chômage. Selon l’IBGE (Institut brésilien de géographie et de statistique), de mai 2003 à juin 2013 le taux de chômage de la population active est passé de 12,5 % à 6,0 %. Dans les régions métropolitaines du Brésil, ce taux n’a cessé de diminuer durant la même période. Pour la première fois en cinquante ans, le pays a ainsi réussi à associer croissance économique et réduction de l’inégalité des revenus, comme l’indique la figure qui suit[8] :

Figure. 1

Brésil – Taux d’évolution du revenu national par habitant et de l’inégalité de la distribution des revenus personnels (Gini) entre 1960 et 2009 (1960 = 100)

Brésil – Taux d’évolution du revenu national par habitant et de l’inégalité de la distribution des revenus personnels (Gini) entre 1960 et 2009 (1960 = 100)

Les paramètres nécessaires sont manquants ou erronés.

* : Estimation.

Source : IBGE. Mise en forme : Ipea

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Lors de la divulgation par l’IBGE des premiers résultats du recensement de 2010, on a par ailleurs pu observer que, parmi l’ensemble des personnes actives âgées de plus de 10 ans, presque 70 % étaient des salariés, dont 65,2 % avaient un emploi régi par un contrat de travail, c’est-à-dire un emploi protégé par la législation du travail en vigueur.

Bien qu’elle soit ancrée dans une politique macroéconomique qui protège l’excédent primaire, octroie des taux d’intérêt élevés et maintient sa politique fiscale régressive, la performance de l’État a permis d’induire un changement significatif qui consolide de plus en plus le marché domestique à travers (i) la hausse de la valeur du salaire minimum (dont la valeur réelle a augmenté de 70 % entre 2002 et 2012) – lequel sert de valeur de référence pour le calcul des salaires de diverses catégories professionnelles et de la grande majorité des pensions de retraite –, (ii) les programmes de redistribution du revenu, comme la « Bourse famille », et (iii) l’élargissement de l’accès au crédit personnel et au crédit immobilier.

En janvier 2006, le second gouvernement Lula a ensuite institué le Programme d’accélération de la croissance (PAC), qui comporte d’importants investissements dans les secteurs suivants : la filière du pétrole et du gaz, l’industrie navale, les centrales hydroélectriques, les infrastructures et la logistique (comprenant les ports, les aéroports, les réseaux ferroviaires et routiers), ainsi qu’un programme de régularisation foncière et de rénovation urbaine dans les principales favelas du pays. Sur le plan fiscal, le Brésil a également su améliorer son bilan : la dette liquide du secteur public représente actuellement 35,7 % du PIB, comparativement à 60 % au début du millénaire (2003). Sur le plan international, le Brésil a augmenté ses réserves en devises étrangères, a diversifié la destination de ses exportations, tout en diminuant significativement sa dépendance vis-à-vis des États-Unis et en renforçant son intégration avec l’Amérique latine et les nouveaux marchés émergents de la Chine, de l’Inde ainsi que de l’Afrique (notamment à travers un accroissement des exportations vers l’Angola).

Cette tendance favorable de l’économie brésilienne a été fortement ralentie par la crise financière internationale qui a éclaté en 2008, à la suite de la faillite de Lehman Brothers, alors que le taux de croissance du pays était de 6,5 %. À cet égard, il faut relever que les pays sous-développés qui n’ont pas été directement touchés par la crise financière ont tout de même subi ses impacts en raison de l’assèchement du crédit international, de la réduction des prix des matières premières, de la chute des exportations du fait de la réduction de la demande internationale, et ce, de façon plus ou moins marquée en fonction de l’importance de la présence des entreprises transnationales sur leur territoire et des perspectives négatives provoquées par la crise. Comme dans la majorité des pays développés, les mesures contracycliques mises en place au Brésil ont été axées sur des exemptions fiscales, sur le maintien (voire l’augmentation) des dépenses du gouvernement, sur l’augmentation des fonds destinés à l’assurance-chômage et sur des mesures spéciales pour des secteurs stratégiques en difficulté, tels que l’industrie automobile. Cependant, pour la première fois dans l’histoire récente du pays, la crise s’est produite alors que le secteur public était bien organisé et que le secteur privé, de son côté, l’était relativement bien dans son ensemble. La Banque centrale du Brésil a créé des lignes de crédit pour les exportateurs, commencé à réduire les taux d’intérêt, réalisé des ventes aux enchères de dollars, réduit les réserves obligatoires des banques, favorisé le rachat par les banques publiques de petites institutions financières en difficulté, augmenté les délais pour le prélèvement des impôts. Elle a aussi augmenté le budget de la Banque nationale de développement économique et social (BNDES) – la plus grande banque de financement à long terme de la production – en créant de nouvelles lignes de financement des camions, autobus et tracteurs et augmenté les ressources pour la récolte agricole 2008-2009 ainsi que les ressources pour les fonds constitutionnels qui financent le développement régional.

