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Introduction

Les chercheurs des années 1960 et 1970 reconnaissaient que les nouveaux mouvements religieux (NMR) possédaient de nombreux aspects communs, même si leurs doctrines différaient de manière significative. Certains ont tenté de rendre compte de ces éléments communs en affirmant que ces groupes représentaient des réactions à des « crises » (McFarland 1967 ; Earhart 1969). Cependant, si les NMR créés depuis la fin de la période Edo jusqu’à celle de l’après-guerre étaient tous considérés comme les produits d’une « crise », le concept même de crise perdrait alors tout son sens. En outre, la thèse de la crise place inévitablement les NMR dans une position passive, niant d’emblée leur capacité d’action et d’initiative en ce qui a trait à la création de nouveaux parcours religieux (Hardacre 1984, 30-34).

De 1976 à 1980, j’ai résidé au Japon pour mener des recherches sur le Reiyūkai. J’ai choisi le Reiyūkai en partie parce qu’il incorporait des éléments observés dans divers NMR, tels que la vénération des ancêtres et l’utilisation du Soutra du Lotus. Le Soutra du Lotus est l’écriture bouddhiste la plus connue et la plus utilisée dans les NMR et la plupart d’entre eux reconnaissent la vénération des ancêtres sous une forme ou une autre. Bien que de nombreux autres NMR soient nés d’un schisme avec le Reiyūkai, toutes les entités dissidentes ont préservé ces éléments. J’ai aussi pu observer en de nombreuses occasions les mouvements Risshō Kōseikai, Sōka Gakkai, Ōmoto, Tenshō Kōtai Jingūkyō, Byakkō Shinkōkai, Nanayōkai, Tenrikyō, Konkōkyō et d’autres NMR. Comme j’étais de plus en plus convaincue que l’interprétation de la « crise » ne pouvait rendre compte des similitudes que je percevais, j’ai commencé à me focaliser sur le concept de vision du monde en guise de moyen d’exprimer ce que je tentais d’atteindre. J’ai également élaboré d’autres projets sur le terrain qui pourraient me servir à distinguer entre les éléments essentiels et ceux éphémères. J’ai décidé que pour opérer une distinction entre les traits idiosyncrasiques observés au sein du Reiyūkai et les éléments de base qui transcendaient un groupe particulier, il serait nécessaire de mener des recherches sur un groupe dérivé du shintoïsme. C'est ce qui m'a amenée à étudier le Kurozumikyō. Par ailleurs, j'ai également pensé qu'un projet sur les pratiques religieuses de la minorité coréenne du Japon pourrait m'aider à saisir les éléments proprement japonais des NMR et qu'il m'aiderait à voir les NMR tels qu'ils sont perçus par une importante minorité ethnique.

Je considérais que la vision du monde des NMR s’inscrivait globalement dans la continuité des modèles religieux et culturels japonais, en incorporant des thèmes basiques répandus tels que l’importance de la gratitude, de la sincérité et de la pureté, mais dans un cadre où la vie d’un fondateur servait de modèle aux adeptes contemporains, en améliorant et en systématisant les éléments de l’histoire de la vie de ce fondateur et en les amplifiant. S’il n’existait pas une telle continuité entre les NMR et la culture japonaise, l’on pourrait s’étonner qu’un si grand nombre de personnes aient rejoint les NMR au fil du temps. J’ai décrit le schéma de base de la vision du monde partagée en utilisant comme image des cercles concentriques dans lesquels le soi (self) est au centre, le corps au niveau suivant et ensuite, l’ordre social et le cosmos forment « un système intégré vitalisé par un principe unique ». L’harmonie doit être maintenue entre les différents niveaux afin que le soi se retrouve en harmonie avec le corps, la société et le cosmos. Un alignement correct se traduit par le bonheur, la santé, la paix dans la société et l’absence de catastrophes naturelles. Les conditions inverses sont considérées comme des signes indiquant que l’individu doit travailler sur lui-même pour améliorer sa santé, ses relations avec les autres, apporter sa contribution à la société et (dans certains cas) prendre soin de la terre. Comme je le formulais à l’époque, « la pratique religieuse est un effort d’intégration continue du soi avec le corps, la société, la nature et l’univers. Cela implique une gestion attentive du [...] soi, des facultés de l'esprit et de l'émotion et de la personnalité » (Hardacre 1986, 12[2]).

L’idée d’un système à plusieurs niveaux animé par un principe unique peut être exprimée en termes bouddhistes ou shintoïstes et acquérir davantage de spécificité lorsqu’elle est articulée par un fondateur particulier. Ce système est « vitaliste » au sens où son principe unificateur est la « vie » en elle-même, source créatrice, bienfaisante et vivifiante qui est éternelle et inépuisable. Toutes les formes de vie partagent ce principe en ce sens qu’elles en sont issues et nourries et qu’elles y retourneront un jour.

Rien n’étant impossible, les NMR de l’époque à laquelle je développais ces idées croyaient dur comme fer qu’une grande foi permettrait d’atteindre n’importe quel objectif. La notion de méliorisme, à savoir la croyance selon laquelle la société et le monde ne peuvent réellement s’améliorer que si tous les individus se consacrent à un objectif commun, était alors très répandue. En revanche, le fait de parler de problèmes structurels, de discrimination et d’inégalité dans la société était fort malvenu et considéré comme un manque de maturité.

Si quelque chose ne va pas, qu’il s’agisse de mécontentement, de problèmes économiques, de maladie ou de conflits dans les relations avec les autres, il sera conseillé aux adeptes d’examiner leur conduite pour y déceler des manifestations d’égoïsme ou d’individualisme, ces qualités étant les grands ennemis du développement de soi. Libérer le coeur-esprit de l’égoïsme est le moyen de développer le soi. Chaque NMR prescrit ses propres méthodes pour se purger de l’égoïsme, notamment le prosélytisme, la prière intense et la repentance, pour n’en citer que quelques-unes.

J’ai identifié quatre schémas caractéristiques de la pensée, du sentiment et de l’action : l’idée que « les autres sont des miroirs » ; le développement d’un sens de la gratitude ; la recherche de la sincérité et l’adhésion à une voie d’auto-culture. L’assertion « les autres sont des miroirs » signifie que la manière dont on est traité par les autres est le reflet de celle dont on les traite. Cette idée d’une simplicité trompeuse implique une éthique de responsabilité personnelle totale selon laquelle si quelque chose ne va pas, on a provoqué soi-même une telle situation et on doit ainsi en assumer la responsabilité. L’idée que « les autres sont des miroirs » englobe également celle que la critique de la société est toujours déplacée, car, en fin de compte, la responsabilité appartient à l’individu.

Le thème de la gratitude revêt une grande importance au sein de la société japonaise en général, au sein de la famille, dans l’éducation et le milieu professionnel. Il est important d’éprouver de la gratitude envers ses parents, ses enseignants et ses employeurs. George DeVos fait le constat d’un « besoin de sentir que quelqu’un veille sur vous, ... [ce qui permet à une personne de] libérer ses énergies de manière productive et de s'affranchir de la nécessité d'éprouver du ressentiment à l'égard d'un monde impersonnel et impitoyable » (DeVos 1975, 216). Dans les NMR, la gratitude devient une voie vers le développement personnel qui permet à l’adepte de résoudre un ensemble de problèmes en se détournant de la colère, de l’envie et du ressentiment, et en choisissant plutôt de développer des émotions positives qui découlent de la conviction que l’on est soutenu et nourri par le principe qui unit toute la vie et en exprimant de la gratitude envers ses parents, même lorsqu’ils se montrent blessants, et à l’égard des enseignants, même s’ils sont insensibles, et des employeurs qui vous exploitent. Les adeptes ont ainsi une dette illimitée envers l’organisation religieuse, son fondateur et ses dirigeants qui leur montrent la voie vers l’harmonie, la paix et le bonheur.

