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Introduction

En 2015, le pape François publiait l’encyclique Laudato Si, une encyclique reflétant la préoccupation grandissante sur la question de notre relation avec l’environnement et la préservation de la santé de notre planète, intimement liée à la qualité de vie humaine. Bien que l’objectif de ce texte ne soit pas de discuter de Laudato Si, il m’importe de mentionner que c’est ma lecture de l’encyclique qui fut l’élément déclencheur de l’élaboration de ce texte. En effet, elle m’a amené à constater que, malheureusement, aucune place n’avait été faite à la parole et aux écrits des femmes de l’Église dans le texte. Pourtant, plusieurs congrégations religieuses féminines s’étaient engagées sur la voie de la protection de l’écologie bien avant la publication de l’encyclique. En effet, depuis déjà quelques décennies, elles ont démontré leur souci de la nature en mettant sur pied différents projets valorisant la justice écologique, l’éducation et la dénonciation des systèmes d’oppression. Dans une telle conjoncture, il m’apparaissait essentiel pour ce texte de me concentrer sur ce qui a été oublié : l’engagement des « green sisters » et les travaux de sainte Hildegarde de Bingen. Mon objectif est de mettre en lumière non seulement le rôle actif et contemporain joué par ces religieuses engagées dans la protection de notre soeur la planète, mais aussi leur capacité de renouveler leur façon de vivre leur spiritualité.

Curieuse de savoir comment la pensée d’Hildegarde de Bingen se traduit dans l’engagement des « green sisters »[2], j’ai également voulu documenter les genres d’initiatives mises de l’avant par les religieuses membres du réseau « Sisters of Earth » et de la Conférence religieuse canadienne pour promouvoir la sauvegarde de ce qu’Hildegarde décrit comme la viriditas. Après un survol descriptif des « green sisters », je retracerai l’histoire personnelle d’Hildegarde de Bingen et les éléments clés développés dans la portion de son oeuvre concernant la théologie de la Création[3], construite à partir du concept de viriditas. Après avoir exposé sommairement chacun de ces thèmes, je tenterai un rapprochement entre l’écospiritualité des « green sisters » et la pensée de de Bingen à l’aide d’exemples d’engagements actuels traduisant la démarche écospirituelle des « green sisters » et le déploiement du concept de viriditas tel que défini par Hildegarde de Bingen.

1. Les « green sisters », expression contemporaine de la sororité

L’expression « green sisters » est une expression relativement récente. La première publication d’envergure consacrée aux « green sisters » a été réalisée par Sarah McFarland et publiée en 2009. Dans son ouvrage, McFarland (2009) attire l’attention sur l’expression green sisters qui désigne :

  • des religieuses de tradition catholique qui,

  • tout en respectant leur choix de vie, ont décidé d’innover dans leur engagement, en intégrant la promotion et la sauvegarde de l’environnement.

La référence à la couleur verte quant à elle exprime le lien aux préoccupations environnementales de ces religieuses, mais surtout, leurs préoccupations pour l’ensemble de la Création. Comme McFarland l’explique dans la préface de son ouvrage consacré aux « green sisters » (2009, ix), ces religieuses sont aussi parfois désignées par les expressions « green nuns » ou « eco-nuns »[4].

1.1 Histoire du mouvement des « green sisters »

Ce mouvement, né aux États-Unis, a rapidement dépassé les frontières américaines pour s’étendre un peu partout à travers le monde. Il est difficile de déterminer avec précision à quand remonte la naissance des « green sisters ». Parmi les premières initiatives répertoriées par les travaux de recherche de Sara McFarland (2009, xi), notons la création de la Ferme Genesis au New Jersey, fondée en 1980 par Miriam MacGillis. Les influences intellectuelles au fondement de l’engagement des « green sisters » relèvent notamment de la théologie féministe et de l’écoféminisme. Les écrits de Sally McFague, Elizabeth Johnson, Elizabeth Schüssler Fiorenza, Rosemary Radford Ruether, Joan Chittister et Ivone Gabara ont fourni les bases théologiques à l’engagement des « green sisters ». En matière d’écoféminisme, ce sont les écrits de Charlene Spretnak, soeur Mary Southard[5] et Vandana Shiva – qui sont les plus régulièrement mentionnés dans la littérature comme sources d’inspiration (McFarland 2009, 8).

Au travers de leurs engagements, le mouvement des « green sisters » met l’accent sur cinq principes qui les animent: 1) la capacité de s’émerveiller devant la beauté de la nature, 2) une admiration devant la multitude des interrelations entre les êtres vivants, 3) la reconnaissance du caractère vivant présent dans toute chose, 4) le pouvoir de guérison de la nature, 5) la promotion d’une bonne vie pour soi et les autres dans le respect de la planète (McFarland 2009). Ces cinq principes – fondamentaux non seulement pour ces religieuses, mais pour décrire et comprendre ce qui donne sens aux engagements des « green sisters » – seront abordés plus en détail ultérieurement dans ce texte.

Les « green sisters » se sont donné comme règle de base de développer des projets qui contribuer à l’utilisation responsable des ressources et à la valorisation du développement durable. Pour ce faire, les adhérentes à ce mouvement valorisent ou revalorisent l’interrelation avec la nature que ce soit, en utilisant des techniques agricoles plus respectueuses de la nature, en réintroduisant les liens entre Terre-religion-culture, la préservation de la biodiversité et l’élaboration d’une liturgie verte (McFarland, 2009).