Par ailleurs, au moment de l’éclatement de la crise, on a observé un important mouvement en faveur de la flexibilisation de la législation du travail, de la suspension des contrats de travail et des négociations directes entre employés et employeurs au détriment de la législation en vigueur. Le gouvernement a toutefois contenu les pressions concernant la flexibilisation et a défendu l’obligation de contreparties pour les entreprises bénéficiaires de financement public afin de maintenir les emplois, tout en ouvrant un dialogue sur des nouvelles règles touchant la relation entreprises-gouvernement. En outre, le pays s’est doté d’une matrice énergétique propre, en projetant pour l’avenir une position internationale privilégiée. Il a également relancé un processus d’identification des richesses minérales, renforcé les études visant à connaître et à exploiter la biodiversité amazonienne et repéré d’importants gisements de pétrole dans la région du pré-sel. De plus, même si le pays continue à présenter des taux élevés d’analphabétisme – 10,4 % en moyenne pour la population âgée de plus de 10 ans en 2010 –, l’État a réussi à dégeler le budget de l’éducation (gelé pendant dix ans, de 1994 à 2004) et a augmenté le nombre d’universités fédérales publiques. Il a également créé un grand nombre d’instituts fédéraux de technologie (enseignement technique secondaire et supérieur) et a bonifié un programme d’aide à la formation professionnelle de niveau secondaire dans le cadre d’un partenariat entre la fédération, les 26 États de la fédération et les villes.

Ces résultats positifs ne doivent pas amener à conclure que l’on est en présence d’une redéfinition de l’État brésilien qui tendrait à s’instituer comme un État développementiste (Evans, 1993) fortement engagé dans le recul du sous-développement. Jusqu’à présent, une stratégie nationale de développement n’a pas encore été élaborée. Il est certain que la dépendance technologique subsiste. Plus encore, du point de vue d’une économie globalisée, elle s’aggrave. Le Brésil détient aujourd’hui 2,7 % des articles scientifiques indexés (ISI), mais seulement 0,19 % des brevets enregistrés auprès du United States Patent and Trademark Office – et dont la majorité appartient à des non-résidents, du fait de l’internationalisation de sa structure productive. Pourtant, le Brésil a réussi à « échapper » à la privatisation et à maintenir un important système de financement public de la production à long terme, dirigé par la BNDES et composé également de la Banque du Brésil, de la Caisse d’épargne (Caixa Econômica), de la BASA (Banque de l’Amazonie), de la BNB (Banque du Nordeste brésilien) et de la BRDE (Banque régionale de développement de l’Extrême Sud). En ce sens, le pays possède une marge de manoeuvre pour conduire, s’il le veut, sa politique industrielle et sa politique en matière de science et technologie, bien que leurs résultats demeurent jusqu’à présent limités.

Dans cette phase de la crise internationale où l’Europe, les États-Unis et le Japon n’ont pas surmonté la crise et où il existe une certaine prédominance des intérêts des marchés au sein des États nationaux, une longue période de baisse de la croissance et des possibilités de récession ayant des impacts négatifs sur les pays émergents commence à se profiler dans l’économie mondiale. La figure 2 montre que ce sont toujours les pays émergents qui tirent l’économie mondiale vers l’avant, mais non sans certains ajustements.

Figure 2

Croissance du PIB, variation trimestrielle par rapport au même trimestre de l’année précédente

Croissance du PIB, variation trimestrielle par rapport au même trimestre de l’année précédente

En vert pâle : Les économies émergentes

En vert foncé : Le monde

En rouge : Les économies avancées

Source : FMI. Mise en forme : ministère des Finances du Brésil

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Comme l’indique la figure 3, il existe déjà au Brésil un ajustement vers le bas du taux de croissance qui provoque certainement des effets sur le marché du travail, notamment en réduisant la vigueur de la création d’emplois formels. Toutefois, une certaine concurrence s’exerce entre la Banque centrale et les marchés financiers, puisque l’aggravation de la crise internationale impose des conditions pour que le COPOM (Comité de politique monétaire de la Banque centrale du Brésil) reprenne une politique de réduction des taux d’intérêt, ce qui signifie un poids moins important sur les recettes fiscales et une plus grande liberté de la part du gouvernement pour promouvoir des dépenses d’investissement et mettre en oeuvre sa politique sociale. Cette réduction demeure assez timide ; entre 2003 et 2013, le taux de base SELIC a chuté d’environ 67 % (et 38 % depuis octobre 2008, avec une légère hausse en 2013 ; le taux annuel était de 8,5 % en juillet 2013), mais il permet encore au Brésil de conserver le titre de détenteur du taux d’intérêt annuel le plus élevé du monde.

