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Une réflexion exploratoire sur le caractère communicationnel des lettres d’adieu

En tant que témoignages de première main et d’outre-tombe, les lettres d’adieu suscitent — depuis au moins la fin du 18e siècle — l’intérêt de romanciers, dramaturges et autres chroniqueurs. Elles retiennent aussi l’attention d’officiers de justice chargés d’enquêter sur les morts suspectes et violentes et de rendre un verdict au nom de l’État sur les causes du décès (Cellard et Corriveau, 2013; Kushner, 1989; MacDonald et Murphy, 1990). À cet égard, la lettre d’adieu représentera d’ailleurs très vite une pièce à conviction de premier ordre, la clef de voûte pour les autorités qui souhaitent éclairer la nature d’un geste suicidaire.

Mais les lettres d’adieu constituent également un matériau unique pour de nombreux chercheurs en sciences sociales, à la fois pour accéder à l’état d’esprit du suicidé et pour espérer prévenir de futurs passages à l’acte[2]. Au Québec, l’étude de Volant (1990) s’est ainsi complètement appuyée sur elles pour comprendre le sens du geste suicidaire. Analysant quelque 500 lettres d’adieu, l’auteur a repris une typologie établie à partir du sens que les personnes suicidées donnent elles-mêmes à leur geste (Baechler, 1975). Inspiré notamment par Douglas (1967), Baechler considère que les motifs individuels de suicide sont au coeur même de la lisibilité du geste. Autrement dit, si on veut comprendre le geste suicidaire, il faut comprendre la logique, pas nécessairement rationnelle[3], que vise le sujet en se tuant ou en cherchant à se tuer : échapper à une situation jugée intolérable, susciter la culpabilité d’autrui ou encore lui assurer l’opprobre, opérer une forme de transfiguration, défier la vie, etc.[4]. C’est cette logique que Volant pense pouvoir déceler dans les lettres.

D’autres auteurs, comme Gratton (1997) ou Dagenais (2007; 2011), vont eux aussi reconnaitre que les lettres d’adieu peuvent aider à mieux restituer le sens du geste suicidaire, mais estimer qu’elles ne peuvent le faire seules. Selon eux, identifier le processus menant au geste ultime exige en effet de découvrir l’épaisseur biographique des personnes disparues[5] et demande donc d’ajouter aux lettres d’autres matériaux, souvent plus centraux, comme des entretiens avec les proches[6]. Ainsi, si dans une lettre adressée à sa famille, une personne qui va s’enlever la vie écrit « Pardonnez-moi », il est difficile, sans contexte, d’en saisir le sens : l’expression peut par exemple vouloir dire « désolé de vous faire tant de mal », mais aussi « désolé de ne pas avoir réussi à vous aider à m’aider »[7]. Dans le second cas, la personne accuse les autres et les implique dans sa décision alors que dans le premier, elle s’excuse et les dégage de toute responsabilité dans son passage à l’acte. Par ailleurs, rien ne dit que le pardon porte sur l’acte lui-même…

Au-delà des débats sur la capacité de ces lettres à nous apporter une explication causale ou phénoménologique du geste suicidaire, il y a cependant un fait certain : une lettre d’adieu ne communique pas que sur le geste en tant que tel, elle permet aussi à la personne qui va s’enlever la vie de communiquer sur son rapport à soi, aux autres et au monde (Morissette, 1987). Et elle n’éclaire pas seulement le passé et le présent, elle éclaire aussi le futur puisque l’individu qui la rédige pense déjà au moment post-mortem. La lettre lui permet en effet de projeter une image de soi dans l’avenir — Schneidman (1973) parle d’un moi posthume — et nous rappelle que le suicide n’est pas nécessairement interprété par son auteur.e comme mettant fin à son existence (Hjelmeland et Knizek, 1999). Ces lettres ne constituent donc pas toujours des messages d’adieu à proprement parler. À travers ces récits de soi par soi, il y a, on l’a dit, interpellation d’un lendemain dans lequel l’auteur.e entend rester maître de sa vie comme de ce qui la suit (Polkinghorne, 1988; Ricoeur, 1984). On se souviendra ici des mots d’Hubert Aquin : « mon acte [suicide] est positif, c’est l’acte d’un vivant »[8]. Témoignage exceptionnel sur l’état d’âme de la personne au moment où elle rédige sa note, la lettre apparaît souvent aussi comme un message adressé à un autrui significatif; ce qui ne veut pas dire que la lettre porte sur l’autre, elle peut également porter sur soi (voir infra).

Pour le présent article, c’est cette analyse communicationnelle de la lettre d’adieu que nous privilégierons. Notre recherche s’inscrit donc dans le paradigme compréhensif sur le suicide (à l’opposé des études davantage positivistes, voire épidémiologiques), à savoir une démarche où le regard du chercheur se porte sur le sens que les individus donnent au geste suicidaire, sens qui est inévitablement multiple et labile selon les personnes concernées (proches, médecin, coroner, personne décédée par suicide, etc.). Privilégiant par ailleurs le point de vue de l’auteur.e du geste sur celui d’un observateur externe, nous interpréterons du reste le geste suicidaire dans une perspective davantage téléologique (le futur) que causale (vers le passé) (Hjelmeland et Knizek, 1999).

Mais avant de parler de notre corpus, précisons que disposer de lettres de suicide pose de multiples questions, tant éthiques que logistiques. Nous discutons déjà abondamment de ces enjeux ailleurs (Corriveau et coll., 2021). Mentionnons simplement ici que le défi ne concerne pas seulement les lettres d’adieu, mais le suicide en général (Cellard et Corriveau, 2013). Comme le rappelle l’historien français Georges Minois (1995), mettre la main sur les archives judiciaires est loin d’être chose aisée tant elles sont souvent très fragmentaires. Pour les reconstituer, il faut généralement avoir recours à des sources variées, hétéroclites et peu abondantes.

Or, contrairement à la France, de telles archives sont disponibles au Québec. Les enquêtes du coroner nous permettent en effet de retracer, sur plus de 250 ans, l’histoire sociale du geste suicidaire sur tout le territoire. Plus précisément, ces enquêtes contiennent l’ensemble des cas de décès identifiés comme suicide qui se sont produits au Québec depuis 1763. Dans ces dossiers, se retrouve une kyrielle d’éléments d’enquête qui permettent au coroner d’en arriver à un verdict de suicide : le verdict du jury (jusqu’en 1967) et le procès-verbal, mais aussi, dans certains cas, les témoignages des proches, le rapport de police, le rapport d’autopsie, ou encore, quand il y en a, les photographies et les lettres laissées par les personnes elles-mêmes.