Le travail que souhaitent accomplir les « green sisters » s’inspire d’un désir de transformer la relation que les humains entretiennent avec la planète, de délaisser un modèle de domination au profit d’un modèle de partenariat, intégrant à la fois la sagesse ancestrale (les connaissances millénaires sur les vertus des plantes par exemple), les nouvelles découvertes scientifiques et les prouesses technologiques (par exemple, le chauffage par système géothermique, les véhicules électriques) (McFarland, 2009). On peut parler d’une intersectionnalité entre femme-religion-écologie-culture, qui sous-tend des valeurs de respect de la vie, de solidarité avec les pauvres et de simplicité volontaire. Cette intersectionnalité interpelle trois concepts importants: 1) le féminisme, 2) l’écoféminisme et 3) l’écospiritualité. Pour les deux premières définitions, je retiens les définitions proposées par Joan Chittister, docteure en communication et moniale bénédictine qui a dirigé pendant plusieurs années la Conférence des supérieures religieuses des États-Unis. Chittister écrit :

Le féminisme évoque une nouvelle vision du monde qui transcende le chauvinisme masculin, qui rejette le chauvinisme féminin, qui n’est pas qu’anthropocentrique, mais embrasse la création et trouve sa joie dans la nature et voit “l’image de Dieu” également grande chez la femme et chez l’homme, dans le cosmos et dans l’ensemble de la création.

2006, 117

Dans sa définition de l’écoféminisme, Joan Chittister met l’accent sur ce qui distingue une démarche réelle de ce courant féministe en disant :

L’écoféminisme désigne quant à lui une nouvelle vision du monde. L’écoféminisme ne pratique pas la condescendance en lui accolant l’étiquette d’égalité. L’écoféminisme n’asservit pas au nom de la volonté de Dieu. L’écoféminisme ne divise pas sous prétexte de libération. L’écoféminisme n’exclut pas en invoquant la “loi naturelle”. L’écoféminisme guide l’humanité en redonnant leur intégrité à la religion et à la science.

2006, 117

Le troisième concept, celui d’écospiritualité, se trouve pour les « green sisters », au confluent de l’activisme, du mysticisme de la nature, de la justice sociale, du féminisme et de la tradition métaphysique dans certains cas.  L’écospiritualité inclut la notion d’écologie, qui sur le plan étymologique (du grec oikos) signifie maison et logos (également du grec), désignant la logique ». Ainsi, pour elles, parler d’écospiritualité, c’est chercher à comprendre comment se vit cette relation avec l’ensemble de la création.

Les « green sisters » sont présentes un peu partout à travers le monde. L’après-Vatican II (1965-1968) coïncide avec les débuts des réformes des chapitres généraux à l’intérieur des congrégations religieuses ; elles en ont profité pour procéder à des relectures régulières des trois voeux évangéliques universels qui prennent en considération les nouvelles préoccupations de justice sociale (ce qui comprend les préoccupations écologiques). Le premier voeu est le voeu de pauvreté, centré autour de la simplicité volontaire, dans le respect de la nature. Il se manifeste dans l’engagement de vivre en solidarité avec les pauvres, de façon humble, et reconnaître la loi de la réciprocité entre tous les êtres, ce qui implique de privilégier des choix durables. Pour les « green sisters », le second voeu – le voeu d’obéissance – est d’abord une question de responsabilité personnelle, envers la justice et l’autorité de conscience, comprises comme l’acceptation des chemins que Dieu leur a tracés. Quant au troisième voeu, le voeu de chasteté, il est l’expression de l’amour pour Dieu, qui devient source pour se rendre disponible afin de se dévouer à l’amour du prochain, mais aussi une façon de diminuer la pression sur les ressources de la planète (McFarland 2009). Pour rendre justice aux différentes formes que peuvent prendre ces engagements des religieuses, j’ai choisi de concentrer mon attention sur deux réseaux : les Sisters of Earth et la Conférence religieuse canadienne. Ces implications ont conduit bien des religieuses à concevoir le renouvellement de leur engagement envers l’environnement, démarche qui est à la fois individuelle et collective.

1.2 Le regroupement Sisters of Earth

Le premier réseau qui a retenu mon attention est le réseau international « Sisters of Earth ». C’est en 1993 que Mary Southard – soeur de la congrégation Saint-Joseph, à La Grange en Illinois – décide, avec quelques autres religieuses préoccupées par les catastrophes écologiques des années précédentes, de mettre sur pied un réseau délibérément décentralisé, qui prendra le nom de « Sisters of Earth ». Tous les deux ans, et ce depuis 1994, année de la première conférence internationale du réseau, les religieuses se retrouvent pour réfléchir sur les questions écologiques et l’écospiritualité. Plus spécifiquement, ce congrès est l’occasion d’échanger sur différentes idées en lien avec les préoccupations environnementales (l’agriculture biologique, la préservation des terres et des forêts, l’impact des pesticides sur la santé globale, l’écojustice, l’écorénovation, la sécurité alimentaire, la protection de la biodiversité, le développement de projets éducatifs pour sensibiliser le grand public) et de prendre un moment pour se ressourcer. Toutes les religieuses membres du réseau sont mises à contribution pour animer des ateliers (McFarland 2009, 25). Pour les religieuses membres du regroupement Sisters of Earth, la pensée d’Hildegarde de Bingen exerce une grande influence, pour la richesse de son oeuvre (McFarland 2009, xiv). Par ailleurs, il est à noter que depuis la conférence du réseau de 2002, les Sisters of Earth travaillent en collaboration avec le réseau Leadership Conference of Women Religious of the USA (LCWR).