Figure 3

Brésil – PIB : évolution des taux de croissance trimestrielle (rectangles) et accumulée sur quatre trimestres, par rapport à la même période de l’année précédente (cercles)

Brésil – PIB : évolution des taux de croissance trimestrielle (rectangles) et accumulée sur quatre trimestres, par rapport à la même période de l’année précédente (cercles)
Source : IBGE. Mise en forme : Ipea/Dimac/GAP

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Récemment, en juillet 2013, le PNUD, en collaboration avec la fondation João Pinheiro et l’IPEA (Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada – Institut de recherche économique appliquée), a divulgué l’IDH, l’indice de développement humain au Brésil. Cet indicateur a augmenté de 47,5 % au cours des deux dernières décennies, passant de 0,493 (très faible) en 1991 à 0,727 (très élevé) en 2010. Cet indicateur résumé bien l’ampleur des changements et le renversement de la tendance.

L’externalisation de la force de travail au Brésil

C’est dans ce contexte empreint d’un certain optimisme à l’égard des performances du marché du travail au Brésil que s’anime le débat sur la pratique de l’externalisation. Ce débat est d’autant plus vif que cette pratique s’est beaucoup intensifiée, parce qu’elle va de pair avec la précarisation (malgré une conjoncture économique positive). Une autre raison est que les projets de loi en cours d’examen pourront, s’ils sont approuvés, instituer et légitimer la pratique de l’externalisation sans aucune avancée pour la protection des travailleurs, et ce, non seulement pour les activités non stratégiques, mais aussi pour les activités stratégiques.

L’externalisation constitue une pratique très ancienne dans le capitalisme. Dans le cas brésilien, elle s’est accrue dans les années 1990, dans le cadre des politiques de restructuration productive et de flexibilisation du marché du travail[9]. Au cours de cette décennie, du fait de la croissance économique faible et de son impact négatif sur la création d’emplois, l’interprétation selon laquelle la flexibilisation du marché du travail et de la législation brésilienne du travail était une voie pour stimuler la croissance a prévalu[10]. On croyait aussi que le pays ne réunissait pas les conditions objectives pour augmenter l’emploi. Il fallait donc que chacun devienne entrepreneur en vue d’augmenter le nombre de producteurs indépendants.

Le Brésil ne possède pas de législation spécifique réglementant la pratique de l’externalisation. La Constitution de 1988 en interdit la pratique dans la fonction publique, pour laquelle le recrutement doit se faire par voie de concours. Cela dit, il existe tout de même un phénomène d’externalisation dans la fonction publique pour différentes activités, y compris la santé. À vrai dire, il faut rappeler que la possibilité légale d’utilisation de l’externalisation dans le cadre du secteur public est apparue au Brésil en 1967, avec l’arrêté 200 qui autorisait le recours à des contrats de services exécutifs. En 1974, la loi 6.019 a permis d’embaucher des travailleurs temporaires, ouvrant ainsi la voie à la pratique de l’externalisation. En 1983 a été promulguée la loi 7.102 qui réglementait l’externalisation dans les services de gardiennage bancaire. Puis, en 1986, le TST a publié l’Abrégé (Súmula) no 256 qui cherchait à restreindre l’externalisation aux possibilités jusqu’alors prévues par la loi.

Devant le discours dominant et la pratique de la flexibilisation du marché du travail au Brésil dans les années 1990, le TST a annulé l’Abrégé 256 et a publié l’Abrégé 331 qui distingue externalisation licite et externalisation illicite. Actuellement, cet abrégé ne considère comme externalisation licite que le travail temporaire, les services de nettoyage et de gardiennage, et ce, uniquement dans les services liés à l’activité non stratégique de l’entreprise[11]. Ce cadre juridique est sans conteste très fragile et flou, puisqu’il se fonde sur la différence entre l’activité non stratégique et l’activité stratégique, une différence de moins en moins claire au regard de l’extension considérable de la fragmentation productive[12] dans le monde globalisé. La division internationale du travail actuellement en vigueur, qui partage entre différents pays les activités productives, commerciales, administratives, de marketing, de services de prévente et d’après-vente, rend cette situation encore plus complexe. En outre, dans les secteurs où il y a une concession d’un service public au secteur privé, comme dans le cas de l’électricité, la loi qui régit le secteur permet le recours à la sous-traitance de la force de travail tout au long de la filière, indépendamment du caractère stratégique ou non de l’activité. Dans ce secteur particulier, le nombre de travailleurs externalisés est de 121 % supérieur à celui des propres travailleurs salariés des entreprises qui octroient le contrat de sous-traitance (Ferreira, Carleial et Neves, 2013). En l’absence de législation spécifique, les syndicats se retrouvent donc les mains liées face aux effets pervers de l’externalisation sur les travailleurs. Il existe donc un conflit juridique, législatif et social autour de cette question.