La troisième tendance est la quête de sincérité, qui est atteinte lorsque l’égoïsme est absent et que l’individu n’est pas psychologiquement « bloqué » par des désirs à caractère égoïste. La vie du fondateur est généralement présentée comme un modèle de sincérité qu’il faut étudier et imiter. La sincérité est mise à l’épreuve par les exigences des rôles familiaux que les femmes sont particulièrement tenues de bien assurer. Si ces dernières ne se sentent pas épanouies dans leurs rôles de fille, d’épouse et de mère, ou si elles critiquent leur mari, leur belle-mère ou leurs enfants, elles manquent ipso facto de sincérité. Peu importe que les tâches ménagères ne soient pas rémunérées, que la prise en charge des parents âgés ou des beaux-parents soit éprouvante, que l’on ne dispose pas de services de garde pour les enfants, que le travail à temps partiel soit précaire, etc. La solution consiste à se consacrer davantage encore à l’accomplissement des rôles qui nous ont été confiés et à rejeter l’envie de critiquer la société.

La quatrième tendance est la poursuite du chemin de développement personnel proposé par l’organisation religieuse en question. Les NMR dirigent généralement les nouveaux arrivants vers des réunions locales durant lesquelles ils peuvent discuter de leurs difficultés, comprendre comment l’organisation analyse les problèmes personnels, être récompensés modestement pour leurs bons résultats et faire l’expérience de la solidarité avec les autres. Au cours des premières rencontres, lorsque les nouveaux venus ne comprennent pas bien les enseignements du groupe, ils sont encouragés à ne pas chercher d’explications rationnelles, mais à suivre l’exemple et le régime établis par un leader local, approche qui fait écho à la pédagogie des arts au Japon qui consiste à copier d’abord et à comprendre ensuite. Il est plus important de participer de tout son coeur que de parvenir à une compréhension intellectuelle des enseignements. En fait, insister sur la logique et l’analyse est typiquement considéré comme mal fondé et déplacé ; il est nettement préférable de simplement imiter les mouvements jusqu’à ce que la compréhension soit atteinte tout à la fois par le corps et par l’esprit. La voie prescrite du développement personnel peut impliquer des épreuves telles que la prière prolongée, le prosélytisme et les purifications à l’eau froide, présentées comme des opportunités de croissance spirituelle.

En compilant cette description d’une vision du monde partagée par les NMR, j’ai exclu les groupes à forte orientation eschatologique ou millénariste (comme Ōmoto), les groupes chrétiens et d'autres groupes qui, comme l'Église de l'Unification, ont été fondés en dehors du Japon. Il me semblait très improbable que la vision du monde que je décrivais puisse s’étendre au-delà des groupes fondés au Japon. Dans différents chapitres de mon livre portant sur le Kurozumikyō (Hardacre 1986), j’ai illustré divers aspects de la vision du monde à l’aide d’exemples concrets d’interactions entre les membres. J’ai examiné de manière très limitée la constitution historique de l’expression de la vision du monde du Kurozumikyō, du vivant du fondateur jusqu’au début de la période Meiji. Les questions de genre ont fait l’objet d’une attention particulière dans les chapitres portant sur le travail de terrain.

Quarante ans plus tard, je pense que la société et l’économie japonaises ont évolué de telle sorte qu’il est désormais bien plus difficile de proposer ou d’accepter la vision du monde partagée qui prévalait au sein des NMR dans les années 1970. Ces changements seront examinés dans le présent essai. Cependant, alors que ma première publication se basait surtout sur le travail de terrain, j’ai depuis lors travaillé dans d’autres secteurs des études religieuses japonaises. Je ne pourrai donc pas m’appuyer sur un travail de terrain dans la présente tentative d’actualisation. J’essaierai plutôt de présenter des hypothèses sur la manière dont ces changements pourraient influer sur la vision du monde partagée. Ce faisant, je ferai également état d’une étude comparable portant sur un sujet étroitement lié. Je tiens toutefois à formuler une mise en garde importante au préalable : je n’ai pas l’intention de prétendre, dans cet essai, que la vision du monde présente dans les groupes étudiés ici soit nécessairement celle que l’on retrouve dans d’autres NMR. Autrement dit, la « mise à jour » proposée ne concerne que les NMR qui sont nommés ici.

En 1979, un groupe de quatre auteurs (Tsushima Michihito, Shimazono Susumu, Shiramizu Hiroko et Nishiyama Shigeru) a publié une étude intitulée « Le concept vitaliste du salut dans les nouvelles religions » (« Shinshūkyō ni okeru seimeishugiteki kyūsaikan ») (Tsushima et al. 1979) et fondée sur l’étude de onze NMR : Kurozumikyō, Reiyūkai, Sōka Gakkai, Risshō Kōseikai, Konkōkyō, Tenrikyō, Ōmoto, Seichō no Ie, PL Kyōdan, Sekai Kyūseikyō et Tenshō Kōtai Jingūkyō. Dans cet essai, ils cherchaient à rendre compte de manière générale des traits communs des NMR par le biais de l’étude d’une « conception vitaliste du salut » (seimeishugiteki kyūsaikan) commune, exposée à l’aide de huit composantes :

  1. L’univers est une chose vivante, une source et une force de vie.

  2. Toute vie provient de cette source, qui est créatrice et bienfaisante.

  3. La vie humaine et toute autre forme de vie sont issues de cette force vitale et en partagent la nature.

  4. Le salut se trouve dans cette vie et, par conséquent, les NMR s’intéressent relativement peu aux questions liées à la vie après la mort.

  5. Le mal et le péché sont attribués au dépérissement, à l’affaiblissement ou à la négation de la force vitale.

  6. La voie à suivre pour inverser l’affaiblissement de la force vitale d’une personne consiste à rétablir son harmonie originelle avec la force vitale.

  7. Le salut (kyūsai) se manifeste par une vie regorgeant de bonheur et d’épanouissement.

  8. Les fondateurs sont considérés comme des divinités vivantes dont le parcours de vie illustre la voie du salut.

Cet essai a été traduit et réédité et a servi de point de départ à des études qui ont voulu valider la notion de vision commune du monde en l’appliquant à divers NMR. Il comporte de nombreuses similitudes avec mon étude, bien que ses auteurs se soient principalement appuyés sur des lectures des textes sacrés et des publications « officielles » des NMR, alors que la mienne était principalement basée sur des recherches menées sur le terrain. De plus, j’ai exclu Ōmoto de mon étude en raison de son millénarisme prononcé. Je me suis concentrée sur les schémas d’action, alors que l’étude de 1979 portait quant à elle principalement sur le concept de salut. J’étais alors étudiante aux cycles supérieurs et invitée du département d’études religieuses de l’Université de Tokyo alors que Shimazono, l’un des auteurs de cette étude de 1979, y était pour sa part étudiant. Nous avons souvent discuté de questions communes relatives à la recherche sur les NMR, mais je n’ai pas participé à l’étude de 1979.

Diverses critiques du « concept vitaliste du salut » ont permis d’affiner et de préciser l’idée originale. Par exemple, en 1994, Tsushima a publié sa propre mise à jour, cette fois en utilisant les expressions « concept de salut » (kyūsaikan) et « vision du monde » (sekaikan) de manière interchangeable (Tsushima 1994). Nishiyama Shigeru, un autre des auteurs originaux, a écrit en 2012 que, si l’étude de 1979 tend à indiquer que le « salut » dans les NMR équivaut au bonheur dans cette vie (genze riyaku), de nombreux NMR soutiennent quant à eux que genze riyaku n’est qu’un début car aider les autres est infiniment plus satisfaisant qu’obtenir des avantages pour soi-même (Nishiyama 2012).

