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Traduire c’est trahir, dit-on couramment, d’après l’adage italien traduttore, traditore. En exégèse biblique, la traduction est déjà une première interprétation qui, malgré tous nos efforts, ne saurait être objective ou neutre. Le choix de mots disponibles dans la langue-cible à la fois limite et filtre – tel un prisme – la polysémie propre à la langue-source. De plus, la connotation des mots dans la langue-cible change au fil du temps et de l’évolution de la culture. Les mots ne résonnent pas de la même façon aux oreilles les plus jeunes qu’aux oreilles de nos maîtres… C’est pourquoi le travail de traduction en est un jamais complété une fois pour toutes. Nous disposons en français d’excellentes traductions de la Bible ; mon propos ici n’est pas de les remettre en question. Cependant, je voudrais attirer l’attention sur l’impact dévastateur qu’une lecture mal informée des traductions courantes peut avoir sur les perceptions du texte biblique au temps de la crise écologique. Je tourne mon regard vers la première épître johannique et je m’attarde plus particulièrement sur trois versets clés du deuxième chapitre (1 Jn 2,15-17). Suivent, l’une après l’autre, trois traductions des plus sobres en français[1] :

15 N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui, 16 parce que, de tout ce qui est dans le monde – la convoitise de la chair, et la convoitise des yeux, et la forfanterie des biensrien n’est du Père, mais cela est du monde. 17 Et le monde passe, ainsi que sa convoitise ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure à jamais.

Osty et Trinquet 1973

15 N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. 16 Car tout ce qui est dans le monde – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse – vient non pas du Père, mais du monde. 17 Or le monde passe avec ses convoitises ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement.

Bible de Jérusalem 1998

15 N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui, 16 puisque tout ce qui est dans le monde – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et la confiance orgueilleuse dans les biens – ne provient pas du Père mais provient du monde. 17 Or le monde passe, lui et sa convoitise ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure à jamais.

Traduction oecuménique de la Bible 2010

Une première lecture cursive peut choquer la sensibilité contemporaine, soucieuse de valoriser les écosystèmes : le texte biblique paraît dévaloriser le monde dans lequel nous existons, au profit d’une vie éternelle auprès de Dieu le Père. Lectrices et lecteurs sont sommés de ne pas aimer le monde dans lequel nous vivons, sous peine de ne pas être aimés de Dieu. Ce qui se trouve dans le monde serait régi par des forces négatives ou immorales, tels la convoitise, la forfanterie ou l’orgueil. Aussi le texte appelle-t-il à persévérer dans le refus de ce monde, déficient et passager, pour se consacrer à une vie autre, éternelle, auprès de Dieu.

Il serait anachronique et illusoire de vouloir que le texte biblique partage notre vision du monde, nos priorités ou nos sensibilités. Après tout, deux millénaires nous séparent de sa rédaction ; la distance culturelle est énorme. Évidemment, l’exégèse du passage en question pourrait rectifier certains malentendus issus d’une première lecture cursive, toujours quelque peu naïve[2]. Surtout, une étude du vocabulaire johannique pourrait conduire à comprendre avec plus de nuances le propos[3]. Toutefois, le problème auquel fait face d’emblée le grand public à la lecture de nos traductions habituelles demeure entier. Je vais problématiser la lecture contemporaine de 1 Jn 2,15-17 à l’aide de l’approche écoresponsable de Norman Habel et de l’équipe Earth Bible, responsable d’une série de commentaires écoresponsables de la Bible[4]. Ensuite, je vais spécifier comment l’exégèse johannique contemporaine comprend certains mots-clés du texte grec traduit en français, comme « monde », « richesse / biens », ou « éternellement ». Je terminerai en proposant, à la lumière des deux premières étapes, une traduction plus libre du texte johannique, adaptée au temps de la crise écologique.

1. La première épître de Jean sous la critique du soupçon écoresponsable

En novembre 1997, l’Adelaide College of Divinity (Australie) fut l’hôte d’une consultation oecuménique et interdisciplinaire à propos de religion et environnement. Écologistes, communautés religieuses et professeurs se réunirent et discutèrent. Dans la foulée de la déclaration qui s’ensuivit furent dégagés six principes de référence pour une lecture écoresponsable de la Bible. Ci-dessous, j’offre une traduction en français desdits principes[5] :

  1. Valeur intrinsèque : l’univers, la Terre et toutes leurs composantes jouissent d’une valeur propre.

  2. Interdépendance : la Terre est une communauté de vivants qui dépendent les uns des autres pour assurer leur survie et leur prospérité.