Il est par ailleurs très difficile de mesurer le nombre effectif de « travailleurs externalisés », puisque les statistiques produites par l’IBGE ne considèrent pas explicitement ce type de relation d’emploi. Une autre difficulté vient du fait que l’État brésilien est lui-même un grand utilisateur de ce type de travailleurs, surtout pour le gardiennage et les tâches administratives, mais également dans d’autres domaines. Par exemple, devant l’augmentation du nombre de demandes de financement immobilier, les banques publiques engagent des entreprises pour exécuter les tâches administratives préparatoires à la mise en place des contrats. Les municipalités – le Brésil en compte 5 565 – abusent aussi de cette pratique dans les prestations de services de santé, y compris pour embaucher des médecins qui exercent leur métier dans le cadre du système unique de santé (SUS). En somme, le cadre juridique est également assez confus, puisque le TST, en se fondant sur l’action déclaratoire 16 de la Cour suprême, a rejeté la responsabilité, même subsidiaire, de l’État. Il a même annulé des décisions antérieures qui attribuaient à l’État une responsabilité subsidiaire[13], alors que pour le secteur privé un précédent à valeur jurisprudentielle concernant les fournisseurs des assembleurs automobiles localisés à Curitiba-Paraná a obligé l’assembleur à assumer solidairement la responsabilité envers les travailleurs externalisés[14].

À partir du premier mandat du président Lula, en 2003, la situation du marché du travail a commencé à se modifier et le discours hégémonique à s’affaiblir. Le marché du travail a alors recommencé à être considéré comme étant subordonné au marché des biens et, par conséquent, au modèle d’investissements et non à la législation du travail. Pourtant, alors que l’on observe une croissance de l’emploi et des conditions économiques favorables à l’emploi formel, les pratiques de flexibilisation demeurent. Actuellement, l’externalisation a lieu dans plusieurs secteurs économiques : les banques, la fonction publique (aux niveaux municipal, étatique et fédéral), les entreprises publiques, le secteur des services en général (administration, gardiennage), l’informatique, le secteur électrique, le pétrole, l’agriculture, les travaux publics et le bâtiment.

Comme nous l’avons dit précédemment, il n’y a toujours pas au Brésil de législation spécifique réglementant l’externalisation. Du point de vue juridique, la pratique de l’externalisation porte atteinte à la conceptualisation et à l’identification de l’employeur, dans la mesure où cette pratique institue la présence d’un intermédiaire entre le travailleur et l’entreprise destinataire de la prestation du service, c’est-à-dire l’entreprise qui bénéficie de l’utilisation de la force de travail. Quant aux effets sur les travailleurs, la pratique de l’externalisation crée une légion de travailleurs de second ordre. Outre le fait qu’elle impose une souffrance, causée par la condition de non-appartenance à l’entreprise où le travail est exercé, elle entraîne une fracture dans la classe des travailleurs, ce qui réduit la capacité de s’organiser collectivement à travers les institutions syndicales. Ainsi, les travailleurs externalisés ne bénéficient pas du même plancher salarial que les travailleurs effectifs de la même entreprise. Il arrive même souvent que l’entreprise ne permette pas que les travailleurs intérimaires fréquentent la cantine destinée aux travailleurs permanents (ou « réguliers ») et il existe aussi des exemples d’entreprises qui possèdent des portes d’accès distinctes pour chacune des catégories de travailleurs. De même, les travailleurs externalisés n’ont pas accès aux programmes de qualification mis en place par les entreprises et ils ne peuvent pas recevoir d’aide pour suivre des cours d’études supérieures. Les travailleurs externalisés sont par ailleurs plus fortement sujets à la pratique du roulement de l’emploi. De plus, ils sont en général soumis à des journées de travail plus longues que les travailleurs réguliers. On estime qu’il existe 10 millions de travailleurs brésiliens externalisés[15]. Ce chiffre n’est pas connu avec précision, mais, si l’on donne un certain crédit aux données du PNAD/IBGE, l’externalisation toucherait 92 689 000 travailleurs en 2009, soit 10,7 % de l’ensemble des personnes occupées dans le pays. D’après la même source, si l’on considère seulement le groupe des employés (à l’exception des employés domestiques), ce pourcentage s’élèverait à 18,4 %.

Du côté des entreprises prestataires de services qui engagent la force de travail, il existe aussi de grandes précarités. Beaucoup d’entre elles sont créées « à la dernière minute » pour répondre aux demandes publiques et privées et ne sont pas bien organisées, ce qui fait que les faillites sont courantes. Quand cela se produit, une nouvelle entreprise s’organise, dans des conditions qui ne diffèrent pas beaucoup de celles que nous venons de mentionner, pour accueillir les travailleurs qui sont renvoyés par l’entreprise qui a fait faillite.