De même, Shimazono a récemment fait remarquer que certaines organisations fondées ou qui ont commencé à prospérer après la publication de l’étude initiale mettent moins l’accent sur le genze riyaku que celles précédentes (Shimazono 2020). D’autres chercheurs ont évoqué des cas de NMR qui, selon eux, ne correspondaient pas au modèle proposé (Kashio 2003, 2004 ; Yamaguchi 2022). Des chercheuses féministes ont souligné que le principal problème de l’étude de 1979 est son indifférence à l’égard du genre, alors que la place prépondérante des femmes parmi les dirigeants et les membres des NMR est quant à elle largement reconnue (Igeta 1989 ; Inose 2019).

Même après plusieurs séminaires qui ont remis en cause la pertinence actuelle de ce schéma, la recherche savante considère en général que l’idée de la vision du monde partagée des NMR demeure utile (Yumiyama 2017 ; Kojima 2009 ; Ōnishi 2010 ; Terada 2014). Il semble aussi que le cadre de base soit encore applicable aux groupes étudiés à l’origine à condition d’être considéré comme une sorte d’idéal type dont les déclinaisons sont nombreuses. Il semble peu probable que l’on retrouve ce modèle dans des groupes soumis à un grand contrôle administratif et doctrinal de l’extérieur du Japon, comme les Témoins de Jéhovah ou l’Église de l’Unification. En outre, l’on peut, semble-t-il, difficilement envisager que la vision du monde partagée résiste aux changements sociaux généralisés. Je soutiendrai un peu plus loin que si les tendances économiques et sociales de l’époque de la forte croissance économique ont facilité la croissance des NMR et paraissent confirmer leur vision du monde, il semble probable qu’une fois ces tendances considérablement affaiblies, leur vision commune du monde sera, elle aussi, mise à l’épreuve.

1. Les NMR pendant la période de forte croissance économique

Les NMR se sont énormément développés pendant la période de forte croissance économique, entre 1955 et 1973. Bien que les taux d’adhésion ne révèlent pas nécessairement ou uniquement la force de la vision du monde partagée à un moment particulier, ils constituent malgré tout un indicateur important. Si nous nous intéressons aux onze groupes ciblés par l’étude de 1979, nous pouvons suivre leur croissance grâce aux chiffres publiés chaque année dans l’annuaire des religions Shūkyō nenkan, publié par la Section des affaires religieuses de l’Agence de la culture du ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sciences, des Sports et de la Technologie (MEXT). Ces chiffres sont basés sur les déclarations de chaque organisation et il est généralement entendu que ceux-ci ne représentent pas forcément la réalité. Néanmoins, en l’absence de toute autre alternative, les données relatives aux effectifs présentées dans la figure 1 nous permettent de saisir la chronologie de l’essor et du déclin des NMR associés à une vision commune du monde. La Sōka Gakkai n’est pas incluse ici, car elle ne fait pas état de ses effectifs auprès du MEXT. Il convient également de noter que la Sekai Kyūseikyō a cessé de compter ses membres entre 1985 et 2020, soit durant une longue période de désarroi pour ce groupe.

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À l’époque de la forte croissance économique (1955-1973), plusieurs NMR sont devenus des mouvements de masse comptant des millions de membres. À l’exception de Kurozumikyō et Konkōkyō, les groupes étudiés ici ont eu une croissance relativement constante. Tenrikyō a connu un creux en 1970, mais a ensuite rebondi. Nous pouvons constater l’existence d’une correspondance générale entre l’expansion économique du Japon et la croissance des NMR, hormis les exceptions que je viens d’évoquer et sur lesquelles je reviendrai à présent. Une économie en pleine expansion, soutenue par de solides mesures de protection sociale, a rendu leur vision du monde plausible, ce qui semblait refléter ce qui se passait réellement dans la société. Il ne s’agit pas de dire que l’essor de l’économie a « causé » une augmentation du nombre des membres des NMR, ni de défendre la thèse du déterminisme économique, mais plutôt de tenter d’identifier les facteurs propres à la société japonaise qui, à un moment donné, sont entrés en résonance avec la vision du monde partagée des NMR.

Le caractère expansif des NMR, ainsi que leur optimisme et leur sentiment que la vie peut s’améliorer si l’on pratique avec assiduité et sincérité, ont dû être renforcés par l’expérience du redressement du Japon qui s’est remis des ravages de la guerre, a surmonté l’occupation étrangère et s’est érigé en l’une des économies les plus puissantes au monde. Le plan de doublement des revenus de 1960 prévoyait l’extension de la protection sociale, la réduction des impôts et d’autres mesures destinées à améliorer considérablement le niveau de vie. Ce plan a porté ses fruits et le taux de croissance moyen du Japon a dépassé 10 % par an, de sorte que la taille de l’économie a doublé et le taux de pauvreté a été ramené à moins de 10 %. Le retour du Japon parmi les nations fut aussi marqué par l’organisation des Jeux olympiques de 1964 et l’achèvement du Shinkansen. Le Japon faisait son « retour » en force et les gens ordinaires voyaient leur qualité de vie s’améliorer de manière significative par rapport au Japon de l’avant-guerre et à la période de la guerre. En outre, la mobilité sociale vers le haut devint envisageable et les exemples abondaient de jeunes gens issus de milieux ruraux et pauvres qui se hissaient, eux et leurs familles, dans les rangs de la classe moyenne, à mesure que l’urbanisation attirait la plupart d’entre eux vers les villes. Ces tendances ont affecté les NMR au même titre que le reste de la société. L’ethos de la possibilité humaine illimitée propre aux NMR a ainsi trouvé un écho dans « le miracle économique japonais » et dans l’idée que tout le monde appartient à la classe moyenne (ichioku sōchūryū) (Hashimoto 2020, chapitres 5-6).

Néanmoins, le dépeuplement engendré par l’urbanisation a eu un effet délétère sur les groupes implantés dans les zones rurales, tels que le Kurozumikyō, le Konkōkyō et le Tenrikyō. Ces trois religions possédaient bien sûr des antennes en milieu urbain, mais leur siège et leurs origines se situaient à la campagne. Alors que leurs jeunes membres affluaient vers les villes, les NMR plus anciens n’étaient pas bien équipés pour maintenir la fidélité de ces jeunes gens déterminés à adopter un mode de vie différent de celui de leurs parents. Lorsque j’ai demandé une explication au sujet de la baisse du nombre de membres du Kurozumikyō entre 1965 et 1970, un responsable m’a expliqué qu’à une époque antérieure, cette organisation comptait comme membres tous ceux qui s’étaient présentés au siège, ne serait-ce qu’une seule fois. Après l’achèvement du nouveau siège de Shintōzan en 1974, cependant, les adhésions ont progressivement été comptabilisées sur la base des contributions et de l’affiliation continue. Au cours de ces mêmes années, certains changements au sein de la société japonaise, notamment concernant l’urbanisation, ont également accéléré la perte de membres au sein de Kurozumikyō (Hirai Masamichi communication personnelle, 3 décembre 2023). À cela s’est ajoutée, au cours des années 1960, la pratique de techniques de prosélytisme intenses, voire agressives, par la Sōka Gakkai; ainsi, les campagnes de shakubuku des années 1960 ont probablement fait perdre des membres à ces groupes dont les nouvelles générations s’installaient dans les villes. En revanche, le mouvement Tenshō Kōtai Jingūkyō représente une exception par rapport à la tendance au déclin des groupes ruraux et semble avoir réussi à maintenir un taux de croissance modeste jusqu’à aujourd’hui.

Les NMR recrutaient généralement leurs membres au sein de la classe ouvrière et parmi les cadres des petites et moyennes entreprises, ainsi que dans les entreprises familiales. En revanche, les familles des salariés employés par les grandes entreprises avaient tendance à ne pas adhérer aux NMR. Les salariés eux-mêmes étaient tellement préoccupés par leur travail qu’ils ne disposaient pas de suffisamment de temps pour participer aux groupes dont les exigences étaient élevées, tandis que leurs épouses s’occupaient à plein temps de l’entretien de la maison et de l’éducation des enfants. Le mode de vie des salariés ne s’accordait tout simplement pas avec les NMR à caractère très exigeant (Hardacre 1984a, 58-62).