  3. Voix : la Terre est une entité vivante capable d’élever sa voix pour célébrer [la vie] et combattre l’injustice.

  4. Finalité : l’univers, la Terre et toutes leurs composantes ont une place et un rôle qui leur sont propres dans la dynamique du dessein cosmique global.

  5. Intendance réciproque : en tant que milieu foisonnant de diversité, la Terre jouit d’un équilibre que des agents responsables peuvent veiller à soutenir, au lieu de prétendre le gérer.

  6. Résistance : la Terre et ses composantes non seulement souffrent l’abus de la part des êtres humains, mais se dressent et résistent à cette injustice.

Ces principes servent de guide pour élaborer une herméneutique du soupçon écoresponsable, déployée par les contributrices et contributeurs à la série de commentaires de la collection « Earth Bible », publiée par Bloomsbury et dirigée par Norman C. Habel. Développée de façon analogue à l’herméneutique du soupçon féministe, l’herméneutique du soupçon écoresponsable est fondée sur un constat : le biais anthropocentrique de la Bible. Les textes bibliques ont été écrits par des humains dans le but de s’adresser à d’autres humains à propos de leur bien-être, leur relation avec Dieu et leur salut. Certes, dans la Bible il est question aussi des relations interpersonnelles entre humains, tout comme il y est question du monde naturel créé par Dieu. Toutefois, force est de reconnaître que dans la Bible, la part du lion est réservée à l’homme – je fais ce jeu de mots et je choisis ici le masculin à escient. Autant l’herméneutique féministe a documenté et critiqué le biais androcentrique de la Bible et des lectures qu’on en fait, autant une herméneutique écoresponsable cherche à dénoncer et à documenter son biais anthropocentrique. Dans un deuxième temps, tout comme l’herméneutique féministe débusque et met en valeur le féminin caché ou passé inaperçu dans la tradition biblique, ainsi l’herméneutique écoresponsable plaide en faveur d’une lecture qui remet en valeur la voix du vivant dans son ensemble. Si la lecture androcentrique de la Bible a cautionné pendant des siècles l’asservissement des femmes au profit des hommes, la lecture anthropocentrique a cautionné également l’exploitation de la Terre au seul bénéfice d’une espèce. Au temps de la crise écologique, nul ne saurait fermer les yeux sur les dommages causés par la complaisance avec laquelle les humains se sont octroyé une primauté de droits sur la Création, au nom de la révélation biblique. Le déséquilibre qui en découle mène à la destruction de la biodiversité, sans que les humains s’en sentent moralement responsables : ils et elles n’auraient des comptes à rendre qu’à propos de la façon dont ils et elles traitent d’autres humains, imago dei. Depuis le début des années deux mille, les exégètes contribuant à la série de commentaires « Earth Bible » cherchent à freiner et à contrer l’élan anthropocentrique avec lequel nous lisons spontanément la Bible. Des huit volumes parus, celui de Margaret Daly-Denton (2017) est consacré à l’évangile de Jean. À ce jour, il n’y a pas de parution dédiée aux épîtres johanniques. Nous risquerons donc une ébauche critique dans cette perspective à propos des versets qui nous occupent (1 Jn 2,15-17). Nous saurons tirer profit du regard de Margaret Daly-Denton lorsque cela peut s’appliquer à l’épître avec pertinence.

Passé au crible des six principes écoresponsables, 1 Jn 2,15-17 fait défaut. Le monde y figure en opposition avec Dieu le Père. Le monde ne contient que des objets de convoitise et d’orgueil (v.16) – rien de positif – il n’a pas de valeur intrinsèque (principe 1), pas de voix à respecter (principe 3). Si dans ce passage le monde possède une finalité (principe 4) ou exerce une résistance (principe 6), ce semble être orienté contre la volonté de Dieu (v.17), se trouvant par le fait même foncièrement dévalorisé. Le monde ne peut rien avoir en commun avec le Père (v.16). Aussi, les lectrices et lecteurs de l’épître sont sommés de ne pas aimer le monde ni rien de ce qu’il contient, de s’en dissocier complètement, sous peine de trahir Dieu et son amour (v.15). Voilà qui va de toute évidence contre les principes d’interdépendance et d’intendance réciproque (principes 2 et 5) : les humains ne sauraient se dissocier de leur environnement ! Le seul autre trait distinctif du monde dans ce texte est son caractère transitoire, temporaire, passager (v.17) ; cela aussi est présenté de façon négative par le texte : au lieu de passer avec le monde, mieux vaut demeurer à jamais (v.17). Le but avoué de ce texte paraît être l’aliénation pure et simple des croyants de leur milieu de vie. Affichant un dualisme des plus endurcis, 1 Jn 2,15-17 fait du monde l’antagoniste irréconciliable de Dieu. Y aurait-il dans tout le corpus biblique un texte plus « cosmophobe » que celui-ci ?