Quand il y en a. La difficulté se situait dans ce détail : l’obligation de fouiller tous les dossiers de suicide pour identifier ceux qui contenaient des lettres. La littérature a établi que depuis les années 1950, on estime que 15 à 30 % personnes qui s’enlèvent la vie laissent un témoignage sous forme de lettres (ou de notes)[9]. Notre corpus empirique comprend des dizaines de milliers de dossiers et des milliers de lettres, et tout n’a pas encore été dépouillé. L’article que nous proposons ici entend surtout mettre l’accent sur quelques défis méthodologiques qui attendent quiconque souhaite analyser des lettres laissées par des personnes qui s’enlèvent la vie.

Nous nous intéressons à cet égard à un corpus empirique de 72 Québécois.e.s décédé.e.s par suicide et qui ont laissé 138 lettres d’adieu. L’âge des individus retenus dans le corpus devait être de minimum 20 ans et de maximum 30 ans au moment de leur décès, et la période concernée s’étendre de 1940 à 1970. La période comme telle, au même titre que l’âge des personnes décédées, ne feront cependant pas l’objet d’une théorisation socio-historique[10]. La première a été choisie pour des raisons d’accessibilité du matériel (des dossiers déjà dépouillés[11]); la seconde, pour provisoirement restreindre notre échantillon à la jeune vie adulte. Il faut se rappeler que notre propos porte sur une analyse communicationnelle. Or, et comme nous le verrons plus loin, les rares études sur les lettres de suicide qui optent pour cette perspective ne présentent pas le contexte social comme significativement majeur dans les enseignements qu’elles relèvent (les déclinaisons du rapport à soi et à l’autre — se haïr, se sentir abandonné, etc. — revêtiraient en quelque sorte ici le statut d’invariants anthropologiques). Ces rares études ne distinguent pas non plus toujours des tranches d’âge alors même que ce critère pourrait être pertinent[12] : on peut ainsi s’attendre à ce que, dans leurs lettres d’adieu, des adultes désignent surtout leur conjoint comme autrui significatif alors que des adolescents seraient plutôt en dialogue/conflit avec leurs parents.

Parmi les études qui se sont intéressées au contenu communicationnel et socio-affectif des notes de suicide, celles des psychologues britanniques McClelland, Reicher et Booth (2000) et de leurs collègues américaines Sanger et Veach (2008) analysent chacune un corpus approximatif de 200 lettres écrites par une bonne centaine d’individus. L’âge est par contre variable et on trouve des lettres laissées tant par des hommes que par des femmes. Les époques respectives (1979-1991 et 1944-1968) diffèrent légèrement l’une de l’autre, mais sans qu’aucune importance spécifique ne leur soit attribuée. Que retiennent globalement ces deux études à propos du contenu des lettres analysées ? Selon la première (McClelland et coll., 2000), la communication dans les lettres d’adieu viserait surtout à adresser des griefs à soi et aux autres. Ces griefs peuvent directement toucher au geste suicidaire, mais aussi (voire seulement) à ce qui l’a précédé. Et que ce soit envers soi ou envers autrui, les lettres navigueraient donc constamment entre les registres de l’exonération et de l’imputabilité. Quant à la seconde étude (Sanger et Veach, 2008), elle insiste plutôt sur l’importance que ces lettres accordent au maintien ou au retour des liens avec autrui après la mort (Aquin dira « au-delà de la vie »). Les deux recherches s’accordent cependant sur un point : elles ne constatent aucun effet de genre et d’âge dans la nature des communications des personnes décédées par suicide.

Un troisième article a retenu notre attention, celui écrit par Francine Gratton, sociologue, et son étudiante en sciences infirmières, Christine Genest (2008). Ici nous sommes dans une analyse de récits de vie (sept exactement) et il s’agit pour l’essentiel d’adolescents de 12 à 17 ans. Chaque trajectoire de vie est fouillée par les auteures. Des lettres sont présentées dans les 7 cas étudiés et le fait de les retenir pour l’analyse n’est certainement pas un hasard au regard du titre de l’article : La mort, qu’est-ce que de jeunes suicidés veulent qu’elle produise ? Les deux auteures montrent en effet que si des personnes laissent des lettres d’adieu, ce n’est pas seulement pour parler aux autres, c’est souvent aussi pour parler d’elles aux autres. Plus encore, ces lettres montrent que le suicide n’est pas une fin en soi. Ces adolescents espèrent que leur suicide va avoir des effets, positifs ou négatifs, soit sur eux soit sur leur entourage. Un dernier point a retenu notre attention dans l’article : si la lettre peut être un moyen de communiquer les effets positifs que l’individu attend pour lui de son geste, elle n’exclut en rien la manifestation d’émotions négatives de sa part. Autrement dit, un individu peut se dire soulagé de s’en aller et d’en avoir eu le courage, mais dresser malgré tout de lui-même un portrait pathétique. Ajoutons enfin que la plupart des lettres discutées dans l’article sont chaque fois adressées aux parents, ce qui ne sera pas le cas dans la présente analyse, les jeunes adultes privilégiant plutôt leurs conjoints comme autrui significatif.

C’est donc avec ces enseignements en tête que nous nous sommes intéressés aux 72 jeunes québécois.es qui ont laissé 138 lettres d’adieu. Le corpus analysé se compose de 22 femmes et 50 hommes, soit un ratio très proche de celui des suicides homme-femme au Québec (Légaré et coll., 2016). Ces lettres, qui proviennent des Archives du Coroner du district judiciaire de la ville de Montréal, constituent l’ensemble[13] des notes de suicide pour cette période historique et pour cette tranche d’âge. L’analyse proposée présentera deux facettes : d’abord cinq idéaux-types dégagés en fonction du sens du geste suicidaire que l’on retrouve exprimé dans les dernières communications de 60 des 72 jeunes adultes décédé.e.s par suicide (nous expliquerons plus loin pourquoi 12 cas n’ont pu être retenus dans le premier type de découpage); ensuite une étude qui valorisera le foisonnement du contenu des lettres et les thèmes que les individus mobilisent pour décrire leurs rapports à soi et aux autres[14].

Communications introspectives et communications dyadiques : cinq idéaux-types

Un premier effort de catégorisation nous a permis de regrouper nos dossiers en fonction du sens du geste suicidaire que l’on retrouve exprimé dans les dernières communications de 60 des 72 jeunes adultes décédé.e.s par suicide. Nous nous sommes inspirés de la distinction que le suicidologue Edwin Shneidman (1985 : 26) a établie entre deux différents processus suicidaires : d’une part, un processus de nature intrapsychique (egotic); d’autre part, un processus de nature interactionnelle (dyadic). Alors que le premier processus est d’abord de nature psychodynamique et émane d’un dialogue largement internalisé, le second réfère à une situation problématique avec un autrui significatif.