Nous pouvons également observer l’existence de variations provoquées par les dynamiques propres aux différentes organisations, dont plusieurs ont été confrontées à des changements générationnels au niveau de la direction. Les schismes à la suite du décès d’un fondateur ou d’un leader sont chose courante et il n’est pas rare que le nombre de membres diminue, ne serait-ce que temporairement. En ce qui concerne les groupes étudiés ici, on peut citer le décès de Kotani Kimi, dirigeant du Reiyūkai, en 1971, de Taniguchi Masaharu, fondateur de Seichō no Ie, en 1985, ainsi que de Miki Tokuchika, dirigeant de Perfect Liberty (PL) Kyōdan, en 1983. Le nombre de membres du Reiyūkai a ensuite recommencé à croître, mais sans jamais pour autant atteindre les niveaux observés à l’époque de Kotani, tandis que Seichō no Ie et PL Kyōdan ont, pour leur part, connu un déclin constant. Nakayama Shōzen, second Shinbashira de Tenrikyō, est décédé en 1967, et le nombre de membres semble avoir diminué à cette époque, mais il est reparti à la hausse en 1975. Tenshō Kōtai Jingūkyō est une exception par rapport à la tendance à la diminution du nombre de membres après la mort du fondateur car, bien que le fondateur Kitamura Sayo soit décédé en 1967, le nombre de membres a malgré tout continué à augmenter.

2. Tendances économiques et NMR à la fin des années 1970 et dans les années 1980

Les NMR qui ont prospéré à l’époque de la forte croissance économique dépendaient en grande partie de leurs membres féminins pour le recrutement, l’organisation et le suivi des membres au niveau local. Mon étude sur le Reiyūkai a particulièrement mis l’accent sur le rôle endossé par les dirigeantes locales dans la transmission d’une vision idéale de la famille selon laquelle les femmes ne travaillaient pas à l’extérieur du foyer, si cela était possible. On conseillait aux femmes mariées de renoncer aux revenus qu’elles auraient pu tirer d’un travail à l’extérieur pour trois raisons : la relation entre le mari et l’épouse risquait de se détériorer si l’homme n’était pas le seul à avoir un gagne-pain ; les enfants souffriraient de la négligence maternelle ; et la rémunération que les femmes recevraient ne valait pas la peine de mettre en péril les relations entre la femme, son mari et ses enfants.

La conviction que les femmes mariées ne pouvaient pas réaliser des gains économiques significatifs en travaillant à l’extérieur était sans doute réaliste, compte tenu des modèles en matière d’emploi qui désavantageaient les femmes mariées ayant de jeunes enfants, du manque de garderies et de l’âgisme, qui faisait que les femmes étaient considérées comme « dépassées » à partir de l'âge de trente ans. Les leaders du Reiyūkai recommandaient aux femmes d’embrasser le rôle de femmes au foyer à plein temps (sengyō shufu), de rester à la maison et de gérer prudemment les revenus de leur mari, ainsi que de se nourrir émotionnellement en entretenant des liens solides avec leur mari, leurs enfants et les autres membres du Reiyūkai, même si cela signifiait renoncer à leur ambition personnelle et à des revenus potentiels. En réalité, de nombreuses femmes membres du Reiyūkai travaillaient, en particulier dans des entreprises familiales où le foyer était aussi le lieu de travail. Celles-ci ne faisaient l’objet d’aucune critique tant qu’elles restaient à la maison et ne touchaient pas un salaire supérieur à celui de leur mari.

À l’époque de la forte croissance économique, le programme national d’assurance maladie du Japon, l’élargissement des dispositions en matière de protection sociale et le système de « l’emploi à vie » ont suscité au sein de la population des attentes réalistes en matière de sécurité. Même si, bien entendu, « l’emploi à vie » s’appliquait principalement aux employés masculins des plus grandes entreprises, le sentiment de sécurité, combiné à l’image d’un Japon qui plaçait tout le monde sur un pied d’égalité et où toute personne disposée à travailler dur pouvait réussir, constituait une force puissante. Ces éléments conféraient un air de vérité aux conseils donnés aux femmes des NMR, en les amenant à penser qu’elles pouvaient parvenir à l’harmonie familiale, à la stabilité économique et à un épanouissement personnel en tant que femmes au foyer à plein temps, des femmes actives dans la promotion de leur religion et se tenant à l’écart du marché de l’emploi rémunéré.

Le « choc pétrolier » de 1973 a signifié la fin de la forte croissance économique dans la mesure où l’augmentation des coûts de l’énergie a poussé les entreprises de toutes sortes à réduire leurs effectifs. Cependant, le niveau de vie ne s’est pas immédiatement dégradé et il n’était pas encore évident que la croissance stagnerait à long terme ni que les disparités sociales et économiques pourraient déstabiliser la société. On accorda de plus en plus d’importance à la réussite scolaire à mesure que le nombre de jeunes qui s’inscrivaient à des programmes universitaires de quatre ans augmentait, passant de 8,2 % en 1960 à 17,1 % en 1970. L’idée que la réussite académique permettait d’accéder à un emploi à statut plus élevé était très répandue. Bien que des formes de discrimination bien ancrées ait réduit les possibilités offertes aux femmes, l’image du Japon en tant que société dans laquelle l’éducation déterminait l’avenir de chacun (gakureki shakai) s’est consolidée dans les années soixante-dix.

Entre 1975 et 1985, la demande de main-d’oeuvre s’est contractée, engendrant une baisse des salaires, en particulier pour les travailleurs des petites et moyennes entreprises auprès desquels le taux de pauvreté est passé de 15,2 % en 1975 à 20,6 % en 1985. En 1990, ces travailleurs furent en effet confrontés à un écart salarial important, puisqu’ils ne gagnaient que 70 % des salaires perçus pour un travail comparable au sein des grandes industries. Les produits à bas prix importés d’Asie du Sud-Est ont inondé le marché, ce qui a fait baisser davantage les salaires. Les fabricants ont commencé à se déplacer à l’étranger pour profiter d’une main-d’oeuvre plus abordable, laissant ainsi de nombreux travailleurs japonais sans emploi ou avec des salaires réduits (Hashimoto 2020, 253-256). L’économie de « bulle » de la fin des années 1980 n’a entraîné qu’une légère augmentation de la demande de cols blancs, tandis que les personnes nouvellement embauchées étaient principalement des travailleurs à temps partiel, temporaires ou d’autres travailleurs « non réguliers », n’ayant pas la sécurité de l’emploi, bénéficiant de peu d’avantages sociaux et le plus souvent rémunérés sur une base horaire. Étant donné que les NMR ont effectué un travail de recrutement massif au sein des groupes les plus durement touchés, ces tendances ont dû affecter les organisations religieuses.

Au cours de la même période, les chercheurs ont commencé à attirer l’attention sur les NMR nouvellement fondés qui semblaient différer de manière significative des groupes antérieurs. Surnommées « nouvelles-nouvelles religions » (shin-shin shūkyō), elles se distinguaient des anciennes par leur intérêt pour l’acquisition de pouvoirs surnaturels, leurs prédictions de l’apocalypse et leur approche individualisée, qui mettait moins l’accent sur les réunions familiales ou de groupe. Au même moment, les maisons d’édition et les médias faisaient la promotion de livres, de films et d’émissions de télévision sur les phénomènes occultes mettant en scène des médiums populaires qui effrayaient leur public avec des notions de mizuko kuyō (des fantômes de foetus avortés) et des productions aux thèmes apocalyptiques. Les « nouvelles-nouvelles religions » ont émergé dans le contexte de ce « boom de l’occultisme » alimenté par les médias. Des groupes tels qu’Aum Shinrikyō (fondé en 1986), Kōfuku no Kagaku (f. 1986), Shin'yōen (f. 1936), Reiha no Hikari (f. 1956) et Sūkyō Mahikari (f. 1978) font partie des organisations qualifiées de « nouvelles-nouvelles religions ». Aum Shinrikyō était doublement exceptionnel en raison de ses pratiques d’ordination et de vie en communauté pour les membres ordonnés. Cependant, aux alentours de 1990, les organisations les plus prospères, à l'exception d’Aum Shinrikyō, ont pour la plupart commencé à suivre la voie tracée par leurs prédécesseurs. Elles se sont répandues dans tout le pays, ont affiné leurs enseignements et leurs rituels, « atténué » leurs croyances les plus extrêmes et sont passées de groupes composés de nouveaux convertis à des religions familiales auxquelles ont adhéré ensuite la deuxième génération et les suivantes. La trajectoire de ces groupes laisse supposer qu’ils en viendront à ressembler aux anciens NMR et, par conséquent, nous constatons que le terme « nouvelle-nouvelle religion » n’est plus très répandu (Tsukada 2016).