L’audience publique

L’audience publique au Tribunal supérieur du travail a eu lieu les 4 et 5 octobre 2011 et s’est ouverte par le discours de M. João Oreste Dalazen, président du TST, qui a mis en évidence la complexité de la question et a invité à un ample débat, sur des bases solides, afin de permettre une meilleure compréhension du problème. Sur les 221 personnes ou institutions qui se proposaient d’offrir des interprétations ou de rapporter des faits sur l’externalisation, le TST en a sélectionné plusieurs en suivant le principe de la multidisciplinarité, de la liberté d’expression et de l’intérêt pour l’éclaircissement de la question. Celles qui ont effectivement participé étaient des représentants de la Fédération des industries de l’État de São Paulo, des centrales syndicales, des syndicats des télécommunications, du Département intersyndical de statistiques et d’études socioéconomiques (DIEESE), du secteur électrique, du secteur bancaire, des centres d’appels, ainsi que les auteurs des projets de loi en cours d’examen, des chercheurs et des consultants.

Une contribution importante a été présentée par le DIEESE, lequel a développé ses propres outils d’enquête dont il rapporte les résultats mensuellement depuis 1984 dans son Enquête sur l’emploi et le chômage (PED). Cette enquête ne recueille des données que pour six régions métropolitaines du Brésil : São Paulo, Rio de Janeiro, Recife, Salvador, Porto Alegre et le District fédéral. Elle est la seule qui, au Brésil, distingue les différents types de contrats de travail et qui puisse donc fournir des chiffres sur le travail externalisé. À partir des données de la PED, la représentante du DIEESE[16] a décrit la participation des travailleurs externalisés : entre 1999 et 2009, le nombre de travailleurs salariés embauchés comme travailleurs externalisés est passé de 3,2 % à 4 % du total des personnes occupées dans les six régions métropolitaines où l’enquête a été menée. Selon cette même enquête, le profil de l’externalisation était le suivant dans les régions métropolitaines, en 2009 :

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Source : R. Maia, Département intersyndical de statistiques et d’études socioéconomiques (DIEESE). Données tirées de l’Enquête sur l’emploi et le chômage

La différence de salaire entre les travailleurs externalisés et les travailleurs bénéficiant d’un contrat de travail est donc claire. On observe aussi la diminution de la protection sociale, de 100 % de travailleurs bénéficiant de la Sécurité sociale chez les travailleurs ayant un contrat de travail à 93 % chez les externalisés, ce qui confirme certains des aspects justifiant la critique de la pratique de l’externalisation.

Le témoignage du représentant[17] de la Fédération unique des pétroliers (FUP) sur la situation dans l’entreprise publique Pétrole brésilien S.A. (Petróleo Brasileiro S.A. – Petrobras), la plus grande entreprise brésilienne, responsable de 10 % du PIB brésilien et la troisième entreprise mondiale de pétrole, a lui aussi attiré l’attention. La Petrobras compte environ 61 000 salariés dans ses effectifs, alors que le nombre total de travailleurs externalisés liés à l’entreprise est de 320 000. M. Anselmo Ruosso a associé l’augmentation d’accidents dans l’entreprise – y compris ceux de grande portée, comme les fuites de pétrole dans la baie de Guanabara et dans le fleuve Iguaçu, en 2000, et le naufrage de la plateforme P36, en mars 2001, qui a entraîné la mort de onze personnes – à l’augmentation du nombre de travailleurs externalisés. Il a également souligné la fragmentation de la catégorie, puisque l’on observe une rotation élevée des travailleurs externalisés, un changement fréquent d’entreprises prestataires de services, la difficulté de représentation syndicale des employés externalisés, le non-respect des droits fondamentaux du travail et une réduction du revenu des travailleurs externalisés, ce qui entraîne une précarisation de la force de travail. Une autre donnée pertinente concerne la différence dans les horaires de travail sur les plateformes : les employés de Petrobras qui y exercent leur fonction ont un horaire « 14/21 » (14 jours de travail pour 21 jours de repos), alors que les externalisés ont un rythme de « 14/14 » (14 jours de travail sur la plateforme pour 14 jours de repos).

Le témoignage portant sur le secteur électrique a été incisif et a également été présenté par le DIEESE. Dans ce secteur, l’externalisation constitue une pratique en croissance. Elle est également utilisée pour les activités stratégiques, comprises comme des « activités possédant un rapport direct avec l’objet social de l’entreprise, plus spécifiquement avec l’activité qui permet à l’entreprise de générer des bénéfices[18] ». D’après la fondation COGE, le nombre de travailleurs externalisés dans le secteur électrique équivalait en 1993 à 40 % des salariés des entreprises (39 649 externalisés pour 97 399 salariés). Par contre, en 2010, la participation des travailleurs externalisés avait augmenté et équivalait à 121 % des travailleurs des entreprises (127 584 externalisés pour 104 857 salariés des entreprises)[19]. Il s’agit donc d’une hausse significative. Pour Fernando Duarte, le modèle régulateur brésilien d’« aides » pour le secteur de l’énergie pousse les entreprises à l’externalisation, dans la mesure où il existe une séparation entre les coûts générés par les entreprises distributrices d’énergie et ceux qui sont définis par l’agence régulatrice dans les tarifs pratiqués pour les consommateurs. Ainsi, l’entreprise a carte blanche pour réduire ses coûts, y compris les coûts provenant de l’embauche de la force de travail, tels que la réduction d’avantages, le roulement du personnel, les bas salaires. Cela rend ces entreprises encore plus efficaces aux yeux de l’agence régulatrice. En outre, cet accroissement de la pratique de l’externalisation se produit dans une période où les tarifs de l’énergie électrique sont en forte hausse, bien au-delà de l’inflation[20].