Concernant notre corpus empirique (qui ne porte pas sur le processus suicidaire en tant que tel), nous avons nous aussi utilisé les expressions cas introspectifs et cas dyadiques (tableau 1). Nous entendons par là les deux cas de figure suivants : soit la personne qui communique ses états d’âme à autrui le fait de manière autocentrée (cas introspectif); soit elle le fait en concentrant son attention sur un autrui significatif (cas dyadique). Elle peut bien sûr aussi ne pas communiquer ses états d’âme (voir infra). Nous avons par ailleurs estimé nécessaire de faire des sous-distinctions. La communication dyadique peut ainsi prendre trois formes (disculpation de l’autrui significatif, blâme envers lui ou encore équivocité à son égard). Quant aux communications introspectives, elles peuvent renvoyer soit à l’autodestruction d’un soi méprisable (au sens d’un soi qui se voit sans valeur) soit à l’autodélivrance d’un soi honorable (au sens d’un soi qui s’attribue dignité et respect). Le premier cas de figure renvoie à l’idée suivante : « compte tenu de ma faible valeur (je ne suis bon à rien / je suis une mauvaise personne / etc.) », « m’autodétruire voire me châtier est la seule issue possible ». Quant au second idéal-type introspectif, il pourrait être résumé ainsi : « compte tenu de la valeur acceptable, voire considérable, que j’estime avoir, ce n’est pas de ma valeur que je me délivre, mais bien des malheurs et autres injustices dont la vie m’a accablé ». Notons enfin que si seuls 60 des 72 jeunes adultes décédé.e.s par suicide ont pu être catégorisés dans ces 5 idéaux-types, le corpus retenu (42 hommes, 18 femmes) respecte le rapport hommes-femmes du corpus initial.

Tableau 1

Classification thématique des dossiers en fonction du genre de l’auteur.e

Classification thématique des dossiers en fonction du genre de l’auteur.e

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Nous avons pu relever à travers notre corpus 29 dossiers dans lesquels le contenu des lettres porte d’abord sur les relations avec un autrui significatif. Ces lettres, minoritaires chez les hommes (16 individus sur 42), mais majoritaires chez les femmes (13 individus sur 18), détaillent surtout le passage à l’acte dans une perspective interactionnelle. Elles vont s’attarder aux difficultés survenues au travers de cette relation dyadique[15], exprimer les préoccupations de l’auteur.e quant aux conséquences de son geste envers l’autrui significatif, etc. Elles sont très souvent adressées à ce dernier (on note alors souvent une prédominance de l’usage de la deuxième personne sur la première dans le texte), mais pas toujours. Ainsi, une jeune femme de 21 ans écrit cette lettre à son médecin où l’on peut percevoir qu’elle souffre énormément du fait qu’elle se considère comme un fardeau pour son conjoint :

I knew sooner or later I’d be writing you. Things have been going all right until last week. I don’t have a job yet, & I’ve been depressed sitting around doing nothing. Yesterday I took a slight overdose, and I’ve been pretty confused. [B., son conjoint] has been pretty good about everything. I mean he seems to understand until next Saturday when we go back to Toronto and yet there’s no sense I’m getting a good time job for a week. Actually I’m afraid to be by myself even a few minutes. I guess I have no choice. [B.] has his job[16].

Outre cette jeune adulte, ils sont 12 individus (9 hommes et 3 autres femmes) à souhaiter disculper un autrui significatif. Ils le feront en s’exprimant à leur égard en des termes explicitement indulgents. Seul un auteur parmi les 29 cas dyadiques, un homme de 28 ans, exprimera une franche hostilité envers sa conjointe en annonçant :

J’emmène ma femme avec moi dans ma tombe, car la laisser en vie sera une faute de ma part. Elle a causé assez de trouble sur cette terre de malheur[17] [1948-196] (il ne mettra finalement pas sa menace à exécution).

Un constat nous frappe cependant, qui donne raison à l’hypothèse d’une fréquente répartition du blâme (McClelland et al., 2000) : une mince majorité des cas que nous avons classés dans cet axe dyadique (15 cas : 6 hommes, 9 femmes) offre en effet un discours plus mitigé (équivocité envers l’autrui significatif), dont il est souvent difficile d’interpréter le sens exact du propos. Sans aller jusqu’à blâmer directement l’autrui significatif pour le passage à l’acte ou à lui vouer des propos désobligeants, le texte est néanmoins ponctué de reproches, de griefs et de plaintes envers l’être aimé. Le message apparaît souvent ambivalent et s’avère parfois très difficile à décoder pour le chercheur, mais il a sûrement dû être tout aussi déroutant pour le destinataire du message. Prenons comme exemple ce cas d’un couple en processus de séparation où un homme de 30 ans écrit à son épouse :

I will of taken the cowards way out by the time you get this note. as I can’t go on any longer like this. Please tell the Boys I love them. My actions will prove to you how much I love you[18].

À l’inverse, on retrouve une quantité presque égale de cas (31) où les lettres ont un caractère introspectif, au sens où leur contenu fait principalement ressortir les états d’âme autocentrés de leurs auteur.e.s. Ces lettres peuvent souvent exprimer des doléances d’ordre social ou interactionnel, mais sans la composante dyadique d’un autrui significatif; au lieu du rejet et de l’abandon de l’être aimé ou désiré, on y exprime plutôt des difficultés à garder un emploi ou un logis, des problèmes de santé ou alors des démêlés judiciaires.

Ces cas introspectifs, cette fois majoritaires chez les hommes (26 individus sur 42) et minoritaires chez les femmes (5 individus sur 18), ont ensuite été séparés en fonction de l’interprétation du geste que l’auteur.e posait envers lui/elle-même : s’agissait-il d’un châtiment qu’on s’infligeait par dégoût de soi, ou plutôt d’un acte servant à soulager un amour-propre mortellement blessé[19] ? Commençons par l’autodélivrance d’un soi honorable, soit 21 des 31 cas introspectifs identifiés (18 hommes, 3 femmes). On y retrouve notamment ce jeune homme de 20 ans qui a laissé un flux de conscience étalé sur seize pages d’un calepin, notes qu’il a écrites pendant qu’il attendait l’effet des somnifères qu’il avait ingérés. Même s’il avouait que la souffrance qu’il éprouvait à travers ses interactions sociales était due au fait que « je suis un tendre (…) et dernièrement j’ai découvert qu’on me trouvait face à un inconnu je pouvais le faire souffrir par ma simple passivité », son message revendiquait d’abord le courage du geste qu’il venait de poser, tout comme sa valeur (la sienne comme celle de son geste), en disant :

qui va me blamer de ce que j’ai fait de ma vie il n’y a que ceux qui ont peur de la mort car il auront peur de penser comme moi et d’être face à la mort sans avoir le courage d’agir[20].