1.3 La Conférence religieuse canadienne et les « green sisters »

La Conférence religieuse canadienne (CRC) – organisme qui regroupe l’ensemble des communautés religieuses féminines et masculines – prend au sérieux les enjeux d’écologie. Les « green sisters » étant d’abord une manière de désigner les religieuses préoccupées de l’intégration de l’ordre de la création, on les retrouve également plus près de nous au Canada, par l’entremise de la Conférence religieuse canadienne. À la différence du regroupement Sisters of Earth où l’affiliation est individuelle, la CRC est une association regroupant des congrégations. Même si la pensée d’Hildegarde de Bingen n’est généralement pas explicitée, la culture de la viriditas m’apparaît présente non seulement au sein de la mission écologique du service Justice, Paix et Intégrité de la Création (JPIC), mais également dans différents projets mis sur pied par les congrégations religieuses membres. D’ailleurs, la plupart des congrégations membres de la CRC se sont dotées d’un comité JPIC.

Les communautés religieuses ont développé différentes pratiques qui visent « la réflexion et la mise en place d’actions en faveur de la justice sociale, qui inclut un volet touchant la protection de l’environnement » (site internet, CRC, JPIC). En 2002, la CRC met sur pied le service JPIC. Pour ce faire, l’organisme propose des « activités de formation, de rencontres et de partage des connaissances, tant sur des sujets théologiques que sociaux ou environnementaux, et en assurent la promotion auprès de leurs partenaires » (site internet CRC, JPIC ; 2022). Sous l’égide de la CRC, on retrouve également l’Association des religieuses pour les droits des femmes, dont l’un des chevaux de bataille a été la protection de l’environnement.

La mise en commun des savoirs, la collaboration entre les congrégations, mais aussi avec la société laïque est une autre caractéristique des multiples initiatives au Canada. Après la publication de l’encyclique Laudato Si, le « Mouvement Laudato Si » a été créé et le Canada a initié son propre comité de travail. Des membres laïques trouvaient toutefois qu’il y avait une certaine inertie de la part des évêques et ont décidé, en partenariat avec certaines communautés, de mettre sur pied un nouveau comité nommé « La foi et le bien commun » qui a été lancé en janvier 2022. Sur le site, on retrouve une multitude d’outils[6] à l’intention des institutions et des communautés religieuses souhaitant mettre sur pied des projets qui vont dans le prolongement de l’esprit des recommandations de Laudato Si. Par exemple, on y trouve des plans d’action élaborés en fonction de la méthode du Voir-Juger-Agir pour entre autres verdir les espaces sacrés consacrés au recueillement, renouveler l’équilibre intérieur, procéder à des travaux d’écorénovation des bâtiments.

2. Hildegarde de Bingen : une oeuvre portée par la viriditas

Avant d’aborder l’influence de la pensée de sainte Hildegarde, encore faut-il comprendre qui était cette femme parfois considérée comme l’ancêtre de l’écoféminisme qui, près de 800 ans après sa mort, devient en 2012, la quatrième femme docteure de l’Église. Cette abbesse – décrite comme « une des femmes les plus dynamiques du Moyen-Âge » (de Bingen 2011, 13) par Bernard Gorceix dans sa présentation Livre des oeuvres divines (LOD) – est admirée à plusieurs titres : elle est reconnue comme prophétesse, visionnaire, fondatrice de monastère, prédicatrice, théologienne, sans oublier pour sa production en tant que mystique, mais également pour ses compositions de musique sacrée, pour sa production poétique, ainsi que pour ses connaissances encyclopédiques sur les sciences de la nature et la médecine (de Bingen 2014, 2019 ; Dumoulin 2012).

Hildegarde est une pionnière en ce sens qu’elle fait une synthèse des savoirs et développe une pensée centrée sur l’idée d’interdépendance entre les créatures vivantes. Ce qui est essentiel pour cette dernière, c’est l’idée selon laquelle l’homme contient en lui toutes les choses créées, faisant ainsi de lui le miroir du monde.. De plus, de son vivant, elle faisait déjà partie des personnalités importantes de la chrétienté, d’autant plus qu’elle a contribué à la réforme de l’Église du XIIe siècle. Tout au long de sa vie, elle a entretenu des correspondances avec les grands personnages du monde religieux et politique de son époque (trois papes, des princes, des évêques, l’empereur Frédéric Barberousse) (Feldmann 1995, 6-7 ; Pernoud 1994, 69-85).

Hildegarde prétend avoir des visions dès sa tendre enfance, mais ce n’est que vers l’âge de quarante-trois ans qu’elle met par écrit ses visions, avec l’aide du moine Volmar. C’est à partir de ce moment qu’Hildegarde est considérée être une prophétesse (Pernoud 1994, 21-22)[7]. Selon le théologien jésuite Jacques Chênevert (1971), c’est d’abord la parole libératrice qui qualifie un prophète ou une prophétesse. Sur ce sujet, l’introduction aux Prophètes dans la Bible est fort instructive. On y explique que bien souvent, le prophète sent l’obligation de transmettre les messages divins qui lui ont été transmis. Ces messages qui portent en eux l’enseignement de la doctrine déiste, envoyée par Dieu lui-même, cherchent à rappeler à l’humanité la volonté divine et à la ramener vers le droit chemin. Ainsi, les prophètes ont conscience de l’origine divine des messages qu’ils ou elles reçoivent. Les messages divins peuvent être reçus de différentes façons : des visions (Is 6), des auditions (Dn 7) ou encore, par ce que les prophètes vont décrire comme un élan intérieur (Jr 24) (Introduction aux Prophètes, Bible de Jérusalem, 1999).