Pour finir, il faut souligner l’importance du nombre d’accidents conduisant à la mort parmi les travailleurs externalisés. La figure 4 montre que le nombre d’accidents mortels dans les entreprises décroît entre 1999 et 2010, alors que ce nombre dans les entreprises externalisées a toujours correspondu à un taux bien plus élevé, qui continue à présenter une tendance croissante. En outre, le DIEESE, dans une étude publiée en 2010 et intitulée « Externalisation et mort au travail : un regard sur le secteur électrique brésilien », a révélé des taux de mortalité des travailleurs externalisés entre 3,21 et 4,55 fois plus élevés que ceux observés dans le cas des travailleurs faisant partie du personnel des entreprises.

Figure 4

Nombre annuel d’accidents mortels

Nombre annuel d’accidents mortels
Source : Fondation COGE. Graphique extrait du rapport de statistiques d’accidents dans le secteur électrique brésilien, 2010, cité par Fernando Duarte

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Par contre, du point de vue des entrepreneurs, l’externalisation est perçue comme un atout pour réduire les coûts et améliorer l’efficacité. Nelson Fonseca Leite, président de l’Association brésilienne de distributeurs d’énergie électrique (ABRADEE), en insistant sur la chaîne productive du secteur (génération, transmission et distribution d’énergie), a défendu la nécessité de l’externalisation des activités, en fonction du haut niveau de spécialisation des travaux et en raison des spécificités saisonnières qui ne justifient pas le maintien d’un effectif tout au long de l’année. Le représentant du Syndicat de l’industrie de l’énergie de l’État de São Paulo (SIESP), Diogo Clemente, a pour sa part affirmé que « l’interdiction de l’externalisation pourra entraîner une augmentation des coûts pour le consommateur ». Un autre secteur d’activité qui illustre bien les tendances que nous cherchons à analyser – et dont les représentations ont mis l’accent sur le point de vue patronal – est celui des télécommunications, privatisé dans les années 1990. Ce secteur a aussi recours à l’externalisation pour ses activités stratégiques. Pour le représentant de l’Association brésilienne des télécommunications (TELEBRAS), la loi qui réglemente le secteur (Loi générale des télécommunications ou loi nº 9.472/1997) autorise l’externalisation de l’activité stratégique, puisqu’elle stipule que les entreprises peuvent « externaliser l’exécution d’activités inhérentes, accessoires ou complémentaires au service » (article 94, subdivision II). Le représentant de Telebras a ajouté que, lors de la discussion au Congrès de la Loi générale des télécommunications, il était clair pour tous les intervenants qu’une croissance de l’externalisation était inévitable pour ce secteur, en raison de la fragmentation inhérente à celui-ci (Flôres, 2008).

Par ailleurs, pour les chercheurs qui ont participé à l’audience, il était évident que l’externalisation ne pouvait pas s’effectuer aux dépens des droits du travail en vigueur dans le pays. Le désaccord s’est établi de façon plus vigoureuse à propos de la nécessité ou non de cette pratique. Pour certains, il s’agissait d’une pratique nécessaire, définie par un nouveau modèle concurrentiel qui s’établit entre des réseaux d’entreprises et non plus entre des entreprises individuelles. Pour d’autres, il s’agissait d’une pratique qui devrait être bannie en raison du degré de précarisation qu’elle impose aux travailleurs. Aussi, l’une des propositions qui revenaient souvent portait sur l’exigence de la responsabilité solidaire entre l’entreprise bénéficiaire des prestations de services et l’entreprise prestataire de services quant aux engagements à l’égard des droits du travail et de la sécurité sociale. Cet aspect a également été souligné par M. João Oreste Dalazen, président du TST.

La présentation de différentes interprétations et témoignages sur l’externalisation met en évidence la complexité de la question. Les députés auteurs des deux projets de loi proposant la réglementation de la pratique de l’externalisation ont également participé à l’audience publique : le député Vicentinho, du Parti des travailleurs (PT), ancien président de la centrale syndicale CUT, auteur du projet de loi n° 1.621/07 (examiné conjointement avec le projet de loi nº 6832/10, du député Paulo Delgado, du PT) et le député Sandro Mabel, du Parti démocratique travailliste (PDT), auteur du projet de loi n° 4.330/04. De manière générale, le premier projet protège les intérêts des travailleurs, alors que le second protège les intérêts des entrepreneurs.