Cette convergence signifie-t-elle que les groupes les plus récents ont adopté la même vision du monde que les NMR plus anciens ? Les études menées par Brian McVeigh et Haga Manabu semblent indiquer que Sūkyō Mahikari et Shin'yōen partagent effectivement cette perspective (McVeigh 1992 ; Haga 2000). Des recherches plus approfondies permettraient de déterminer si ces conclusions se confirment à plus grande échelle.

3. Après l’éclatement de la bulle

À la fin des années 1980, le marché boursier et le prix de l’immobilier urbain se sont effondrés. L’éclatement de la bulle a mis fin à une croissance économique significative, amorçant des décennies de stagnation économique et une plus grande détérioration des conditions d’emploi. L’attaque terroriste au gaz perpétrée par Aum Shinrikyō en 1995 dans le métro de Tokyo a renforcé les attitudes négatives à l’égard de la religion. De toutes les branches religieuses, ce sont les NMR qui ont été les plus touchées par ce phénomène. Les sentiments négatifs ont perduré dans les années 2000, une enquête réalisée en 2006 a révélé que lorsque l’on demandait aux personnes interrogées d’évaluer le niveau de confiance qu’elles accordaient à différents types d’institutions sociales, les organisations religieuses arrivaient en dernière position. En 2006, celles-ci méritaient la confiance de 14,5 % des personnes interrogées, contre plus de 88 % pour les journaux et les hôpitaux, 66,4 % pour les universitaires, et (même) 34,8 % pour les membres de la Diète. En outre, lorsque l’on a demandé aux personnes interrogées de nommer les organisations religieuses auxquelles elles faisaient le moins confiance, les NMR ont été le plus citées (Ishii 2010).

Quel a été l’effet de l'incident d’Aum sur la vision du monde partagée par les NMR et leurs membres ? La figure 1 offre quelques indices. Entre 1995 et 2000, le nombre de membres a légèrement augmenté chez Tenshō Kōtai Jingūkyō, tout en restant stable chez Kurozumikyō, Konkōkyō, Ōmoto, Seichō no Ie et Sekai Kyūseikyō. Le nombre de membres a diminué de 4,4 % chez Tenrikyō, et de 7 % pour PL Kyōdan, soit deux cas dans lesquels le déclin semble s’inscrire dans une tendance plus longue. Tout du moins dans ces groupes, l’incident d’Aum n’a pas entraîné de défections majeures. Mais que penser de la situation au sein du Risshō Kōseikai, dont le nombre de membres a baissé de 10 % ? Dans ce cas, le décès de Niwano Nikkyō (1906-1999), l’un des fondateurs du groupe, est probablement le principal facteur, même s’il est impossible de l’affirmer avec certitude[3].

Le Reiyūkai a connu une chute vertigineuse, de l’ordre de 43 % après la découverte, dans le cadre d’un scandale sexuel étalé dans les pages des magazines hebdomadaires, que son président Kubo Tsugunari (1936-2019, successeur de Kotani Kimi), avait fondé une seconde famille en dehors de son couple. Sa femme se sépara de lui de manière très acrimonieuse et les anciens le forcèrent à démissionner, mais pas avant que les plus fervents partisans de Kubo ne se rallient à lui en formant un groupe dissident appelé Inner Trip Reiyukai International en 1996. Ces événements n’avaient rien à voir avec Aum, mais un schisme accompagné de révélations d’hypocrisie dans une religion qui accordait la plus haute importance à la famille ne pouvait que conduire à une désaffection et probablement à une désaffiliation à grande échelle dont le Reiyūkai pourrait difficilement se remettre.

Comment ces événements se sont-ils déroulés dans le contexte d’une société japonaise vieillissante ? Examinons le cas du Reiyūkai à partir d’une enquête que j’ai menée à la fin des années 1970 (figure 2). Dans ce groupe, plus de la moitié des personnes interrogées étaient âgées de 61 ans ou plus, et 20 % d’entre elles avaient entre 41 et 60 ans. Ces deux cohortes représentaient ensemble environ 70 % des membres du Reiyūkai. Étant donné que les plus jeunes d’entre eux auraient atteint les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans aux alentours de 2020, la plupart d’entre eux doivent être inactifs ou décédés à l’heure actuelle. Les personnes interrogées qui avaient la trentaine en 1980 seraient aujourd’hui septuagénaires ou octogénaires, tandis que la cohorte la plus jeune de l’enquête se trouverait aujourd’hui entre la fin de la cinquantaine et les soixante-dix ans. Il est donc raisonnable de penser que seules ces deux cohortes les plus jeunes, qui représentent environ 28 % des personnes interrogées, pourraient encore être actives dans les années 2020. En se basant sur les statistiques de la figure 1 pour les années 1980 et 2022, l’on constate que le nombre de membres du Reiyūkai a diminué de 61 % sur une période de quarante ans. L’ « attrition naturelle » causée par le vieillissement des membres doit être l’une des principales causes du déclin des effectifs du Reiyūkai, en plus des scandales et des schismes.

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Nous ne disposons pas de données concernant la composition actuelle du Reiyūkai en fonction de l’âge, mais nous pouvons nous poser quelques questions au sujet de ceux et de celles qui ont rejoint le groupe après 1980 en nous focalisant sur les membres les plus jeunes. Si les tendances observées parmi les « nouvelles-nouvelles religions » se sont maintenues chez les jeunes membres du Reiyūkai, nous pourrions alors nous demander si, comme cela semble probable, ils étaient plus attirés par des types de participations individualistes, moins ouverts à la pression parentale incitant à la participation, et moins enclins à s’impliquer dans le prosélytisme. Si tel est le cas, il en résulterait un nouveau déclin, même en l’absence d’autres défis. D’autre part, les recherches menées sur Shin'yōen indiquent que cette organisation a développé de nouvelles pratiques de prosélytisme qui correspondent mieux aux préférences des jeunes membres qui désirent une plus grande liberté d’expression individuelle et un style de direction moins autoritaire (Haga 2000). Il se peut que d’autres NMR aient également été en mesure d’adapter leur style afin que le prosélytisme puisse progresser, au fil de l’évolution des mentalités.

Les plus grands groupes étudiés dans la figure 1 avaient tous atteint leur apogée en 1995, si ce n’est plus tôt. Si, comme cela semble probable, la composition en termes d’âge d’autres NMR était similaire à celle du Reiyūkai, le vieillissement entraînerait un déclin significatif des effectifs, indépendamment de l’évolution des mentalités, des schismes, des événements propres à une organisation spécifique ou des changements économiques. Néanmoins, ce dernier facteur s’avère extrêmement important pour comprendre les NMR d’aujourd’hui.

