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Introduction

La relation entre la religion et la politique au Japon s’avère complexe et a changé radicalement au fil des époques, à mesure que les détenteurs du pouvoir transféraient le soutien de l’État d’une religion à une autre en réponse aux nouveaux défis et aux influences étrangères. Cette relation a souvent été symbiotique et est apparue, pour la première fois, à la Cour impériale de la période Nara (710-794), sous la forme de la tradition de « l'unité des rites et du gouvernement » (saisei itchi). Cette formulation s’inspire en partie de la culture continentale qui a été transmise au Japon. C’est l’arrivée des missionnaires catholiques et la menace que représentaient les puissances européennes qui ont conduit les autorités Tokugawa à mobiliser les institutions bouddhistes, au début du 17e siècle, pour surveiller la population et mettre en oeuvre des politiques visant l’élimination de la religion kirishitan, qui était alors interdite.

Entre le début de l’ère Meiji (1868) et la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement japonais s’est éloigné des institutions bouddhistes et a plutôt mis en oeuvre une politique d’unification du peuple japonais ancrée dans une forme de shintoïsme d’État. Le gouvernement ordonna aux sanctuaires locaux (ujigamisha) du pays d’adopter un nouveau calendrier national qui comprenait une série de rituels centrés sur l’empereur. Cette décision permit d’établir des liens entre des institutions reposant sur des traditions locales plutôt diversifiées et engendra la création de nouvelles institutions telles que les sanctuaires Yasukuni (1869) et Meiji (1920) pour renforcer la solidarité du peuple et le rassembler autour de la nouvelle orientation nationale. Le shintoïsme national était alors défini comme « non religieux » et la participation à ses rituels et cérémonies était présentée en tant que devoir patriotique incombant à tous les sujets. Les minorités religieuses qui s’écartaient de la « Voie impériale », c’est-à-dire de l’orthodoxie définie par l’État, et qui refusaient de participer à ces rituels faisaient l’objet d’enquêtes fréquentes menées par une police spécifique. Par conséquent, les nouvelles religions et certaines églises chrétiennes subirent une répression à partir du milieu des années 1920 et jusqu’en 1945. Comme le démontrent ces exemples tirés de différentes périodes, la relation symbiotique entre la politique et la religion consistait en un rapport dans le cadre duquel les dirigeants politiques instrumentalisaient la religion à des fins de contrôle social et de légitimation du gouvernement.

Les règles du jeu politique changèrent brusquement, le 15 août 1945, au moment de la défaite du Japon dont la capitulation marqua le début de son occupation par les forces alliées (1945-1952). Les réformes des forces de l’Occupation, ainsi que la nouvelle Constitution (1947) adoptée par la Diète nationale, donnèrent lieu à un nouveau cadre juridique permettant de définir l’articulation entre la religion et la politique. La tradition de « l’unité des rites et du gouvernement » (saisei itchi), qui avait façonné les relations entre l’État et le religieux au cours de nombreux siècles, fut rapidement remplacée par une application stricte du principe de la séparation de la religion et de l’État (seikyō bunri), processus qui permit à de nombreux acteurs issus de diverses communautés religieuses de commencer à s’engager sur le plan politique.

Les premières études portant sur le lien entre la religion et la politique se sont généralement concentrées sur Sōka Gakkai, une nouvelle religion bouddhiste qui a connu une croissance phénoménale dans le contexte de l’après-guerre. Les dirigeants de ce mouvement ne se contentaient pas de développer une spiritualité personnelle et privée, mais aspiraient plutôt à façonner la vie publique selon les principes et les idéaux bouddhistes. En 1964, ceux-ci lancèrent leur propre parti politique, le Kōmeitō (le « Parti du gouvernement propre »), afin d’actualiser leur vision. Cette initiative suscita de nombreuses critiques en raison de sa violation potentielle de l’article 20 de la Constitution de l’après-guerre (1947), qui stipulait qu’ « aucune organisation religieuse ne doit recevoir de privilèges de la part de l’État ni exercer d’autorité politique  » (nous soulignons). En 1970, Kōmeitō se sépara officiellement de Sōka Gakkai et développa une structure organisationnelle distincte du mouvement religieux, ce qui lui permit de survivre à une polémique entourant la séparation de la religion et de l’État et d’acquérir une position plus influente sur la scène politique. Depuis 1999, le Kōmeitō fait partie du gouvernement à titre de partenaire de la coalition gouvernementale menée par le Parti libéral-démocrate[2].

Alors que les activités politiques de cette nouvelle religion ont attiré l’attention du public et des chercheur.e.s, le lien étroit entre l’établissement shintoïste, c’est-à-dire les dirigeants de Jinja Honchō ou l’Association nationale des sanctuaires (ANS), et le Parti libéral-démocrate (PLD), a pour sa part été très peu étudié au cours des dernières décennies. Ensemble, ces groupes ont alimenté le nationalisme de l’après-guerre et façonné le vaste programme politique du PLD, qui souhaite notamment rétablir l’éducation morale patriotique au sein des écoles publiques, renationaliser le sanctuaire controversé de Yasukuni et réviser la Constitution de l’après-guerre. Ayant constaté que les connaissances portant sur cette relation symbiotique faisaient défaut, nous avons voulu soigneusement retracer les sources sociales de ce mouvement d’inspiration shintoïste en consacrant plus d’une décennie à la collecte d’informations sur son développement et son impact social (Mullins 2021).

Dans cet article, nous devons nous contenter de présenter certains résultats principaux de ces recherches antérieures et souligner la contribution d’Abe Shinzō au renforcement des liens étroits entre le monde shintoïste et le PLD jusqu’à sa démission en 2020. Bien que le contact entre le religieux et le politique n’ait pas fait tellement réagir dans ce cas-ci, la réapparition d’une autre nouvelle religion sur la scène politique japonaise a suscité de vives inquiétudes au sein de la population. À la suite de l’assassinat d’Abe, survenu le 8 juillet 2022, l’on a beaucoup appris au sujet de la relation qu’il entretenait avec l’Église de l’Unification, un nouveau mouvement religieux transplanté de la République de Corée en 1958. Des enquêtes ont également révélé qu’au cours des dernières années, ce mouvement avait établi un vaste réseau impliquant d’autres politiciens du PLD, phénomène qui complique notre compréhension de l’articulation religion-politique dans la mesure où les enseignements fondamentaux de cette religion étrangère ne correspondent pas à la vision néonationaliste défendue par Abe et ses partisans. Les enquêtes étant toujours en cours, ces développements plus récents ne pourront ainsi être abordés que de manière provisoire, dans l’attente des décisions de la Cour et des actions finales du gouvernement.

1. Sécularisation impérialiste et montée du nationalisme religieux de l’après-guerre

Dans nos travaux antérieurs, nous avons présenté le développement du mouvement de restauration lié au shintoïsme à la suite de la guerre comme une réponse critique apportée à la « sécularisation impérialiste », ayant consisté en l’élimination coercitive et par le haut de la religion des institutions publiques par une puissance étrangère (Demerath 2007, 72-76). Dans le cas du Japon, ce processus a été motivé par les politiques d’Occupation des forces alliées (1945-1952), en particulier par celles émises par le département des religions du CSFA[3]. Mises en oeuvre par le gouvernement japonais, ces politiques constituèrent en effet une restructuration fondamentale de la religion et de la société japonaises.