Le projet du député Vicentinho propose l’égalité des conditions de travail – y compris du salaire –, du temps de travail et de la protection de la santé des travailleurs. De plus, il recommande que le syndicat soit préalablement informé lorsque l’entreprise envisage d’externaliser les services pour que les représentants des travailleurs puissent participer au processus de décision lié à l’externalisation. Le projet maintient la différence entre activités non stratégiques et activités stratégiques et restreint l’externalisation au premier groupe d’activités. Le projet propose aussi que l’entreprise bénéficiaire des prestations de services soit solidairement responsable à l’égard des obligations concernant les droits du travail et la sécurité sociale, y compris en cas de faillite ; il inclut les relations d’emploi et prévoit une représentation syndicale pour les travailleurs externalisés. En outre, l’entreprise bénéficiaire des prestations de services devrait exiger des documents justificatifs qui permettent de contrôler l’entreprise prestataire, en ce qui concerne la sécurité sociale, les droits du travail et même le capital social. Ce projet est toujours en cours d’examen et fait partie de la liste des projets qui doivent être soumis au vote de la Commission spéciale de la Chambre des députés.

Quant au projet de loi du député Sandro Mabel, il implique que la différence entre les activités non stratégiques et les activités stratégiques n’est pas pertinente et il n’inclut pas de relation d’emploi entre travailleur et entreprise. De même, il ne prévoit pas de représentation syndicale eu égard à la prise de décision concernant l’externalisation. Ce projet de loi garantit l’égalité de droits pour les travailleurs externalisés en ce qui concerne le transport, l’alimentation et l’assurance santé avec soins ambulatoires, quand l’entreprise bénéficiaire des prestations de service les met à disposition de son personnel. Ce projet n’inclut pas non plus la responsabilité solidaire, mais plutôt la responsabilité subsidiaire de l’entreprise bénéficiaire (qui devra répondre subsidiairement si l’entreprise prestataire ne respecte pas ses obligations). Sa responsabilité est donc « accessoire » et non « principale et partagée » avec l’entreprise prestataire, comme dans le cas de la responsabilité solidaire. Ce projet exige aussi des documents justificatifs en ce qui concerne le capital social de l’entreprise prestataire, qui doit être compatible avec le nombre d’employés, afin de réduire les risques d’une faillite de l’entreprise (voire de sa disparition) qui laisserait le travailleur externalisé abandonné à son sort. Le 23 novembre 2011, le député Sandro Mabel a réussi à faire approuver son projet par la Commission spéciale de la Chambre des députés par 14 voix contre 2. Les deux principales centrales syndicales brésiliennes se retrouvaient alors dans des camps opposés. La Force syndicale, liée au PDT, parti du ministre du Travail d’alors, Carlos Lupi, a appuyé le projet. La CUT, liée au PT, était contre, puisqu’elle soutenait celui du député Vicentinho, considéré comme un projet « pro-travailleurs ». Le projet de Sandro Mabel approuvé dans cette première commission autorise l’externalisation de n’importe quel type d’activités et ne prévoit pas de responsabilité solidaire en ce qui concerne les droits du travail et de la sécurité sociale des travailleurs externalisés. Ce qui semble le plus préoccupant, c’est qu’une entreprise n’aurait pas besoin d’avoir son propre personnel pour fonctionner. Il est également important de souligner que ce vote ne clôt pas la question : le projet doit maintenant être soumis à la commission Constitution et Justice, et il est possible que les négociations politiques puissent empêcher son adoption.

Depuis cette date, plusieurs manifestations ont eu lieu contre l’adoption du projet de loi de Sandro Mabel, ce qui a provoqué le report du vote initialement prévu pour le 9 août 2013. Les grandes centrales syndicales brésiliennes se sont unies et ont reçu le soutien de certains ministres du gouvernement de Dilma Rousseff pour proposer un texte alternatif qui réduirait les préjudices que subissent les travailleurs si le projet était approuvé. Le 6 août 2013, les centrales syndicales (CUT, Force syndicale et UGT-Union générale des travailleurs) ont bloqué pendant dix minutes l’Avenida Paulista, l’avenue la plus importante de São Paulo, la plus grande ville du pays et le symbole du pouvoir économique, pour manifester leur opposition et forcer la présentation d’un texte alternatif.

Considérations finales

Les discussions concernant l’externalisation de la force de travail au Brésil doivent être replacées dans le contexte de la dérèglementation des marchés qui a débuté dans les années 1990, alors que le discours dominant rendait la législation du travail responsable de la faible croissance de l’emploi. Au cours de cette décennie, de manière certainement limitée, mais nouvelle pour le pays, la reprise d’une certaine forme de croissance inclusive a montré que croissance, emploi et distribution des revenus pouvaient aller de pair. Toutefois, en dépit des tendances favorables que le pays affiche, et dont nous avons discuté, force est de constater l’absence d’un projet national de développement explicitement dirigé par l’État et par la société brésilienne. Cette absence révèle certainement le report d’importants changements – notamment des changements institutionnels – susceptibles de favoriser une sortie du sous-développement. Du fait de la faible diversité de sa structure productive, des implications de l’État sur le marché du travail et de la distribution des revenus, le Brésil, bien que montrant une croissance à des taux inattendus, crée des emplois qui se trouvent concentrés au bas de la pyramide salariale. L’aggravation de la crise internationale a clairement mis en évidence la nécessité pour le Brésil de jouir d’une plus grande autonomie et d’être plus audacieux pour conduire son développement.