Le contexte littéraire plus large de l’épître dans son ensemble n’apporte pas beaucoup de nuances au point de vue mis de l’avant dans ce passage. On y lit que le monde gît tout entier sous l’emprise du Mauvais (1 Jn 5,19) ; le monde hait les croyants sans les connaître (3,1.13) ; le monde accueille les faux prophètes (4,1), lesquels appartiennent au monde et parlent le langage du monde (4,5) ; l’esprit de l’antéchrist s’y trouve (4,3) ; le péché du monde doit être contré par l’offrande et l’intercession du Christ (2,1) ; le monde doit être vaincu par la foi des croyants (5,4-5). Seule lueur d’espoir dans ce florilège des plus pessimistes : Dieu envoie son Fils en sauveur du monde, afin que nous vivions par lui (4,9.14). Ce dernier emploi surprend ; il soulève la question de ce qui doit être entendu par le terme « monde », s’il y a polysémie voulue ou ambiguïté référentielle à considérer. Nous nous tournons donc vers la langue d’origine.

2. Étude du vocabulaire problématique

Dans les trois versions françaises de 1 Jn 2,15-17 présentées, le mot « monde » traduit kosmos dans le grec d’origine, d’où vient d’ailleurs le mot « cosmos » en français[6]. La Septante utilise kosmos pour désigner l’ensemble du réel créé par Dieu, « le ciel et la terre et toute leur parure (kai pâs ho kosmos autôn) » (Gn 2,1 – LXX). Le sens grec d’ornement (d’où vient le français « cosmétique ») ou de mise en ordre des éléments qui composent le réel y transparaît : l’univers est bien organisé par Dieu. Dans les textes bibliques propres à la Septante, plus tardifs et rédigés directement en grec, le monde créé est désigné simplement par kosmos (Sg 7,17 ; 9,9 ; 11,17.22 ; 17,20). Le quatrième évangile désigne ainsi aussi le monde créé (Jn 17,5.24 ; 21,25) où vient le Christ lumière (Jn 1,9-10 ; 12,46 ; 13,1 ; 16,28 ; 17,13 ; 18,37), ou encore où naissent les humains (16,21). Lorsque ce sens global d’univers (Brown 1966, 508 ; Bauer, Arndt et Gingrich 1979, 445-446 ; Kittel, Friedrich et Bromiley 1985, 462-463 ; Marrow 2002, 96) monte à l’esprit des francophones aujourd’hui en lisant « le monde » dans 1 Jn 2,15-17, surgit le problème de la dévalorisation et la condamnation du réel, forcément aussi du vivant.

Le vocable kosmos peut être employé dans un sens plus restreint, visant l’humanité ou la société et excluant toute autre forme de vie ou le réel dans son ensemble. « Le monde » désigne alors le monde des humains, le tissu social de ceux et celles à qui la parole de Dieu est adressée (Brown 1966, 508-509 ; Bauer, Arndt et Gingrich 1979, 446 ; Kittel, Friedrich et Bromiley 1985, 463 ; Marrow 2002, 97). C’est dans ce sens que la plupart des 105 emplois johanniques du terme kosmos devraient être pris au départ : dans le sens de l’ensemble de personnes capables d’accueillir ou de refuser la révélation divine, de recevoir ou pas le Fils envoyé par le Père. Pareil sens est évident dans certains passages où le sens d’univers serait incongru. Par exemple, lorsque les frères de Jésus lui proposent de se manifester au monde (Jn 7,4), ou encore lorsque Jésus dit à son Père qu’il a envoyé ses disciples dans le monde (17,18), alors que tous ces personnages ont déjà les deux pieds sur Terre. Le salut offert par Dieu vise-t-il l’humanité seule ou l’ensemble du monde créé, dans Jn 3,16-17 ; 4,42 ; 6,33.51 ; 12,47 et 1 Jn 4,9.14 ? C’est sujet à débat[7] ; cependant, seulement des agents libres peuvent refuser le salut offert et tomber sous le coup du jugement divin (Jn 9,39 ; 12,31 ; 16,8-11). Il serait difficile d’imaginer que « le péché du monde » (Jn 1,29 ; 1 Jn 2,1) puisse s’étendre à d’autres espèces… Si lectrices et lecteurs francophones adoptaient spontanément le sens d’humanité en lisant « le monde » dans 1 Jn 2,15-17, alors le problème d’une condamnation de l’espèce humaine persiste et le texte obligerait à ne pas aimer l’humanité, à s’en dissocier.

