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Le nombre exponentiel d’événements climatiques extrêmes survenus au cours de l’année 2023, au Canada et ailleurs, met en évidence l’urgence d’agir face aux menaces tangibles et inégalement réparties de la crise socio-écologique (Dominelli, 2012). Devant cette accélération sans précédent des changements climatiques, la discipline du travail social fait face à des défis majeurs (Coates et Gray, 2019). Une réforme des pratiques et de la formation est devenue nécessaire afin que les actrices et acteurs de la profession puissent développer des savoirs écosociaux et contribuer stratégiquement à la transition sociale-écologique (TSE). Porteur de justice écologique, ce concept se définit comme

un passage de l’état actuel du système à un état socialement plus juste, inclusif, écologiquement viable, rendu possible grâce à une transformation de nos pratiques démocratiques, de nos modes de production, de consommations, de vivre ensemble et de nos représentations (récits) […]

Audet et coll., 2015, cités dans Guay-Boutet et coll., 2022, p. 24

Au-delà des stratégies de transition technocentrées, promues dans les sphères politiques et publiques comme des solutions primaires contre les changements climatiques (Larocque, 2023a), ce morcellement sociétal et environnemental signale un enjeu plus profond qui concerne la rupture de la relation humain-Nature[11] (Latour, 2021). En effet, au sein des sociétés occidentales, la Nature est appréhendée de manière dominante comme une unité économique et sociale destinée à être exploitée, développée et échangée pour répondre à des besoins humains (Morizot, 2020). Cette conception instrumentale et utilitariste du monde naturel ainsi que la dévalorisation des besoins des autres-qu’humains faisant partie de la « communauté-terre » (land community) (Leopold, 1949, p. 204), représente un fléau majeur peu discuté en travail social. Pourtant, cette idéologie anthropocentrique, centrée sur les humains (surtout privilégiés) et n’assignant aucune valeur intrinsèque aux autres-qu’humains (Kloetzel, 2023), imprègne pernicieusement les croyances de base qui structurent l’intervention sociale contemporaine (Rambaree et coll., 2019). En faveur d’une conceptualisation relationnelle de la crise socio-écologique où le déclin de la sensibilité et de la solidarité au vivant serait mis en cause (Latour, 2021), cet article comble un angle mort en travail social en abordant empiriquement la (re)liaison, la (re)connectivité et la réciprocité à la Nature comme des processus fondamentaux à une TSE transformatrice, visant à déhiérarchiser et restaurer les liens entre les humains et la Nature-territoire[12] cohabitée.

Le récent engouement pour le travail écosocial (Larocque, 2023b) laisse croire que la profession profite de cet espace-temps pour repenser sa mission à l’aune de ce projet sociétal de la TSE, et pour contribuer à bâtir un avenir fondé sur un « vivre ensemble, sur Terre » (Sauvé, 2009, p. 1). Le positionnement relationnel susmentionné est d’ailleurs préconisé par le « travail écosocial transformateur » (Boetto, 2017) (« travail écosocial » pour simplifier), un champ émergent qui, par sa vocation à contribuer à un virage paradigmatique écocentrique (lequel adhère à une logique d’interdépendance et d’équité) (Coates et Gray, 2019), ouvre la voie vers des manières alternatives d’être, de penser et de faire (Boetto, 2017) le travail social. Cependant, la littérature portant sur les modalités de mise en oeuvre du travail écosocial reste maigre (Boetto et coll., 2020), ce qui rend difficile de concrétiser les usages de ce nouveau paradigme dans les actions quotidiennes des intervenantes sociales et des intervenants sociaux. Ainsi, la question actuellement brûlante concerne le moyen : Comment incarner et mettre en oeuvre un paradigme écocentrique? Comment contribuer à structurer la TSE autour des enjeux de justice écologique? Comment faire fleurir des relations et modes de vie alternatifs, fondés sur la solidarité et la réciprocité socio-écologique? Enfin, quelles modalités de pratiques offrent des terrains fertiles pour inspirer et incarner ce changement paradigmatique?

C’est dans ce contexte de co-construction interdisciplinaire du travail écosocial que je propose que l’Intervention par la Nature et l’Aventure (INA) (Moreau et coll., 2023) occupe un rôle majeur dans ce virage écocentrique (Larocque, 2023b). En tant que modalité qui se concrétise en contexte de plein air (Gargano, 2022) et qui favorise une approche fondée sur le lieu (land-based) (Willis, 2011), l’INA offre des pistes d’intervention incomparables pour renforcer la (re)connectivité à la Nature-territoire (Rojo et Bergeron, 2021). Alors que les bienfaits de l’INA sur la santé humaine sont bien documentés (Gargano, 2018), peu d’études se sont penchées sur les stratégies pratiques et concrètes pour ancrer cette modalité dans une perspective écosociale et de TSE. En ce sens, le présent article emboîte le pas vers un sentier peu exploré en cherchant à répondre à la question suivante : Au-delà des bienfaits humains, comment et selon quels mécanismes d’intervention l’INA peut-elle contribuer à construire des relations réciproques à la Nature-territoire au sein de laquelle se déploie l’intervention?

Afin de répondre à cette question, l’article s’appuie sur des résultats d’une recherche-intervention (Stassart et coll., 2008) menée dans le cadre d’un projet doctoral visant notamment à étudier les processus de transformation des rapports à la Nature-territoire au sein d’un programme INA offert à des jeunes de 18 à 30 ans. Afin de cadrer l’INA en tant que réponse possible à la crise socio-écologique, le cadre théorique du travail écosocial (Boetto, 2017) servira de canevas pour solidifier un positionnement ontologique écocentrique (Coates et Gray, 2019).

Pour éclaircir ce sentier encore peu exploré, il s’agira premièrement de tracer les grandes lignes du modèle écosocial (Boetto, 2017) et de l’INA pour ensuite présenter le concept de réciprocité, lequel est enraciné dans l’épistémologie relationnelle issue de la cosmologie autochtone (Bell, 2014; Kimmerer, 2021). Une description de la méthodologie permettra de saisir les étapes collaboratives de cette recherche-intervention et de comprendre les objectifs du programme d’intervention, intitulé Pieds sur Terre. Dans la section suivante, qui aborde les résultats, trois leviers pour cultiver la réciprocité seront décrits et appuyés par des données empiriques. Enfin, la discussion présentera les retombées pour la pratique du travail écosocial et abordera les postures d’intervention à considérer pour favoriser le déploiement de la réciprocité socio-écologique en INA.