En 2011, selon le PNAD-IBGE, 72 % des personnes occupées gagnaient moins de trois fois le salaire minimum mensuel et seulement 2,6 % des personnes occupées recevaient plus de dix fois le salaire minimum[21]. En outre, l’instabilité d’emploi y apparaissait structurelle. Les chiffres divulgués par le ministère du Travail à la même époque indiquaient une durée moyenne dans le même emploi de quatre ans. Cependant, environ les deux tiers des relations d’emploi étaient interrompues avant d’atteindre la durée d’un an de travail. Dans le cas des travaux publics et du bâtiment, le taux de roulement approchait de 90 %. Il faut ajouter que le Brésil n’est pas signataire de la Convention 158 de l’OIT sur le licenciement (1982) et qu’il n’existe pas de limitation des licenciements sur le plan légal. Ce cadre structurel légitime à lui seul la pertinence d’une réglementation de l’externalisation de la force de travail, puisqu’elle conduit souvent à une réduction des salaires et à une augmentation du taux de roulement de l’emploi.

Dans les débats qui ont eu lieu au moment de l’audience publique, il a semblé nécessaire d’établir, d’une part, des planchers salariaux identiques pour la même catégorie de travailleurs et, d’autre part, la responsabilité solidaire entre l’entreprise bénéficiaire des prestations de services et l’entreprise prestataire, qui tend à réduire le lien entre présence de travailleurs externalisés et accidents du travail, et enfin le droit à la syndicalisation des travailleurs externalisés. La distinction entre activités non stratégiques et activités stratégiques demeure sensible et difficile à encadrer dans la pratique, étant donné les imbrications des activités dans la chaîne productive. Par exemple, dans le secteur de l’électricité, si la production d’électricité est essentielle, la distribution et la commercialisation le sont également. Mais qu’est-ce qui est stratégique ? Cela n’empêche pas qu’une analyse approfondie au cas par cas éclaircisse les spécificités de chaque secteur. En particulier, il ne nous semble pas difficile de légitimer, comme certains cherchent à le faire, qu’un travailleur « externalisé » soit employé comme caissier dans une succursale bancaire.

Lorsqu’il a étudié le développement industriel des États-Unis, de l’Allemagne et du Royaume-Uni, Chandler (1990) a affirmé qu’il ne croyait pas à la survie, à long terme, des pratiques d’externalisation et de flexibilisation. Il a conclu que la responsabilité du succès d’une entreprise repose sur les trois piliers que sont la production, l’administration et la distribution. En ce sens, il y aurait une limite pour la flexibilisation microéconomique externe. À notre avis, cette limite ne peut être établie que par la réglementation claire de l’activité.

L’audience publique a marqué un moment important pour une partie de la société civile brésilienne, qui a tenté de concevoir, conjointement avec les pouvoirs législatif et judiciaire, une façon plus juste et contemporaine de réglementer cette pratique d’embauche des travailleurs. Il s’agit d’une partie de la société civile brésilienne qui a également tenté d’affaiblir la tendance à la flexibilisation des relations de travail qui persiste même dans un contexte économique et social bien différent de celui des années 1990. Au lendemain de l’approbation initiale du projet rédigé par le député Sandro Mabel, on a vu ces mêmes forces sociales mécontentes affirmer que le Congrès constitue un lieu défavorable pour ce débat, étant donné le nombre élevé de députés qui sont entrepreneurs et, par conséquent, « bénéficiaires » du projet. La situation en août 2013 montre que les syndicats et les mouvements sociaux ont été victorieux, puisqu’ils ont réussi à faire reporter le vote du projet de loi rédigé par Sandro Mabel qui autorise la généralisation de l’externalisation dans le pays, et même à faire tomber les normes du Tribunal supérieur du travail (TST) abordées dans cet article. Une négociation est également en cours pour la formation d’un groupe de travail quadripartite, composé de trois travailleurs, trois parlementaires, trois représentants du gouvernement et trois entrepreneurs, qui se réuniront pour négocier des changements dans le projet de loi sur l’externalisation.

Le résultat de ce processus n’est donc pas encore connu. Mais, en dernière analyse, celui-ci aura certainement un rôle à jouer concernant les chances du Brésil d’avancer vers la construction d’un projet national de développement à long terme et, enfin, vers la construction de la nation brésilienne.