C’est la « directive shinto », publiée le 15 décembre 1945, qui a défini les principes et les politiques-clés qui allaient remodeler le Japon pendant l’Occupation. Selon le personnel du département des religions, l’instauration du shintoïsme d’État pendant l’ère Meiji avait restreint la libre pratique religieuse ; le fait de définir ses rites comme le devoir « non religieux » de tous les citoyens obligeait injustement les personnes de toutes les confessions à s’y conformer. Cette directive mit ainsi fin au financement gouvernemental dont bénéficiaient les sanctuaires shintoïstes et exigeait que le gouvernement retire les symboles et les rituels shintoïstes de l’ensemble des institutions publiques. Elle donna entre autres lieu au retrait des autels shintoïstes (kamidana) des écoles et des bureaux publics, à la suppression des références au shintoïsme dans les manuels scolaires et les programmes d’enseignement, et mit un terme aux visites de sanctuaires (jinja sanpai), qui étaient auparavant une obligation normale pour les membres d’institutions publiques, notamment les enseignants, les fonctionnaires et les étudiants.

Grâce à ces diverses réformes et à l’application stricte du principe de la séparation de la religion et de l’État, le shintoïsme fut largement retiré de la « sphère publique ». Les sanctuaires, tout comme d’autres organisations religieuses (bouddhistes, chrétiennes et nouvelles religions), pouvaient poursuivre leurs activités dans la « sphère privée » s’ils s’enregistraient en tant que sociétés religieuses (shūkyō hōjin). La plupart de ces derniers se sont ainsi enregistrés en tant qu’organisations « religieuses » en 1946, pour survivre à l’Occupation — la grande majorité d’entre eux appartenant au Jinja Honchō. Ceci signifiait que les rites shintoïstes n’étaient plus des « devoirs civiques » et que le statut des sanctuaires se voyait en fait réduit à celui d’associations volontaires, au même titre que les temples bouddhistes, les églises chrétiennes et celles des nouvelles religions, qui étaient elles aussi enregistrées auprès du gouvernement. L’application d’une interprétation rigide de la séparation de la religion et de l’État visait à permettre le libre exercice de toutes les religions. Les principes centraux de la directive shinto ont continué à façonner la société japonaise après l’Occupation, puisque la séparation de la religion et de l’État et la liberté de religion ont été incorporées dans les articles 20 et 89 de la Constitution (1947).

La démocratisation de la société engendrée par les réformes et les nouvelles politiques de l’administration étrangère fut accueillie favorablement par de nombreux Japonais. Toutefois, certains dirigeants politiques et religieux estimaient pour leur part que les politiques des autorités de l’Occupation se montraient injustes et soutenaient qu’elles détruisaient inutilement les traditions, la culture et l’identité japonaises authentiques. Ces leaders défendaient la relation spécifique forgée avec la tradition shintoïste depuis le début de la période Meiji jusqu’en 1945 et avaient pour objectif de récupérer et restaurer la place du shintoïsme dans la vie publique, et ce dès la fin de l’Occupation. L’expérience de marginalisation provoquée par les politiques du CSFA a semé les graines du mécontentement chez certains dirigeants shintoïstes, en faisant naître chez eux un puissant désir de réparer les torts causés par l’occupation étrangère et de promouvoir leur propre programme de restauration.

2. L’émergence d’un mouvement visant à restaurer le shintoïsme en tant que religion publique

Le traité de paix de San Francisco signé par le premier ministre Yoshida Shigeru le 8 septembre 1951 entra en vigueur en avril de l’année suivante, et marqua la fin officielle de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les forces alliées se retirèrent de la majeure partie du territoire japonais en 1952, vingt ans s’écoulèrent avant que les forces américaines rendent Okinawa au gouvernement japonais pour qu’il l’administre. L’ANS ne tarda pas à lancer des initiatives visant à « redonner au shintoïsme son statut perdu et revitaliser l’ancienne tradition » (Ueda 1979, 304-305). La première initiative de restauration consistait en un mouvement de renationalisation du sanctuaire de Yasukuni et d’autres sanctuaires gokoku. De nombreux acteurs se rassemblèrent pour soutenir l’Association japonaise des familles endeuillées par la guerre (Nihon izoku kai), qui lors de son congrès de 1952 adopta une résolution visant à obtenir un financement gouvernemental afin d’assumer les coûts liés à l’inhumation des morts de la guerre et aux rites et services commémoratifs en cours (Nakano 2004, 121). Bien que de nombreux représentants du monde shintoïste et des politiciens du Parti libéral-démocrate aient soutenu cette initiative, celle-ci n’a toutefois pas reçu l’appui nécessaire lorsqu’elle a été débattue à la Diète nationale, au milieu des années 1950.

En 1969, l’ANS créa la Ligue pour la promotion des liens entre la politique et le shinto (Shintō Seiji Renmei ou « Shinseiren »), afin de coordonner et promouvoir un éventail plus large d’initiatives de restauration au-delà de celle liée au sanctuaire de Yasukuni. Les principaux objectifs de Shinseiren, décrits sur sa page d’accueil et dans diverses publications, sont les suivants : 1) soutenir la maison impériale et préserver sa dignité ou sa majesté (kōshitsu no songen goji) ; 2) oeuvrer en faveur d’une Constitution révisée qui ferait la fierté du peuple japonais ; 3) rétablir en tant que « rite national » les soins apportés aux martyrs de Shōwa honorés au sanctuaire de Yasukuni et 4) mettre en place un système éducatif qui exalterait le coeur des jeunes et leur permettrait d’avoir confiance en l’avenir (idée développée à divers endroits et qui se réfère à la restauration d’un programme d’éducation morale et patriotique qui ressemble au shūshin de la période de l’avant-guerre).

L’ANS a lancé Shinseiren à partir de son bureau à Tokyo, mais a rapidement établi des antennes dans des villes et villages situés aux quatre coins du Japon. La ligue organisa des conférences et des réunions pour renseigner les circonscriptions locales sur son programme politique et commença à recruter des hommes politiques, en particulier des membres de la Diète, qui appuieraient ses initiatives. Selon son propre récit historique, ce groupe n’a pas connu un très grand succès, puisque seuls 44 membres de la Diète se sont affiliés à cette organisation en l’espace de dix ans (Shinseiren 1984, 151-152). Il n’est pas non plus parvenu à inciter la plupart des sanctuaires du pays à soutenir ses activités politiques. En 1984, seuls 945 sanctuaires apparaissaient sur la liste des sanctuaires de soutien, soit moins de 2 % des quelque 80 000 sanctuaires qui appartenaient, à cette époque, à l’ANS.

En dépit du soutien limité dont bénéficiait Shinseiren, les dirigeants de l’ANS et d’autres groupes conservateurs se sont toutefois coordonnés avec des dirigeants du PLD qui ont réussi à présenter certaines de leurs premières initiatives à la Diète nationale, où elles ont fait l’objet de délibérations. Deux d’entre elles ont été couronnées de succès, il s’agissait du mouvement qui visait à rétablir la Journée de la fondation nationale (Kenkoku kinen no hi, connue sous le nom de Kigensetsu pendant la période de l’avant-guerre), qui a atteint son objectif en 1966, et de celui en vue de la légalisation du nom de règne, qui visait la restauration d’un calendrier japonais basé sur le règne de l’Empereur et a abouti à l’adoption de la loi sur le nom du règne (Gengōhō) en 1979. D’autres initiatives se sont quant à elles soldées par un échec. Par exemple, six projets de loi visant à renationaliser le sanctuaire de Yasukuni (Yasukuni jinja hōan) ont été présentés à la Diète entre 1969 et 1974, mais tous ont fait l’objet d’une forte opposition de la part des groupes bouddhistes, chrétiens et laïques et ont donc été à chaque fois rejetés.