Le travail écosocial : vers une ontologie relationnelle et écocentrique

Émergeant de la littérature anglo-saxonne, le travail écosocial se développe progressivement depuis les années 2000 (Ramsay et Boddy, 2017), mais ne fait que commencer à prendre de l’ampleur au point d’influencer la mission et les lignes directrices des instances réglementaires du travail social au Canada et à l’international (Larocque, 2023b). Ancré dans les théories critiques (Dominelli, 2012), le travail écosocial considère la dimension écologique comme étant constitutive de la santé humaine et planétaire (Coates et Gray, 2019), et se réclame d’une vision holistique et transformatrice pour formaliser et déployer l’intervention sociale (Boetto, 2017). Ainsi, la notion de « justice écologique » (Rambaree et coll., 2019), laquelle étend les frontières morales au-delà des besoins et intérêts humains pour inclure ceux des autres-qu’humains (Besthorn, 2013), est au centre de la perspective écosociale. En tant que projet élargi de la justice sociale et environnementale (Rambaree et coll., 2019), cette posture évoque une logique relationnelle qui incite à nourrir une alliance bidirectionnelle et équitable entre les humains et les écosystèmes qui forment leurs milieux de vie.

À l’heure actuelle, l’intervention écosociale mise peu sur les potentialités de ce travail de reliaison et de connectivité à la Nature-territoire (Boelen, 2021b) et emprunte surtout une approche réactionnelle pour répondre aux situations d’urgence liées aux impacts des changements climatiques (par ex., raréfaction des ressources, événements climatiques extrêmes, insécurité alimentaire; écoanxiété) (Krings et coll., 2020). À plus long terme, il serait stratégique de prioriser des interventions proactives qui ont comme objectif d’agir sur les causes fondamentales de la crise socio-écologique, dont les rapports humain-Nature (Latour, 2021). En ce sens, le modèle écosocial (Boetto, 2017) offre un cadre à envisager pour stimuler ce processus de (re)liaison au vivant.

Cadre conceptuel : être, penser et faire du travail écosocial

Le modèle conceptuel proposé par Boetto (2017) conceptualise le travail écosocial selon trois bases fondamentales : ontologique (être), épistémologique (penser) et méthodologique (faire) (Figure 1).

Figure 1

Les trois dimensions du modèle conceptuel du travail écosocial (Boetto, 2017, p. 52, traduction libre)[13]

Les trois dimensions du modèle conceptuel du travail écosocial (Boetto, 2017, p. 52, traduction libre)13

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La première dimension (ontologique — être), en position centrale, fait référence à la posture de départ (écocentrique) à partir de laquelle peut s’amorcer une transformation en profondeur des savoirs et des pratiques en travail social. Ainsi, l’identité écologique individuelle, professionnelle et citoyenne se construit au travers des expériences sensibles et affectives avec les communautés humaines et autres-qu’humaines. D’un point de vue relationnel, le savoir-être renvoie au postulat de base de l’holisme, qui affirme que « rien n’existe de manière séparée, toutes les réalités sont constituées par leurs relations soutenant l’interdépendance entre les êtres humains et la Nature-territoire » (Boelen, 2021a, p. 4).

La dimension épistémologique (penser) fait référence aux systèmes de connaissances et de valeurs qui concordent avec la posture ontologique proposée et qui reconnaissent que les systèmes de domination et les structures sociétales capitalistes briment la possibilité d’atteindre un équilibre planétaire. Boetto (2017, p. 54) écrit que la justice écologique, l’éco-littéracie, les savoirs autochtones, l’écoféminisme, la criticité, la perspective holistique et décoloniale, ainsi que la durabilité et la décroissance sont des concepts et processus fertiles pour appuyer cette mouvance vers l’appropriation d’une logique transformatrice. Je précise que la décolonisation, en tant que processus, concerne un engagement dans un projet de connaissance qui vise à déstabiliser et interrompre les forces oppressives du colonialisme, lequel perpétue les relations de subordination et d’altérité au coeur de la crise et des inégalités socio-écologiques (Escobar, 2018).

La troisième dimension (faire) renvoie à la méthodologie et désigne les modèles d’actions, les modalités de pratique et les stratégies d’innovation sociale à préconiser en travail écosocial afin d’incarner les bases ontologiques et épistémologiques proposées. Cette dimension est divisée en cinq composantes interreliées (personnelle, individuelle, groupale, communautaire et politique) et comporte des types d’actions écosociales qui s’opèrent à tous les niveaux de la pratique (micro-, méso- et macrosocial) (Boetto, 2017, p. 59). Au niveau microsocial, l’autoréflexion critique (personnelle et professionnelle) représente une première étape pour favoriser le changement organisationnel ainsi que l’élargissement des pratiques en travail social. Ultimement, à l’échelle macrosociale, la transformation des structures économiques et sociétales passerait par le biais d’actions collectives émancipatrices et solidaires visant à renforcer la résilience ainsi que le pouvoir d’agir des communautés (Boetto, 2017).

En somme, à contre-courant de la normativité individualiste et productiviste qui infiltre les pratiques contemporaines (Coates et Gray, 2019), le travail écosocial cherche à dégager une vision englobante de l’être humain et de la Nature en dépassant la logique dominante anthropocentrique, qui place les besoins des humains (surtout ceux en position de privilège) au centre de toute question. Je soutiens que l’INA représente une approche prometteuse pour soutenir ce changement.

L’Intervention par la Nature et l’Aventure : du développement humain au développement écosocial

Enracinée dans l’éducation expérientielle par le plein air, l’INA est un champ qui prend de l’ampleur en travail social (Gargano, 2022). De prime abord, cette modalité mise sur la prise de contact avec la Nature pour améliorer la santé globale humaine (Gargano, 2022), favoriser le développement psychosocial (Rojo et Bergeron, 2021) et établir une relation affective, sensible et corporelle avec le monde naturel (Larocque, 2022). Alors que l’INA suit une démarche « structurée et planifiée » (Gargano, 2018, p. 6) et s’appuie sur divers mécanismes actifs (dont la dissonance, l’adaptation et le risque) (Gargano, 2018), cette approche demeure néanmoins théoriquement et épistémologiquement flexible (Rojo et Bergeron, 2021). Ainsi, la structure d’un programme INA sera influencée par la posture épistémologique et les champs d’expertise des intervenantes et intervenants impliqués. Quant aux activités thérapeutiques, éducatives ou psychosociales, ces dernières seront choisies et intégrées en lien avec les objectifs identifiés au préalable, lesquels varient selon la population ciblée (Gargano, 2018). Ces activités s’intègrent en travail social selon un spectre d’immersion de Nature et d’aventure (de l’exposition passive, comme l’intervention en présence de végétaux, à l’immersion intégrale sur une période prolongée) (Gargano, 2022), et comportent ainsi des niveaux de risque variables. Les programmes INA ne se limitent pas aux espaces « sauvages », mais se pratiquent dans divers contextes de plein air, incluant les jardins, les parcs et les forêts urbaines (Gargano, 2022). Gadais et coll., (2021) précisent que les intentions et objectifs font varier le registre d’intervention (en/par/de/pour la Nature), produisant ainsi, je l’estime, des effets écosociaux variables.