Par ailleurs, les prophètes vont habituellement recevoir leurs messages dans des moments de crise. De ce point de vue, Hildegarde ne fait pas exception à la règle. Née à la fin du XIe siècle, l’existence d’Hildegarde se déroule à une époque turbulente marquée par la présence des cathares, la première et la deuxième guerre des Croisades avec de nombreuses batailles contre les ennemis de la chrétienté ainsi que la corruption des moeurs du clergé (Pernoud 1994, 22-23). Si on examine le contexte dans lequel Hildegarde a évolué, il est incontestable que l’Église qu’elle a connue de son vivant était déchirée par de nombreux conflits avec la royauté et la corruption du clergé la grugeait de l’intérieur. « Mais le prophète ne fait pas que parler : il agit aussi et souvent en même temps qu’il parle. À cet égard, ce qu’est le prophète lui-même, dans son vécu constant, pose déjà l’acte fondamental qui authentifie sa parole et en démontre la cohérence entière » (Chênevert 1971, 201). Au regard de la définition ci-dessus et à la lumière de la parole et de la façon d’être dans le monde d’Hildegarde, pensons à comment elle a utilisé sa voix pour instruire, mais aussi pour parler franchement aux qui osait parler franchement aux personnages politiques de son époque, ou au zèle qu’elle a déployé pour traduire ses visions par écrit, de la mise par écrit de ses visions qu’elle traduisait par la suite de différentes façons (dans ses compositions musicales et son travail dans la confection de remèdes par exemple), il est juste de qualifier Hildegarde de prophétesse.

Un des principes qui traverse l’oeuvre d’Hildegarde est celui de l’unité de l’être humain, tel qu’enseigné par 1 Th 5,23 : « Que tout ce que vous êtes, corps, âme et esprit, se conserve irréprochable pour la venue de notre Seigneur Jésus-Christ ». Elle met en valeur une vision intégrale de l’être, composé d’un corps, d’une âme et d’un esprit. Comme l’explique Dumoulin dans son ouvrage consacré à Hildegarde, cette dernière se préoccupait de soigner l’ensemble des composantes de l’être humain, toutes aussi importantes et qui s’influencent entre elles (Dumoulin 2012, 52).

2.1 La viriditas ou l’omniprésence de la force divine de la vie

La théologie de la Création, pensée à partir de la notion de viriditas, avait déjà été réfléchie par d’autres théologiens ayant précédé notre abbesse, notamment Grégoire le Grand (540-604) (Dadosky 2018, 81). Si Grégoire le Grand avait abordé la notion de viriditas à partir des textes bibliques, Hildegarde quant à elle propose une approche de la même notion à partir des visions qu’elle reçoit tout au long de sa vie (Jones, s.d.). Le récit de la création du monde tel que décrit dans le livre de la Genèse (Gn 1. 1-31) constitue le point de départ pour comprendre la notion de viriditas. Même si Adam et Ève sont expulsés du jardin d’Éden à la suite de la tentation par le diable, Dieu fait preuve de charité à leur endroit et leur donne la possibilité de reconstruire les liens, la relation avec Dieu (Jones, s.d.). Comme Dieu est Dieu de vie, vie présente dans toutes les créatures qui constituent le monde, Il leur a donné la responsabilité de prendre soin de la Création. La viriditas correspond ainsi à la force de vie physique, mais également spirituelle. Selon le réseau « Global Sisters », qui diffuse de l’information sur les différents ministères des religieuses à partir principalement du point de vue des religieuses, la viriditas serait la manifestation de la nature féminine de Dieu dans sa dimension créatrice, en mettant l’accent également sur la fraîcheur de la vie, la fertilité et le développement continu de la vie spirituelle (Renu 2022).

Le concept latin de viriditas – son équivalent français étant la viridité – est utilisé par Hildegarde pour décrire « la verte fraîcheur de la vie » qui représente la santé. Dans le quotidien de la vie au monastère du Disidodenberg, « das grün » (la viriditas) donnait sens à chaque aspect de la vie. En latin, viridis signifie vert, vigoureux ; l’idée est traduite en anglais par la notion de « green power ». Dumoulin (2012, 66) décortique ainsi la racine du mot viriditas, associé à la vie (vita), l’agir (opus), l’énergie (vis) et la vigueur (virtus), ce qui peut se traduire par le feu divin. Ce concept valorise la vénération de la Terre-Mère et le retour du « green man » et de la « green woman »[8].

Schématiquement, l’idée selon laquelle tout est rapport avec l’âme de l’homme et l’âme du monde sous-tend la notion de viridité. Cette notion traverse et évolue au fil des oeuvres de sainte Hildegarde. Dans son ouvrage consacré à l’abbesse, Régine Pernoud – historienne française spécialiste de l’époque médiévale – explique qu’Hildegarde va appliquer dans son oeuvre le concept à la nature et à la femme et l’homme pour désigner « cette énergie qui fait pousser les plantes et par laquelle la femme et l’homme se développent » dans leur âme et leur vie spirituelle (Pernoud 1994, 94). Pour sa part, Nameeta Renu souligne la mise en opposition de la notion de viriditas avec celle d’ariditas qu’on retrouve notamment dans tous les discours sur les vices et les vertus rédigés par Hildegarde (Renu 2022, 4). La femme et l’homme, seules créatures à comprendre le bien et le mal, doivent agir de façon responsable envers la Création (Feldmann 1995, 177). Parce que tout est relié, les mauvaises actions sur l’environnement ont des impacts et viennent troubler l’ordre écologique. La notion de viriditas est aussi associée au discernement. Viriditas est un mot au centre de la spiritualité – un mot porteur d’une promesse, de la même façon que fut la mort de Jésus sur la croix et sa résurrection. À l’opposé, l’ariditas caractérise la vie dépourvue de quête spirituelle (Jones [s. d.], 3).

Je vais maintenant m’attacher à une présentation sommaire de l’oeuvre d’Hildegarde qui comprend deux types d’ouvrages : les ouvrages visionnaires dans lesquels elle expose ses visions et les ouvrages non visionnaires dans lesquels la viriditas est mobilisée.