Un troisième sens du mot kosmos est construit par l’évangile de Jean et semble repris par l’épître. Le bilan que l’évangéliste fait de la mission du Fils envoyé dans le monde est plutôt pessimiste : « il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas accueilli » (Jn 1,11), repris à la fin du ministère public : « Bien qu’il eût fait tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui » (12,37). Dans les discours d’adieux à ses disciples, Jésus les prévient que le monde les haïra, eux aussi (15,18-19.23-25). Le monde ne les reconnaît pas comme les siens, parce que Jésus les a choisis et tirés du monde (15,19 ; 17,14). Cependant, Jésus les rassure : il a vaincu le monde (16,33) ainsi que le prince de ce monde, qui sera chassé dehors (12,31). Le durcissement de ton correspond au rejet du Fils envoyé dans le monde pour le sauver. La part d’humanité qui refuse le sauveur s’organise en monde qui résiste à la volonté de Dieu, qui fuit la lumière car leurs oeuvres sont mauvaises (3,19-20). Dès lors, « le monde » finit par signifier de façon encore plus restreinte dans Jean le groupe organisé qui rejette en bloc Dieu, son envoyé Jésus et ses disciples, qui les hait sans raison (15,23-25), les persécute et les met à mort (16,1-2). Un tel monde, aliéné de Dieu, majoritaire, organisé en système d’oppression, est effectivement sous l’emprise du Mauvais (1 Jn 5,19) qui en est le chef ou le prince (Jn 12,31). Il faut une bonne familiarité avec la littérature johannique pour percevoir ce sens particulier de kosmos, construit par le corpus (Brown 1966, 509 ; Bauer, Arndt et Gingrich 1979, 446 ; Kittel, Friedrich et Bromiley 1985, 464 ; Marrow 2002, 98-100). À mon avis, c’est le sens visé par 1 Jn 2,15-17. Le problème, c’est qu’un tel sens reste imperceptible pour le lectorat non averti dans nos traductions courantes en français. Je propose un peu plus loin de traduire kosmos par « système », du moins dans 1 Jn 2,15-17.

D’autres vocables dans ces trois versets mériteraient que nous y prêtions attention, tels « chair » ou « convoitise », par exemple. Compte tenu des limites de cette communication et du besoin de réserver de l’espace pour expliquer la nouvelle traduction proposée, je m’attarde seulement sur deux formules, une par verset : « l’orgueil de la richesse » (2,16) et « demeure éternellement » (2,17).

La formule hè alazoneia tou biou se trouve traduite par « la forfanterie des biens » dans la Bible d’Osty & Trinquet (1973), par « l’orgueil de la richesse » dans la Bible de Jérusalem (1998) et par « la confiance orgueilleuse dans les biens » dans la Traduction oecuménique de la Bible (2010). Dans le Nouveau Testament, le substantif alazoneia n’apparaît qu’ici et dans Jacques 4,16. Curieusement, dans Jacques, la Bible de Jérusalem et Osty & Trinquet s’accordent pour traduire le mot par « forfanterie », tandis que la Traduction oecuménique de la Bible opte pour « fanfaronnades ». Le sens général est clair : vantardise ostentatoire, d’où « orgueil » et « confiance orgueilleuse » dans deux des traductions. Le génitif tou biou apposé au substantif alazoneia peut signifier littéralement « de la vie », donc : « l’orgueil de la vie » ou encore « la vantardise du vivant ». Aucune de nos traductions courantes ne rend l’expression ainsi pour la bonne raison que bios (vie) peut désigner parfois les biens, les avoirs ou la richesse, en tant que support matériel nécessaire à la vie. La répétition du mot « convoitise » (epithumia) deux fois dans le verset oriente la saisie de bios au sens matériel du terme. Ce qui est condamné comme ne venant pas de Dieu le Père dans ce verset n’est donc pas la joie de vivre, mais bien l’insolence d’une accumulation ostentatoire de biens. Nos traductions évoquent bien cela, mais en traduisant bios par « biens » ou « richesse », l’écho du lien à la vie est perdu en français. Je propose un peu plus loin de traduire hè alazoneia tou biou par « l’insolence du surplus de vivres », afin de préserver cet écho, même si les biens ou la richesse ostentatoire ne se réduisent pas au gaspillage de nourriture, évidemment.

