Abstracts
Résumé
Dans cet article, nous nous penchons sur l’expérience du militantisme par le biais des témoignages de personnes qui luttent pour l’inclusion sociale de leurs communautés sexuelles et de genres. Nous décrivons l’expérience de militantes et militants issus de trois groupes sociaux minorisés en raison de leur sexualité et de leur expression de genre ou du développement de leur corps sexué : les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans, queer et intersexes (LGBTQI), les personnes vivant avec le VIH et les personnes ayant une expérience de travail du sexe — ainsi que leurs intersections. Nous mettons de l’avant une conception politique, sensible et intersectionnelle de la notion de communauté afin de dresser un portrait transversal des expériences de militance par le témoignage tout en relevant les singularités des points de vue qui la composent. En guise de conclusion, nous dégageons les éléments qui permettent d’entrevoir ces militantes et militants et leurs prises de parole publiques comme le prolongement des interventions féministes du siècle dernier et comme lieu de nombreux défis épistémiques et de mobilisation.
Mots-clés :
- témoignage public,
- militantisme,
- LGBTQI,
- VIH/SIDA,
- travail du sexe,
- communauté,
- intervention féministe
Abstract
This article examines the experience of activism by individuals who use personal testimonials delivered in a public forum to advocate for the social inclusion of their sexual and gender communities. We describe the experience of activists from three social groups who are the target of stigma and discrimination due to their sexual identity, sexual practices, gender expression or the development of their bodies: people who identify as lesbian, gay, bisexual, trans, queer or intersex (LGBTQI), people living with HIV and people with sex work experience – and their intersections. A political, sensitive and intersectional conception of community is put forward in order to capture the transversal aspects of this militancy while highlighting the singularities of the multiple perspectives that compose it. We conclude by noting similarities between such community testimonials and twentieth century feminist interventions and the epistemic and mobilization challenges they raise.
Keywords:
- public testimonial,
- activism,
- LGBTQI,
- HIV/AIDS,
- sex work,
- community,
- feminist intervention
Article body
Introduction
Dans cet article, nous nous penchons sur l’expérience du militantisme par le biais des témoignages de personnes qui luttent pour l’inclusion sociale de leurs communautés sexuelles et de genres. Nous décrivons l’expérience de vingt militantes et militants issus de trois groupes sociaux minorisés en raison de leur sexualité et de leur expression de genre ou du développement de leur corps sexué : les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans, queer et intersexes (LGBTQI), les personnes vivant avec le VIH et les personnes ayant une expérience de travail du sexe — ainsi que leurs intersections. Nous mettons de l’avant une conception politique, sensible et intersectionnelle de la notion de communauté afin de dresser un portrait transversal des expériences de militance par le témoignage tout en relevant les singularités des points de vue qui la composent. En guise de conclusion, nous dégageons les éléments qui permettent d’entrevoir ces militantes et militants et leurs prises de parole publiques comme le prolongement des interventions féministes du siècle dernier et comme lieu de nombreux défis épistémiques et de mobilisation.
Des récits personnels dans l’espace public
Nous assistons à une prolifération jamais vue de récits personnels dans l’espace public autour de la sexualité et du genre — et de leurs significations — dans nos vies au XXIe siècle. Il y a des célébrités qui s’exposent : « Coeur de Pirate fait son “coming out” en tant que queer : La chanteuse mariée à un homme s’annonce queer, ou allosexuelle, dans une lettre ouverte » (Lapointe, 2016), « Charlie Sheen révèle qu’il est séropositif » dans un entretien télévisé (Urbain, 2015) et un blogueur dévoile des « Révélations sur Alice Paquet », laissant sous-entendre que l’escorte « n’a pas l’air d’une fille qui s’est fait violer » (Paquet, 2016). Il y a aussi, et surtout, les groupes informels, milieux associatifs et organismes à but non lucratif qui font appel aux conférences publiques, aux médias, à l’expression artistique et aux réseaux socionumériques afin de donner et de prendre la parole au « je ». Cette prise de parole, ouvrant sur le ressenti et les réflexions personnelles, engage la communication d’une expérience commune, partagée par une « communauté » marginalisée (Chevalier, 2016; COCQ-SIDA, 2014; Alliance canadienne, 2016; Stella, 2016; Poli et Dufour, 2016; GRIS-Montréal, 2017).
En effet, malgré les avancées majeures qu’a connues la société en matière d’ouverture à la diversité sexuelle et de genre, les personnes appartenant à certains groupes sont ostracisées en raison de leur sexualité (orientation sexuelle, identité sexuelle, travail du sexe), de leur expression de genre (personnes non binaires et trans identités) ou du développement de leur corps sexué (personnes intersexes). « Iels »[1] sont victimes de discrimination, de violation des droits humains et fortement stigmatisés (Agius, 2015; Bastien Charlebois, 2014; Bruckert et Chabot, 2010; Chamberland, Baril et Duchesne, 2011). Le motif de leur exclusion sociale étant souvent invisible ou méconnu, le témoignage représente pour ces personnes une stratégie importante pour revendiquer la valeur de leur histoire personnelle jusque-là passée inaperçue, indicible ou inaudible. Ces témoignages publics se déploient par différents moyens : en salle de classe, dans un film documentaire, dans une publication journalistique, par la transmission sur Twitter ou directement devant public lors d’une allocution.