2.2 Les ouvrages visionnaires 

En 1151, Hildegarde achève la rédaction de son premier livre, Scivias (« Sache les voies »), dans lequel elle expose des visions qui situent les bases de la vie chrétienne : 1) le créateur et la création, 2) le Messie et l’Église, 3) l’histoire du Salut. À travers les trente-cinq visions qu’elle expose, elle retrace l’histoire de la Création, du Salut et de la fin des temps. De là, elle développe une théologie cosmique, où l’amour de Dieu envers sa création occupe une place importante. Dans le Scivias, la viridité peut être affectée par l’instabilité intérieure de l’humain. C’est ainsi que toute épreuve peut devenir une grâce. Le pape Eugène III, après avoir lu des passages de ce premier ouvrage d’Hildegarde devant une foule assemblée lors du synode de Trèves en 1147, accueille avec joie le livre de notre abbesse ; il donne son consentement à l’enseignement de ce qu’elle annonce dans le livre.

En 1163, Hildegarde termine son deuxième ouvrage, « Le livre des mérites de la vie » (Liber vitae meritorum [LMV]), où elle reprend le thème de l’histoire du Salut qu’elle développe à travers une série de dialogues dans lesquels se confrontent les vices et les vertus de la nature humaine (Pernoud 1994, 60). On y retrouve des descriptions des bons et des mauvais côtés de l’humain tout en valorisant la pratique du discernement afin de distinguer le bien du mal. Ainsi, les forces qui rendent malade sont associées à l’ariditas (par exemple, la luxure, le mensonge, la malice, la déloyauté, l’égoïsme) alors que les forces qui guérissent (par exemple, la miséricorde, la patience, la générosité, la vérité, la paix) relèvent de la viriditas. Pour Hildegarde, les vices viennent affaiblir la force vitale en introduisant des tourments à l’intérieur de l’homme. En ce sens, consentir au péché serait d’abord une expression de l’idolâtrie de sa personne, ce qui éloigne de l’humilité, vertu nécessaire à l’accomplissement de la volonté divine (de Bingen 2014, 21-23).

La période consacrée à la rédaction de son troisième ouvrage, le Liber divinorum operum (« le Livre des oeuvres divines » [LOD]), fut également la période dans la vie d’Hildegarde où elle effectua plusieurs voyages, ce qui était exceptionnel pour l’époque (de Bingen 2014, 16). Terminé en 1174 alors qu’Hildegarde est âgée de 76 ans, elle y expose sa vision de l’être humain et de l’univers. L’ouvrage traite de la place de l’homme dans l’univers et de l’importance de l’homme pour Dieu. Pour cette dernière, « l’homme est créé pour la joie, mais non pas pour son plaisir sans égard pour les autres » (de Bingen 2011, 180). Sa conception de la viriditas découle ici de sa compréhension des Écritures et des écrits des Pères de l’Église (Retu 2022, 3). Dans la première vision, elle explique en quoi consiste la viriditas selon une image hypostatique de la trinité (Jones, 3) : l’Éternité (le Père), le Verbe (le Fils), le Souffle (le Saint-Esprit) (Pernoud 1994, 90). Si le Verbe y joue un rôle important, car il est venu effacer la tache originelle, l’Esprit est tout aussi important, car c’est à lui qu’on attribue le souffle de la vie. Finalement, pour nous faire connaître la toute-puissance de Dieu, elle utilise également les qualités qu’elle associe aux différents éléments de la nature. Ainsi, l’air, le feu, la terre et l’eau sont des éléments importants dans la création qui conduisent à l’harmonie.

Au fil des pages de LOD, la viriditas y est décrite comme à la source de l’âme, qui vient par la suite, donner vie au corps (de Bingen 2011, 83). Si on fait le bilan des visions du LOD, elles traduisent la totalité de l’oeuvre de Dieu, l’idée selon laquelle l’homme est venu parachever l’oeuvre de Dieu. Viriditas est synonyme de grâce de Dieu (Strehlow et coll. 1988, xxvi), de communion avec l’ordre de la création, expression de la souveraineté et de l’omniprésence du pouvoir de Dieu alors que l’ariditas, symbolise la désolation, la destruction, personnifiée notamment dans Satan. Encore ici dans ce troisième ouvrage, la dimension structurelle prophétique (dénonciation, annonce et espérance) est omniprésente.

Nameeta Renu – docteure en théologie[9] ayant consacré sa thèse de doctorat à la notion de viriditas – décèle dans cette notion l’expression de « l’aspect féminin de Dieu dans sa dimension créatrice, auquel elle associe la fraîcheur, la fertilité et la démarche continue de croissance spirituelle » (Renu, 20 avril 2022, 3). Renu suggère que la notion d’ariditas s’exprime dans le monde « par la présence de discrimination, de racisme, d’abus sexuels et spirituels, d’abus de pouvoir ou de manque de discernement dans la vie religieuse » (Renu, 27 avril 2022, 5). Ces thèmes mentionnés par Renu sont des soucis actuels, et ce, à travers le monde, au coeur des luttes relevées par les communautés religieuses féminines, qui se traduisent par une variété d’actions. Dans le même sens, dans un texte consacré à l’écospiritualité, Pierrette Daviau se réfère à la pensée du théologien Jean Zizioulas pour expliquer que « la crise écologique est la crise d’une culture qui a perdu le sens de la sacralité du Cosmos, parce qu’elle a perdu sa relation à Dieu » (Daviau 2019, 2). Ainsi, l’amour de Dieu envers sa création est une invitation lancée à l’humanité pour reproduire les enseignements de Dieu et d’assumer pleinement la responsabilité que Dieu avait donnée à l’homme dans le livre de la Genèse, soit celle de prendre soin de la création, comme on peut le lire en Gn 2,15 : « Yahvé Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder. » Joan Chittister – qui aborde également cet extrait biblique dans son livre Au coeur du monde. Regard spirituel sur le monde d’aujourd’hui – souligne que « le jardin d’Eden [sic] n’est pas un havre d’irresponsabilité. C’est un lieu de créativité et d’engagement, de comptes à rendre et d’action constructive, un domaine dont on préserve les fruits et qu’on transmettra en héritage aux générations à venir » (Chittister 2006, 32).