La lettre d’une jeune femme de 21 ans, adressée à son petit frère, représente bien cette estime de soi brisée, mais néanmoins manifeste, que l’on retrouve dans les lettres de cette catégorie :

I am very tired of too many bad things that happened to me one right after the other. I want you to be happy. Don’t be over-ambitious like me, as you’ll become miserable. Just work hard and the good will come from it. If you don’t work you won’t get anywhere. Success takes years and years and years of hard, hard work. I am too tired for it[21].

Enfin, pour ceux et celles (8 hommes et 2 femmes) qui entrent dans la catégorie de l’autodestruction d’un soi méprisable, il s’agit d’individus qui ne s’attribuent dans leurs lettres aucune qualité ou vertu, et la mort qu’ils/elles s’administrent représente à leurs yeux la seule conséquence possible à tirer de leur non-valeur voire une juste expiation des fautes auto-attribuées. Leurs lettres ne cherchent pas à établir d’autres motifs que le désespoir, la faiblesse de caractère ou le vice honteux. Ces personnes demandent souvent aussi à leurs proches de ne pas les regretter, comme cette femme de 22 ans qui écrivait à ses parents :

Je suis une lâche, je le sais. Je n’ai pas le courage de vivre, c’est vrai. Je vous en prie, ne me pleurez pas; dites-vous au contraire que je suis beaucoup plus heureuse comme cela[22].

Nous avons cependant pu dégager en cours de route certaines lacunes dans cette approche qui vise une catégorisation des lettres en fonction du sens exprimé par rapport au geste. Tout d’abord, le nombre proportionnellement élevé de dossiers de notre corpus (8 hommes, 4 femmes) qui n’ont pu être intégrés à ce classement, et ce parce que les écrits qu’on y retrouve n’offraient aucun contenu permettant de comprendre le sens du geste porté. Dans plusieurs cas, la lettre ne fait par ailleurs que préciser les dernières volontés du défunt (arrangements funéraires, partage des biens), sans indiquer les causes ou le contexte du geste. En outre, plusieurs autres lettres étaient tout simplement trop courtes pour que nous puissions prétendre y déceler une quelconque communication des états d’âme de la personne suicidée à autrui.

À l’opposé, le fait d’assigner aux documents retenus une seule catégorie obscurcit le caractère polysémique et très idiosyncratique des lettres d’adieu, et c’est en grande partie la raison pour laquelle nous avons enchaîné avec une analyse de contenu beaucoup plus fractionnée et multidirectionnelle, que nous présenterons dans la section suivante (tableau 2). Une autre organisation des données que celles proposées par les tableaux 1 et 2 aurait cependant pu être privilégiée, par exemple par rapport à la langue de la personne décédée. Les francophones paraissaient en effet plus enclins que les anglophones à voir leur geste comme la transgression d’un interdit social, plus prompts aussi à évoquer la crainte du jugement divin. Les anglophones, eux, décrivent davantage leur geste comme étant moralement défendable, au point d’anticiper le pardon d’autrui ou de Dieu. Bien qu’il nous paraisse hasardeux de trop extrapoler la portée de ces résultats sur le plan socio-culturel[23], on semble en somme retrouver dans les lettres en anglais un préjugé souvent plus favorable à la fois envers soi et envers le geste posé.

Enfin, il ne fait pas de doute que malgré nos meilleurs efforts d’objectivité, le fossé temporel qui nous sépare du matériel que nous étudions peut parfois introduire une distance supplémentaire entre notre interprétation et les intentions de l’auteur.e vis-à-vis du sens qu’il/elle voulait donner à son ultime communication. Cette situation est particulièrement sinueuse dans les quelques cas où les sujets abordent leur homosexualité, car les profondes mutations sociales et juridiques qui ont été entamées à la toute fin de la période que nous étudions (la loi omnibus de 1969 fut en effet la première étape vers la décriminalisation de l’homosexualité au Canada) ont eu pour conséquence de transformer radicalement notre lecture de tels évènements. Elles nous ont sans aucun doute inculqué un biais interprétatif indubitable par rapport aux acteurs de l’époque — les autorités, les proches du disparu, mais possiblement aussi le principal intéressé lui-même. Nous observons en tout cas que ces quelques lettres sont généralement très avares de détails au sujet de l’autrui significatif, leurs auteur.e.s semblant lourdement conscients que les mots qu’ils écrivent auront un statut de pièce à conviction susceptible de compromettre leur conjoint : « Je t’écrirais bien autre chose, mais tu ne seras pas le seul je suppose à la lire, alors adieu[24] ».

Nous n’en sommes pas moins ici dans un cas dyadique[25]. Un autre cas, dyadique lui aussi, sera encore plus obscur et surtout très bref. Un homme de 28 ans écrit simplement à son conjoint les mots suivants : « [P.T.], c’est pour ça que je t’aime [26]».

Or comme nous l’avons déjà mentionné, se donner la mort pour autrui représente une preuve d’amour extrêmement ambiguë, ce qui a fait pencher ce cas vers l’équivocité, dans une ambivalence que la simplicité du message ne fait qu’amplifier. En comparaison, la lettre d’un homme de 20 ans exprime de nombreux griefs envers certains individus qu’il ne nomme pas, mais surtout envers la société et tout particulièrement l’injustice dont il paraît être à la fois le témoin et la victime. La première phrase de l’extrait suivant évoque très clairement la mort comme le soulagement d’un fardeau, tandis que le reste exprime son indignation, et dans une certaine mesure, sa supériorité morale sur la société et les individus qui ont précipité son passage à l’acte. Nous sommes ici devant ce que nous appelons un cas introspectif dominé par l’autodélivrance d’un soi honorable, un soi qui se respecte et qui aurait aussi dû être respecté des autres :

[…] Je prie Dieu et je l’ai prié avant de mourir de m’accorder la grâce d’une vraie justice, ici on ne l’a pas. Je suis découragé, pour avoir une licence, il faudrait que je paie des 40.00 de pourboires pour réussir. Ceci se presente et s’est présente à l’Hôtel de Ville, mais je n’avais pas l’argent. Maintenant avec l’argent on peut acheter celui qui est maître de la justice. (…) L’Homosexualité avec des gens qui se pensent bien bas, mais qui sont pour la justice, c’est ceux-là qui mériterait d’être puni et d’être fouetté. Déclare les [S., sa soeur] — je ne peux les supportez[27].