Comme tout champ disciplinaire occidental, l’INA n’est pas à l’abri de la normativité coloniale et anthropocentrique qui s’infiltre dans l’imaginaire collectif et, par le fait même, dans les pratiques d’intervention. La logique dualiste et utilitariste (Descola, 2005) infuse les récits qui circulent dans le monde social, lesquels ont des effets sur les manières d’interagir avec la Nature en INA et cela, malgré la sensibilité écologique habituellement bien développée des intervenantes et intervenants qui s’investissent dans ces approches (Mitten, 2020). Les récits de conquête, qui conceptualisent la Nature comme un objet à dominer, ou encore les vénérations romantiques, qui la dessinent comme un décor ou une ressource pour le bien-être et le développement personnel (Morizot, 2020) contribuent à maintenir cette posture utilitariste. Force est de constater que la vision dominante a des effets structurants sur l’intervention et, qu’en l’absence d’une solide fondation ontologique écocentrique (Boetto, 2017), l’INA (tout comme les autres champs disciplinaires) risque de renforcer les géographies culturelles dominantes. Une réflexion critique devrait ainsi précéder toute intervention qui mobilise la Nature en tant que « partenaire » thérapeutique ou éducative. Dans cet esprit, la notion de réciprocité (Kimmerer, 2021) offre des pistes novatrices et concrètes pour faire cheminer la réflexion et nourrir des manières d’être, de faire et de penser en INA qui s’alignent avec la vision transformatrice et résolument écocentrique du travail écosocial.

La réciprocité : redonner à la Nature-territoire

Le concept de réciprocité est mobilisé en travail social, mais se limite au champ des relations interhumaines. Cet article adopte une vision plus large en appliquant ce concept à l’expérience humaine en relation avec la Nature-territoire. Selon une approche dialogique et circulaire, les modèles d’interactions réciproques avec la Nature-territoire invitent à transiger vers un vivre-ensemble écologique (Sauvé, 2009) où l’on reconnaît le rôle des humains dans la revitalisation de la santé planétaire et aussi le rôle de la Nature dans la guérison des humains. Cette conception bidirectionnelle de la relation humain-Nature fait appel à une forme alternative de savoirs qui transcendent les frontières du dualisme humain/Nature (Descola, 2005) et élargissent le périmètre épistémique du monde naturel (Kimmerer, 2021).

L’idée de forger une relation réciproque avec la Nature peut sembler étrangère aux sociétés modernes en raison des repères collectifs anthropocentrés (Morizot, 2020). Cependant, cette notion est bien établie en tant que vision du monde dans certaines traditions autochtones, où les besoins et les contributions de la Terre et des communautés sont envisagés dans leur dynamisme de « guérison réciproque » (Kimmerer, 2021). La relation de réciprocité implique une temporalité étendue, et incarne le souci de protection et de responsabilité intergénérationnelle (Kimmerer, 2013). Concrètement, la réciprocité implique des actions fondées sur la gratitude et visant à redonner à la Nature-territoire (Bell, 2014). Prenant ancrage dans une ontologie du lien, la réciprocité en tant que façon d’être, de penser et de faire est intrinsèquement liée au sens et au statut attribué à la Nature (Coates et Gray, 2019). Au-delà des récits réductionnistes occidentaux, Kimmerer (2021), explique qu’au sein de certaines cosmologies autochtones, la Nature est dépeinte selon des descriptions riches et faisant honneur à sa sacralité. La Nature serait ainsi à la fois une « source d’identité, pourvoyeuse, enseignante, guérisseuse, lieu d’échange et de transmission des savoirs et maison commune pour les peuples et pour nos proches autres-qu’humains » (Kimmerer, s.p. traduction libre). Appréhender la Nature-territoire comme milieu de vie partagé est aussi proposé en Éducation Relative à l’Environnement (ERE), un domaine qui s’inspire de l’interdisciplinarité (Agundez-Rodriguez et Sauvé, 2022) pour renforcer le développement d’une perspective dialogique et de coexistence, fondée sur une relation affective, intuitive et réciproque avec la Nature-territoire (Boelen, 2021b).

Pour résumer, la logique de réciprocité, vérifiée dans la relation humain-Nature, demande de s’engager dans des rapports qui bénéficieront au vivant (humains et autres-qu’humains) et permettront de forger, avec la Nature-territoire, un état d’alliance et de coprésence (Boelen, 2021a).

Démarche méthodologique

Il convient de rappeler que l’objectif de cet article est d’examiner comment, et selon quels mécanismes d’intervention, l’INA peut agir comme levier de développement des rapports réciproques à la Nature-territoire. Afin de développer le programme INA (nommé Pieds sur Terre) en amont et d’enrichir la dimension écosociale en collaboration avec divers actrices et acteurs sociaux (dont de jeunes militantes et militants écologistes, des partenaires communautaires et les participantes et participants du programme), j’ai eu recours à la recherche-intervention, une méthode participative qui s’apparente à la recherche-action (Stassart et coll., 2008).

Deux terrains d’étude ont ainsi été constitués. Je me suis d’abord penchée sur les récits de jeunes militant(e)s écologistes (n = 10) à l’automne 2020 pour comprendre comment ce groupe social hétérogène définit et s’approprie le concept de TSE. Ces consultations avec les militantes et militants (via des entrevues semi-dirigées et un groupe de discussion) avaient comme objectifs 1) d’élargir et de nuancer les définitions de la TSE en partant des savoirs expérientiels et minorisés des jeunes; 2) de contribuer à légitimer la place des jeunes au sein des processus décisionnels et 3) de bonifier la composante écosociale du programme INA en intégrant certaines recommandations provenant des militantes et militants. Alors que les résultats de ce premier terrain sont détaillés ailleurs (Larocque, 2023a), il importe de mentionner que plusieurs étapes ont précédé la mise en oeuvre du programme, dont l’analyse des résultats du premier terrain, une recension des écrits sur le concept de TSE et, dans le but de co-développer le programme avec des actrices et acteurs territoriaux, l’établissement de partenariats communautaires (un centre de santé communautaire, un organisme social et récréatif et le département local d’urbanisme et de foresterie) (Larocque, 2023b).

Recrutement et échantillon

Après obtention du certificat du bureau d’éthique et d’intégrité de la recherche de l’Université d’Ottawa, le recrutement pour le programme INA s’est fait principalement par le biais des médias sociaux et de collaborations avec les organismes de la région de Prescott-Russell (Ontario) offrant des services pour les jeunes. En termes de critères d’inclusion, les participantes et participants devaient : 1) être âgées et âgés de 18 à 30 ans; 2) habiter la région de Prescott-Russell; 3) se considérer comme francophone ou comprendre le français; et 4) avoir la capacité de pratiquer une activité physique. Outre l’objectif épistémique de centraliser la voix des jeunes, le choix de cibler les jeunes de 18 à 30 ans a été influencé par mes collaborations avec les organismes locaux, qui se fiaient à cette balise d’âge pour délimiter leur offre de services pour les « jeunes ». Le recrutement n’était pas restreint à une population spécifique, mais visait plutôt à diversifier l’échantillon afin de favoriser la mixité.