Un des commentateurs du LOD — Hans Liebeschütz — souligne qu’à l’époque d’Hildegarde, sur le plan intellectuel, il y a sur l’Europe un déferlement des influences, notamment les cosmologies orientales, iraniennes et gnostiques. Il y a donc probablement eu chez cette bénédictine, un désir de combiner les doctrines afin de procéder à une synthèse des savoirs, tendance qui s’accéléra au XIIIe siècle (de Bingen 2011, 31).

2.3 Les ouvrages non visionnaires

Avant de terminer cette dernière partie, j’aimerais m’arrêter rapidement sur les oeuvres non visionnaires. Notons Le Livre des subtilités des diverses natures, rédigé de 1151 à 1158, qui se veut un traité de sciences naturelles et de médecine. Après la mort d’Hildegarde, l’ouvrage sera présenté en deux tomes (Maurin 1992, 32). Dans le premier tome, Physica, elle décrit les vertus et dangers de 513 plantes, animaux, pierres et métaux pour l’homme, dans un souci de préservation du principe de vie. Dans le deuxième tome, Causae et curaea diversarum morborum, elle décrit les maladies et présente les remèdes pour les guérir. Hildegarde définit la viriditas comme étant la force vitale qui circule à l’intérieur. Pour décrire cette force, elle reprend les savoirs d’auteurs anciens (Hippocrate, Théophraste, Constantin l’Africain) pour décrire les propriétés des plantes ou des pierres (chaud/froid, sec/humide) (de Bingen 2019, 20). Elle relie la santé du monde naturel à la santé du corps humain (Mesman 2016, 6). Par ailleurs, la viriditas s’exprime également dans les oeuvres de poésie et des oeuvres musicales de de Bingen comme la Symphonie des révélations des harmonies célestes, composée de soixante-dix-sept chants dont la plupart sont dédiés à la Vierge Marie, et Ordo Virtutum (Le Jeu des Vertus), qui comprend quatre-vingt-deux mélodies où s’affrontent le bien et le mal. Selon Hildegarde, la musique était privilégiée pour la guérison spirituelle.

Certes, s’il est délicat d’appliquer les critères de notre époque à celle dans laquelle Hildegarde a vécu, il demeure que plusieurs de ses actions dénotent qu’elle fût une femme qui a joué un rôle de premier plan dans l’Allemagne moyenâgeux, dans la vie de l’Église de son temps. Femme d’action, elle s’est détachée de l’autorité masculine du Disidodenberg pour aller fonder son propre monastère, elle a acquis l’autonomie financière de son monastère et, comme en fait mention Dumoulin dans sa lecture du Scivias, « elle défend avec ardeur le rôle unique de la femme en le fondant sur l’Écriture Sainte. C’est parce que Dieu fut engendré par une femme que la femme est une créature bénie entre toutes » (Dumoulin 2012, 12). Si, rarement une femme avait pu prendre la parole publiquement avant la fin du XIXe siècle, Hildegarde a su dépasser les normes de l’époque avec l’appui de ceux qui détenaient le pouvoir sur la scène religieuse, particulièrement Bernard de Clairvaux et le pape Eugène III qui avaient tous deux reconnu les qualités prophétiques des visions d’Hildegarde (de Bingen 2011, 16).

Dans la troisième et dernière partie, je reprends chacun des cinq principes identifiés dans la première partie du texte et tenterai d’illustrer comment les fondements de la pensée d’Hildegarde se déploient dans l’action des « green sisters ».

3. Rapprochement entre la pensée d’Hildegarde de Bingen et l’écospiritualité des « green sisters »

La sous-question à laquelle je proposais de répondre dans l’introduction était « quels genres d’initiatives les religieuses membres du réseau “Sisters of Earth” et de la Conférence religieuse canadienne ont-elles mises de l’avant pour promouvoir la sauvegarde de ce qu’Hildegarde décrit comme la viriditas ? » À la lumière des enjeux du monde actuel, la pensée d’Hildegarde est, à mon sens, on ne peut plus pertinente parce qu’elle met l’accent sur les failles de notre monde collectif et individuel. Si on prend le dévouement des « green sisters » à la cause écologique, celui-ci semble porté par une écospiritualité qui s’ancre dans la valorisation de la viriditas. L’agentivité des religieuses trouve ses points d’appui dans une sororité se déployant de mille et une façons. Cette sororité est à l’oeuvre par exemple, dans les jeûnes qu’elles entreprennent pour dénoncer les injustices, la promotion de l’ordination des femmes, leurs associations avec des regroupements qui prennent la parole sur la scène publique (McFarland 2009, chapitre 1). C’est ainsi que certaines congrégations religieuses féminines expriment leur leadership sur la scène locale, régionale, provinciale et internationale pour faire entendre la voix des femmes devant les injustices dont elles font l’objet au quotidien, injustices intimement liées à la surexploitation des ressources et la façon dont nous entrons en relation avec la planète. Malgré une présence internationale des « green sisters », j’ai choisi d’illustrer leurs actions par des exemples provenant d’initiatives québécoises, canadiennes et américaines. Je vous invite à garder à l’esprit que ces principes ne sont jamais clos; toutes ces propositions s’entrecroisent et s’enrichissent mutuellement.