Revenons maintenant au tableau 1 et résumons les grands constats observés avant de présenter un deuxième type d’analyse. Nous avons vu que les hommes (16/42) sont proportionnellement moins susceptibles que les femmes (13/18) de prioritairement lier leur état d’âme et leur geste à un autrui significatif, et lorsque c’est le cas, leurs lettres d’adieu tendent plutôt à disculper autrui même si les cas équivoques sont loin d’être rares. Pour ce qui est des femmes, le récit qu’elles offrent de cette relation est souvent moins édulcoré, elles ont plus tendance à adresser des reproches, même subtils, ou à exprimer leur frustration envers leur conjoint. Si l’équivocité est plus présente dans les communications dyadiques des femmes que dans celles des hommes, elle frappe quoi qu’il en soit par sa régularité dans les deux cas. Concernant maintenant les communications introspectives, on notera que les femmes s’y retrouvent très peu (5/18), que ce soit par rapport aux hommes (26/42) ou en comparaison des femmes qui privilégient une communication dyadique (13/18). Quant aux hommes qui communiquent par cette voie, si l’autodestruction d’un soi méprisable est présente (8/26), elle est assez nettement dominée par l’autodélivrance d’un soi honorable (18/26). Bien qu’instructives, ces premières conclusions du tableau 1 nous ont cependant encouragés à ne pas nous limiter à une approche « holistique » de ces lettres. Nous avons dès lors jugé bon d’aller plus en profondeur et d’adopter une méthode permettant d’extraire davantage de contenu interpersonnel de ces lettres; autrement dit, d’en savoir plus sur les états d’âme que les personnes décédées par suicide communiquent à autrui, que ce soit pour parler d’eux-mêmes ou de leur entourage.

La portée interpersonnelle des lettres d’adieu : foisonnement et multidirectionnalité

Après avoir présenté une analyse qui faisait état d’individus privilégiant soit une communication introspective soit une communication dyadique, nous allons maintenant proposer une perspective qui valorise le foisonnement du contenu des lettres et leur multidirectionnalité. Cet exercice fera notamment écho aux cas d’équivocité mentionnés plus haut. Très inspiré de la catégorisation de McClelland et coll. (2000) et de Sanger et Veach (2008), ce deuxième type d’analyse a permis de dégager cinq grandes catégories communiquées dans les lettres : 1) les instructions; 2) l’assumation de soi; 3) les griefs envers soi-même; 4) la bienveillance envers autrui; 5) les griefs envers autrui (tableau 2).

Chacune de ces catégories, la deuxième exceptée, se décline en thèmes, présentés dans le tableau 2 (voir infra). Cette approche nous permet de montrer que s’il était possible de dégager des idéaux-types quant aux communications transmises par ces jeunes adultes décédé.e.s par suicide (du moins pour 60 des 72 individus), il n’en reste pas moins que ces individus témoignent le plus souvent d’une multidirectionnalité dans les messages qu’ils émettent par rapport à soi et aux autres. Il n’est ainsi pas rare que la communication dyadique d’un individu contienne par ailleurs un dialogue avec lui-même. Comme il arrivera qu’une communication introspective transmette en même temps de l’animosité ou de la bienveillance envers un proche. De même, ce n’est pas parce qu’une communication introspective privilégie l’autodélivrance sur l’autodestruction que l’individu ne formulera pas de griefs envers lui-même. Pour éviter toute confusion entre les deux analyses (tableaux 1 et 2), nous avons donc veillé à utiliser des termes différents dans les tableaux respectifs. En effet, même s’ils peuvent parfois partiellement se confondre, les idéaux-types du tableau 1 et les thèmes (ou sous-thèmes) du tableau 2 ne sont aucunement synonymes. Et le tableau 2 n’est pas non plus une tentative d’opérationnalisation du tableau 1. Leurs objectifs, nous l’avons dit, sont différents. Par exemple, il ne suffisait pas qu’un grief envers autrui (tableau 2) soit identifié dans une lettre pour que son auteur.e soit catégorisé dans les communications dyadiques (tableau 1). Si par contre, ce grief envers autrui nous est apparu central dans la communication d’un des 72 individus, il se sera retrouvé non seulement libellé comme tel dans le tableau 2, mais apparaîtra aussi sous le libellé de l’idéal-type dyadique blâme de l’autrui significatif dans le tableau 1. Cet exemple nous permet de comprendre pourquoi on peut se retrouver avec un seul cas de cet idéal-type dans le tableau 1, mais avec vingt renvois aux griefs envers autrui dans le tableau 2.

Comment ce tableau 2 a-t-il maintenant été constitué ? Dans le cas d’un individu qui aurait laissé plusieurs lettres d’adieu au dossier, la présence d’une catégorie et/ou d’un thème dans une seule d’entre elles constitue un seuil suffisant pour être retenu dans l’analyse de son récit. De la même manière, si l’on retrouve des propos correspondant à l’une des catégories/l’un des thèmes dans de multiples lettres du même auteur.e, ou bien plusieurs fois à l’intérieur de la même lettre, cette catégorie ne sera comptée qu’une seule fois. Ajoutons qu’un même extrait peut parfois correspondre à différents thèmes, y compris au sein d’une même catégorie : un accord interjuge (entre les trois chercheurs) est alors nécessaire pour décider si le passage doit être retenu dans plusieurs thèmes voire dans plusieurs catégories. Enfin, si chaque dossier ne concerne qu’un individu, un individu peut très bien, selon les lettres écrites (à qui, quand, etc.) ou même au sein d’une seule, communiquer des messages contradictoires ou juste différents (l’individu sera alors comptabilisé dans plusieurs catégories, mais possiblement aussi dans plusieurs thèmes). Ce constat ne compromet pas nos résultats parce que, contrairement à l’analyse précédente, celle-ci ne vise plus à dégager des unités individuelles cohérentes, mais à montrer la multidirectionnalité des messages que nous pouvons retrouver dans une lettre d’adieu. Précisons aussi que les extraits que nous présentons dans l’analyse qui suit constituent rarement l’ensemble du message relatif au thème qu’on retrouve communiqué dans la ou les lettres d’adieu de la personne qui s’est suicidée.

Tableau 2

Incidence des 5 catégories de contenu dans les lettres d’adieu de 72 individus qui se sont suicidés, district judiciaire de Montréal, 1940-1970

Incidence des 5 catégories de contenu dans les lettres d’adieu de 72 individus qui se sont suicidés, district judiciaire de Montréal, 1940-1970

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Le cas spécifique des instructions

À l’instar de plusieurs autres recherches, le tableau 2 montre la fréquence des instructions que la personne disparue adresse à tout un ensemble d’individus, qu’ils soient ou non les récepteurs de la lettre : aux autorités, à la famille, aux amis, etc. Les instructions les plus fréquemment rencontrées (27 individus) sont les clauses testamentaires qui, comme leur nom l’indique, assignent les biens du défunt à divers bénéficiaires. Toujours au rang des instructions, on retrouve 19 dossiers où l’auteur.e de la lettre demande au lecteur de servir d’intermédiaire pour transmettre un message à autrui (médecin, les enfants, les parents, les amis) : aviser les proches du décès et, dans certains cas, leur en dissimuler la cause : « Il serait préférable vu que je souffre du coeur et pour cacher le tout à tous pour ne pas que ça vienne à papa, que le verdict de mort soit une syncope »[28].