3. La croissance du néonationalisme dans le Japon après une série de catastrophes

Bien que le mouvement de restauration se soit essoufflé vers la fin des années 1970 et dans les années 1980, sa vision et son programme ont malgré tout atteint un public et un éventail de partisans élargis à la suite des catastrophes de 1995 et de 2011. Il y a eu, tout d’abord, la « double catastrophe » de 1995, à savoir, le tremblement de terre dévastateur d’Awaji-Hanshin survenu le 17 janvier, qui a fait des milliers de morts et de blessés à Kōbe et ses environs, suivi d’une attaque au gaz sarin commise le 20 mars par des membres d’Aum Shinrikyō dans le métro de Tokyo. Puis, est survenue la « triple catastrophe » du 11 mars, 2011 — tremblement de terre, tsunami et accident nucléaire à la centrale de Fukushima Daiichi — qui a engendré encore davantage de souffrances et de dévastations dans la région de Tōhoku et n’a fait qu’accentuer le sentiment de crise. En réponse à ces événements, on constate une croissance soutenue du mouvement de restauration et l’émergence d’une coalition plus large d’acteurs religieux et politiques prêts à soutenir le programme que proposait l’ANS depuis des décennies. Cette coalition comprenait Shinseiren, revitalisée et élargie dans l’environnement après la catastrophe, l’Association japonaise des familles endeuillées par la guerre, ainsi qu’une nouvelle organisation, la Conférence du Japon (Nippon Kaigi), créée en 1997 et responsable de la croissance de la base des partisans du programme de restauration.

Pendant plus de vingt ans, Shinseiren et la Conférence du Japon ont développé une relation symbiotique avec l’aile droite du PLD en incitant plusieurs députés et premiers ministres à soutenir leur programme, initiative qui a permis à ce mouvement de remporter de nombreuses victoires sur le plan législatif. En 1999, sous la direction du premier ministre Obuchi Keizō, la Diète a adopté un projet de loi qui a fait du drapeau (Hinomaru) et de l’hymne national (Kimigayo) les symboles officiels du Japon. Le ministère de l’Éducation a annoncé, par la suite, que ces symboles devraient être utilisés dans les écoles publiques lors des cérémonies d’admission et de remise des diplômes. Le premier ministre Koizumi Jun'ichirō a, quant à lui, stimulé la base en visitant le sanctuaire de Yasukuni à plusieurs reprises entre 2001 et 2005, ce qui a, à nouveau, attiré l’attention sur une préoccupation de longue date en lien avec le respect et le soutien du gouvernement envers les victimes de la guerre. En 2002, au cours de ce même mandat, le ministère de l’Éducation a publié Kokoro no nōto, un ensemble de textes d’éducation morale patriotique distribués dans les écoles primaires et secondaires. En 2006, durant son premier mandat en tant que premier ministre, Abe Shinzō est parvenu à faire adopter la révision de la loi sur l’éducation fondamentale (Kyōiku kihon hō). Tous ces événements ont été considérés comme des victoires essentielles au vu de l’objectif de restauration de l’éducation patriotique porté par la coalition.

C’est au cours de son second mandat en tant que premier ministre (2012-2020) que le leadership d’Abe au sein du mouvement de restauration s’est le plus manifesté. En plus de ses fonctions de premier ministre, Abe agissait également à titre de président de Shinseiren. Selon le numéro de février 2013 de Kokoro, la publication mensuelle de Shinseiren, ce double leadership était une source d’espoir pour le mouvement étant donné qu’Abe partageait manifestement les valeurs du monde shintoïste et qu’il était déterminé à oeuvrer pour leur restauration dans les institutions publiques. Le nombre de politiciens du PLD affiliés au club de débat de Shinseiren réservé aux membres de la Diète (Kokkai giin kondankai) a augmenté de manière significative sous la direction d’Abe. Alors qu’en 1984, cette association ne revendiquait que 44 membres à la Diète, ce nombre est passé à 204 à la fin de l’année 2013, puis à 268 en 2014. Fin 2018, ils étaient 295 en tout, soit 41 % des 722 membres de la Diète[4]. Plusieurs d’entre eux appartenaient également à la Conférence du Japon, qui partageait le même programme politique. Il n’est pas surprenant que les membres des cabinets successifs de l’administration d’Abe aient été sélectionnés parmi ceux de la Diète qui partageaient son projet de restauration. En 2012, quatorze (soit 73,7 %) membres du cabinet appartenaient à Shinseiren, puis dix-neuf (84,2 %) en 2014. En 2018, 94,7 % des membres du cabinet en faisaient partie et 73,7 % de ce dernier étaient également affiliés à la Conférence du Japon.

Même si plusieurs centaines de politiciens du PLD se sont affiliés à Shinseiren, il nous faut reconnaître que le programme politique promu par l’ANS par le biais de cette organisation n’a pas reçu beaucoup de soutien de la part des sanctuaires ou des prêtres locaux. En 1984, seuls 945 sanctuaires se disaient affiliés à cette organisation et près de cinquante ans plus tard, Tsukada (2017, 374-375) estimait que moins de 10 % des sanctuaires de l’ANS soutenaient Shinseiren. La plupart des sanctuaires se retrouvent actuellement confrontés à une diminution constante du nombre de membres, tandis que les prêtres doivent généralement se focaliser sur les problèmes locaux et simplement tenter de survivre.

Malgré la présence et l’influence accrues de Shinseiren et de la Conférence du Japon au sein de la Diète, avant sa démission en 2020, Abe n’a pas été en mesure de faire avancer les dossiers de révision constitutionnelle et de renationalisation du sanctuaire de Yasukuni, qui étaient pourtant les principaux objectifs restaurationnistes. Néanmoins, il a laissé derrière lui un parti composé de nombreux membres étroitement liés, tout à la fois, à Shinseiren et à la Conférence du Japon. Les cabinets de ses successeurs, les premiers ministres Suga Yoshihide et Kishida Fumio, comportaient, quant à eux, une proportion similaire de membres issus de ces groupes restaurationnistes. Bien que les dirigeants shintoïstes et le PLD aient été étroitement liés pendant de nombreuses décennies, leur relation symbiotique a rarement fait l’objet d’un examen critique et de critiques publiques, contrairement à Sōka Gakkai.

4. Un nouveau conflit concernant la religion et la politique : Abe et l’Église de l’Unification

Si nos travaux antérieurs se sont surtout concentrés sur les sources sociales du nationalisme religieux dans le Japon de l’après-guerre sans examiner le rôle joué par l’Église de l’Unification (ÉU) sur la scène politique japonaise, les développements récents exigent que l’on prenne l’influence de l’ÉU au sérieux. Le fait qu’une nouvelle religion née à l’étranger influence la politique japonaise est apparemment plus inquiétant que l’implication des acteurs politiques shintoïstes, dont le réseautage avec les politiciens du PLD et le soutien envers leur programme de restauration, n’ont suscité que peu de réactions au sein de la population.

L’Église de l’Unification (ÉU) a été fondée en 1954 par Sun Myung Moon à Séoul, en République de Corée. Son fondateur avait des liens avec l’Église chrétienne, mais certaines visions religieuses contenant des interprétations spécifiques de la tradition biblique l’ont conduit à se séparer du christianisme institutionnalisé. Alors que certains observateurs pourraient la considérer comme une forme de christianisme coréenne indigène, ou une nouvelle religion, la plupart des églises chrétiennes établies qualifient l’ÉU de mouvement « hérétique ». Son fondateur y voyait, quant à lui, un mouvement d’envergure internationale et lança l’action missionnaire au Japon en 1958. En 1964, l’Église de l’Unification obtint le statut officiel de société religieuse (shūkyō hōjin).