Les façons de militer par le témoignage sont assez diversifiées. Certaines personnes, comme l’auteure ou l’auteur du témoignage ci-dessous, optent pour l’anonymat et l’absence d’image personnelle, tout en privilégiant la forme écrite et auto-diffusée.
On peut être visible en tant que personne intersexe mais on peut aussi rendre les revendications intersexes visibles sans forcément faire son coming out en tant qu’intersexe. Pour moi, tout ça, ce sont des positions militantes. Il y a différentes façons d’être visible. Il y a différentes façons d’être militant.e. [Le] fait que militer, d’une manière ou d’une autre, ça donne de la force. J’ai particulièrement envie de rebondir sur cette idée. En effet, être visible et militant.e, ce n’est pas quelque chose qu’on doit faire parce qu’on s’y sent obligé.e, mais parce que ça a du sens à ses yeux.
Anonyme, 2016
Militer dans une association ou témoigner en tant que tel ne convient pas à tout le monde. Certains militants et militantes sont plutôt classiques et s’engagent dans une organisation, comme porte-parole, employée ou employé, ou bénévole. D’autres racontent publiquement leur histoire dans le cadre de démarches formelles pour l’obtention d’une plus grande justice.
Amy Lebovitch, par exemple, une des plaignantes dans l’arrêt Bedford c. Canada[2], a réalisé des émissions audiophoniques durant plus de trois ans sur Internet. Elle utilise son vrai nom et sa vraie voix, mais n’affiche jamais de photos d’elle-même, voulant préserver une certaine confidentialité ou vie privée. Elle énonce la façon dont elle perçoit la situation :
Comme travailleuse du sexe, on me dit beaucoup de choses. On me dit ce que je devrais ressentir à propos de mes expériences dans le travail du sexe, ce que je devrais ressentir à propos de mes clients. On me dit que mes expériences ne sont pas valides, que je suis aveuglée par une conscience erronée, et que mes expériences ne sont pas représentatives de la majorité des travailleuses du sexe.
Lebovitch, 2011
Tandis que les témoignages offrent un moyen puissant pour s’exprimer, une concurrence peut s’installer entre des récits personnels d’une même communauté, lorsque les témoignages s’opposent, se contredisent ou s’affrontent. Or, dans toutes les situations de témoignage militant, les personnes témoins doivent penser à définir comment elles vont militer tout en impliquant les publics différemment, c’est-à-dire sur les plans émotionnel et politique.
Qui sont les personnes concernées par la situation?
Notre équipe de recherche réunit des organisations et des individus, de milieux académiques et associatifs. Chaque membre de l’équipe est rattaché à une ou plusieurs communautés sexuelles et de genres qui, comme groupes minorisés, ont recours au témoignage public dans l’objectif de provoquer un changement social menant à leur inclusion dans la société. Ainsi, les chercheures et chercheurs d’universités et de collège de cette équipe sont personnellement inscrits dans une ou plusieurs communautés et ont développé un partenariat de recherche avec quatre organisations communautaires[3]. Au fil des quatre dernières années, nous avons dégagé les caractéristiques des usages du témoignage qui se dessinent parmi les militantes et militants.
Pour les travailleuses et travailleurs du sexe, le témoignage permet d’attester de conditions de travail et de vie diverses et constitue un moyen privilégié de mobilisation personnelle et politique dans le contexte de la criminalisation de l’achat et de la publicité de services sexuels. Bien que les porte-paroles d’organismes, tel notre partenaire Stella, refusent souvent de dire publiquement « je suis travailleuse du sexe » par crainte d’être discréditées et d’être marquées du stigmate de la putain (Pheterson, 1996), c’est pourtant par le biais du récit des effets dévastateurs qu’ont les lois criminelles sur leur sécurité et leur dignité qu’elles étaient parvenues à se faire entendre des chercheurs, avocats et juges qui étaient prêts à les écouter jusqu’à récemment (Himmel, 2010).
Une culture du témoignage existe également chez les personnes vivant avec le VIH, qui s’exposent pour leur part à des poursuites criminelles en cas de non-divulgation de leur séropositivité à leurs partenaires sexuels (Adam, et collab., 2008; Charlebois, 2012). Cette criminalisation contribue à la permanence du préjugé selon lequel le sida est une maladie honteuse résultant d’une « responsabilité manquée » et de comportements socialement réprouvés. C’est entre autres en vue de lutter contre de tels effets que des groupes comme la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida (COCQ-SIDA) travaillent à coaliser les forces des organismes et des divers intervenants et intervenantes qui cherchent à mettre fin à la stigmatisation des personnes séropositives. Parce que la révélation du statut sérologique est vécue par les personnes séropositives comme une sortie du placard (Mensah et Haig, 2012), leur expérience fait écho à celles du dévoilement de l’orientation sexuelle par les personnes lesbiennes, gaies et bisexuelles ou de l’auto-identification de genre chez les personnes trans ou queer. Le témoignage relatif à l’expérience du dévoilement de l’orientation sexuelle est d’ailleurs l’outil que le Groupe de recherche et d’intervention sociale (GRIS-Montréal) utilise depuis 1998 afin de démystifier l’homosexualité et la bisexualité depuis 2009 en milieu scolaire. Le témoignage est également au coeur de la campagne de vidéoclips It Gets Better, destinée à prévenir le suicide chez les jeunes[4]. Toutefois, bien qu’ils partagent une stratégie d’intervention sociale ayant diverses formes et modalités, ces groupes minoritaires ont rarement l’occasion de se regrouper formellement pour partager leurs savoirs, confronter ensemble les préjugés et revendiquer collectivement des changements sociaux. C’est là que réside, selon nous, l’utilité de l’expression « communauté sexuelle et de genre ».