Notre passage se termine par la formule menei eis ton aiôna, qu’Osty & Trinquet (1973) et la Traduction oecuménique de la Bible (2010) traduisent par « demeure à jamais », tandis que la Bible de Jérusalem (1998) traduit par « demeure éternellement ». Le verbe menô est rendu aisément par « rester », « demeurer » ; en 1 Jn 2,17 il est placé en contraste avec le verbe paragô : « passer », « disparaître ». Alors que le kosmos « passe » ou « disparaît », celui qui fait la volonté de Dieu « reste » ou « demeure ». Le complément eis ton aiôna spécifie la portée de ce demeurer. Littéralement, on peut traduire « pour l’âge », sous-entendu « pour l’âge (à venir) ». Le contexte eschatologique de l’épître est éclairé par le verset suivant et la section 2,18-28 : c’est la dernière heure (2,18), la parousie n’est pas loin (2,28). La vie promise, tèn zôèn tèn aiônion (2,25), c’est la vie de l’âge à venir, disponible qualitativement dès maintenant[8], du moment où nous nous aimons les uns les autres comme le Christ nous a aimés, en offrant sa vie (3,14-16). J’estime que traduire eis ton aiôna par « éternellement », « pour toujours » ou « à jamais » ne rend pas justice à ce contexte, ou du moins n’évoque pas ce changement qualitatif d’ère. C’est pourquoi je propose plus loin de traduire l’expression eis ton aiôna par « pour l’âge à venir ».

En examinant les choix de traduction pour trois expressions clé du passage qui nous occupe, il devient clair que les choix courants ou traditionnels, bien que légitimes et sensés en eux-mêmes, compliquent la saisie du texte pour un lectorat contemporain non averti, en ce qu’ils semblent dévaloriser l’ensemble du monde créé – le monde naturel – au profit d’un au-delà hors temps, épuré de tous les dynamismes de la vie sur Terre. Si l’espace (kosmos) et le temps (aiôn) sont les paramètres où la vie (bios) se joue, autant porter attention aux termes choisis pour rendre le jugement négatif de 1 Jn 2,15-17 au temps de la crise écologique.

3. Une traduction écoresponsable de 1 Jn 2,15-17

Je voudrais proposer une traduction alternative de 1 Jn 2,15-17, qui soit mieux adaptée au contexte de lecture actuel – celui d’une crise écologique sans précédent. Attentif à la critique du soupçon androcentrique et anthropocentrique, je tente de rendre avec plus de transparence les idées-forces du passage en question, en évitant les écueils que représentent les mots traditionnels pour les lectrices et lecteurs soucieux de valoriser notre environnement naturel. Ci-dessous, le texte grec et sa traduction[9], que je commente par la suite, verset par verset.

15 Mè agapate ton kosmon mède ta en tôi kosmôi. Ean tis agapâi ton kosmon, ouk estin hè agapè tou patros en autôi. 16 Hoti pân to en tôi kosmôi, hè epithumia tès sarkos kai hè epithumia tôn ophthalmôn kai hè alazoneia tou biou, ouk estin ek tou patros all’ ek tou kosmou estin. 17 Kai ho kosmos paragetai kai hè epithumia autou, ho de poiôn to thelèma tou theou menei eis ton aiôna.

15 N’adulez pas le système ni ce qui fait partie du système. Si quelqu’un adule le système, l’amour parental est ailleurs. 16 Car tout ce qui fait le système : la faiblesse qui désire, l’ambition qui aveugle et l’insolence du surplus de vivres, cela n’a rien de parental mais tout du système. 17 Et le système dans son ambition s’effondre, mais la personne qui fait la volonté du Dieu Parent tient debout pour l’âge à venir.