Depuis plus d’un demi-siècle, ce mouvement organise des activités de recrutement et mobilise ses membres japonais dans le cadre de collectes de fonds agressives qualifiées de « ventes spirituelles » (reikan shōhō) qui poussent les gens à acheter toute sorte d’articles qui leur apporteront des bienfaits surnaturels, à eux et à leurs ancêtres. Il y a plus de dix ans, Sakurai (2010, 319) indiquait que l’ÉU revendiquait entre 50 000 et 70 000 membres au Japon. Selon le gouvernement japonais, ce mouvement compterait actuellement environ 600 000 membres dans le pays[5]. Si ce nombre est exact, cela ne représente en réalité que 0,48 % de la population japonaise (125 millions d’habitants). Bien que celui des membres actifs soit probablement beaucoup plus faible qu’on ne le pense, les enquêtes récentes montrent bien que l’ÉU a effectivement réussi à pénétrer l’établissement politique du Japon.

La proximité entre l’ÉU et certains dirigeants politiques est un fait établi depuis plusieurs années. En fait, la relation spécifique dont jouit l’Église avec la famille d’Abe est bien documentée et remonte à plusieurs générations. Cela a commencé avec le grand-père d’Abe, Kishi Nobusuke, qui a rencontré quelquefois Moon au début de l’expansion missionnaire de ce mouvement au Japon. Son père, Abe Shintarō, avait lui aussi entretenu des liens avec l’ÉU et les avait maintenus sur la base de convictions « anticommunistes » communes[6]. Cependant, l’étendue de l’implication de l’ÉU au sein de la politique nationale et préfectorale n’a commencé à se préciser que dans le sillage de l’assassinat d’Abe et des enquêtes en cours (Tsukada 2015, 383 ; Suzuki 2017, 343-351).

Abe a été abattu par Yamagami Tetsuya à l’aide d'une arme artisanale, le 8 juillet 2022, alors qu’il se trouvait à Nara pour appuyer un candidat du PLD dans le cadre d’une campagne électorale. Les enquêtes ont rapidement révélé que le geste de Yamagami avait été motivé par son ressentiment à l’égard d’Abe en raison du soutien que ce dernier avait exprimé envers l’Église de l'Unification, désormais connue sous le nom de Fédération des familles pour la paix et l’unité mondiales. La mère de Yamagami était devenue membre de l’Église de l’Unification en 1991 et, selon son fils, les importantes contributions qu’elle avait offertes à l’Église au cours de la décennie auraient conduit sa famille à la ruine. Le choc provoqué par l’assassinat d’Abe et son lien avec une nouvelle religion ont suscité de vives inquiétudes au sein du public, ainsi que des réactions critiques de la part d’intellectuels, d’avocats et d’universitaires, qui ont incité le gouvernement à lancer des enquêtes sur l’Église de l’Unification et ses liens avec la classe politique et les représentants du gouvernement.

5. La place du « Japon » dans les enseignements de l’Église de l’Unification

Les enseignements spécifiques de Moon et de l’ÉU qui nous permettent de comprendre les relations avec le Japon reposent sur une interprétation particulière des textes bibliques. D’après la théologie de Moon, en tant que nation, le Japon est identifié à Eve, dupée par Satan, tandis qu’Adam représente quant à lui le pays divin de la République de Corée. Compte tenu de l’exploitation de la Corée et de son peuple par le Japon pendant sa période coloniale (1910-1945), l’ÉU estime qu’il est juste que la nation japonaise assume l’entière responsabilité de la guerre et qu’elle dédommage ses victimes, d’où ses activités de collecte de fonds. Moon développe cette perspective critique sur le passé guerrier du Japon dans Le principe divin :

Après avoir annexé la Corée de force en 1910, le Japon a complètement privé le peuple coréen de sa liberté, en emprisonnant ou massacrant de nombreux patriotes et, pire encore, en envahissant le palais royal et osant même tuer la reine. Lors du mouvement pour l'indépendance de la Corée, le 1er mars 1919, les Japonais ont tué d’innombrables bons citoyens coréens. En outre, au moment du grand tremblement de terre du Kanto en 1923, les Japonais, en fabriquant des rumeurs sans fondement, ont massacré d’innombrables Coréens innocents qui vivaient à Tokyo. Pendant ce temps, une multitude de Coréens qui ne pouvaient supporter la tyrannie japonaise ont dû émigrer vers les vastes étendues sauvages de la Mandchourie en quête de liberté, abandonnant le sol fertile de leur patrie aux mains des Japonais. Là, ils ont lutté pour la libération de leur patrie, subissant des épreuves et des privations inouïes. Les soldats japonais passaient alors de village en village à la recherche de Coréens patriotes et arrêtaient parfois des villages entiers, y compris les personnes âgées et les jeunes et, après les avoir enfermés dans un bâtiment, ils les massacraient en y mettant le feu. Le Japon exerça cette tyrannie jusqu'à la chute de l'empire[7].

Selon l’ÉU, il s’avère nécessaire que le Japon envoie les fonds recueillis par le biais des activités de « ventes spirituelles » au siège de Séoul en guise de compensation pour les dommages et les souffrances causés pendant la guerre. Sakurai (2011, 200-201) estime que l’interprétation des relations Japon-Corée que propose l’ÉU inverse complètement le cadre agresseur-victime (kagai-higai). Les membres japonais de l’ÉU sont en effet désormais des victimes qui doivent se soumettre aux dirigeants coréens, sacrifier leur vie au nom de l’Église et récolter des fonds en effectuant des « ventes spirituelles » au nom de Moon et de l’Église coréenne.

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Le Centre Shibuya de la Fédération des familles pour la paix et l'unité mondiales (anciennement l’Église de l’Unification), 13 septembre 2023, photo de l'auteur.

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Bien que l’Église de l’Unification ait suscité l’inquiétude du public après la mort d’Abe, il faut comprendre que le caractère problématique de l’Église de l’Unification était déjà bien documenté par les universitaires, les journalistes et un réseau d’avocats préoccupés par cette question. L’Église de l’Unification s’est retrouvée devant les tribunaux, à de nombreuses reprises, en raison d’allégations selon lesquelles ses activités de prosélytisme agressives étaient illégales et que bon nombre des collectes de fonds qu’elle avait mises en oeuvre avaient tout à la fois exploité ses membres et poussé les gens à acheter des « biens spirituels ». Par exemple, Tsukada (2012, 57-58) a examiné des cas judiciaires et constaté que onze enquêtes criminelles avaient visé des membres de l’ÉU pour leurs activités de « ventes spirituelles » entre octobre 2007 et juillet 2010, et conduit à plus de 40 arrestations. Le tribunal de Tokyo a condamné plusieurs des personnes arrêtées à des peines d’emprisonnement allant de un à deux ans et certaines d’entre elles ont reçu des amendes allant de deux à trois millions de yens. Le tribunal a également reconnu que ces personnes travaillaient pour le compte de l’ÉU ou de l’une de ses organisations « écran ». Tsukada fournit en outre des informations sur huit procès intentés contre l’ÉU entre 2010 et 2012 pour exploitation financière qui ont été jugés par les tribunaux de Tokyo, de Fukuoka et de Sapporo. Ceux-ci ont statué en faveur des plaignants et ordonné à l’ÉU de payer plus de 800 millions de yens à titre de dédommagement. Comme l’explique Sakurai (2010, 319), les médias ont largement négligé cette affaire en raison des préoccupations suscitées par Aum Shinrikyō, la nouvelle religion responsable de l’attentat au gaz sarin perpétré dans le métro de Tokyo en mars 1995.