Qu’est-ce qu’une communauté sexuelle et de genre?
Il n’y a pas d’expression pour réunir les récits personnels ou témoignages portant sur la sexualité, l’expression de genre, l’identité sexuelle ou de genre, le travail du sexe, la non-monogamie, les trans identités, le vécu avec le VIH ou le développement du corps sexué. Pourtant, les auteures et auteurs de ces histoires ont plusieurs enjeux en commun :
iels sont soucieux de la diversité et de l’inclusion;
iels ont fait l’expérience de la criminalisation et du contrôle social ou y sont vulnérables;
iels abordent des sujets tabous aux yeux de l’opinion publique, mais qui attirent l’attention;
iels mettent en jeu leur vie privée ou leur réputation;
iels ont vécu la stigmatisation et des violences, notamment la violence des normes de genre.
Si l’on suit la pensée de l’historien Jeffrey Weeks (2000), les personnes témoins, les porte-paroles de ces groupes minoritaires, forment des communautés sexuelles et de genres, ayant en commun de déroger aux normes sur le plan des corps sexués, des identités de genres, des orientations et des pratiques sexuelles. Ces positionnements semblent aussi être liés les uns aux autres suivant les imbrications normatives de la matrice sexe/genre/désir, produite par Butler (2006). Si les liens et les imbrications sont possibles, et si tous les positionnements impliqués recherchent le changement social, nous nous trouvons devant autant de « voix communautaires » articulant des situations et identités singulières : personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles, queer, trans, vivant avec le VIH, travailleuses du sexe ou intersexes ont chacune leur mot à dire (Grierson et Smith, 2005; Hamilton, 2009; Pullen, 2009).
Il y a plusieurs définitions de communauté. Nous retenons ici celle de Karine Espineira (2008, p. 13), qui la définit « au sens de communauté de destin, de partage, de souffrance, de réflexion, etc., de ce qui engage des individus à souhaiter et organiser une mise en commun ». Par ailleurs, le recours au concept de sexual community développé par Weeks est des plus pertinents[5]. S’intéressant au mouvement gai et lesbien, il a démontré l’utilité de cette notion en ce qu’elle permet de circonscrire un lieu d’énonciation particulier : un lieu à l’intérieur duquel sont rendues possibles l’articulation à la fois d’une identité et de valeurs permettant de développer une façon de vivre ainsi que des marges de manoeuvre et d’action collectives. En effet, selon lui :
Ces mouvements sociaux n’expriment pas une identité essentielle, préexistante du sujet social. Les identités issues des mouvements sociaux liés à la sexualité et les appartenances sociales qu’elles sous-tendent sont construites à partir des organisations elles-mêmes [et] le langage le plus approprié pour parler de cet assemblage est celui de la communauté.
Weeks, 2000, p. 185
Rassembler les groupes sociaux marginalisés par les normes de sexe et de genre ne veut pas dire que les communautés sexuelles et de genres s’appuient toutes sur une seule identité sexuelle ni sur les mêmes axes identitaires et expérientiels (Blindon, 2008; Davis, 1995). Par exemple, bien que les personnes gaies et lesbiennes partagent une orientation sexuelle commune, les trajectoires lesbiennes diffèrent en raison de leur socialisation comme « femme », donnant lieu à la formation de sous-cultures et de projets politiques propres, des collaborations et des chevauchements existent. Quant aux personnes trans et intersexes, elles sont souvent confondues à tort[6]. Les premières se distinguent par le fait d’affirmer une identité de genre différente de celle assignée à la naissance, tandis que les secondes le font par le fait de naître avec un corps qui ne correspond pas aux normes médicales établies pour déterminer les sexes « mâle » et « femelle ». De même, pour les personnes ayant une expérience de travail du sexe qui s’organisent autour d’une identité professionnelle subversive, il y a des différences selon le secteur de l’industrie, le type d’activité, les services proposés, les clientèles desservies, etc.
Tout en reconnaissant les différences nombreuses entre les personnes et les groupes, il est possible de croire qu’ils forment des communautés sexuelles et de genres, car, sur le plan collectif, deux constantes traversent leurs motifs à témoigner :
iels ne valorisent pas une seule identité, mais bien la diversité des identités sexuelles et de genres ou des corps sexués;
iels courent des risques négatifs similaires d’être identifiés publiquement — l’ostracisme, la stigmatisation et la discrimination.