3.1 Le premier principe, la contemplation de la création

La contemplation de la création qu’on retrouve au coeur de l’oeuvre d’Hildegarde est reprise dans la spiritualité incarnée dans le quotidien des actions des « green sisters ». Sallie McFague parle d’une théologie selon laquelle la Terre serait le corps de Dieu. Kathy Murtha, membre associée de l’IBVM, résume quant à elle ainsi l’influence de la pensée d’Hildegarde dans son engagement « God is my garden » (« Dieu est mon jardin »), qui traduit également la présence de Dieu. De façon générale, les religieuses partent du constat selon lequel la planète est en danger. Ce constat, elles se l’approprient en fonction des nouvelles réalités qu’elles intègrent non seulement dans leurs activités quotidiennes, mais également, en faisant émerger de nouvelles pratiques spirituelles. Cette liturgie verte s’exprime par exemple à travers l’organisation de célébrations pour la Journée de la Terre, des chemins de croix environnementaux. Inspirées du modèle du chemin de croix, certaines communautés religieuses proposent des sentiers pour méditer sur la planète ou des marches cosmiques pour méditer sur notre place dans l’histoire de l’univers. Quant à Miriam MacGillis, elle mentionne la célébration des solstices et équinoxes, qui marque le passage des saisons, moments dans l’année qui peuvent être l’occasion de communion avec la nature (McFarland 2009). Dans la même veine, les religieuses de la congrégation Notre-Dame de Montréal se sont pour leur part affiliées au réseau des Églises vertes depuis 2018 (McGrath 2022). En visitant le site internet du réseau (www.eglisesvertes.ca), vous y découvrirez des exemples d’outils mis à la disposition des individus et des organismes afin de réfléchir et développer des actions en lien avec l’écospiritualité comme la protection de la Création en diminuant notamment l’empreinte humaine sur l’ordre de la Création.

3.2 Le deuxième principe consiste à reconnaître l’interrelation entre les êtres vivants

Chez Hildegarde, on retrouve l’illustration de ce thème lorsqu’elle expose un savoir sur les éléments de la nature, qu’on retrouve dans Physica et Causae et Curae. Elle réitère l’idée selon laquelle le monde n’existe pas que pour les êtres humains. En ignorant notre responsabilité, mais aussi notre lien d’identification avec la planète, cela a comme effet d’endommager non seulement la santé du corps, mais aussi celle de l’âme. Ou encore, comme l’écrit Jessica Mesman en citant soeur Caroline Sullivan, Dominicaine du Wisconsin :

La façon dont je traite toute créature vivante importe, car la façon dont je traite les autres créatures est le reflet du rapport entretenu avec soi et avec les autres. En d’autres termes, nous devrions traiter toute forme de vie avec dignité

Mesman 2016, 8

En somme, ces femmes préconisent des actions qui préservent le respect de la vie et de l’ordre de la création.

3.3 Le troisième principe, la reconnaissance du caractère vivant présent dans toute chose

Ce principe s’échafaude en continuité avec le deuxième. Il est d’abord et avant tout une invitation à réfléchir sur la façon dont on interagit avec l’environnement et la façon dont on utilise les ressources disponibles. Par exemple, l’écoféminisme des « green sisters » s’incarne également dans l’utilisation de l’espace et dans l’architecture des bâtiments. Pour leur part, les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame (CND) intègrent les règles d’écorénovation, elles évaluent régulièrement leur empreinte carbone et tentent autant que faire se peut d’utiliser les transports collectifs. Tous ces gestes ont comme objectif de protéger la planète, de prendre soin de l’ensemble des êtres vivants, notamment en utilisant seulement ce dont on a besoin et en partageant ce qu’on possède avec d’autres (Maura McGrath, CND Montréal, 2022).

Réduire l’empreinte écologique passe pour les « green sisters » par le végétarisme ou l’utilisation des produits locaux et saisonniers (Claquin 2021, 2). Maureen Wild, soeur de la Charité rappelle que « l’on devient ce à quoi nous donnons de la valeur ». À travers la nourriture que nous consommons, nous sommes en relation avec la communauté vivante. Faire des choix alimentaires judicieux, c’est aussi prendre en considération la distance parcourue par les produits avant d’arriver dans nos assiettes (Feldmann 1995, 169-171). À partir d’entrevues qu’elle a réalisées auprès des « green sisters », Sarah McFarland dégage trois facteurs importants sur le plan éthique porté par ces dernières : 1) pour faire des choix éthiques, il importe de favoriser des choix alimentaires qui se veulent intègres pour l’ensemble de la chaîne de production (sur ce critère, le café acheté par les CND dans l’ensemble des maisons se doit d’être du café équitable) ; 2) faire des choix éclairés dans la production alimentaire et la livraison ; 3) faire preuve de gratitude et faire place à la célébration lors de la préparation et la consommation de la nourriture (McFarland 2009, 163).

Plusieurs communautés religieuses ont développé des jardins communautaires qui permettent de fournir des aliments biologiques pour la région, mais également d’encourager la réinsertion sociale aux plus démunis[10]. Cela permet de faire la promotion de la justice économique, de la sécurité alimentaire et de dénoncer les difficultés des petites fermes familiales qui ont de la difficulté à compétitionner contre les grandes fermes.