Au total, 5 jeunes[14] (elle = 3; il = 2) âgé(e)s de 19 à 29 ans et provenant de villages dispersés de Prescott-Russell ont participé au programme. Toutes et tous provenaient de milieux socio-économiques moyens à aisés, travaillaient ou étudiaient à temps plein et détenaient un diplôme d’étude secondaire. Quatre d’entre eux avaient terminé des études postsecondaires (collégiales ou universitaires) et deux participantes étaient en congé de maternité lors du programme. La majorité avait une affinité préalable avec le plein air (n = 4) ou pratiquait des sports compétitifs (n = 4). Malgré mon intention de toucher des populations diverses, l’échantillon constitué s’est avéré homogène, ce qui représente une limite de cette étude.

La collecte de données

Le recours à diverses méthodes de collecte de données m’a permis de porter un regard pluridimensionnel sur un même phénomène (le rapport à la Nature) et ainsi, d’augmenter la validité interne de l’étude (Paillé et Mucchielli, 2021). Les méthodes suivantes ont été adoptées : 1) la participation observante (Lapassade, 2002); 2) le journal de terrain; 3) des entrevues ponctuelles et ciblées, menées avec les participantes et participants et collaboratrices et collaborateurs; et 4) les partages lors des cercles d’accueil et d’intégration (début et fin des sessions). Les outils thérapeutiques intégrés au programme (Arbre de la vie; journal réflexif des participantes et participants ont aussi été analysés pour enrichir les données. Un groupe de discussion a été réalisé (un mois post-intervention) afin d’identifier les moments charnières du programme et d’examiner ses effets à plus long terme. Avec le consentement des participantes et participants, la totalité des sessions a été enregistrée.

L’analyse

Une écoute attentive et intuitive des enregistrements m’a permis d’identifier des catégories et sous-catégories relevant de la question générale du rapport à la Nature. Les sections audibles ont été identifiées, retranscrites et importées dans le logiciel d’analyse qualitative N-Vivo (version 2020). Une « analyse de contenu thématique en continu » (Paillé et Mucchielli, 2021, p. 275) a été privilégiée pour encoder inductivement les thèmes principaux, dont : 1) les points de départ des participantes et participants (en lien avec leur relation à la Nature et au bien-être); 2) les moments décisifs et expériences transformatrices vécues lors du programme; 3) les récits de la Nature; 4) les interventions significatives et 5) les obstacles épistémologiques. L’adoption d’un « modèle ouvert de catégorisation » (Paillé et Mucchielli, 2021, p. 166) a permis de codifier selon ce qui émergeait progressivement lors du processus analytique. À titre d’intervenante-chercheuse, mes expériences, documentées dans mon journal de terrain, ont été analysées comme données à la première personne au même titre que les données récoltées auprès des participantes et participants.

Description du programme Pieds sur Terre

Se distinguant par sa composante écosociale, Pieds sur Terre est un programme INA créé et appliqué dans le cadre du second terrain de cette recherche-intervention. Le programme s’est déroulé sur une période de 8 semaines (les mardis, de 9 h 30 à 12 h 30, de septembre à novembre 2021) dans divers secteurs de la Forêt Larose. Un groupe de discussion/célébration a été réalisé un mois après la fin du programme (décembre 2021) et une session s’est ajoutée en août 2022 pour conclure une action collective visant à redonner à la Nature.

En tant qu’intervenante-chercheuse, j’ai coanimé le programme en partenariat avec un second travailleur social, spécialiste en thérapie narrative et en INA. Étant moi-même formée en ces mêmes approches ainsi qu’en yoga thérapeutique, une approche qui se définit simplement comme une « thérapie de l’unification » et qui se distingue des formations d’instructrices et instructeurs de yoga par ses standards d’éducation, le contenu du programme INA a été structuré en partie par le yoga et par la thérapie narrative. Alors que l’Arbre de la vie (Denborough, 2008), adapté[15] par la présente auteure et par le co-intervenant, a été l’outil principal pour examiner l’évolution du rapport à la Nature tout au long du programme, le recours aux bases philosophiques du yoga a permis de thématiser les sessions autour des cinq éléments (Terre, Eau, Feu, Air, Éther) (Larocque, 2022) pour ainsi renforcer l’ancrage holistique et écocentrique du programme. Afin de multiplier les savoirs, des collaboratrices et collaborateurs communautaires (éco-leaders) ont co-animé certaines sessions. En suivant l’objectif de bâtir le lien d’attachement à la Nature-territoire (Boelen, 2021a), j’ai privilégié un contexte de gradation de plein air proximal et immersif (Gargano, 2022), ce qui s’apparente à la « micro-aventure » (Larocque, 2022). Le Tableau 1 illustre les types de micro-aventures intégrées au programme en lien avec l’élément thématisé et les éco-leaders impliqués dans le partage des connaissances[16].

Tableau 1

Activités principales (micro-aventures) du programme Pieds sur Terre[17][18]

Activités principales (micro-aventures) du programme Pieds sur Terre1718

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Objectifs du programme

Tel qu’indiqué au Tableau 2, les objectifs du programme sont divisés en trois composantes (réflexive; sport/mouvement; écoformatrice) et ont été construits en empruntant une vision holistique du bien-être. Outre le recours aux savoirs des divers actrices et acteurs sociaux mentionnés précédemment, je me suis aussi appuyée sur des principes sous-jacents au travail écosocial (Boetto, 2017), à la sociologie de la TSE (Laurent, 2018) et à l’ERE (Boelen, 2021a; Pineau, 1989) pour construire le protocole d’intervention.

Tableau 2

Trois composantes interreliées du programme, les cadres pour la pratique et les objectifs correspondants[19]

Trois composantes interreliées du programme, les cadres pour la pratique et les objectifs correspondants19

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Il est à noter que ces objectifs prennent ancrage dans une posture ontologique relationnelle, laquelle demande de se décentrer afin d’entrevoir ces objectifs non comme une finalité de l’intervention, mais plutôt comme un processus évolutif qui, ultimement, permettra aux participantes et participants de cheminer vers un bien-être global par le biais de rapports renouvelés à la soi, à l’autre et à la Nature-territoire.

Résultats

Les leviers et mécanismes d’intervention présentés ci-dessous relèvent d’un processus collaboratif et itératif où les discussions avec les participantes et participants tout au long du programme ont été cruciales pour identifier les interventions porteuses de sens. Ainsi, selon ce qui émergeait du terrain, des ajustements ont été apportés au programme. Ce faisant, les mécanismes présentés peuvent être interprétés à la fois comme la méthode et comme des résultats de recherche. Dans ce contexte, l’analyse a mené à l’identification de trois leviers principaux pour développer la réciprocité en INA : 1) La mise en scène (être); 2) La ré-historicisation du rapport à la Nature-territoire (penser) et 3) L’action collective (faire) (Figure 3). Chaque levier est associé à une dimension du modèle écosocial et à des mécanismes d’intervention spécifiques, lesquels sont soutenus par une posture décoloniale, engagée et intentionnelle, décrite dans la discussion.