Historiquement, les groupes constituant les communautés sexuelles et de genres ont plusieurs liens politiques entre eux. Dans une entrevue accordée à Svati P. Shah (2012), l’activiste féministe états-unienne Amber Hollibaugh explique que la culture des bars gais au cours des années 1960 et 1970, et des espaces queer et trans, incluait sans problème un vaste nombre de communautés marginalisées sexuellement.
You know, it’s not an accident that the Stonewall Rebellion [New York City, 1969] was made up of bulldaggers[7], drag queens, trans people, sex workers […] Those were the people who were the outlaws of an already outlawed world, which was a queer world at that point. And they were the edges of that queer world […] People act as though sex work and issues of sexual normalization are new issues, part of a new conversation, as though sex work wasn’t really a part of how queer life was constructed before there was a movement. But the history that’s important to remember here is that, relative to the way “normal” sexuality was constructed in the 1950s, you had a whole lot of people who didn’t fit in, of which gay people were the most organized.
Hollibaugh, citée dans Shah, 2012, p. 2
Selon elle, des transformations politiques au sein des communautés queer sont survenues avec l’avènement du VIH/sida. Cela a créé, notamment, l’émergence d’un clivage entre les queers sexuellement normatifs et ceux qui s’affirment comme étant non normatifs. Pour cette activiste, les communautés du travail du sexe et les communautés LGBT se croisent. La compréhension de ces intersections serait donc essentielle à l’évaluation de l’impact des politiques homonormatives contemporaines, une compréhension qui permet d’envisager des luttes qui ne visent pas toutes les mêmes buts, mais qui travaillent plutôt ensemble pour un monde meilleur et plus juste.
Nous sommes d’accord avec Hollibaugh, mais les défis de l’usage d’une seule expression (communautés sexuelles et de genres) pour désigner un ensemble disparate d’identités et de situations de vie sont donc de taille[8]. Il ne faut pas gommer les différences et les spécificités des expériences communautaires et de ces postures militantes. De plus, ces groupes sociaux ne sont pas mutuellement exclusifs. En ce sens, au-delà de leurs affinités identitaires parfois plurielles, ces militantes et militants ont en commun la volonté d’exposer l’opprobre, la non-reconnaissance et les violences exercées par les institutions médicales, juridiques, policières et culturelles. Ces personnes veulent être entendues, reconnues et pouvoir exister dans la société. Nous avons déployé une telle conception politique, sensible et intersectionnelle des communautés pour aller à leur rencontre.
Qui sont les militantes et militants rencontrés?
Entre 2013 et 2016, nous avons réalisé une série de vingt entrevues individuelles auprès de personnes qui ont livré un témoignage public, dans un média ou à travers l’expression artistique (livre, article, presse, vidéo, télévision, Internet, photographie, théâtre, espaces publics), au Québec, et ce, depuis au moins une année. Le but de ces entretiens était de documenter leurs expériences du témoignage public en vue de soutenir les actions du milieu communautaire dans sa lutte contre la stigmatisation. Les personnes interviewées ont été recrutées par le biais des organismes partenaires et leurs réseaux de contacts.
Les entrevues ont été enregistrées numériquement, retranscrites et retournées aux auteures et auteurs respectifs pour validation. Une fois l’autorisation obtenue, le contenu des entrevues a été analysé avec un logiciel d’analyse de données textuelles (NVivo). Lors des entretiens, nous avons ciblé le processus qui amène à prendre la décision de livrer un témoignage public, la perception des risques et des conséquences possibles, l’expérience de la révélation elle-même aussi bien que son impact immédiat et à plus long terme. Les répondantes et répondants pouvaient choisir les modalités d’identification, de diffusion et de reproduction de l’entrevue (accès ouvert au public ou non, anonyme ou nominale). Règle générale, les renseignements recueillis lors des entrevues sont confidentiels. Par ailleurs, certaines personnes interviewées ont consenti à rendre publique leur entrevue[9] et, dans ces cas, aucun pseudonyme ne leur a été attribué.
Toutes les personnes interviewées ont nommé « être engagées dans une lutte contre la discrimination, la stigmatisation et la criminalisation » — à petite, moyenne ou grande échelle, sur un plan personnel ou sur un plan professionnel, ou les deux. Ceci est une caractéristique importante de notre échantillon. Cela fait de ces personnes témoins des militantes et militants qui se battent pour défendre leurs idées et leur place dans la société.
Caractéristiques sociodémographiques
Âgés de 28 à 57 ans (la moyenne d’âge étant de 38 ans), les répondantes et répondants ont des profils professionnels assez diversifiés. Iels travaillent dans les services sociaux et communautaires, en éducation, en santé, en recherche, en communications et en politique. Quelques-unes de ces personnes sont issues du milieu artistique et littéraire, et d’autres exercent le travail du sexe. Deux personnes n’ont pas déclaré leur emploi. Les répondantes et répondants habitent Montréal, Sherbrooke, Gatineau et Toronto au moment de l’entrevue. Iels sont majoritairement en couple et plusieurs rapportent être en couple ouvert. Trois vivent ouvertement avec le VIH, et dix ont une expérience de travail dans l’industrie du sexe. Quatre sont anglophones unilingues.