3.4 Le quatrième principe se concentre sur le pouvoir de guérison de la nature

Le pouvoir de guérison des éléments était au centre des deux ouvrages de médecine d’Hildegarde, Physica (de Bingen 2019, 19) et Causae et Curae. Ce qui va d’abord attirer les religieuses dans les travaux d’Hildegarde, c’est cette mise en relation entre la santé de la nature et la santé du corps humain (Mesman 2016, 6). Dans l’écospiritualité, les habitudes alimentaires sont envisagées comme des façons de guérir le corps des femmes, mais aussi le corps de la planète. On pratique parfois le jeûne comme pratique de détachement (McFarland 2009), mais aussi, pour permettre au corps de se guérir. Ce qui est donc au coeur du pouvoir de guérison, c’est la viriditas en tant que force vitale.

3.5 Le cinquième thème commun insiste sur la promotion d’une bonne vie dans le respect de la planète

Le lien qu’il est possible de faire entre ce principe et l’oeuvre d'Hildegarde est, selon moi, ce désir d’adopter son mode de vie, individuel et collectif, en vue du rétablissement de l’harmonie, d’un retour au jardin d’Éden. La collaboration intercommunautaire s’avère particulièrement utile dans le développement d’une agriculture biodynamique, où la qualité prime sur la quantité. Ce qui est fondamental, c’est le paradigme selon lequel la Terre est un organisme vivant. Cette approche est très complexe, car elle implique la prise en compte de plusieurs éléments par exemple : le respect d’un calendrier pour la plantation, une observation de la nature, le respect du rythme cosmique (les périodes de luminosité, la position des étoiles et des planètes), les soins à apporter au sol[11].

La création de banques pour la sauvegarde des semences traditionnelles et de la biodiversité est un autre projet développé par les « green sisters ». Comparativement aux aliments modifiés génétiquement, ces produits présentent l’avantage d’être plus goûteux et nourrissants. La création de ces banques de semences vise aussi à contrer les effets délétères de certaines pratiques agricoles. En se concentrant sur un nombre limité d’aliments cultivé, c’est la sécurité alimentaire qui est compromise, comme ce fut le cas lors de la famine de la pomme de terre en Irlande, nous rendant vulnérables et dépendants (McFarland 2009, chap. 7).

La promotion d’une bonne vie s’inscrit parfois dans des actions politiques. On y parle de plusieurs types d’engagements des religieuses dans l’activisme environnemental. Par exemple, les religieuses de la CND de Montréal ont également participé au rassemblement pour la marche du climat à New York en 2019. Pour protéger les terres pour les générations futures, certaines communautés vont créer des trusts, afin de limiter l’expansion urbaine sur des terres fertiles (McFarland 2009). Patricia Daly, membre dominicaine, a contribué à la réflexion sur l’éthique des compagnies lorsque vient le temps d’acheter des titres, le pouvoir que les actionnaires peuvent avoir afin de responsabiliser les compagnies quant à leurs impacts environnementaux. Autre exemple, en 2002, trois Dominicaines, vêtues d’habits de protection contre les déchets toxiques, ont pénétré sur la propriété d’une base de lancement de missiles au Colorado et elles ont peinturé une croix avec leur sang sur le silo (McFarland 2009). Lors d’une entrevue réalisée en mai 2022, Maureen Wild — soeur de la Charité en Colombie-Britannique — m’a parlé de la présence sur le terrain des membres de sa congrégation aux côtés des communautés autochtones dans les manifestations afin d’empêcher l’exploitation des sables bitumineux et la construction d’un oléoduc.

L’action politique va généralement de pair avec la reconnaissance des droits. À titre d’exemples, on peut penser aux initiatives suivantes : l’adoption de la Charte de la Terre pour la protection de l’environnement en 2002, la défense des droits humains et le développement durable, luttes supportées par les Nations Unies[12]. Un peu partout à travers le monde, les communautés religieuses féminines déploient des initiatives ; fermes organiques, préservation des terres, travail contre l’emploi de produits toxiques, écojustice, écorénovation, éducation, écospiritualité (McFarland 2009) sont autant de manières de rendre grâce et de préserver la beauté du monde à travers laquelle on perçoit la présence de Dieu.

Conclusion

Les « green sisters », c’est d’abord un qualificatif pour désigner les religieuses catholiques préoccupées de l’environnement. Si je devais résumer en mes propres mots, c’est une posture de vie qui peut être intellectuelle, théologique, spirituelle ou tout cela en même temps. Comme on l’a vu au début de ce texte, la notion de viriditas est le concept clé sur lequel sainte Hildegarde a élaboré l’ensemble de son oeuvre. Les « green sisters » nous parlent de viriditas à travers leurs multiples initiatives pour protéger l’environnement tout en valorisant la solidarité. Tout comme Hildegarde qui a été une femme qui a su utiliser son influence pour dénoncer des situations inadmissibles (la corruption de l’Église, se faire agente de transmission des savoirs), les « green sisters » du XXIe siècle sont des femmes qui font la promotion de la viriditas à travers leurs multiples engagements. Même si plusieurs congrégations religieuses ont vécu au fil des années des transformations drastiques de leurs charismes initiaux définis par les fondatrices de ces congrégations, les « green sisters » sont toujours à l’avant-garde des transformations sociologiques du monde actuel. Ce qui se dégage de l’ensemble de l’oeuvre d’Hildegarde et de l’intégration de la pensée de cette dernière dans les projets des green sisters, c’est la vitalité de l’enseignement du livre de la Genèse et le rappel constant de notre relation à Dieu, notre relation au prochain et notre relation à la planète. Hildegarde a su mettre en lumière les liens entre l’ensemble des éléments de la nature, les liens entre écologie et spiritualité et elle a su reconnaître la nature féminine présente en Dieu. Quant aux « green sisters » si les initiatives de ces religieuses se font solidaires de la préservation de la viriditas, la question qui se pose est de savoir si l’écospiritualité saura prendre sa place dans les grands débats à venir sur l’environnement.