Figure 3

Les leviers de la réciprocité et les mécanismes d’intervention en INA

Les leviers de la réciprocité et les mécanismes d’intervention en INA

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Levier 1 : La mise en scène (être)

La mise en scène, qui réfère aux mécanismes d’intervention utilisés pour favoriser, dès le départ, et à toutes les sessions, une posture de coprésence avec la Nature-territoire consiste en le premier élément à considérer pour cultiver la réciprocité en INA. La mise en scène se décline sur trois processus interreliés de l’intervention, dont : 1) La ritualisation; 2) La prise en compte des points de départ et de l’agentivité des participantes et participants; et 3) Le ralentissement et la réceptivité corporelle.

La ritualisation

Les manières d’entrer en Forêt et d’accueillir les participantes et participants donnent le ton et le rythme au programme, et ont le potentiel d’influencer la posture (savoir-être) générale du groupe (Willis, 2011). Ainsi, certains rituels lors des cercles d’accueils et d’intégration ont été établis et maintenus au travers des sessions afin de créer une ambiance et une culture de groupe sécuritaire et respectueuse du vivant. Par exemple, afin de donner la chance aux participantes et participants de se poser et d’adopter progressivement le rythme de la Forêt, une couverture et une tisane leur était offerte au début des sessions. Alors que la couverture visait à augmenter la sensation de confort et de familiarité, la tisane représentait, quant à elle, les propriétés et vertus médicinales des plantes (expliquées lors de l’atelier sur la permaculture et de la randonnée découverte — sessions 3 et 4). L’atmosphère « non officielle » et de « non-jugement », comme verbalisé par Marika[20], s’est avérée féconde pour bâtir la confiance et favoriser l’ouverture « sans ressentir la pression de le faire » (Frédérique). Comme l’explique Virginie, l’ambiance et le contexte naturel ont suscité un sentiment de bien-être : « Avoir une couverte, être en nature… c’était l’atmosphère. […] C’est plus naturel et moins forcé. Ça fait du bien au coeur et à l’âme ».

Une autre tactique pour cultiver une posture de coprésence, c’est-à-dire une sensation d’être-avec la Nature (Guyon, 2022) plutôt que de simplement être en Nature, a été de saisir les opportunités permettant d’appréhender la Forêt en tant qu’entité vivante et interactive. Outre les pratiques de gratitude intégrées aux cercles d’accueil, une entente collaborative a été élaborée en réfléchissant à ce que la Forêt souhaiterait intégrer à cette entente. Mikaël, par exemple, a noté l’importance de « prendre le temps de remercier la Nature pour [apprendre à] la respecter ». Symboliquement, cette posture sensible et empathique (Pruneau, 1994) invite à se mettre à la place de l’autre (la Forêt) afin d’imaginer comment la présence humaine pourrait aussi bénéficier à la Nature, au lieu de penser la Nature stricto sensu au service de l’humain. Un autre rituel significatif mentionné par plusieurs fait référence à l’exercice réflexif de l’Arbre compagnon, où les participantes et participants étaient appelés à se laisser interpeller par un Arbre, prendre un moment pour établir un contact avec l’Arbre et de documenter leur expérience dans leur journal de bord.

En bref, mes observations empiriques montrent que ces types de rituels ont contribué à instaurer une ambiance sécuritaire, collaborative et respectueuse pour ainsi venir faciliter l’ouverture à soi, l’autre et la Nature.

Point de départ et agentivité

L’exploration du point de départ des participantes et participants (en lien avec la relation à la Nature et appuyé par l’outil narratif de l’Arbre de la vie) a permis de cibler les nuances au niveau des récits et d’identifier, au début du programme, divers types d’actions qui facilitent le développement d’une logique de réciprocité. Indiquant un processus déjà entamé, ces actions s’inscrivaient dans un spectre allant d’actions individuelles (véganisme, achat de produits écologiques, perspective sans traces) (Vanessa, Frédérique, Mikaël) à collectives (participation à des revendications éco-citoyennes et efforts de sensibilisation socio-écologique) (Marika, Alexandre). Il est intéressant de noter que les participantes et participants étaient surtout concernés par des enjeux proximaux, liés à leur communauté, et qui les touchaient directement. Ce constat dévoile aussi la présence d’un lien attachement préexistant au territoire local. Comme l’exprime Marika : « […] je suis très centrée sur ma famille, sur ma petite communauté. […]. De savoir ce qui se passe à l’extérieur de nous autres, je suis moins portée vers ça ». Ces types d’informations ont été révélatrices pour mettre en oeuvre une action collective fondée sur les savoirs et intérêts du groupe. En tant que stratégies de mise en scène, prendre connaissance des points de départ singuliers des participantes et participants a permis d’éclairer leurs présupposés, valeurs et besoins afin de cartographier, avec eux, leur cheminement et l’évolution de leur pensée.

Ralentissement et réceptivité : le corps comme médiateur d’expériences

Le troisième mécanisme d’intervention s’intégrant à la mise en scène fait appel au ralentissement et à l’ancrage corporel de l’expérience. En plus de rehausser la connexion à soi (Larocque, 2022), les pratiques corporelles (yoga, sport, art) et contemplatives ont été favorables pour connecter avec la Nature par les voies du sensible. Tel que noté par Alexandre :

Ça permet de vivre l’expérience de la Nature plus intensément. […] Ta séance de méditation te fait remarquer dès le départ que tu es présent dans cet environnement, en plus que la Forêt t’empêche déjà de penser trop. T’es plus présent, tu as plus conscience de ça.

Le fait de structurer les sessions autour des cinq éléments a conduit à une prise de conscience charnelle de ces derniers, induisant ainsi, pour certaines et certains, une sensation de porosité entre les frontières du corps et l’environnement. Virginie, par exemple, explique qu’elle a ressenti le vent (élément de l’Air) sur son corps, mais également dans son corps : « J’aime le vent… ça me donne une force, […] une énergie ». Mikaël, de son côté, constate que la connexion sensorielle à la Forêt a provoqué une réponse physiologique : « la senteur naturelle [des feuilles d’automne], c’est apaisant ».