Genres et sexualités
Dix personnes interviewées s’identifient comme femmes et neuf, comme hommes. Parmi ces personnes se trouvent six personnes trans – hommes et femmes trans. Une personne ne s’est identifiée ni à un genre, ni à une orientation sexuelle précise. Les nomenclatures pour s’auto-identifier sont plurielles : transsexuel, transgenre, transidentifié, intersexe. Parmi les personnes interviewées, deux se définissent comme lesbiennes, trois, comme bisexuelles et sept, comme hommes gais. Bien que ces distinctions demeurent quelque peu artificielles, construites, on comprend que notre échantillon est diversifié et regroupe plusieurs configurations d’identités sexuelles et d’expressions de genres. De plus, nous avons rencontré des gens qui sont aux intersections de plusieurs communautés sexuelles; des personnes qui ont travaillé ou travaillent actuellement dans l’industrie du sexe et s’identifient comme gaies ou bisexuelles, des personnes polyamoureuses qui s’affirment comme trans ou qui ont un parcours intersexe et des personnes queer vivant avec le VIH. Une seule personne interviewée s’est déclarée hétérosexuelle et monogame. Mentionnons également qu’en contrepartie, l’échantillon de recherche est assez homogène sur le plan des origines ethnoculturelles, nationales ou géopolitiques. Une répondante s’identifie comme Autochtone, et une autre est immigrante africaine; les autres répondantes ou répondants s’identifient comme caucasiennes ou caucasiens.
Médias utilisés
Les personnes interviewées ont, en moyenne, plus de 50 témoignages publics à leur actif. Nous sommes donc privilégiés d’avoir pu rencontrer en entrevue des personnes qui sont vraiment expérimentées dans les témoignages. La plupart ont fait des entrevues avec des médias journalistiques ou d’information. Ceux qui reviennent le plus souvent sont les journaux quotidiens de la presse écrite. La majorité des personnes témoins ont été approchées par les médias lors de leur premier témoignage public. Dans ce contexte, les répondantes et répondants ont rapporté qu’il arrive souvent qu’une entrevue dure une demi-heure, une heure ou deux heures, mais qu’au bout du compte, le média ne retienne que quelques bribes pour la réalisation d’un article. C’est une des choses que les militantes et militants vont déplorer.
Par « médias d’information », nous entendons aussi des émissions de télévision d’affaires publiques, des talk-shows, des magazines ou des sites Web spécialisés ou à intérêts précis — magazines féminins, magazines gais, revues scientifiques, etc. De plus, plusieurs personnes interviewées ont créé leur propre blogue ou site Web, et profitent des plateformes socionumériques, telles que Facebook, Tumblr et Twitter, pour diffuser des anecdotes, des tranches de vie ou autres savoirs expérientiels.
Certaines personnes interviewées n’ont pas peur d’être filmées ou se sentent à l’aise de témoigner à visage découvert : huit ont participé à un film documentaire produit par elles-mêmes ou par une personne qu’elles connaissaient bien, trois, à des séances de photographies et deux, à des performances publiques. Il importe de noter que la participation à des films documentaires comme protagoniste principal implique une forme de témoignage qui s’étend habituellement sur une longue durée, soit plusieurs années. Deux personnes interviewées ont eu une très mauvaise expérience dans ce contexte, leur consentement libre et éclairé à des images explicites et de nudité n’ayant pas toujours été respecté.
Toutes les personnes rencontrées ont aussi de nombreuses expériences de conférences devant un groupe. Cela peut être des professionnelles ou professionnels d’un milieu donné, des témoignages dans les prisons, les classes d’écoles secondaires ou d’universités, les congrès. Certaines personnes ont aussi des expériences devant un groupe de politiciennes et politiciens : trois ont livré des témoignages à l’Assemblée nationale, devant le Sénat et devant une commission parlementaire canadienne.
Pourquoi militer par le témoignage?
« Pour moi, faire un témoignage, c’est un outil politique, un outil de changement. C’est assurer, c’est dans le fond de prendre sa place, amener sa voix, s’approprier l’espace, que ce soit de manière visuelle avec des bannières ou des posters, que ce soit par un partage de mes expériences, un partage, un discours politique qui est un peu à l’encontre des discours qu’on entend communément. » (Émilie, ex-escorte, 33 ans)
Il y a plusieurs motivations qui amènent les gens à témoigner, plusieurs objectifs personnels et plusieurs contraintes extérieures qui entrent en ligne de compte[10].
