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Ce livre est un regroupement de treize articles que Diane Lamoureux, professeure en philosophie politique de l’Université Laval, a publiés durant la période de 1991 à 2014. Elle propose une réflexion critique, philosophique et politique portant sur les enjeux féministes contemporains. Les possibles du féminisme. Agir sans « nous » permet aux lectrices et lecteurs de réfléchir aux différents défis que vivent non seulement les femmes, mais aussi les groupes de femmes, et à leurs différentes luttes féministes. Pour Diane Lamoureux, la mise en action dans laquelle le mouvement féministe se situe ne se résigne pas à la volonté d’acquérir une meilleure place, mais il s’agit surtout de transformer le monde social, de « trouver les moyens de construire un monde qui accueille les femmes autrement que sur le mode de la marginalisation et de la domination » (p. 189).
L’auteure souligne dès le départ que le contexte actuel se dessine à partir de trois dimensions. Dans un premier temps, elle signale le discours sur la désuétude du féminisme, un féminisme dépassé puisque l’égalité est atteinte, donc plus nécessaire. Dans un deuxième temps, elle explique qu’il y a une instrumentalisation du féminisme qui limite celui-ci à une question d’égalité comme valeur sociale fondamentale. Une instrumentalisation qui, selon elle, se sert du féminisme pour justifier, par exemple, des postures racistes au nom de l’égalité hommes-femmes qui, de plus, réduit « le féminisme au silence » (p. 9) tout en ne considérant pas la pertinence de ce mouvement comme vecteur de transformation sociale. Enfin, dans un troisième temps, elle fait état de la place que prend l’intersectionnalité dans l’analyse féministe, permettant de comprendre que l’expérience des femmes ne se résume pas à leur sexe, mais qu’il existe des sources d’oppression qui s’entrecroisent et qui marquent les réalités des femmes. Cette mise en contexte de la situation actuelle des femmes et du féminisme permet de comprendre où nous en sommes et ce qui est à confronter lorsque le féminisme s’affirme et s’affiche chez chacune d’entre nous.
Dans la société actuelle, le féminisme se transforme, et l’agir ensemble doit se penser autrement que dans une forme d’homogénéisation des expériences des femmes. La pluralité des expériences des femmes est à comprendre. C’est ainsi que le féminisme a servi et sert encore à exprimer que les femmes ne possèdent pas toutes la même voix et que la multiplicité de celles-ci est trop souvent occultée. En traversant ces textes, elle amène à comprendre que le féminisme sert d’espace pour exprimer ces voix, non seulement pour mettre en avant la question d’égalité, mais aussi pour lutter contre l’assujettissement des femmes dans le social. L’auteure appelle donc à la pluralité du féminisme en tenant compte de la diversité des situations des femmes. Selon sa perspective, le féminisme ne peut se réduire à la situation de l’égalité entre les hommes et les femmes. Il s’agit de réfléchir et d’agir sur la question de la liberté et de l’autonomie des femmes, de la pluralité de leur identité et de la place qu’elles occupent dans le social. Les textes présentés dans ce livre permettent ainsi de se rappeler la pertinence des luttes et des revendications féministes et de mettre en perspective que celles-ci sont loin d’être achevées. Diane Lamoureux offre différentes perspectives pour réfléchir aux diverses oppressions que vivent les femmes dans un monde toujours dirigé par un système patriarcal, dans un monde où le sexisme est insidieux et dans un monde où les injustices envers les femmes persistent et doivent être réfléchies au-delà du principe d’égalité. L’auteure vient nous rappeler la nécessaire importance de repenser les luttes féministes dans une perspective de solidarité tout en mettant en lumière les multiples enjeux que suppose la différence.
Plusieurs des textes à l’intérieur de cet ouvrage relatent différentes luttes qu’a menées le mouvement féministe québécois. L’auteure mentionne également, à l’intérieur de plusieurs articles, l’histoire du mouvement féministe québécois et comment ce mouvement a transformé le social et la manière dont ce dernier, par ses revendications et ses luttes, a contribué à la transformation des modes de vie des femmes. Les femmes québécoises se sont mobilisées pour revendiquer des droits leur permettant de devenir des citoyennes actives. Elle aborde ainsi la question des revendications législatives comme action féministe ayant pour but le passage du statut d’objet au statut de sujet. Les lois ont certes transformé la vie des femmes dans des sphères comme « la reproduction, le travail, la famille et l’intégrité physique » (p. 90), menant à des transformations dans les rapports sociaux. Toutefois, la conquête de ces droits doit se comprendre comme une quête de liberté et d’autonomie, autonomie individuelle et collective. Selon elle, il faut repenser le rapport à l’État puisque, seul, le recours à la loi pour contrer les discriminations ne suffit pas dans la quête des femmes. Enfin, bien que son point d’ancrage soit le féminisme québécois, sa réflexion est sans frontière et renvoie à des enjeux qui touchent les hommes et les femmes qui se réclament du féminisme, qui cherchent à développer une société plus juste et égalitaire, qui visent à réduire les inégalités et qui veulent construire un monde plus équitable dans une perspective de justice sociale. Au-delà des dimensions historiques qui se retrouvent dans plusieurs des chapitres, elle éclaire certains concepts pertinents fondamentaux à la pensée féministe.