4. Les effets des politiques économiques néolibérales

Le modèle de l’économie keynésienne qui prévalait à l’époque de la forte croissance économique se caractérisait par des niveaux élevés de dépenses en matière de protection sociale, la défense du plein emploi et la promotion de la croissance économique. Les débats politiques de l’époque envisageaient « un compromis entre une forte protection de l’emploi et une grande discrétion managériale » (Miura 2012, 71). Soumis au poids de la concurrence dans des circonstances modifiées par la mondialisation, les cadres japonais ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il assouplisse la réglementation du travail qui protégeait les travailleurs. En 1987, l’entreprise de recrutement Recruit a inventé le mot freeta pour donner une plus belle allure aux emplois à temps partiel, temporaires ou ponctuels ; les jeunes pouvaient être « libres » et à l'abri des exigences élevées des emplois réguliers s’ils acceptaient d’être rémunérés sur une base horaire pour des affectations de travail à court terme et sans contrat. Les postes de ce type, appelés « emplois non réguliers » (hi-kisei koyō), se sont multipliés à mesure que les chefs d’entreprise se tournaient vers les freetas et autres « travailleurs non réguliers » (hi-kisei rōdōsha) pour effectuer du travail sur une base temporaire, occasionnelle ou à temps partiel, et dans le cadre duquel l’employeur était soumis à peu de contraintes. Les responsabilités de l’employeur à l’égard des travailleurs non réguliers diminuaient au fur et à mesure que disparaissait la réglementation en matière de travail. Les employeurs n’étaient pas tenus de couvrir l’assurance maladie ni de verser de pension à toute personne qui travaillait moins de trois quarts des heures assurées par un employé régulier. En outre, l’assurance chômage ne couvrait que les personnes qui pouvaient démontrer qu’elles avaient toujours travaillé vingt heures ou plus par semaine tout au long de l’année (Miura 2012, 91 ; Gordon 2017).

En 1985, le taux de pauvreté chez les travailleurs des industries employant entre un et vingt-neuf personnes était de 20,6 %. Cette catégorie comprend de nombreuses petites entreprises, d’autres familiales, et des travailleurs indépendants - des groupes au sein desquels les NMR urbains recrutent habituellement. Les conditions de travail dans les petites et moyennes entreprises se sont rapidement détériorées, de sorte qu’en 1990 (comme indiqué ci-dessus), les travailleurs ne gagnaient que 70 % des salaires versés pour un travail comparable dans les grandes industries. De nouvelles mesures économiques, notamment l’introduction en 1989 d’une taxe sur les ventes, le passage de l’âge de la retraite de soixante à soixante-cinq ans en 1994, et l’élimination en 1999 de la plupart des restrictions relatives au travail sur une base ponctuelle, ont pénalisé plus lourdement encore les travailleurs au bas de l’échelle des revenus. Ces changements ont conduit de plus en plus de travailleurs vers l’emploi non régulier (Hashimoto 2020, 253).

Dans les années 1990, les entreprises et les gouvernements se sont engagés dans le néolibéralisme, un modèle selon lequel les valeurs du marché et le profit des entreprises l’emportent sur des préoccupations telles que le bien-être social et les taux d’emplois :

Dans les années 1990, les employeurs japonais ont commencé à réclamer une réforme du marché du travail, essentiellement dans le but de réduire les coûts de la main-d’oeuvre et d’utiliser efficacement la main-d'oeuvre qualifiée et non qualifiée. De telles demandes pourraient sembler universelles, compte tenu de la logique des mécanismes du marché et de la rationalité économique. La mondialisation, la stagnation de l’économie et les récessions successives ont renforcé les mérites de la réduction des coûts par les directions d’entreprise. D’un point de vue historique, les demandes de réforme des employeurs japonais s’écartent de leur ancienne philosophie de gestion qui privilégiait les relations à long terme plutôt que les profits à court terme

Miura 2012, 158

En 1995, l’association professionnelle Nikkeiren a publié un rapport appelant à une refonte de l’emploi à vie, en le réservant à un petit nombre de cadres, de sorte que les emplois occupés par de nombreux hommes chefs de famille ont été transformés en postes à temps partiel ou ponctuels, leur salaire se trouvant ainsi réduit ou « restructuré », ce qui équivalait à la cessation de leur emploi. L’administration Obuchi a repris le thème de la « renaissance » de l’économie japonaise et publié un rapport qui devint la position officielle du gouvernement (Hashimoto 2020, 290).

Pour relancer l’économie japonaise au XXIe siècle, il faut réformer le système social japonais, qui a trop mis l'accent sur l’égalité... Si les gens ont peur de la concurrence et de se développer en travaillant dur, la société dans son ensemble stagnera... Jusqu’à présent, dans la société japonaise, les gens s’entendaient, peu importe s’ils travaillaient dur ou non, mais si ce « système de convoi » (gosōsenteki na jōkyō) se maintient, l’aléa moral (mōraru hazādo) (devenir paresseux à cause des mesures de sécurité sociale, gaspiller les ressources) deviendra endémique dans l’ensemble de la société et nous ne pourrons pas éviter la stagnation économique. Nous devons comprendre que cet aléa moral est l’une des causes du marasme économique actuel du Japon. Nous devons revoir l’importance excessive que le Japon a toujours accordée à l’équité et à l’égalité (kado ni kōhei ya byōdō o jūshi suru) ...

Keizai Senryaku Kaigi 1999, document non paginé[4]

Selon ce point de vue, les travailleurs japonais étaient devenus « paresseux » en raison des mesures de sécurité sociale, ils redoutaient la concurrence et se comportaient comme un troupeau (« convoi »), s’exposant à un « danger moral » pour préserver leurs protections légales. En guise d’alternative à cette supposée dissipation et à ce manque d’éthique du travail, la société devrait mettre l’accent sur la responsabilité individuelle et l’autosuffisance. Aucune preuve n’a été présentée pour appuyer l’idée que le Japon était « excessivement » juste et égalitaire, et ce, quelle que soit la signification de cette expression, ni pour démontrer que les travailleurs japonais devenaient paresseux, mais l’intention du gouvernement de justifier la réduction de l’aide sociale et sa propension à tolérer des niveaux croissants d’inégalité étaient palpables.

La fin de l’emploi à vie marqua ainsi la fin du modèle de la famille à revenu unique. Il devint impossible pour un certain nombre de familles d’atteindre la stabilité économique sans un second revenu. Bien que l’idéal de la sengyō shufu ait conservé une signification religieuse et que les femmes aient pu continuer à y aspirer, ce mode de vie ne constituait toutefois plus une possibilité réaliste pour la plupart des familles de la classe ouvrière, des petites et moyennes entreprises ou des entreprises familiales. On peut donc supposer que la crédibilité de l’idéal familial promu par les NMR, qui s’exprimait avec tant de conviction dans les années 1970, se soit trouvée désormais menacée, tout comme l’idéalisation de la complémentarité des sexes sur laquelle elle se fondait.

5. Des années 2000 à l’époque actuelle

Au début de ce siècle, le nombre de membres des NMR étudiés ici a continué à diminuer, à l’exception de Kurozumikyō et Tenshō Kōtai Jingūkyō, qui ont tous deux connu de légères augmentations. Les inégalités se sont creusées au cours de ces années, mais le gouvernement a, tout à la fois, nié ce problème et promu des politiques qui l’ont aggravé. En 2005, le taux de pauvreté chez les travailleurs non réguliers a atteint 29,2 %. En 2015, le salaire horaire moyen des travailleurs réguliers était de 1 721 yens, contre 1 058 yens pour les travailleurs non réguliers ; pour les femmes mariées travaillant à temps partiel, ce taux était de 918 yens, soit à peine plus de la moitié du salaire horaire des travailleurs réguliers.