Prendre la décision de témoigner
Aucune des personnes témoins n’a dit avoir été forcée à témoigner. Néanmoins, le processus qui les a menées à faire un témoignage public a été empreint d’incitations provenant de proches ou de collègues, et ce, à divers degrés. Si plusieurs disent avoir réalisé qu’elles n’avaient tout simplement « pas le choix d’agir, de réagir et pour aller corriger ce qu’on disait », d’autres se sont lancées pour donner un coup de main à la communauté ou à l’organisation au sein de laquelle elles s’impliquent. Cela peut être un supérieur, une intervenante ou un ami militant qui convainc la personne de la nécessité de partager son histoire. Il y a des pressions importantes.
Toutefois, la raison pour laquelle la plupart des personnes témoins se lancent, que ce soit leur décision ou non, est l’activisme politique tel que l’exprime la citation d’Émilie au début de cette section. Un fervent désir d’agir directement sur le discours social. Ebonee, une lesbienne de 50 ans qui s’identifie comme étant queer et séropositive, milite en ce sens :
« C’est de faire quelque chose pour que ce virus n’attaque plus personne. C’est ma vengeance! »
Ebonee, queer, séropositive, 50 ans
Une autre répondante dit avoir « la cause tatouée sur le coeur ». Elle veut déconstruire les préjugés :
« Il y a tellement de préjugés que si, en quelque part, il n’y a pas personne qui prend la parole dans les médias, il n’y a personne qui est là pour commencer à déconstruire les préjugés, ça ne se fera jamais. »
Annik, ex-gérante d’escortes, 39 ans
En plus de partager leur histoire personnelle par activisme, les participantes et participants souhaitent porter la voix de celles ou ceux qui n’ont pas l’opportunité de témoigner. C’est le cas de Matt, qui discute de sa posture en lien avec la notion de privilège :
« Quand on est privilégié, on peut reprendre leur voix, celle des minorités. Et là, ils m’écoutent, parce que je suis privilégié. Ils accordent un certain poids à mes mots, mais je suis en train de non seulement reprendre les mots de quelqu’un qu’ils n’auraient pas écouté mais de les lui attribuer. Comme ça, ils finissent par entendre ce que l’autre personne dit. »
Matt, gai, polyamoureux, 32 ans
Pour d’autres, le témoignage est motivé par une valorisation de leur expérience. Par exemple, Bleu, un homme gai de 37 ans qui exerce le travail du sexe, cherche à avoir une expérience positive de son statut séropositif :
« I was on a mission to be expressive, and to have a positive experience. »
En plus de valoriser son expérience, le témoignage lui permet d’entrer en lien avec une communauté d’appartenance :
« It was to find a community of sex workers, who had been through the same experience, to reduce the stigma associated with it, not just socially, but also for myself. »
Bleu, gai, travailleur du sexe, 37 ans
Quant à Monica, témoigner lui permet d’être fière de sa réalité :
« Je ne suis pas une personne qui va se cacher, alors d’être au-devant de ma réalité, puis d’être fière de ma réalité, je pense que c’est important pour moi. »
Son intention est :
« d’aider et de faire comprendre que la transidentité est ni une pathologie, ni contagieuse. »
Monica, femme trans, 57 ans
Dans ses témoignages également, Mathieu-Joël, un homme trans de 28 ans, dit :
« [Je reprends] le pouvoir sur mes sentiments et surtout sur la société qui m’a victimisé et qui m’a discrédité pendant 25 ans. »
Mathieu-Joël, homme trans, 28 ans
Pour Damien et Monica, le témoignage permet d’acquérir la reconnaissance sociale de leur communauté de genre, car il rend visibles des réalités jusque-là méconnues.
Les travailleuses et travailleurs du sexe témoignent pour montrer un autre angle que celui qui est présenté habituellement dans les médias. Annik, Bleu, Cybèle, Émilie, Greg, Maxime et Mélodie veulent exposer le public à une autre vision du travail du sexe, un modèle plus « normal », loin de l’image « de la prostitution de rue et des toxicomanes qui font pitié ». En ouvrant une fenêtre sur des portraits de femmes et d’hommes indépendants, des « escortes de classe moyenne qui n’ont jamais été agressés ni dans le travail ni à l’enfance », iels déplorent l’absence de représentations diversifiées.