Le sport, quant à lui, ressort comme médiateur pour élargir le spectre d’expériences vécues en/par/avec la Nature en facilitant l’accès à des contextes et temporalités qui sortent les participantes et participants de leur zone de confort, ce qui résonne avec le concept de dissonance cognitive (Gargano, 2022), habituellement appliqué à des fins de développement de soi en INA. Comme l’observe Alexandre, cette dissonance cognitive peut aussi être utile pour déconstruire certains présupposés. S’aventurer en Forêt à vélo lors d’une journée pluvieuse (session 6) a été pour lui un moment révélateur, qui lui a permis de réévaluer son rapport à la pluie :

Oui, c’est plate, on avait les bottes pleines d’eau (rires), mais il y a quand même quelque chose à ressortir de ça. Ça ne veut pas dire qu’à cause qu’il ne fait pas beau, tu ne peux pas aller dehors […]. C’est le fun de réaliser qu’on peut désapprendre ça [les limites qu’on s’impose] et apprendre à apprécier la pluie.

De manière métaphorique, Marika explique que le contact avec la pluie a eu un effet contrastant — à la fois apaisant et énergisant — une double sensation qu’elle compare aux effets cycliques d’un spa : la chaleur (induite par l’activité physique), le froid (apporté par la pluie) et enfin, le repos. Pour Mikaël, vivre un état d’inconfort l’a confronté à ses propres privilèges : « [Le vélo dans la pluie], ça m’a aidé à réaliser how good we have it. D’être capable de prendre une douche à la maison, d’avoir un lit chaud […]. Ça t’aide à réaliser ce que tu as, puis à l’apprécier ».

Dans cet ordre d’idée, une randonnée nocturne à vélo a facilité l’accès aux profondeurs de la Forêt dans un contexte qui éveille autrement les sens. Faire varier le niveau de risque et d’intensité par l’activité physique a mené, pour certaines et certains, à l’activation de leur instinct : « Ma tête était vide […]. Mon corps faisait juste faire ce qu’il avait à faire sans que j’y pense » (Mikaël). Alexandre renchérit en observant une modification dans son état de conscience : « C’est un état de conscience particulier […]. Tu fais un avec tout : avec ton vélo, avec la trail, avec ce qui est autour de toi ». Ainsi, l’activité physique pratiquée en contexte nocturne fut un moyen pour « réactiver le corps primitif et sensible, comme processus ontologique référent » (Corneloup, 2021, p. 89). Dit autrement, cet état d’être-avec la Nature, facilité par des types d’expériences qui sortent les participantes et participants du cadre de la vie quotidienne, permet d’expérimenter la posture d’interdépendance (Morizot, 2020), tout en s’ouvrant avec peu de résistance aux forces de la Nature, comme la pluie et l’obscurité.

Levier 2 : Ré-historiciser le rapport à la Nature (penser)

Suivant le modèle conceptuel écosocial (Boetto, 2017), la composante épistémologique (penser) fait référence au système de valeurs qui structurent les relations à la Nature. Si l’objectif du modèle écosocial est de repenser et décoloniser ce rapport, l’INA offre un contexte idéal pour co-créer des récits alternatifs, fondés sur la réciprocité (Kimmerer, 2021). La ré-historicisation des rapports à la Nature implique deux mécanismes fondamentaux, dont la capacité à s’ouvrir aux récits de la Forêt et l’élargissement du paysage discursif pour la décrire.

L’ouverture aux récits de la Forêt 

Considérant que la posture et les présupposés de l’intervenante ou de l’intervenant affectent les types de récits promus au sein d’un programme INA (Willis, 2011), s’ouvrir aux récits de la Forêt demande un engagement dans un processus d’autoréflexion critique tant au niveau personnel que groupal. La démarche introspective s’est avérée essentielle pour prendre conscience, en tant qu’intervenante-chercheuse, des modes de pensées qui brimaient ou facilitaient ma capacité à être à l’écoute de la Nature. Le ralentissement intentionnel, la réflexion et l’observation m’ont d’ailleurs permis de poser un regard renouvelé sur des sections de la Forêt qui m’étaient familières. Comme je l’ai noté dans mon journal de terrain (session 3), j’ai constaté à quel point je connaissais peu la Forêt malgré mes nombreuses fréquentations : « J’ai l’habitude de passer ici à vélo, mais c’est la première fois que je m’attarde à scruter attentivement les lieux, à me laisser imprégner par ce que j’observe, j’entends et ressens ». Or, cette intention d’être à l’écoute de la Forêt a aussi éclairé certaines contradictions entre ma rhétorique et mes actions (p. ex., vouloir ralentir, mais manquer de temps pour le faire) et a été utile pour interpréter mes expériences en Nature de manière plus nuancée. À titre d’exemple, l’extrait suivant, montre qu’il est possible de se sentir à la fois à sa place et vulnérable en Forêt :

L’odeur des champignons éveille en moi une sensation profonde de faire un retour à un endroit que je connais bien. L’odeur m’interpelle. J’ai le goût de m’approcher, de les examiner. J’aimerais vivement les toucher mais ma peur bien ancrée d’être empoisonnée m’en empêche. Je me sens si vulnérable face à cette méconnaissance du monde naturel

Notes de journal, session 2

Au niveau groupal, une randonnée découverte animée par la technicienne en foresterie de la Forêt Larose (session 4) a été indispensable pour se familiariser avec la biodiversité locale et prendre connaissance de l’histoire sociale et coloniale de cette Forêt, laquelle est intrinsèquement liée au statut qui lui est conféré. Faisant écho à la posture utilitariste, le terme « Forêt de travail » a été utilisé pour décrire la Forêt en raison des activités d’exploitation forestière qui y sont menées. En prenant une certaine distance avec ce terme, la technicienne a expliqué que la Forêt a été colonisée à partir des années 1850 et a été complètement défrichée. En raison de l’infertilité des sols, les terres ont été abandonnées et progressivement reboisées.

Afin de favoriser la réceptivité, la technicienne introduit la session en invitant le groupe à ralentir : « L’essence de la visite aujourd’hui, c’est de marcher. Marcher pour ralentir le rythme, être ouvert et se recentrer ». Cette balade représente un moment charnière du programme pour plusieurs participantes et participants, dont Alexandre, qui affirme : « Ça m’a rendu encore plus intéressé à en apprendre plus à propos de la Forêt ». Pour Mikaël, cette activité écoformatrice a été une expérience d’humilité qui l’a incité à reconnecter avec la Forêt qu’il fréquentait pendant son enfance :

La journée après [la randonnée découverte], j’ai été dans ma Forêt et elle n’était plus la même que je connaissais… c’était une Forêt nouvelle […]. Ça fait réaliser à quel point la Forêt est toujours en train de grandir et de s’améliorer. Même quand tu penses que tu sais tout à propos d’une Forêt, tu ne connais rien du tout.