En 2006, les partis d’opposition ont commencé à s’interroger sur la responsabilité du gouvernement en ce qui concernait l’aggravation des inégalités sociales. Après avoir tout d’abord nié l’existence d’un quelconque problème, le premier ministre Koizumi Jun'ichirō a déclaré : « Je ne pense pas que la disparité (kakusa) soit une si mauvaise chose... [A]u même moment où nous prenons des mesures pour réduire la pauvreté, nous devons strictement veiller à ne pas devenir une société qui en veut à ceux qui réussissent ou qui entraîne vers le bas les personnes dotées de capacités » (Yosan iinkai kaigiroku, Chambre haute, 2 janvier 2006). Alors que les taxes sur les valeurs mobilières et les gains en capital ont été réduits et qu’un plafond a été fixé pour les taxes de résidence (mesures qui ont profité aux personnes aisées), les restrictions protégeant les travailleurs non réguliers des demandes illimitées qui les obligeaient à accepter des contrats à durée déterminée ont été supprimées (Hashimoto 2020, 330-331).

Depuis le début de la déréglementation du travail non régulier dans les années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, une nouvelle catégorie sociale s’est formée, celle de la classe défavorisée, dont la situation reflète la précarité japonaise. La classe défavorisée est composée de personnes qui ne peuvent trouver qu’un travail faiblement rémunéré, ou qu’un emploi à temps partiel, ou qui sont au chômage. Entre 1997 et 2017, la taille de ce groupe a presque doublé, puisqu’elle est passée de 7,6 à 14,4 % de la population active. Dans les années 2010, la première génération de travailleurs non réguliers a atteint la quarantaine et nombre d’entre eux ont rejoint la nouvelle classe défavorisée. Plus de 40 % d’entre eux ne disposent pas d’autres actifs que leur salaire. Le taux de pauvreté au sein de ce groupe est de 41,6 %. L’accession à la propriété est hors de portée. Plus de 60 % d’entre eux sont célibataires. L'incapacité à fonder des familles en raison de la précarité économique est sans aucun doute un facteur qui explique le faible taux de natalité au Japon. À moins que la réduction de la protection sociale soit inversée, que les salaires augmentent de manière significative et que les lois soient modifiées pour obliger les employeurs à couvrir les frais d’assurance de ces personnes, les membres de la nouvelle classe défavorisée du Japon devront très probablement occuper jusqu’à leur mort des emplois mal rémunérés, ne bénéficiant pas d’une grande sécurité. Du fait que la mobilité générationnelle ascendante est rare dans ce groupe, il est fort probable que la pauvreté soit « héritée » par les enfants de la classe inférieure, perpétuant ainsi un niveau d’inégalité sociale impensable à l’époque de la forte croissance économique (Satō 2000, chapitre 4 ; Hashimoto 2020, 316).

En 2012, les travailleurs non réguliers constituaient la majorité de la main-d’oeuvre japonaise (54,2 %), sans compter les femmes mariées travaillant à temps partiel. Le sociologue Hashimoto Kenji a constaté que si, à l’origine, ce sont les diplômés du premier cycle de l’enseignement secondaire qui se retrouvaient dans des emplois freeta sans avenir, il est désormais tout aussi probable qu’un diplômé de deuxième cycle n’ait pas d’autre issue qu’un emploi non régulier. Même les diplômés de l’université risquent d’exercer des emplois non réguliers et ont peu de chances de décrocher un emploi régulier s’ils ne parviennent pas à en trouver un dès la fin de leurs études. En 2017, le taux de freetas et de chômeurs chez les diplômés du secondaire, d’une part, et les diplômés de l’université, de l’autre, s’est stabilisé à environ 23 %. Il semblerait que l’éducation, loin de constituer un accès assuré à une vie de classe moyenne, ne soit désormais que l’une des clés (et non plus une garantie) pour éviter de se retrouver en situation irrégulière (Hashimoto 2020, 300-314, 344-348).

L’administration Abe (2012-2020) a poursuivi la tendance à occulter les inégalités sociales et à promouvoir des politiques contribuant à les aggraver. Le terme « Womanomics » désigne les politiques adoptées sous l’administration Abe pour encourager les femmes à intégrer le marché du travail en tant que main-d’oeuvre flexible pouvant être déployée dans des conditions avantageuses pour les entreprises. En 2016, quelque 76,3 % des femmes japonaises travaillaient, soit un taux supérieur à celui des États-Unis et des pays de l’OCDE. En ce sens, les Womanomics ont connu le succès. Toutefois, bien que les services de garde d’enfants soient désormais plus accessibles et que le nombre de femmes occupant un emploi régulier ait connu une légère augmentation, la grande majorité des femmes occupent des emplois non réguliers, et très peu d’entre elles occupent des postes de direction (Nagase 2018).

En outre, la fluctuation des valeurs et l’écart entre l’image idéale de la famille et la réalité économique produisent une double contrainte pour les femmes. Une enquête menée par la NHK, en 2018, a révélé que depuis 1973, le pourcentage de personnes interrogées qui sont d’accord pour dire que les femmes devraient continuer à travailler après le mariage et l’accouchement est passé de 20 % en 1973 à 60 % (NHK Broadcasting Culture Research Institute 2019, 1, 10). Pourtant, selon le World Values Survey, seuls 38 % des Japonais interrogés pensent que les deux conjoints devraient contribuer aux dépenses du ménage, les autres estimant que les femmes mariées ne devraient pas travailler en dehors de la maison. Ces attentes contradictoires signifient que les femmes qui exercent un emploi doivent travailler sans bénéficier pour autant d’une véritable acceptation sociale et ce, parmi des personnes qui les critiqueraient simplement parce qu’elles sont sur le marché du travail (Steger et Roy 2020 ; Shambaugh, Nunn et Portman 2017).

6. La plus grande question irrésolue pour les NMR : l’évolution de la condition des femmes

Comme nous l’avons vu, à leur apogée, les NMR dépendaient fortement des femmes, qui représentaient la majorité des membres, et de leur participation en tant que prosélytes et leaders au niveau local. Le message adressé aux autres femmes était de se tenir à l’écart du marché du travail rémunéré, d’être femme au foyer à plein temps et de s’épanouir dans un rôle domestique. Aujourd’hui cependant, les changements économiques ont tellement affaibli la classe ouvrière, les petites et moyennes entreprises et les entreprises familiales que les familles appartenant à ces classes économiques ne peuvent se passer d’un second revenu. La grande majorité des femmes en âge de travailler occupent donc un emploi. Pourtant, les attitudes sociales ne reflètent pas cette réalité. Quelle forme cette double contrainte revêt-elle aujourd’hui pour les femmes mariées dans les NMR ? Les conseils dispensés par les femmes leaders ont-ils changé ? L’étude de ce thème par le biais d’entretiens avec des femmes membres fournirait sans doute des indices importants pour comprendre comment la défense de la complémentarité hommes-femmes par les NMR est confrontée aux changements induits par les politiques économiques néolibérales.

7. La question de la responsabilité individuelle

Le modèle de pensée et d’action des NMR, qui rejette fermement la critique de la société et privilégie plutôt la responsabilisation individuelle vis-à-vis de tout problème, ne manque pas d’évoquer l’insistance du néolibéralisme sur la responsabilité personnelle (Steger et Roy 2020). L’idée que le Japon n’est pas une « société de classes » est devenue profondément ancrée dans les esprits au moment de la forte croissance économique, une période marquée par une expansion rapide de l’économie, des possibilités avérées de mobilité vers le haut et la conviction partagée que tout le monde appartient à la classe moyenne. Mais l’idée de résoudre tous les problèmes en assumant la responsabilité personnelle doit à présent être vidée de sa substance et sembler extrêmement cynique pour ces personnes qui sont coincées dans des emplois non réguliers, sans avoir aucune perspective de mobilité économique, aucun actif autre que le salaire horaire et aucun espoir de pouvoir fonder une famille. L’ouvrage de Satō Toshiki publié en 2000 et intitulé Japan the Unequal Society [Le Japon, société inégale] (Fubyōdō shakai Nihon ; Satō 2000) a fait sensation en affirmant que la mobilité sociale ascendante était largement une chose du passé. Néanmoins, des enquêtes récentes menées au sujet de l’appartenance aux classes sociales confirment que la croyance en l’ichioku sōchūryū demeure très forte puisque 89 % des personnes interrogées s’identifiaient comme membres de la classe moyenne (Naikakufu 2023). Il est clair qu’il existe un gouffre entre les convictions et la réalité au Japon dans son ensemble, mais quelle importance cela aurait-il pour les NMR au sein desquels la croyance en la responsabilité individuelle est maintenue avec tant de ténacité ? Comment les NMR réagissent-ils et comment sont-ils affectés par cette insistance sur la responsabilité individuelle dans un climat marqué par la réduction de la protection sociale et l’élargissement des écarts de revenus ?