« The informed public was kind of like, it’s about time that we see an artistic angle, you know, a Canadian literary representation of male sex work. [I] think my work has made it a bit easier for engaging with sex worker minority on a fun level, [but] also one that situates it within social geographies. »
Bleu, gai, travailleur du sexe, 37 ans
Pour d’autres, enfin, témoigner c’est aider les autres. Comme le dit Samuel :
« Si ça peut aider quelqu’un. »
Samuel, homme gai, 37 ans
Mélodie explique :
« C’est pas juste égoïste, le témoignage aide quelqu’un d’autre, c’est vraiment une récompense […] J’en ai souvent qui vont m’écrire, puis qui vont me dire : «Merci, je ne me sens pas seule.» Et là, dernièrement, c’est même pas une travailleuse du sexe qui m’a écrit, c’est un gars qui vient de se faire opérer pour être une femme, puis elle m’a dit : «Dans le lit d’hôpital, je pouvais absolument rien faire sauf lire, puis j’ai lu ton livre et ça m’a aidée à voir tout ce que je pouvais faire maintenant avec mon nouveau corps.» »
Mélodie, escorte, 33 ans
Vécus de discrimination et de violence
Les répondantes et répondants ont connu la discrimination, la stigmatisation et plusieurs formes de violence. Samuel, par exemple, a décidé de témoigner à la presse écrite le jour où son conjoint et lui se sont fait refuser une chambre d’hôtel, une chambre pour couple, sur la base qu’ils sont homosexuels. L’affaire a été traduite en justice et a fait les manchettes des journaux. Samuel dit avoir vécu de la discrimination et il nous a expliqué comment cela l’a affecté émotionnellement que d’avoir été ciblé par un discours haineux véhiculant :
« toute l’idée de contagion, qu’il ne faut surtout pas que sa p’tite fille soit en contact avec nous, que nous sommes des dégénérés. »
Samuel, gai, 37 ans
C’est d’ailleurs ce vécu qui constitue le socle sur lequel s’est érigée la décision de témoigner publiquement. Notons que même lorsqu’un répondant cherche à se distancier de ce vécu, il parle lui aussi de la violence subie :
« J’ai une position privilégiée parce que je suis hétéro, puis je suis un homme. Bon, ça fait que je n’ai pas peur des violences physiques, puis la stigmatisation [que je ressens] n’est pas si forte que ça. La seule violence que j’ai eu affaire à, c’est de la violence psychologique. »
Maxime, travailleur du sexe, 41 ans
Des répondantes et répondants trans rapportent être victimes de discriminations et de violences spécifiques, c’est-à-dire en tant que personnes qui transitionnent les genres :
« J’ai vécu des évènements très transphobes, du genre me faire dire, quand j’ai changé mon nom légal […] Je me suis fait dire que j’avais mis mon dernier clou dans mon cercueil et que je n’avais pas d’affaire à étaler ma vie privée dans l’espace public. Je n’avais pas d’affaire à faire mon coming out […] Euh, je pense que c’est une situation qui mérite d’être dénoncée. »
Damien, homme trans, 35 ans
Des répondantes et répondants identifient aussi d’importants risques de discrimination associés à leur visibilité en tant que personnes ayant une expérience de travail dans l’industrie du sexe. La perception de ce milieu est très négative. On nomme cela la putophobie :
« Ce n’est pas pour rien que c’est une insulte d’être un fils ou une fille de pute, tu sais, on l’utilise comme insulte tout le temps. »
Sabrina, escorte, 36 ans
Cette image négative se transpose jusque dans les relations interpersonnelles avec les autres. Émilie nous a raconté se souvenir du regard réprobateur et méprisant qui s’est posé sur elle lorsque les employés de la garderie où allait l’enfant d’une copine ont appris qu’elle était escorte et engagée dans la lutte pour l’amélioration des conditions de travail des femmes dans l’industrie. Selon Annik :
« C’est tellement une identité stigmatisante qu’on est un peu marqué au fer rouge, comme la Lettre écarlate, à la vie et à la mort. Puis, on le sait, une fois que tu l’as fait une fois, c’est une fois qui pourrait changer à jamais la façon que les gens te perçoivent. »
Annik, ex-gérante d’escortes, 39 ans
Ce qu’elles déplorent, c’est qu’il n’y a jamais de place pour aborder les expériences positives de ce travail.
« On est réduites à un organe sexuel. Les gens automatiquement ont une vision sexuelle de toi; ils nous sexualisent. »
Émilie, ex-escorte, 33 ans
Dans ce cas, Annik choisit de garder l’anonymat comme stratégie pratique qui lui donne les conditions pour témoigner publiquement. Elle peut dire ce qu’elle a à dire, tout en préservant la confidentialité de ses informations personnelles. Si elle n’est pas identifiée, ni identifiable par une photo de son visage notamment, elle risque moins.
Plus spécifiquement, quelques répondantes et répondants affirment vivre dans la peur de la criminalisation. Cybèle explique :
« C’est un aspect qui peut me restreindre, mettre une limite à ce que je [raconte]. Quand on laisse des traces écrites de ce genre de choses-là, ça peut créer des problèmes à certaines personnes, puis c’est sûr que je veux éviter [ça]. J’aimerais mieux avoir la transparence, qu’on soit [un vrai travail], de façon légale qu’on ait, justement, à avoir la transparence tant qu’à faire. Là, les témoignages pourraient sortir plus facilement. »
Cybèle, bisexuelle, escorte, 35 ans
Dans le contexte prohibitionniste actuel au Canada, la probabilité qu’une personne soit jugée complice, accusée ou témoin d’un crime est toujours présente. Les personnes interviewées ont rapporté qu’elles protègent leur identité personnelle en faisant l’usage d’un nom d’artiste, parfois en créant tout un personnage avec sa propre vie. Mélodie a ainsi publié ses mémoires sous un nom de plume qu’elle emploie aussi lors d’entrevues. « Annik » n’emploie que ce pseudonyme quand elle donne des entrevues aux médias, car elle a « toujours eu peur d’un scandale médiatique hors de [son] contrôle, d’être outée dans les médias ». Pour elle :
« C’est vraiment une épée de Damoclès qui me pend au-dessus de la tête, même encore aujourd’hui, juste parce que c’est dans mon passé. Même si je le fais plus aujourd’hui, actuellement, je vis encore avec cette peur-là. »
Annik, ex-gérante d’escortes, 39 ans
Chez les répondantes et répondants vivant avec le VIH, la crainte d’être criminalisés lorsque le statut sérologique n’est pas divulgué est importante. C’est le cas de Linda :
« Si je parlais publiquement que j’étais séropositive, on ne sait jamais, il pourrait y avoir une couple de gars qui [diraient] : “Hey, depuis quelle année t’es séropositive là? T’aurais pu m’infecter! Et, là on pourrait m’accuser injustement.” »
Linda, femme trans, séropositive, ex-travailleuse du sexe, 35 ans
Tobby a peur aussi d’être criminalisé et il se dit frustré de la criminalisation liée au VIH :
« What’s really angering and tragic about the criminalization, is that those people [we criminalize] cease to be like people. They become a figure of the confluence of a lot of different mythologies and ideologies. »
Tobby, gai, séropositif, 30 ans
Un environnement qui responsabilise les personnes vivant avec le VIH et les stigmatise.