Frédérique, quant à elle, a mené une investigation du vivant dans sa cour, alors que Marika a constaté les nuances entre une Forêt « de travail » et un milieu qui pousse en libre évolution : « [La Forêt] derrière chez nous n’est pas du tout pareille. C’est très marécageux, ce n’est pas du sable […]. Et ce n’est pas aussi propre. Il y a des arbres tombés un peu partout ». La randonnée découverte a donc eu un effet sur la « sensibilité écologique » du groupe, une notion qui fait référence à un « sentiment d’empathie pour l’environnement et qui se manifeste par des habitudes et des attitudes d’ouverture, d’intérêt et d’attention pour des composantes d’un milieu, et par des habiletés à percevoir et ressentir ces composantes » (Pruneau, 1995, p. 97, dans Gravel et Pruneau, 2004, p.169). Ainsi, au-delà des interprétations esthétiques ou utilitaristes, la Forêt est devenue un lieu d’écoute, d’interactions et de découvertes, facilitant ainsi un renouvellement dans les manières de la ressentir et de l’interpréter.

Élargir le paysage discursif 

La dimension discursive représente un autre point d’entrée pour ré-historiciser les rapports à la Nature en INA. À cet effet, l’approche narrative est dotée d’outils pertinents pour déconstruire les récits dominants et créer de l’espace pour laisser émerger de nouveaux types de récits. Néanmoins, comme l’évoque Marika, ce décentrement ne va pas de soi : « J’ai de la misère à te dire que j’ai une relation avec la Terre […]. J’ai toujours aimé être dehors, la nature, faire de l’activité physique […]. Mais de dire une ‘relation avec la Nature’, c’est la première fois que j’y pense ». Malgré ces embûches épistémologiques initiales, des descriptions variées de la Nature ont néanmoins émergé dès la seconde session : « La Nature, c’est une amie dans le fond », nous dit Virginie. Du point du vue de l’intervention, il a été important d’accorder mon écoute pour saisir ces récits alternatifs et capter les métaphores porteuses de sens afin de les densifier tout au long du programme.

En ce sens, l’Arbre de la vie a été utile pour enrichir les récits alternatifs. Par exemple, alors que Frédérique décrivait son rapport à la Nature surtout comme un lieu d’entraînement au début de la première session, son récit s’est nuancé en cours de route. Par exemple, dans son journal réflexif (Arbre de la vie, session 1), elle décrit la Forêt comme un lieu de connectivité : un endroit privilégié pour se connecter à ses proches. Plus tard (session 6), Frédérique dépeint la Forêt comme lieu de transmission des connaissances : « Plus je la connais [la Forêt], plus je pourrai partager mes connaissances avec mes proches et avec les gens locaux pour qu’eux aussi soient plus connectés ». Virginie, quant à elle, a représenté la Nature en tant qu’alliée à sa santé en dessinant dans son journal des racines d’un arbre qui étaient aussi des poumons. Afin de travailler ce processus de ré-historicisation sous différents angles, la métaphore de l’Arbre de la vie a été transposée vers d’autres techniques d’intervention, dont le Land’art (session 6). Lors de cette activité, qui sollicite les voies créatrices et sensorielles, les participantes et participants ont construit ensemble un Arbre de la Vie collectif pour symboliser leur alliance et leur amour commun pour la Nature.

Un autre moyen pour enrichir les discours alternatifs a été de convoquer des savoirs complémentaires, dont ceux des partenaires et éco-leaders communautaires. Ces collaborations ont été précieuses pour rendre plus tangible le concept de réciprocité et ainsi, déconstruire certains présupposés concernant la faisabilité de l’action réciproque. En expliquant les effets de sa visite à la ferme de permaculture (session 3), Frédérique affirme avoir réalisé que « tu n’as pas besoin de faire [des actions] à grande échelle pour que ça vaille la peine ». Les propos d’Alexandre abondent dans le même sens : « Le fait que tu peux créer ton écosystème à toi, dans ta cour, et que ça soit faisable ». En bref, ces mécanismes d’intervention ont appuyé une mouvance progressive au niveau des discours individuels et collectifs des participantes et participants.

Levier 3 : L’action collective pour expérimenter la réciprocité (faire)

Reflétant la composante méthodologique (faire) du modèle écosocial (Boetto, 2017), une action collective décidée par et avec le groupe, et visant à mettre en acte le concept de réciprocité consistait en la phase finale du programme.

Une action porteuse de sens

Les résultats indiquent premièrement des difficultés à saisir le concept de réciprocité et donc à le mettre en action. Lors des réflexions, la thématique de la sensibilisation est ressortie comme objectif commun. Selon la logique d’Alexandre :

C’est en sensibilisant les autres par rapport à la protection de la Forêt et des écosystèmes… c’est comme ça que tu peux démontrer de l’appréciation. C’est important de protéger ces milieux-là, car ils t’en donnent beaucoup. C’est là le gros de l’action. Tu ne peux pas vraiment aider une Forêt à moins que tu poses des actions pour sa protection.

Une discussion avec la technicienne en foresterie et son équipe a été essentielle pour comprendre certains besoins spécifiques de la Forêt et pour identifier des pistes d’action possibles. Le groupe a opté pour la création d’affiches afin d’indiquer de nouveaux habitats pollinisateurs dans la Forêt, peints avec l’aide d’une artiste locale reconnue pour ses pratiques écologiques. La visée des affiches était à la fois écoéducative (sensibiliser les gens aux nouveaux habitats pollinisateurs et encourager l’intendance) et temporelle (inviter à ralentir pour observer et apprécier la Forêt). Les affiches ont été installées par les participantes et les participants huit mois après la fin du programme sur deux sites de la Forêt Larose (Image 1). Accompagné de la technicienne, le groupe a aussi contribué à retirer des plantes envahissantes pour ensuite ensemencer les habitats de plantes indigènes.

Image 1

Sites des habitats pollinisateurs

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Les impacts de l’action collective

Il a été soulevé que le processus expérientiel relatif à l’action collective a été indispensable pour dépasser la pensée individualiste et valoriser « l’altruisme » (Frédérique), et aussi pour « apprendre par l’action » (Alexandre).

Les impacts de l’action collective ont surtout été verbalisés lors de l’installation des affiches. Pour Marika, les effets positifs du programme ont été amplifiés par cette occasion « de se rapprocher de ce qui est autour de soi […], [de bâtir] un sens d’appartenance avec ta communauté, avec la Nature, avec ta Forêt ». Virginie, pour sa part, attribue une valeur importante à l’investissement collectif : « J’ai hâte de revenir […] pour voir comment le coin va pousser. C’est notre gang, notre équipe qui a mis les affiches, tous ensemble ». En lien avec le processus d’attachement au lieu activé lors du programme, il est intéressant de constater que les trois participantes et participants qui habitent à moins de vingt kilomètres de la Forêt y sont revenus à plusieurs reprises, seuls ou avec leurs proches, après le programme. Les deux autres, qui habitaient à plus de trente kilomètres, ont plutôt redécouvert les Forêts près de chez eux.