Si les membres des NMR sont de plus en plus concernés par la disparition des petites et moyennes entreprises et des entreprises familiales, que les possibilités de mobilité ascendante diminuent, qu’ils sont confrontés à la précarité économique et à la probabilité de ne même pas pouvoir maintenir le niveau de vie dont jouissait la génération de leurs parents et si, de surcroît, ils se croient responsables de leur situation, quelles sont les conséquences probables ? Les sociologues prédisent que la dépression, la frustration, la criminalité et le désespoir sont les conséquences probables pour la société dans son ensemble, sans compter la charge qui pèsera sur les programmes de protection sociale lorsque la première génération de freetas atteindra la vieillesse vers 2030 (Hashimoto 2020, 354-367). On ne peut qu’espérer que les NMR et les autres courants religieux puissent trouver des moyens de remédier à ces pathologies sociales.

8. Enjeux non économiques

Les facteurs économiques susceptibles d’ébranler la vision du monde partagée par les NMR ne sont pas les seuls défis qu’il faut relever. Les technologies liées à la mort cérébrale et à la transplantation d’organes pourraient bel et bien avoir un impact sur la compréhension qu’ont les NMR de la force vitale considérée comme animant toute existence. En 1997, bien plus tard que dans d’autres pays, le Japon a adopté une loi autorisant la transplantation d’organes provenant de donneurs en état de mort cérébrale, mais au cours de la décennie suivante, peu d’opérations de transplantation d’organes ont été réalisées. La loi a été modifiée en 2010 pour autoriser les transplantations chez les enfants en état de mort cérébrale, ainsi que le prélèvement d’organes sur des personnes qui n’avaient pas donné leur consentement (à condition que les proches y consentent). Par conséquent, le nombre de transplantations d’organes est passé de vingt-neuf en 2010 à quatre-vingt-dix-sept en 2019 (Shimazono 2023, 175). Lors d’une recherche de terrain portant sur les attitudes envers la mort cérébrale et la transplantation d’organes dans les religions japonaises réalisée au milieu des années 1990, j’ai constaté que la prudence prévalait dans la plupart des cas et que pratiquement aucune personnalité religieuse importante, à l’exception des porte-parole chrétiens, n’était prête à promouvoir les transplantations d’organes de personnes en mort cérébrale (Hardacre 1994[5]). Maintenant que ces interventions chirurgicales deviennent plus courantes au Japon, il conviendrait de mener des recherches auprès d’autres NMR afin de déterminer comment les groupes perçoivent cette pratique à la lumière de la notion d’une grande force vitale située au-delà de l’intervention humaine.

L’émergence du clonage affecte-t-elle la croyance selon laquelle toute vie découle d’une source unique dont dépend toute l’humanité et dont l’humanité fait partie ? Quel est le rapport entre la vie qui peut être créée dans une boîte de Petri et la force vitale qui, selon les NMR, sous-tend toutes les formes de vie ? La création par clonage de la brebis Dolly en 1996 a été suivie par le clonage réussi d’une variété d'animaux, y compris des primates. Qu’elle soit fondée ou non, l’idée que la Chine possède la technologie permettant de cloner des êtres humains a été largement diffusée dans les médias japonais. Cette technologie fut présentée non sous l’angle du progrès scientifique, mais bel et bien comme la confirmation d’un désir probablement diabolique de « concevoir » l’enfant parfait. Il s’agirait là d’un exemple d’avancée technologique réalisée de manière irréfléchie, avant que la réflexion éthique puisse la rattraper[6]. Comment cette technologie est-elle comprise au sein des NMR japonais et quel est l’éventail des opinions qui y sont exprimées ? Quel type de recherche philosophique sur ce sujet est en cours dans les NMR ? Comment les positions exprimées par les NMR peuvent-elles être comparées à celles que l’on trouve dans les religions établies et au sein de la population générale ?

9. Dernières réflexions

Nous avons constaté à plusieurs reprises que les mouvements Kurozumikyō, Konkōkyō et Tenshō Kōtai Jingūkyō constituaient des exceptions par rapport aux tendances générales de croissance et de déclin qui caractérisaient les NMR. Après 2000, le Kurozumikyō et le Tenshō Kōtai Jingūkyō ont connu une certaine croissance, tandis que le Konkōkyō, tout comme Ōmoto, n’ont été confrontés qu’à une légère diminution du nombre de ses membres. Des recherches portant sur les effectifs, la structure organisationnelle et les stratégies de rétention des membres de ces religions pourraient permettre de comprendre comment elles ont pu résister à la tendance générale. L’une des explications possibles est le fait que, comme elles sont toutes basées dans des zones rurales, elles comptent parmi leurs membres un grand nombre d’agriculteurs. Les changements économiques survenus après 1990 auraient affecté ces derniers différemment du secteur des petites et moyennes entreprises et des entreprises familiales, qui ont été les principaux soutiens des autres groupes que nous avons étudiés.

Le présent texte a tenté de décrire les pressions qui se sont exercées, au cours des quarante dernières années, sur la vision du monde commune des NMR. Nous ne devrions pas pour autant perdre de vue la longue histoire de cette vision du monde et sa durabilité. Elle s’est constituée dans les dernières années de la période Edo, a persisté pendant tous les changements survenus sous l’ère Meiji, a supporté les défis intellectuels libéraux de la période Taishō et a survécu à de nombreux épisodes de répression par l’État au début de la période Shōwa, pour enfin prospérer pendant les années de l’après-guerre. Cette vision du monde ne semble pas avoir été entièrement ébranlée par tous les changements survenus à la fin du 20e siècle et au début du 21e, qui ont été à l’origine des problèmes actuels de la société japonaise. Le fait que cette vision ait perduré aussi longtemps laisse penser qu’elle continuera à s’adapter aux changements actuels et futurs. La citation suivante de Kurozumi Munemichi, dirigeant actuel de Kurozumikyō, montre que l’optimisme demeure un élément central.

Aujourd’hui, des difficultés incessantes touchent le monde entier et des personnes innocentes sont continuellement écrasées par des massacres cruels et brutaux. Au Japon comme dans le reste du monde, les crimes deviennent de plus en plus vicieux et odieux. À cela s’ajoutent les grandes tragédies que sont les catastrophes naturelles de plus en plus violentes, qui se succèdent les unes après les autres. Nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver de la tristesse et de l’amertume, de perdre espoir et de sombrer dans le découragement. Face à tout cela, nous ne pouvons pas prétendre que nous ne nous disons jamais : « Je ne peux pas être optimiste ». Malgré cela, si je peux proclamer un « optimisme inébranlable », c’est parce que les paroles et les actes du fondateur en ont témoigné à d’innombrables reprises... Sans cet « optimisme inébranlable », nous ne pourrions pas continuer à croire en ses enseignements [qui nous apprennent que son « optimisme inébranlable » lui a permis de traverser des périodes de difficultés et de confusion]. C’est précisément parce que nous vivons à une époque où les conceptions des valeurs sont diverses et où les attitudes traditionnellement valorisées sont délaissées, que nous ne pouvons pas espérer imposer la foi à qui que ce soit. Je prie pour que chaque personne soit convaincue, par sa propre volonté, de nourrir un esprit de foi pour elle-même

Kurozumi 2023