On notera également que 15 individus cherchent à énoncer leurs volontés quant à la disposition de leur dépouille, incluant parfois même la tentative d’influencer le cours des investigations policières ou médico-légales qui faisaient suite au passage à l’acte. Parmi les préarrangements funéraires, certains font ainsi preuve d’une créativité morbide en s’imposant toutes sortes de punitions —, et ce à une époque où les sanctions symboliques à l’endroit des personnes qui s’étaient suicidées se voyaient largement abandonnées : « Je demande que l’on m’enterre comme une suicidée, sans fleur, et personne ne doit suivre mon corps[29] ».

Les instructions aux autorités visaient pour leur part à anticiper le cours des évènements en cherchant à établir, pour elles, un verdict. Il faut savoir qu’à l’époque, c’est généralement encore un verdict d’aliénation mentale qui était rendu par le coroner, seul verdict permettant à la fois l’inhumation du corps et la respectabilité de l’âme (Gagnon, 1987, 109-130). Or, dans l’exemple qui suit et par le verdict qu’il se rend à lui-même, un jeune homme semble vouloir se châtier en renonçant à de tels privilèges : « Je demanderai au coroner de rendre un verdict de destruction volontaire[30] ».

Une autre tentative pour garder le contrôle de son corps et de ses secrets pourra consister à neutraliser la publicité médiatique autour du geste posé : « Je te prie de ne pas montrer la lettre à personne [au] Montréal-Matin[31] ».

Enfin, cette catégorie instructions sur disposition du corps comprend également des passages où la personne dicte ses volontés si elle devait être retrouvée toujours vivante : « J’exige [d’aller] à l’Hôpital Hôtel-Dieu de Mtl sur St-Urbain. […] [Faites] de moi ce que bon vous semble sauf […] aller à [l’asile] St-Jean-de-Dieu[32] ».

Finalement, 11 personnes, surtout des femmes (7/22 pour seulement 4 hommes sur 50), ont laissé diverses instructions par rapport à leur entourage (comme régler des gardes) : « aimez mon ex » / « prenez soin des enfants » / etc.

Un portrait qui affine plus qu’il ne contredit le premier découpage

Nous verrons dans cette section que les enseignements du tableau 2 vont affiner et contraster certaines observations tirées du premier découpage proposé (tableau 1). Mais avant de comparer les deux tableaux, quels constats se dégagent du tableau 2 (en dehors des instructions) ? Commençons par les cas d’assumation de soi.

Pour les cas d’assumation de soi, il ne s’agit pas d’un synonyme de la catégorie autodélivrance d’un soi honorable. Le fait que ces cas introspectifs du tableau 1 (21) soient plus nombreux que les incidents rapportés dans cette thématique (18) ne doit donc pas surprendre. En réalité, ce constat s’explique par les exigences à remplir pour pouvoir parler d’assumation de soi. On parle en effet ici de communications dans lesquelles des hommes (11) et des femmes (7) vont revendiquer leur suicide comme étant un geste positivement assumé. Si ces communications ne vont pas nécessairement donner l’image d’individus (18) qui ont de l’estime pour eux-mêmes, elles vont à tout le moins témoigner du respect qu’ils s’attribuent à travers cette assumation. Pour ces individus, il apparaît alors important de communiquer que leur geste est sensé. Plusieurs vont aussi insister sur le fait que leur geste est intentionnel, posé en pleine conscience. Ils peuvent par exemple insister sur le fait que c’est bien ce qu’ils voulaient[33], qu’ils n’étaient pas fous[34] ni sous l’effet de l’alcool[35]. Ils vont parfois même rappeler combien leur geste a demandé du courage[36]. Autre point à souligner, le rapport hommes-femmes est beaucoup plus équilibré dans la catégorie assumation de soi (11/50 et 7/22) que dans l’autodélivrance d’un soi honorable (18/42 et 2/18). Ce contraste peut étonner, mais il rappelle du même coup en quoi cette thématique et cet idéal-type ne sont pas des synonymes. Si, dans le contexte socialement conservateur du Québec de l’époque, il ne serait pas surprenant que les femmes aient eu plus de difficultés que les hommes à s’attribuer une valeur positive qui leur était propre (soi honorable), se respecter par l’intermédiaire d’un suicide positivement assumé rencontrait sans doute des exigences plus hautes encore, et ce, tant pour les hommes que pour les femmes. On peut néanmoins faire l’hypothèse que si des femmes s’y sont reconnues, c’est peut-être parce qu’en cas de situation conjugale troublée (mariage raté, stérilité, avortement peu ou non autorisé), se suicider constituait pour elles un des rares moyens de reprendre le contrôle de leur soi, mais aussi, paradoxalement, de leur vie.

Qu’en est-il maintenant des communications de griefs envers soi ? Elles témoignent – au contraire de la thématique précédente – d’une totale absence de respect de soi (les lettres de suicide étant souvent ambivalentes, il va cependant de soi qu’une telle absence dans certains passages de la lettre ne préjuge en rien qu’à d’autres endroits de celle-ci, la personne pourra se montrer nettement moins dure avec elle-même). Comme ce n’est pas parce qu’un individu porte des griefs contre lui-même qu’il souhaite pour autant… se châtier (tableau 1).

Quelles formes prennent ces griefs relevés dans le tableau 2 ? La plus récurrente est sans aucun doute la reconnaissance d’une faiblesse de soi[37] (33 individus). Mais 12 des 72 jeunes adultes décédé.e.s par suicide, parfois les mêmes, se reprochent aussi de ne pas avoir été à la hauteur envers leurs proches : « Vois-tu tout le trouble que vous avez maintenant, c’est tout à cause de moi, si aussi je ne t’avais pas mis dans la tête de venir à Montréal avec moi »[38].

Dans la plupart de ces douze dossiers, les propres manquements que les individus disent se reprocher sont d’autant plus soulignés qu’ils contrasteraient lourdement avec les nombreux apports dont ils ont pu parallèlement bénéficier de la part des proches en question. Une souffrance est clairement communiquée sur l’incapacité d’avoir su rendre la pareille aux autres. Sans surprise, plusieurs de ces dossiers sont donc aussi répertoriés dans diverses sous-thématiques de la catégorie « bienveillance envers autrui ». Enfin, onze personnes vont jusqu’à communiquer une véritable haine envers elles-mêmes[39].