Même si certaines informations publiques concernant les activités problématiques de l’ÉU sont accessibles, Abe et de nombreux autres politiciens du PLD se sont montrés prêts à s’impliquer dans des initiatives liées à l’Église. Au fur et à mesure que le public prenait connaissance des liens qui unissaient Abe à cette nouvelle religion, la sympathie envers Abe et sa famille s’est déplacée vers son assassin, et les nombreuses autres familles qui avaient été exploitées par l’ÉU. Le premier ministre Kishida Fumio a subi à plusieurs reprises des pressions pour lancer une enquête sur l’Église de l'Unification et ses liens avec le gouvernement actuel afin de déterminer dans quelle mesure l’Église s’était infiltrée au sein de la Diète nationale.

6. Révélations après l’assassinat d’Abe au sujet de l’ÉU et de son réseau politique

Nous présentons ici quelques conclusions d’enquêtes initiales, des réponses critiques et des recommandations de juristes et d’universitaires, ainsi que les actions et les recommandations du gouvernement Kishida. Alors que la police confirmait les motifs de l’assassinat d’Abe par Yamagami, il est devenu impératif d’obtenir davantage d’informations concernant l’implication politique de l’ÉU. Les journaux et le gouvernement se sont empressés d’enquêter et les fruits de leurs recherches ont ébranlé le public. Comme nous l’avons indiqué plus haut, on associait déjà l’ÉU à de graves problèmes depuis plusieurs décennies, mais il a fallu l’assassinat du premier ministre Abe pour « secouer » le gouvernement et l’amener à prendre des mesures afin de gérer la situation à laquelle faisaient face un si grand nombre d’anciens membres.

L’Asahi Shimbun a contacté 3 333 législateurs, membres d’assemblées préfectorales et gouverneurs afin de mener une enquête en ligne entre le 18 août et le 2 septembre 2022 dont le but était de déterminer combien d’élus avaient été impliqués au sein de l’ÉU (ou la Fédération des familles pour la paix et l’unité mondiales). Un taux de réponse total de 89,6 % a permis d’obtenir des résultats intéressants : « En tout, 447 personnes interrogées, soit 150 législateurs, 290 membres d'assemblées préfectorales et plusieurs gouverneurs, ont avoué être associées à l’Église » ; 80 % d’entre elles étaient affiliés au PLD[8], qui a mené sa propre enquête interne auprès de ses élus à la Diète et a rapporté que 179 des 379 élus du PLD ont reconnu posséder un lien quelconque avec l’ÉU. Ceux-ci avaient notamment participé à des événements organisés par l’Église, reçu un soutien de la part de bénévoles dans le cadre de campagnes électorales et envoyé des messages de félicitations pour des événements promus par l’ÉU ou l’une de ses organisations[9].

Si, au départ, une position anticommuniste commune a permis de forger un lien initial entre cette nouvelle religion et le PLD, le rôle unificateur de la menace communiste a toutefois perdu de l’importance à la fin de la guerre froide (1991). Depuis quelques années, l’ÉU recrute des élus susceptibles de partager ses préoccupations liées au maintien des « valeurs familiales » traditionnelles. Nous savons par ailleurs que le personnel de l’Église effectue un travail en coulisse auprès de dirigeants politiques aux niveaux national, préfectoral et municipal pour promouvoir une vision conservatrice des valeurs familiales, s'opposer au mariage entre personnes de même sexe, et influencer les orientations de l'éducation à la sexualité dans les écoles publiques (Tsukada 2022, 84). Ces mêmes enjeux ont retenu l’attention d’autres acteurs religieux conservateurs, notamment des dirigeants de l’ANS et de Shinseiren. Nous avons d’ailleurs déjà accès à d’importants travaux analysant l’influence de la droite religieuse (qui comprend Shinseiren, la Conférence du Japon et l’ÉU) sur le débat lié à la législation portant sur l’égalité des sexes, l’utilisation de noms de famille distincts pour les conjoints mariés, l’éducation à la sexualité à l'école, les droits LGBTQ+ et le mariage entre personnes de même sexe (voir Yamaguchi 2022 ; Yamaguchi et Saitō 2023). La coalition élargie d’acteurs conservateurs réunis autour de préoccupations communes concernant la sexualité et les valeurs familiales traditionnelles demeurera sans doute active étant donné que des municipalités et certains tribunaux étudient actuellement le statut juridique du mariage et des partenariats homosexuels. La coopération publique avec les représentants de l’ÉU est quant à elle peu probable compte tenu du statut problématique de ces derniers.

Une comparaison entre le cabinet de Kishida en 2022 et celui d’Abe en 2018 témoigne des révélations les plus récentes concernant l’implication de l’ÉU au plus haut échelon du gouvernement. Comme on peut le voir dans le tableau 1, le pourcentage de membres du cabinet de Kishida appartenant à la Conférence du Japon a diminué, passant de 14 membres (73,7 %) à 11 (58 %), alors que le pourcentage de membres faisant partie de Shinseiren est demeuré stable (18 membres ou 94 %). Une nouvelle colonne a dû être ajoutée pour inclure les 7 membres (36 %) dont le contact avec l’ÉU a été confirmé[10].

Tableau 1

Comparaison des affiliations au sein des cabinets d’Abe (2018) et de Kishida (2022)

Comparaison des affiliations au sein des cabinets d’Abe (2018) et de Kishida (2022)

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La découverte de liens avec l’ÉU à un échelon aussi élevé du gouvernement a fait croître l’inquiétude du public et certainement plongé le premier ministre Kishida dans l’embarras. Bon nombre des élus du PLD dont les liens avec l’ÉU ont été révélés ignoraient en effet probablement que les organisations avec lesquelles ils faisaient affaire constituaient un volet de la nouvelle religion coréenne.

Le manque de transparence et le problème des déclarations trompeuses (que de nombreux observateurs qualifient de shōtai kakushi, ou dissimulation de la véritable nature ou identité) dans le cadre du recrutement des membres et des activités politiques de l’ÉU ont fait l’objet de critique récurrentes (Shimazono 2023a, 4 ; Tsukada 2022, 82). Le recours à de multiples organisations de façade signifie qu’une large part du public et même certains politiciens ne savent pas toujours si un événement ou un quelconque projet est parrainé par l’ÉU[11]. Ce problème de la fausse présentation est étroitement lié à la question du changement de nom officiel souhaité par l’ÉU, qui était évidemment motivé par le désir de dissocier l’organisation de la mauvaise presse et des poursuites judiciaires liées aux « ventes spirituelles » et aux pratiques de collecte de fonds coercitives (Sakurai 2011, 199 ; Tsukada 2022, 82 ; Shimazono 2023a, 4).

L’ÉU a soumis sa première demande de changement de nom au ministre de l’Éducation en 1997, demande qui a été traitée par le département des affaires religieuses de l’agence des affaires culturelles. Elle avait pour but de changer le nom de « l'Association du Saint-Esprit pour l'unification du Christianisme mondial » (généralement abrégé en Tōitsu Kyōkai ou Église de l’Unification) afin de le remplacer par celui de « la Fédération des familles pour la paix et l'unité mondiales » (Sekai Heiwa Tōitsu Katei Rengō). Maekawa Kihei, le principal fonctionnaire au département des affaires religieuses affecté au traitement de la demande initiale, a déclaré qu’un changement de nom « pourrait conduire à la dissimulation de la véritable nature [de l'église] » qui avait fait l'objet de nombreux procès en raison de ses activités de ventes spirituelles[12]. La demande de 1997 n’a pas abouti, mais une seconde demande de changement de nom soumise en juin 2015 et traitée sous l’autorité administrative de Shimomura Hakubun, qui était alors ministre de l’Éducation du premier ministre Abe, a été approuvée, puis officialisée au mois d’août. Maekawa, qui avait traité la demande précédente, a observé que « les bureaucrates ont tendance à suivre les précédents et ne reviendraient normalement pas sur une décision antérieure. On ne peut que supposer qu’une quelconque instruction a été donnée par un politicien ». Compte tenu de la longue histoire de tracas judiciaires de l’ÉU, on ne peut s’empêcher de penser que les liens développés avec des hommes politiques puissants au fil des décennies pourraient avoir protégé l’ÉU contre des enquêtes policières sérieuses avant le meurtre d’Abe et influencé la décision relative au changement de nom (Shimazono 2023b, 55).