Le verset 15 « sonne » autrement aux oreilles francophones que ne le font les traductions courantes. Premièrement, au lieu de « monde » nous avons « système ». Je ne suis pas le premier à envisager le troisième sens du kosmos johannique en tant que « système ». André Myre a publié un commentaire contemporain de l’Évangile de Jean (2013) où il offre une traduction originale de certains termes, comme « Judéens » au lieu des « Juifs », « Parent » au lieu de « Père », « partisans » au lieu de « disciples », « contestataire » au lieu de « prophète ». Bien qu’il maintient le mot « monde » dans le texte traduit, le commentaire exploite abondamment l’expression « système » pour décrire l’opposition organisée au « Dire » de Dieu. Du côté de l’écocritique anglophone, Margaret Daly-Denton aussi définit le troisième emploi johannique de kosmos comme « that system of values and practices that is antithetical to ‘the way’ of Jesus » (Daly-Denton 2017, 193, nous soulignons). Deuxièmement, je rends différemment le verbe agapaô (aimer) au début et en fin de verset. En dépit de la présence du même vocable grec, l’affection n’est pas du même ordre : le système fascine et suscite l’adulation, tandis que le Dieu Parent aime ou est aimé. Le but du verset est précisément de contraster ces deux « amours » ; mieux vaut les différencier à la traduction. C’est pourquoi aussi je rends la formule ouk estin… en autôi par « est ailleurs ». Finalement, pour éviter de caser Dieu dans le genre masculin, je suis André Myre (2013) en préférant le substantif « Parent » et l’adjectif « parental » lorsque le texte réfère au patros grec.

Le verset 16 comporte son lot d’expressions difficiles. Tant la Bible d’Osty & Trinquet (1973), la Bible de Jérusalem (1998), que la Traduction oecuménique de la Bible (2010) traduisent epithumia par « convoitise », laissant intacts les compléments « de la chair » et « des yeux ». La notion biblique de « chair » est trop riche et complexe, souvent réduite – dans l’esprit des lectrices et lecteurs – à la concupiscence d’ordre sexuel. Rien dans l’épître ne pointe dans ce sens[10]. Plutôt, le contre-exemple de Caïn évoqué en 3,12 est opposé à l’exemple de Jésus en 3,16 : le premier égorge son propre frère, tandis que le deuxième dépose sa vie pour les autres. En 3,17 le comportement décrié comme contraire à l’amour est celui de quelqu’un ayant les « biens de ce monde » (ton bion tou kosmou), qui ferme ses entrailles (splagchna) à son frère dans le besoin. De toute évidence, la convoitise « de la chair » et « des yeux » dans 2,16 a pour objet les richesses matérielles qui devraient servir de support à la vie, dont les possesseurs à outrance peuvent se vanter (hè alazoneia tou biou). C’est pourquoi je préfère rendre l’epithumiatès sarkos (la convoitise de la chair) par « la faiblesse qui désire » et l’epithumia tôn ophthalmôn (la convoitise des yeux) par « l’ambition qui aveugle ». Tel qu’argumenté plus haut, je crois qu’il convient de retenir l’écho à la vie dans l’expression hè alazoneia tou biou (l’orgueil de la richesse), en la traduisant par « l’insolence du surplus de vivres ». L’alimentation est un besoin primaire que nous savons bafoué par l’accumulation éhontée des denrées et leur gaspillage par les mieux nantis, ou encore par la spéculation de leur valeur monétaire, sous le « système » actuel. La formule « surplus de vivres » en français permet de refléter cette richesse abusive, tout en évoquant le lien vital avec l’objectif premier de servir de support à la vie (tou biou).