Que retenir de ces différents enseignements ? Si le tableau 1 invisibilisait quasiment les femmes dans leur rapport à elles-mêmes (très peu de cas introspectifs), le tableau 2 montre qu’elles peuvent en fait elles aussi, et dans des proportions souvent semblables aux hommes, communiquer l’état de leur autoréflexion. Autre élément à souligner : alors que le tableau 1 tendait à montrer que les cas introspectifs masculins évoquaient davantage la libération d’un soi qu’on estime (18/26) que la condamnation d’un soi qu’on maudit (8/26), le tableau 2 donne l’impression contraire (incidence des griefs envers soi bien supérieure à celle de l’assumation de soi). La comparaison a en fait ses limites. D’abord, parce que le constat du tableau 1 ne concerne quasiment que les hommes là où le constat du tableau 2 est nettement plus réparti. Ensuite, parce que nous sommes ici devant une illusion d’optique : si nous avions parlé plus largement de bienveillance envers soi plutôt que strictement d’assumation de soi, nous aurions probablement eu dans le tableau 2 un ratio moins étranger à celui du tableau 1.

On notera enfin qu’à proportions égales, les jeunes femmes adultes tendent, un peu plus que les hommes, à se maudire (haine de soi), mais aussi à regretter de ne pas voir été à la hauteur pour leurs proches. On pourrait ici faire l’hypothèse (qui reste à éprouver) d’une socialisation facilitant une faible estime d’elles-mêmes si on se rappelle la période historique retenue (si processus vers l’égalité des sexes il y a, il est en effet au stade de ses balbutiements). Quoi qu’il en soit, cette légère surexposition des femmes concernant deux sous-catégories des griefs envers soi ne doit pas nous faire oublier un des grands enseignements du tableau 1 : dès lors que les femmes couchent leurs états d’âme sur papier (18 sur 22), deux sur trois (13 femmes sur 18) mettent surtout l’autrui significatif au coeur de leur message, pour le meilleur comme pour le pire. C’est quand même nettement plus que les hommes (16 sur 42), plus tournés sur la contemplation de soi. Comme si la socialisation d’alors permettait aux hommes d’intégrer l’idée qu’ils pouvaient se suffire à eux-mêmes jusque dans la mort là où les jeunes femmes, elles, ne pouvaient concevoir exister… et mourir qu’à travers des relations qui comptent ou ont compté.

Revenons maintenant aux enseignements du tableau 2. On peut y voir que les incidences de bienveillance envers autrui prévalent largement sur les communications de griefs envers autrui. Par bienveillance envers autrui, nous entendons notamment l’amour ou l’affection ressentis pour les proches (28 individus, soit un tiers des auteur.e.s)[40], le fait de leur demander pardon (24 individus), ou encore le fait de minimiser l’impact du geste auprès de leur entourage (21 individus). Dans ce dernier cas, la minimisation peut se faire en dédramatisant le geste : « Je ne veux pas que l’on dérange personne »[41]; « Voyez cette chose comme une délivrance pour moi »[42].

La minimisation peut aussi chercher à cacher le geste. Notre corpus incluant un nombre important de jeunes parents, on retrouve plusieurs passages qui visent à planifier la manière dont ils seront commémorés auprès de leurs enfants en bas-âge voire effacés de leur mémoire : « You can always say to the children that I›ve died of cancer »[43]; « Ne leur parle jamais de moi, ils m’oublierons bien vite, et ne leur dis pas ce que j’ai fait surtout »[44].

On retrouve aussi plusieurs individus qui, s’inquiétant de voir leur entourage apprendre la cause de leur décès, demandent à ce qu’ils soient préservés et que rien ne leur soit révélé.

La catégorie bienveillance envers autrui retient également les messages de 19 jeunes adultes décédé.e.s par suicide qui apparaissent désireux d’offrir divers souhaits ou encore diverses recommandations à leurs proches pour qu’ils réussissent à trouver leur voie : «[...] that you may marry and love some fine young man and that you will be very happy forever »[45];« Please take care of yourself and get all the happiness out of life »[46]

On verra aussi, toujours dans cette catégorie, 15 individus explicitement exonérer des personnes de leur entourage, qu’ils les apprécient ou pas :

« E. n’est pas responsable »[47].

« Je décharge toute ma famille, sur ce que je fais, car il y a assez longtemps que je suis à [Montréal] […] Mlle G. m’a faite beaucoup de trouble au point de vue finance, mais je la décharge quand même de mes responsabilités »[48].

Nous notons également que 12 individus décédés par suicide expriment de la gratitude envers autrui. Par gratitude, nous n’entendons pas l’amour et l’affection déjà évoqués plus haut mais plutôt de l’estime, de la reconnaissance. Par exemple : « This note is to express my feeling of thankfulness for every thing which you [parents] have done for me in the past »[49].

Un type de communication qui peut se comprendre aussi comme un souci de préserver l’honneur de leur famille ou encore la réputation d’un médecin.

J’ai toujours été élevé très bien, j’écris ça pour montre[r] que si cela arrive ce n’est pas la faute de mes parents, car ils m’ont toujours montré à faire le bien […] je me suis fait soigner par un très très bon docteur je ne mentionne pas son nom, car il a tout fait pour moi[50].

Dans 10 autres cas, les personnes expriment l’espoir que leur décès soulagera leur entourage d’une charge qui était devenue trop lourde à porter. Combinant souvent mépris de soi et bienveillance envers autrui, ces cas sont ambivalents dans le message transmis. Un cas parmi d’autres : « I am convinced that she can be happier without me and our son […] can have a better start in life without me »[51]. Ou encore cette femme, récemment divorcée, qui écrit à sa soeur : « Je suis une charge pour vous autres et je ne peux plus vivre ainsi ». Elle évoque ensuite plus spécifiquement son ex-conjoint : « Je ne veux plus lui coûter de l’argent il a assé payer pour moi dit lui de me pardonner c’est la dernière fois que je vais le faire payer »[52]. Pour conclure sur les communications bienveillantes envers autrui, retenons encore que cinq personnes offrent leur bénédiction aux proches qui comptent… « May you have good luck, all the best wishes to you »[53]; « sois sûre que mon coeur sera toujours là pour penser à toi[54] » …et que trois accordent leur pardon. Si deux cas ont trait à des ruptures conjugales, le troisième concerne un homme présenté comme gai dans son dossier et qui dit vouloir : « pardonner à [ses] parents »[55].

Concernant maintenant les griefs envers autrui, nous entendons par là le reproche d’une rupture partiellement ou totalement due à l’autre[56], l’impression que notre entourage n’a pas su être là pour nous (sentiment d’abandon et de solitude)[57] ou encore une franche hostilité à l’égard de personnes…« I have four children and was a good mother to them until my husband started pushing life and its pleasures away from me »[58]; « I called J. [son psychanalyste] the Bastard »[59] …ou d’institutions : « Je déteste l’Hôpital du Sacré-Coeur à Cart[ierville] »[60] …qui semblent de facto être tenues — au moins en partie — responsables du geste posé.