Si de nombreux politiciens ignoraient le fait qu’ils étaient impliqués dans un événement ou une organisation liée à l’ÉU, ce n’était manifestement pas le cas du premier ministre Abe, dont le grand-père et le père entretenaient des liens avec ce mouvement depuis ses débuts au Japon. Des preuves supplémentaires fournies par le Réseau national d’avocats contre les ventes spirituelles, créé en 1987, indiquent que le gouvernement et Abe lui-même auraient dû avoir conscience du caractère problématique de l’ÉU[13]. Fort de quelque 300 avocats répartis dans tout le pays, ce réseau surveille les activités de l’ÉU et travaille, depuis plusieurs décennies, à récupérer des fonds pour les victimes.

Le 12 juillet 2022, cette organisation a publié une « Déclaration sur la fusillade mortelle qui a atteint l’ancien premier ministre Shinzō Abe », dans laquelle elle présente tout d’abord ses « sincères condoléances », puis souligne en ces termes la négligence et l’échec de la classe politique : « Depuis plus de 30 ans, ni le gouvernement ni les membres du parti au pouvoir n’ont fait quoi que ce soit pour lutter contre les activités de l’Église de l’Unification qui ravagent les familles. Si l’acte ignoble commis par l’accusé est certes impardonnable, il soulève malgré tout à nouveau la question de savoir comment la société doit aborder cet enjeu ». Ce communiqué met également en évidence les messages de soutien que le premier ministre Abe a adressés à l’Église de l’Unification et à ses organisations écrans, y compris un message vidéo rendant hommage à l’épouse de Sun Myung Moon, Hak Ja Han Moon, qui a succédé au fondateur après sa mort en 2012. À la lumière des antécédents de l’ÉU en matière d’exploitation, il est expliqué dans la déclaration que « ce message a provoqué un grand choc chez les personnes dont la vie et la famille ont été perturbées ou sont sur le point de l’être à cause de l’Église de l’Unification ». Ce document se termine par l’appel suivant : « [...] nous devons demander une fois encore à chacun de s’abstenir de soutenir l’Église de l’Unification et ses organisations de façade. Les pratiques de recrutement et de sollicitation de dons de l’Église de l’Unification ont été reconnues à maintes reprises comme illégales devant les tribunaux[14] ».

Le réseau national d’avocats a contacté des représentants du gouvernement, des membres de la Diète et des premiers ministres à maintes reprises pour qu’ils déposent des protestations et demandent au gouvernement de réagir aux abus commis à l’encontre d’anciens membres qui leur avaient été signalés à partir de la fin des années 1990. L’une des contestations les plus pertinentes pour la crise actuelle est une lettre ouverte envoyée au premier ministre Abe, le 17 septembre 2021 (soit environ dix mois avant sa mort tragique) lui demandant de cesser d’exprimer son soutien envers l’ÉU et ses organisations écrans, et de ne pas participer à des événements organisés par l’une de ces organisations écrans ni de leur envoyer de message de soutien[15]. Compte tenu de ces contestations et du nombre d’enquêtes criminelles et d’affaires judiciaires liées à l’ÉU, Abe et les politiciens du PLD auraient dû comprendre qu’il aurait été sage d’éviter toute collaboration avec les dirigeants ou les activités de l’ÉU.

Le 16 septembre 2022, le Réseau national des avocats contre les ventes spirituelles a publié une déclaration appelant à la révocation du statut de société religieuse de l’ÉU en raison de ses antécédents criminels et des torts infligés aux membres de l’Église et à leurs enfants[16]. Un peu plus d’un mois plus tard, le 24 octobre 2022, vingt-trois universitaires se sont joints au professeur Sakurai Yoshihide, sociologue de l’Université d’Hokkaido, et à Shimazono Susumu, professeur émérite de l’Université de Tokyo, pour publier une déclaration commune exprimant leur inquiétude[17]. Cette déclaration demandait au gouvernement d’enquêter et d’interroger les représentants de l’Église de l’Unification afin de déterminer si son statut de « société religieuse » (shūkyō hōjin) devait être révoqué, ainsi que de prévoir un dispositif de suivi et de soutien pour les membres de la deuxième génération susceptibles de subir des pressions insoutenables de la part de leurs proches et de l’Église.

Le 17 octobre 2022, soit tout juste cinq mois après l’assassinat d'Abe, le premier ministre Kishida a annoncé qu’il avait chargé son ministre de l’éducation, Nagaoka Keiko, de lancer une enquête sur le comportement criminel présumé de l’ÉU dans le cadre de ses activités de collecte de fonds. Un comité consultatif a été formé afin d’aider Nagaoka à formuler les questions auxquelles l’ÉU serait appelée à répondre et pour confirmer les motifs qui justifiaient la recommandation selon laquelle il appartenait à la Cour de révoquer le statut de société religieuse de l’ÉU (Asahi Shimbun, 17 octobre 2022). Il convient ici de préciser qu’il a été possible de mener ce type d’enquête grâce à la révision de la loi sur les sociétés religieuses (shūkyō hōjin hō) effectuée par le gouvernement le 8 décembre 1995, en réponse à l’attaque au gaz sarin commise par des membres d’Aum Shinrikyō dans le métro de Tokyo en mars 1995. La loi révisée accorde de nouveaux pouvoirs aux autorités pour enquêter sur les groupes religieux jugés problématiques et exige plus de transparence en ce qui a trait à la déclaration de leurs biens et de leurs activités (Mullins 2001, 71-86). Les fonctionnaires sont maintenant autorisés à demander des informations supplémentaires et à interroger les représentants officiels des organisations religieuses. Le ministère de l’éducation a exercé ce droit supplémentaire d’interroger une organisation religieuse dans le cadre de son enquête menée sur l’ÉU.

Bien que les représentants de l’ÉU aient refusé de répondre à de nombreuses questions et de fournir certains des documents demandés, le gouvernement a malgré tout conclu qu’il existait suffisamment de preuves montrant que l’ÉU, en tant qu’organisation, avait perturbé la vie de nombreuses personnes et commis des actes illégaux. Le 13 octobre 2023, au terme de presque un an d’enquête, le gouvernement a déposé au tribunal du district de Tokyo sa demande d’ordonnance de dissolution, qui révoquerait le statut de société religieuse de la Fédération des familles pour la paix et l’unité mondiales (anciennement l'Église de l’Unification du Japon). Il convient de rappeler ici que les sociétés religieuses sont considérées comme des sociétés « d'intérêt public » (kōeki hōjin) et que de nombreuses activités de l’organisation ont été jugées antisociales et préjudiciables au bien-être public, ce qui justifierait la révocation de son statut. Trois jours plus tard (le 16 octobre 2023), des représentants de la Fédération des familles ont tenu une conférence de presse à leur siège, situé à Shibuya, pour critiquer la demande du gouvernement en affirmant que celle-ci représentait une violation de la liberté religieuse et des droits de l’homme. Ils ont également clairement indiqué qu’ils avaient l’intention de contester la demande du gouvernement aux tribunaux. On ne sait pas combien de temps il faudra au tribunal du district de Tokyo pour rendre sa décision dans cette affaire[18]. S’il se prononce en faveur du gouvernement, il mettra ainsi fin aux avantages fiscaux accordés à la Fédération des familles en annulant son statut de société religieuse, mais ce groupe pourra continuer à fonctionner en tant qu’organisation bénévole[19].