Le verset 17 met en contraste l’illusion du système d’exploitation des richesses, auquel le verset 16 réfère, avec la fermeté de quiconque pratique la volonté de Dieu. Littéralement, le système « passe » (paragetai), tandis que la personne « demeure » (menei). Dans le contexte de la crise écologique, où la surexploitation des ressources terrestres pousse au dépassement des seuils de viabilité (la capacité de charge de la Terre), ce qui s’ensuit est connu comme un effondrement des ressources. Il m’a donc paru approprié d’adapter la traduction pour évoquer ce phénomène : le système « s’effondre » (au lieu de passer), tandis que la personne « reste debout ». Tel qu’argumenté plus haut, je privilégie le sens de changement d’ère dans l’expression eis ton aiôna, d’où le complément « pour l’âge à venir ». Dernière particularité de cette traduction : faire la volonté de Dieu (ho de poiôn to thelèma tou theou) devient « faire la volonté du Dieu Parent ». Le « faire » du verset 17 est précisément ce qui s’oppose à l’ambition qui aveugle et à l’accaparement des richesses du verset 16. C’est un « faire » quotidien, répétitif, persistant, au présent. Dans 1 Jean, Dieu est le Parent par excellence, source généreuse de vie, désirant engendrer des enfants et leur offrir sa propre vie divine (2,29 – 3,3). Faire la volonté de Dieu est dès lors cultiver l’élan parental de Dieu et offrir notre vie comme le Fils par excellence, Jésus, l’a fait avant nous (3,16). C’est en offrant nos vivres et notre vie aux autres que nous démontrons bel et bien notre filiation : nous sommes la progéniture du Dieu Parent dont la volonté est d’offrir la vie (3,17-19). Pareille praxis contraste avec l’égocentrisme de cette génération et son insouciance pour le bien-être des générations futures. En exploitant la Terre jusqu’à l’épuisement des ressources et en remettant à plus tard la décroissance nécessaire, l’humanité risque de « passer » avec son ambition démesurée, « disparaître » comme tant d’autres espèces avant elle, c’est-à-dire « s’effondrer » avec lesdites ressources…

Conclusion : plaidoyer pour une traduction écoresponsable

À plusieurs égards, la traduction proposée tient plus de la paraphrase que de la traduction proprement dite. Le sens de certaines formules est éclairé par l’exégèse de l’épître, qui ensuite informe des choix pouvant restreindre la portée sémantique des vocables grecs ou en spécifier un sens élucidé au-delà de la simple traduction. Il en résulte une traduction pour le moins particulière – tendancieuse diront certains –, qui met de l’avant une lecture du texte et occulte d’autres lectures possibles. Soit ! Mon objectif n’était pas de proposer une traduction neutre, proche de la polysémie de la langue-source. Nous disposons déjà de fort bonnes traductions plus sobres, comme celles citées en début d’article. Cependant, leur vocabulaire biaise la lecture qu’en font nos contemporains, lorsque l’effort de se renseigner davantage ne suit pas de près la lecture. À première lecture, « le monde » est pris dans un sens trop large, qui dévalorise la Création, compte tenu du jugement négatif qui en ai fait dans 1 Jn 2,15-17. « La convoitise de la chair » est pris spontanément au sens de concupiscence sexuelle, un thème pas du tout abordé par l’épître. « Pour l’éternité » renvoie à un autre monde dans notre imaginaire, hors temps, dévalorisant encore celui-ci aux yeux de Dieu, et en justifiant sa négligence dans l’esprit de certaines lectrices et lecteurs plus traditionalistes, indifférents au devenir de la Création.

Au temps de la crise écologique, nous ne pouvons pas en rester là. L’exégèse peut contribuer à une saisie plus prophétique du texte biblique dès sa première lecture. Il y a place pour une traduction écoresponsable de la Bible, particulièrement des textes qui – mal saisis – pourraient aggraver l’attitude de tant de nos contemporains vis-à-vis des enjeux terrestres. À défaut de disposer de traductions écoresponsables, d’autres seront tentés de laisser la Bible aux oubliettes, ou bien de décrier et désavouer l’héritage culturel chrétien. Il y a plus de cinquante ans, Lynn White (1967) soulevait l’épineuse question de la responsabilité chrétienne vis-à-vis de la vision utilitariste de la nature en Occident. Selon White, une telle vision instrumentale se nourrissait de la place qu’occupait l’Adam dans le récit de la Genèse. Il a fallu attendre les années 2000 pour voir émerger le projet d’une série de commentaires bibliques écoresponsables – en anglais ! Il nous appartient de faire en sorte que le monde francophone ne soit pas privé encore longtemps d’une ressource similaire, à commencer par une traduction qui, sensible aux enjeux civilisationnels qui nous préoccupent, soit en mesure de procurer un premier contact non « cosmophobe » avec la Bible. Suivant l’intuition du groupe d’Adelaide, ce serait une traduction qui permet de faire entendre la voix de la Terre. S’il y a une voix à ne pas trahir (tradire) aujourd’hui dans le processus visant à traduire (tradurre) la Bible, c’est bien la voix terrestre !