Ce qui frappe dans ce tableau 2, c’est la manière dont les choses peuvent apparaître différemment selon que l’on regarde les communications sur un plan idéal-typique ou dans le détail. Par exemple, dans les cas dyadiques du tableau 1, on observait envers autrui un équilibre relatif entre communications indulgentes et communications équivoques. Dans le tableau 2, au contraire, le rapport est très déséquilibré entre bienveillance pour les autres et griefs à leur adresser. On voit aussi que la bienveillance envers autrui est autant le fait des hommes que des femmes et qu’elle est par ailleurs très loin de se limiter à la disculpation de l’entourage.

Même si l’observation est peut-être anecdotique, le tableau 2 nous apprend enfin qu’à proportions égales, les jeunes femmes adultes tendent, plus que les hommes, à considérer que veiller à leur entourage passe par une charge en moins… celle qu’elles représentent. Ce constat nous ramène à nouveau vers l’hypothèse d’une socialisation différentielle mentionnée plus haut. Toujours sur un plan secondaire (griefs envers autrui), mais qui n’est pas sans rappeler leur propension à l’équivocité (tableau 1), les jeunes femmes seraient en outre proportionnellement plus nombreuses que leurs homologues masculins à attribuer à l’autre leur geste ultime (ou à tout le moins la situation qui l’a précipité). Autrement dit, si comparativement parlant, plus de femmes que d’hommes vont écrire que leur suicide déchargera leur entourage et l’aidera à ne pas sombrer avec elles, elles tendront aussi, davantage que les hommes, à écrire que si elles ont sombré, c’est (au moins en partie) à cause de leurs conjoints. Cet apparent paradoxe peut être levé si on se rappelle les résultats du tableau 1, à savoir que les femmes sont beaucoup plus dans des communications dyadiques que les hommes (13/18 pour 16/42), plus dans la contemplation de soi. En ce sens, il n’est pas surprenant de voir parfois une surexposition des femmes dans les communications envers autrui et ce, tant du côté des griefs que du côté de la bienveillance.

Pour maintenant dresser un pont entre les deux tableaux, nous avons vu en somme que ce n’est pas parce que les griefs envers autrui sont quantitativement moins présents dans les communications qu’ils ne sont pas déterminants pour caractériser certaines d’entre elles (en l’occurrence, comme équivoques). Un dernier point mérite d’être souligné ici : si les griefs envers autrui sont peu présents dans le tableau 2, que dire du cas dyadique « blâme de l’autrui significatif » dans le tableau 1 ? Sa quasi-invisibilité tient au fait qu’il ne fallait trouver aucune trace d’équivocité (de blâme partagé) dans la répartition des responsabilités pour prétendre nous trouver devant un message de ce type. Bref, seule une attribution claire de celles-ci au seul autrui significatif permettait de l’encoder dans ce type de communication. Or ce cas de figure était très rare, rejoignant en cela le constat déjà fait par McClelland et coll. (2000). Par ailleurs, le tableau 1 se concentrait seulement sur le rapport à l’autrui significatif. Dès lors qu’on élargit la communication à l’entourage en général (parents, enfants, amis), les messages positifs envers autrui se multiplient.

Conclusion

Notre objectif dans le présent article visait à ouvrir un débat et non à le clore. Quel.s découpages.s communicationnels privilégier quand on analyse des lettres d’adieu ? Nous avons montré qu’en dépit de leurs limites respectives, non seulement les deux catégorisations (celle par idéaux-types et celle par thématiques) éclairaient le sens du message que des hommes et des femmes transmettaient à propos de leur passage à l’acte, mais aussi qu’elles s’affinaient au contact l’une de l’autre.

Nous rapportions aussi, en début d’article, que si certaines des rares études sur le sujet pressentaient que l’autrui significatif n’est généralement pas le même selon que l’on soit mineur ou adulte, aucune ne s’attardait vraiment sur la période historique dans laquelle leur corpus empirique se situait. Comme si, au fond, un sentiment d’abandon était toujours un sentiment d’abandon. Même chose pour la haine que l’on peut éprouver pour soi comme pour autrui, etc. Pour notre part, nous avons choisi d’opérer déjà quelques timides incursions concernant les années 1940-1970 (statut des femmes, de l’homosexualité, etc.) afin de montrer la pertinence de creuser davantage ce contexte socio-historique. Mais aussi de comparer nos lettres (et donc le contexte qui les entoure) à des lettres d’adieu écrites au 21e siècle. Les Québécoises continuent-elles par exemple à se voir, plus que les Québécois, comme un fardeau pour leur entourage ? Constate-t-on des bougés dans la confiance en soi ou, inversement, dans le mépris de soi du côté de groupes longtemps ostracisés ? Même en admettant que le processus vers l’égalité des sexes ou les diverses luttes pour l’inclusivité aient socialement gagné du terrain (un postulat qui ne va déjà pas toujours de soi), rien ne garantit en effet que dans leurs expériences personnelles, les individus aient intégré ces avancées au même rythme que nos institutions. Bref, une analyse comparée avec d’autres corpus (pour rappel, nous devrions bientôt disposer des dossiers du coroner de 1763 à 2016) nous aiderait à mieux comprendre comment varient les sens du suicide tels que le communiquent par écrit celles et ceux qui s’enlèvent la vie. Le rapport à la mort et au fait de se la donner change-t-il avec le temps ? Ressent-on par exemple, surtout à un certain âge, que les proches seraient maintenant davantage prêts à accepter le geste ultime qu’on pose (débats actuels sur l’aide à mourir) ? Et quid du rapport à la déviance ? Être considéré comme fou, criminel ou pécheur (ou au contraire, ne plus l’être) change-t-il la perspective de celui ou celle qui entend se convaincre et convaincre les autres qu’il/elle n’est pas hors normes ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas des bougés à identifier à travers le temps quant à ce qui constitue socialement ici des idéaux justifiant de s’enlever la vie, là des échecs aboutissant à la même conclusion ? Ne peut-on pas penser que si des bougés ont été observés dans le rapport à l’intimité, le rapport à la famille ou encore le rapport à Dieu (Gagné et Dupont, 2007), les états d’âme de celles et ceux qui se suicident — du moins tels qu’ils sont communiqués — bougeront eux aussi ? Comment expliquer par exemple que notre époque récente a presque vu naître le suicide de jeunes québécois (Gratton, 1997). Leur mal-être traduit-il un message (écrit) autre que ceux rencontrés à des époques précédentes ? C’est à ces divers défis que nous nous attellerons, plus en profondeur, dans nos publications futures.