7. Réponses shintoïstes « officielles » et « non officielles »

On cherchera en vain une réponse officielle de l’ANS aux révélations concernant la relation d’Abe avec l’ÉU, dont la focalisation sur la Corée est en opposition avec le programme néonationaliste de la coalition Shinseiren-Conférence du Japon. Bien qu’aucune réponse shintoïste « officielle » n’ait été émise, la Conférence du Japon a malgré tout publié une déclaration ouverte affirmant que ses dirigeants et son organisation n’avaient en aucune façon coopéré avec l’ÉU ou la Fédération des familles pour la paix et l’unité du monde au cours de ses cinquante années d’activité. Cette déclaration a été faite deux mois seulement après l’assassinat d’Abe[20]. Les groupes politico-religieux associés au programme néonationaliste d’Abe ont soit tenté de prendre leurs distances par rapport à l’ÉU, soit minimisé le lien existant entre le premier ministre Abe et le mouvement religieux en question.

Deux réponses shintoïstes « non officielles » dignes d’intérêt ont été formulées par des prêtres (tous deux sans liens étroits avec les dirigeants d’ANS) qui révèlent des points de vue fondamentalement différents à propos d’Abe et de la manière dont il faut interpréter sa mort et ses liens aussi bien avec le mouvement de restauration qu’avec l’ÉU. Malgré toute la mauvaise presse qui a suivi la mort d’Abe, certains demeurent fidèles au souvenir qu’ils ont de lui en tant que leader inspirant, déterminé à restaurer les valeurs et les traditions essentielles pour la récupération d’une identité japonaise positive. Satō Kazuhiko, ancien prêtre en chef du Yoshimizu-jinja à Yoshino, dans la préfecture de Nara, nous livre une illustration de cette loyauté et d’une réponse shintoïste plus traditionnelle face à la mort tragique d’Abe. Satō a fait la connaissance du premier ministre Abe en 2006, alors qu’il assistait à des réunions dans la préfecture de Yamaguchi, au cours desquelles fut abordée la question de l’enlèvement de citoyens japonais par la Corée du Nord. Leur relation s’est consolidée, au point qu’Abe a même rédigé un message de soutien (suisen no kotoba) pour le livre de Satō, intitulé Waga Sokoku Nippon e no kohibumi [Lettres d'amour à ma patrie] (2013 ; 2019) [21].

En mai 2022, Satō a pris sa retraite du Yoshimizu-jinja, légué à son fils le poste de prêtre responsable et il s’est installé dans la ville d’Anan, située au sud de la préfecture de Nagano. Deux mois après son déménagement, en apprenant la mort de l'ancien premier ministre Abe, le 8 juillet, Satō a cru important de rendre hommage à ce grand dirigeant. Dans une série de billets de blogue, Satō explique pourquoi il a pris l’initiative de construire un sanctuaire dédié à Abe moins d’un an après l’assassinat de ce dernier. Selon son récit, Abe lui serait apparu en rêve debout et versant des larmes. Satō en a conclu que « son esprit devait encore errer et avait besoin d'être apaisé » (reikon wa mada samayotteiru . . . shizumenakereba).

Photos 2-3-4

Abe Shinzō Jinja, préfecture de Nagano, 27 octobre 2023, photos de l’auteur.

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Le petit sanctuaire de bouleau blanc dédié à Abe a été installé dans la ville montagneuse et isolée d’Anan, et Satō a dirigé la cérémonie de consécration et le service commémoratif le jour du premier anniversaire du décès d'Abe, le 8 juillet 2023. Si ce sanctuaire a été construit pour honorer et commémorer Abe, les soins rituels qui y ont été prodigués étaient censés apaiser son « esprit itinérant ». Ce rituel d’« apaisement » ou de « pacification » (shizumeru) est lié à une longue histoire de soins apportés aux esprits de ceux qui ont connu une « mauvaise mort » et sont devenus des onryō, c'est-à-dire des esprits vengeurs, dangereux et capables de faire du mal à ceux qui appartiennent au monde des vivants. La consécration d’Abe par Satō semblait s’inscrire dans cette tradition[22] (Le 27 octobre 2023, j’ai eu l'occasion de visiter le sanctuaire dédié à Abe Shinzō à Anan avec Tsukada Hotaka, professeur agrégé à l’Université d’éducation de Joetsu, et d’entendre Satō expliquer pourquoi il a si rapidement consacré Abe dans cet endroit et quels sont ses projets pour l’avenir du sanctuaire.)

Contrairement à la réponse de Satō, qui consistait à vénérer Abe sans réserve et sans tenir compte de ses liens avec l’ÉU, Miwa Takahiro, prêtre résident du sanctuaire Hiyoshi à Nagoya, s’est, pour sa part, intéressé de près aux problèmes que posent, à ses yeux, l’ÉU et la coalition restaurationniste. Le regard critique qu’il porte sur Shinseiren et sur la Conférence du Japon le distingue de l’établissement shintoïste[23]. Dans certains de ses articles et billets de blogue antérieurs, Miwa souligne que la coalition restaurationniste fait fausse route lorsqu’elle affirme que la tradition et l’identité japonaises authentiques reposent sur des liens solides entre la maison impériale et le peuple japonais, puisque ces liens n’ont été tissés qu’à l’époque de la restauration de Meiji. En fait, le gouvernement Meiji serait responsable de la destruction d’une tradition japonaise beaucoup plus ancienne, ancrée dans les sanctuaires tutélaires locaux (ujigamisha) et se caractérisant par une forme de pratique religieuse mixte qui incluait la vénération des kami shintoïstes et des êtres divins bouddhistes (shinbutsu shūgō). La création d’une nouvelle forme nationale de shintoïsme centrée sur l’empereur qui, selon les restaurationnistes, constituerait une tradition authentique, a en fait jeté les bases d'un autoritarisme qui se distingue considérablement de la tradition shintoïste plurielle plus ancienne qui avait existé pendant des siècles.

Si l’on analyse de manière critique le mouvement ÉU et procède à des comparaisons intéressantes entre la structure autoritaire de ce mouvement et celle de la coalition restaurationniste, l’on observe que les publications de Miwa ont évolué dans le même sens après l’assassinat d’Abe[24]. Miwa estime que l’ÉU est une nouvelle religion préoccupante, à l'instar d’Aum Shinrikyō, dont les actes violents et déviants étaient considérés comme criminels et par là-même punissables. Le traitement infligé par l’ÉU à de nombreuses personnes par le biais d’un prosélytisme agressif et de levées de fonds basées sur une forte pression, explique-t-il, devrait être sanctionné en raison de la douleur et de la souffrance causées aux individus et à leurs familles. Compte tenu de ses antécédents, l’ÉU devrait être considérée comme une organisation de « collecte de fonds violente » — et non comme une religion — qui cible les Japonais et achemine les fonds vers Moon, sa famille et la maison mère de Séoul. Miwa en conclut qu’elle « doit être exclue de la société japonaise dès que possible ». Selon lui, la structure politique autoritaire de l’ÉU se rapproche de la vision de la coalition néonationaliste d’un État patriarcal centré sur l’empereur du Japon. Elle place Moon et son épouse — la famille divine — au sommet de la hiérarchie. Ces deux modèles et ces deux structures exigent de toutes les personnes concernées qu’elles obéissent à leur chef divin, attitude que Miwa juge « incompatible avec la démocratie ».