Une autre retombée de l’action collective renvoie à l’augmentation du pouvoir d’agir, observé notamment chez Mikaël, qui a été touché par sa capacité à régénérer un habitat en péril et, par le fait même, d’avoir un impact positif sur une espèce en voie de disparition. En remémorant l’émerveillement ressenti devant l’envol d’un groupe de monarques, il constate que « certaines personnes de mon âge n’auront jamais la chance de témoigner de cela. […] Notre action va aider à les ramener [les monarques]. C’est un honneur de faire partie de ça ». Mikaël souhaite que l’action collective encourage les personnes de la communauté à expérimenter avec la réciprocité afin que d’autres puissent vivre les effets positifs d’agir ensemble pour le vivant : « J’aime faire partie de ce projet et je veux que d’autres personnes puissent se sentir de la même façon ». Enfin, l’action collective a permis d’enrichir les descriptions de la relation à la Nature. En réfléchissant au sens qu’elle donne à la Forêt, Virginie affirme que « la Forêt, c’est un cadeau. Elle est là pour nous, mais il faut en prendre soin aussi […] ». Selon elle, cette posture s’est développée tout au long du programme et influe sur sa manière d’agir : « Maintenant, quand je vais dans la Forêt, dans la Nature, je la vois différemment. C’est ce qui me permet de l’apprécier davantage, puis de me poser la question : ‘Qu’est-ce que je peux faire pour l’aider’ »?

Discussion

En lien avec le modèle écosocial (Boetto, 2017), les résultats ont dévoilé divers mécanismes d’intervention corporels, sensibles, discursifs et expérientiels en INA pour soutenir le développement d’une relation fondée sur la réciprocité. Plus précisément, cette étude a montré que l’élargissement du paysage discursif et de l’univers de sens des participantes et participants a permis d’établir des passerelles pour rendre le concept de réciprocité plus atteignable.

En termes de retombées pour l’intervention, l’intégration des principes écosociaux en INA représente une avenue prometteuse pour se détacher progressivement de la logique anthropocentrique et coloniale qui infiltre les pratiques contemporaines. Ainsi, une mise à niveau est demandée afin que l’INA puisse inclure concrètement et intégralement le bien-être de la Nature-territoire dans ses objectifs. Pour ce faire, la notion de réciprocité offre des repères pratiques et conceptuels pertinents pour agir sur les fondements relationnels de la crise socio-écologique.

L’ajustement du canevas conceptuel de l’INA demande d’adopter une posture d’intervention conciliable avec la logique écocentrique, laquelle invite à repenser les rapports de force et de domination qui contribuent au déclin de la santé humaine et planétaire. Trois postures d’intervention (illustrées à la Figure 1) ressortent de cette étude. La première, qui fait référence à la posture décoloniale (Escobar, 2018), permet de prendre conscience du lien entre la réciprocité socio-écologique et la nécessaire prise de position critique afin de s’engager collectivement dans la déconstruction des savoirs hégémoniques et des rapports modernes au temps, au corps, aux savoirs et à la Nature (Kimmerer, 2021). Cette étude a montré l’importance de prendre connaissance de l’histoire coloniale de la Nature-territoire convoquée comme « partenaire » d’intervention afin de s’ouvrir à ses récits et de remettre en question les rapports de force qui dominent l’imaginaire social. Dans cet esprit, s’investir dans le développement de relations bidirectionnelles à la Nature ne peut se faire sans s’engager dans un processus de réconciliation auprès des peuples autochtones. Cela devrait d’ailleurs constituer un objectif central de l’INA et du travail écosocial, surtout si la visée est d’incarner une logique de réciprocité, laquelle prend ancrage dans les savoirs ancestraux (Bell, 2014).

Ensuite, une posture engagée est souhaitable pour établir une relation bienveillante avec la Nature-territoire et pour assurer ce passage de l’intervention centrée sur l’individu vers des interventions centrées sur le vivant (Larocque, 2023b). Faisant appel à un engagement écocitoyen, il s’agirait notamment de s’efforcer de (re)politiser l’intervention sociale (Boetto, 2017), de rehausser l’éco-littéracie des intervenantes et intervenants sur le terrain et de créer des conditions favorables au développement des connaissances géosociales et politiques de la Nature-territoire où se déroule l’intervention. L’adoption d’une posture engagée permettrait ainsi de construire une vision plus globale, systémique et unifiante des enjeux socio-écologiques et de mettre en place de projets collectifs en INA fondés sur les besoins réels des personnes et des écosystèmes concernés.

Enfin, les résultats montrent que l’adoption d’une posture flexible et intentionnelle favorise un ajustement conscient de l’intervention, en phase avec le rythme et les besoins de la Nature-territoire et des participantes et participants. La flexibilité permet ainsi de dévier intentionnellement de la structure du programme pour ralentir le processus d’intervention et porter attention aux éléments naturels, ressentis ou observés, ainsi qu’aux expériences qui émergent d’un moment à l’autre. En tant que posture décentrée, mais influente (White et Epston, 1990), la flexibilité et l’intentionnalité invitent l’intervenante ou l’intervenant à agir comme créateur de liens et d’expériences et « facilitateur de changement » (Rojo et Bergeron, 2021, p. 51). En cette ère de crises socio-écologiques, où il est devenu nécessaire de modifier le récit dominant, cette posture invite à accueillir des récits alternatifs, oser être créatif et sortir des cadres conventionnels de l’intervention afin de soutenir ce virage vers un modèle social solidaire, équitable et respectueux du vivant.

Conclusion

Le présent article a mis en évidence les potentialités de l’INA en tant qu’approche d’intervention exemplaire pour le travail écosocial qui, à l’heure actuelle, manque de repères pour orienter la pratique. Dans une perspective de transition sociale-écologique transformatrice, le concept de réciprocité offre une base relationnelle sur laquelle l’INA peut s’appuyer afin de se déployer à partir d’une logique de « guérison réciproque » (Kimmerer, 2021).

Des limites méritent d’être mentionnées, dont la taille et l’homogénéité de l’échantillon, ainsi que la nature exploratoire et non généralisable de l’étude. Malgré ces écueils, l’étude du programme INA Pieds sur Terre a mené à l’identification de trois leviers pour réorienter l’intervention vers une logique écocentrique, dont : 1) la mise en scène; 2) la ré-historicisation des récits et 3) l’action collective. Les mécanismes d’intervention liés à chacun de ces leviers offrent des pistes d’intervention prometteuses pour développer des pratiques écosociales qui visent à agir sur les causes fondamentales de la crise socio-écologique, dont le rapport au vivant. En raison des événements climatiques extrêmes (inondations, feux de forêt) qui se multiplient, force est de constater qu’un nouveau rapport à la Nature est en train de se construire. Dans un contexte où la méfiance risque d’élargir le fossé entre humains et Nature, il apparait encore plus important de trouver des moyens de revitaliser les liens au vivant afin de s’engager collectivement dans la préservation et la régénération des écosystèmes pour freiner les changements climatiques. En ce sens, l’INA est un ingrédient clé pour appuyer et nourrir cette mouvance vers la coexistence et la réciprocité en travail écosocial.