Puisqu’il est impossible de tout résumer, notons d’abord une dimension intéressante que l’auteure aborde, à savoir comment le féminisme accorde de l’importance au vécu et à la situation des femmes afin d’ancrer son action publique. C’est donc à partir de l’expérience des femmes qu’il est possible d’agir et de transformer le monde qui s’avère souvent hostile à ces dernières. Prendre en compte cette expérience par les groupes de conscience, comme l’ont fait les féministes de la deuxième vague, a permis de faire reconnaître le vécu des femmes dans leur singularité. Participant à ces rencontres, elles pouvaient en quelque sorte parler de leur expérience personnelle afin de l’ancrer dans le social pour comprendre les rapports sociaux et de reconnaître la nature systémique de l’expérience d’oppression. Elle indique d’ailleurs très bien que « la situation sociale des femmes en était une d’inégalité et d’oppression et que cela n’était pas attribuable à une supposée nature féminine, mais à des modes d’organisation sociale » (p. 223).
Dans un autre ordre d’idée, l’auteure explique que les femmes, malgré certaines avancées, n’occupent pas la même position que les hommes dans le social. Elle rappelle des enjeux importants, notamment la division sexuelle du travail, la violence à l’égard des femmes et la question de l’avortement, qui demeure toujours fragile quant à l’accessibilité. Pour elle, la société demeure toujours un « club sélect pour les hommes », même si, d’une manière collective, par les groupes de femmes, des avancées importantes ont été faites. C’est ainsi que Diane Lamoureux rappelle comment le patriarcat demeure le système d’oppression fondamentale des femmes. Il s’agit pour les femmes de prendre conscience que le patriarcat forme un système et que celui-ci maintient et reconduit l’oppression. Ce sont des dimensions de l’oppression qui, selon elle, « sont la manifestation d’un rapport social, d’un système général de domination » qui constitue « un phénomène social complexe » (p. 41). Le patriarcat agit ainsi comme un système qui produit et maintient les inégalités.
La question des politiques néolibérales est également un enjeu important touchant les femmes. Selon cette auteure, les politiques néolibérales nuisent à l’avancée des femmes. En fait, pour elle, le néolibéralisme constitue « l’éloge de l’inégalité ». Non seulement inégalités « entre les hommes et les femmes, mais aussi inégalités entre les femmes. Inégalités de classes, mais aussi inégalités sur des bases raciales, nationales et ethnoculturelles. Et ces inégalités sont présentées non pas comme le produit de rapports sociaux, mais comme un défaut personnel de performance » (p. 231). Cette construction du monde néolibérale qui met en valeur la réussite individuelle et qui considère la non-inscription des femmes dans le social comme une tare individuelle est intimement liée à un désengagement de l’État. L’État providence, ainsi remis en question, vient toucher les femmes de plein fouet. Ce sont elles qui écopent de cette organisation économique et sociale, venant ainsi brimer leur autonomie et contribuant de plus à la surreprésentation des femmes en situation de pauvreté. Cette féminisation de la pauvreté se situe à l’intérieur d’un marché du travail de plus en plus inégalitaire où les travailleuses pauvres constituent un visage important. Comme l’auteure l’indique si bien, « le travail n’est plus une garantie contre la pauvreté et ne protège plus nécessairement de la misère » (p. 242). Il y a de quoi s’indigner! S’indigner du sort qui est réservé à toutes les femmes qui vivent dans un monde qui est pensé dans la performance individuelle, un monde qui est construit par et pour les hommes.
C’est donc pourquoi le féminisme est encore tout à fait nécessaire pour transformer un monde où les injustices à l’égard des femmes se maintiennent et perdurent. Un féminisme qui, selon l’auteure, doit s’ajuster aux transformations sociales actuelles. Comme Diane Lamoureux le souligne d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un « monde ayant changé, le féminisme doit en prendre acte dans sa quête de sens » (p. 177). Il s’agit donc de repenser le monde autrement, d’exclure les femmes des systèmes d’oppression et de marginalisation.
Il s’agit, pour Diane Lamoureux, d’un féminisme radical rendant possible une société qui permettra aux femmes de s’épanouir. Il s’agit également « d’un féminisme qui se fixe comme objectif non seulement les femmes, mais le monde » (p. 189). Elle en appelle ainsi à une solidarité politique entre les femmes qui tiendra « compte de nos différences » afin « de travailler politiquement pour parvenir à une solidarité réfléchie, qui nous permette d’agir ensemble » (p. 244-245).
Le livre de Diane Lamoureux Les possibles du féminisme. Agir sans « nous » est à mon avis fondamental à la compréhension des luttes des femmes et des enjeux féministes passés et actuels. Ce regroupement de textes dans un seul livre permet la réflexion et l’analyse; il ancre le débat féministe au-delà du principe d’égalité permettant de reconnaître la pluralité des expériences des femmes. Il s’agit de repenser le féminisme, et l’auteure invite à « ne pas avoir peur de choquer et d’investir des terrains moins familiers. Demander ce qui aujourd’hui semble impossible, pour frayer la voie à quelques possibles » (p. 213).