Si les néo-nationalistes dirigés par Abe souhaitent restaurer un État patriarcal et autoritaire fondé sur le rôle central de l’empereur, il ne s’agit pas là d’une vision politique à laquelle adhèrent l’empereur et la maison impériale. En fait, les empereurs ont évité de se rendre au sanctuaire de Yasukuni depuis que l’on sait que des criminels de guerre de « classe A » y sont honorés. L’empereur Hirohito a été le dernier à y aller en 1975, trois ans avant ces intronisations problématiques. En ce qui concerne la promotion de l’éducation patriotique et la mise en oeuvre, par la commission scolaire métropolitaine de Tokyo, de l’utilisation obligatoire du drapeau (Hinomaru) et de l’hymne national (Kimigayo) dans les écoles publiques à partir de 2003, l’empereur Akihito a été interrogé par le comité de l’éducation de Tokyo sur ces politiques et répondu qu’il était préférable de ne pas en faire une activité forcée[25]. De même, l’empereur et d’autres membres de la maison impériale manifestent, depuis plusieurs décennies, un ferme soutien envers l’actuelle Constitution « de paix ». En résumé, ils ont clairement pris leurs distances par rapport à l’agenda politique promu par la coalition restaurationniste et ont adopté des valeurs davantage alignées sur la démocratie libérale. La coalition néonationaliste, unie dans sa revendication de fidélité et de dévotion envers l’empereur, se trouve ainsi en contradiction avec la source même de son identité (Mullins 2021, 187-191).

On peut raisonnablement s’interroger sur la relation qu’entretenait Abe avec l’ÉU, étant donné que les positions nationalistes de l’ÉU centrées sur la Corée s’opposent fondamentalement à la vision élaborée dans le best-seller d’Abe, Utsukushi kuni e (2006), qui affirme que la fierté japonaise et l’amour de la patrie ne peuvent être éprouvés que si les idéaux du Japon impérial sont restaurés d’une manière ou d’une autre. Selon Abe et ses camarades néo-nationalistes, l’on ne peut retrouver ce sentiment de fierté nationale que si l’on occulte les « chapitres dits ‘sombres’ » du Japon en temps de guerre (Saaler 2005, 21), à savoir la colonisation, les atrocités commises durant la guerre et l’exploitation des « femmes de réconfort » asiatiques (ianfu). Ce processus est désormais en cours et se traduit par la publication d’histoires révisionnistes et de nouveaux manuels scolaires et programmes d’enseignement public. Ce n’est pas seulement le fait d’attendre que le Japon se soumette à la nation divine de la République de Corée qui s’avère incompatible avec la coalition néo-nationaliste, l’ÉU s’attend aussi à ce que ses adeptes coréens et japonais soient entièrement dévoués et loyaux envers Sun Myung Moon et son épouse, attitude qui serait pourtant en contradiction avec la place centrale accordée à l’Empereur du Japon dans la vision restaurationniste d’Abe.

En dépit de ces importantes tensions et contradictions, l’ÉU a trouvé un moyen de pénétrer l’établissement politique, en particulier chez les membres du PLD fortement alignés sur Abe. Plus récemment, il semblerait que même les élus qui sont associés aux organisations de la coalition de droite, auparavant axées sur un programme nationaliste, soient prêts à coopérer pour aborder des questions sociales d’actualité liées à l’éducation à la sexualité, au mariage entre personnes de même sexe et à l’utilisation des noms de famille.

Tableau 2

Les réponses politiques et juridiques à Aum et à l’ÉU : calendrier comparatif

Les réponses politiques et juridiques à Aum et à l’ÉU : calendrier comparatif

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Une comparaison de la chronologie des enquêtes du gouvernement sur Aum et sur l'ÉU suggère que les connexions entre les politiciens du PLD et l'ÉU (connexions dont Aum était dépourvue) peut avoir été à l’origine du ralentissement du processus d'enquête sur l’ÉU. Alors que la plupart des politiciens de droite du PLD semblaient fiers d’être identifiés comme membres de Shinto Seiji Renmei et de la Conférence du Japon, ceux-ci n’étaient apparemment pas très enthousiastes à l’idée que leur association avec l’ÉU soit connue du plus grand nombre. Étant donné les rapports conflictuels qui ont marqué la relation entre le Japon et la Corée durant le mandat du PLD, l’origine étrangère de l’ÉU en tant que religion coréenne est une autre raison pour laquelle il était plutôt gênant que ces alliances soient divulguées publiquement. Dans de telles circonstances, le fait que les enquêtes et les procédures judiciaires aient pris du retard s’avère peu étonnant.

Conclusion

De toute évidence, l’image d’Abe a été ternie par les révélations concernant ses liens avec l’ÉU et le soutien qu’il lui a apporté. Sur fond d’enquêtes en cours et de controverses concernant les relations d’Abe et du PLD avec l’ÉU, une autre crise a éclaté en décembre 2023. Les membres du camp d’Abe ont été ciblés par les procureurs pour violation présumée des lois sur le financement politique car ils n’avaient pas déclaré les revenus de 500 millions de yens générés par la vente de billets pour leurs rassemblements politiques au cours des cinq dernières années. Cette enquête a déjà causé des ennuis au premier ministre Kishida, dont quatre membres du cabinet ont dû démissionner. À la suite de la révélation que le camp d’Abe avait accumulé environ 680 millions de yens en fonds non déclarés, Kishida a annoncé le 19 janvier 2024 que la faction serait dissoute. Même avant que ne survienne ce nouveau scandale, un sondage national réalisé en octobre 2023 révélait que seulement 25 % des personnes interrogées soutenaient le cabinet du premier ministre Kishida, mais que 83 % appuyaient la demande du gouvernement visant à ce que le tribunal du district de Tokyo révoque le statut de société religieuse de l’ÉU. Il nous apparaît désormais peu probable que Kishida soit encore au pouvoir lorsque le tribunal rendra enfin son jugement. (Note de la rédaction : au moment où cet article était mis sous presse, le Premier ministre Kishida Fumio avait annoncé qu'il quitterait ses fonctions en septembre 2024).

Le fait qu’Abe et les politiciens du PLD aient pu coopérer, tout à la fois, avec l’ÉU et la coalition néo-nationaliste témoigne d’un manque de cohérence idéologique et d’un réel cloisonnement des enjeux pour des raisons d’opportunité et d’intérêt mutuel. Si l’ÉU a soutenu certains politiciens sur le plan électoral, il n’est cependant pas surprenant qu’elle ait pu négliger certaines de leurs activités problématiques. Il semble qu’Abe et ses collègues du PLD aient simplement fait preuve de pragmatisme (ou de manque de principes ?) et qu’ils aient accueilli le soutien financier et personnel d’une panoplie d’acteurs en dépit du conflit fondamental entre leurs nationalismes concurrents.

Nous n’avons pu mettre en lumière que quelques-uns des développements du rapport entre la religion et la politique depuis la mort d’Abe, mais toute une entreprise a vu le jour dans le sillage de la crise liée à l’ÉU, sous la forme d’une production soutenue de livres, d’articles et de numéros de revues spéciaux assurant une couverture et une analyse continues de la situation. Entre-temps, nous attendons la décision de la Cour de Tokyo concernant le statut de société religieuse de l’ÉU. Bien que le système symbiotique réunissant la religion et la politique conservatrices forgé par Abe et les élites shintoïstes ne jouisse pas d’un soutien généralisé, il n’en est pas moins vrai que, malgré tout, il a suscité relativement peu de critiques et d’oppositions publiques au cours de la dernière décennie. Toutefois, les dernières révélations concernant l’implication de nombreux politiciens du PLD au sein de cette nouvelle religion controversée, et survenues à la suite de l’assassinat d’Abe, pourraient bien avoir changé la donne. Compte tenu de l’indignation du public face à ces liens, il sera intéressant de voir si les activités politiques de l’ANS et d’autres groupes religieux de droite feront également l’objet d’un examen plus approfondi durant les années à venir.