Comment militer par le témoignage?
« Je [veux] qu’ils comprennent que [les gais et lesbiennes] sont de vrais êtres humains physiques qui sont devant eux, qui sont en train d’avoir ces expériences-là. Et aussi que les expériences sont individuelles, on a des caractères différents selon les différentes circonstances, la vie de chacun. »
Matt, gai, 32 ans
Se préparer avant de témoigner
Plusieurs participantes et participants n’ont eu aucune préparation avant de témoigner. Bleu admet qu’il n’avait pas de connaissance sur la manière de témoigner avant de le faire pour la première fois :
« I was totally unfamiliar with how people spoke about that, also because I wasn’t very well-read in how sex workers or how porn performers give interview […] I tried to put myself into a frame of mind where my personality would lead the conversation into like a certain direction. But I was actually terribly otherwise unprepared for that. »
Bleu, gai, travailleur du sexe, 37 ans
Pour leur participation à une émission télévisée, Linda, Mathieu-Joël et Samuel n’ont pas eu de questions à l’avance pour se préparer.
« On ne savait pas comment ça allait se passer; fait qu’on aurait pu demander d’emblée : “Vous allez poser quoi comme questions?” C’est ça, pour se préparer avant d’être avec les journalistes, mais ça été un peu… sur le vif. »
Samuel, gai, 37 ans
Par ailleurs, la plupart des répondantes et répondants connaissaient le thème ou les questions générales avant une entrevue ou un témoignage. Sabrina a eu des consignes préparatoires lors d’une discussion amicale avant le tournage d’un film documentaire :
« On en a discuté un peu à l’avance, tu sais, comme… une idée globale un peu de ce que ça pourrait être comme questions. C’était assez friendly, ça se passait [à l’organisme communautaire] quand on a filmé, fait qu’encore là, j’avais l’impression que c’était nous qui contrôlaient l’environnement dans lequel on donnait nos témoignages. »
Sabrina, escorte, 36 ans
À partir du thème général proposé par les recherchistes d’une émission, Monica a fait sa propre recherche sur le média et la personne journaliste qui va l’interviewer avant l’entrevue, tandis que Maxime, Greg et Ebonee ont demandé à savoir exactement ce qu’on va dire, quel angle sera adopté et qui d’autre fera partie de l’article, du panel ou du film.
Adapter son contenu
Les répondantes et répondants ont dit, pour la plupart, adapter le déroulement de leur témoignage au contexte et à l’environnement. Quelques répondantes et répondants ayant des centaines de témoignages à leur actif ont développé un certain « témoignage-type » qui ne varie pas beaucoup d’une fois à l’autre.
« It depends on the context, but most often the testimonials that I have given have been about growing up and living as a LGBT-identified person in a non-urban, mostly working class, mostly rural setting, and the hardships of growing up and living in those kind of places. »
Conrad, queer, 30 ans
Linda, elle, commence par une courte histoire personnelle et ouvre la porte aux questions de l’assistance si elle est en direct.
« Je marche avec les questions […] pour m’assurer que le groupe comprend bien. »
Linda, femme trans, séropositive, ex-travailleuse du sexe, 35 ans
Les répondantes et répondants partagent leur histoire individuelle publiquement, sous différents angles. La vie de minoritaire est parfois le point de départ :
« I needed to express that bodily, as in my body, and sort of express the inexpressible, the anger and the pain and the rejection. »
Tobby, gai, séropositif, 30 ans
La thématique du coming out est récurrente pour l’ensemble des répondantes et répondants :
« Ce sont les questions les plus souvent posées par les jeunes. Ils veulent le savoir. Ils vont poser comme : «Comment tu as su que t’étais gai? Comment tes parents l’ont pris? Comment tes amis l’ont pris?» »
Matt, gai, 32 ans
Mathieu-Joël, qui a également fait plusieurs interventions avec des jeunes en milieu scolaire, parle aussi de son histoire sexuelle et de ses diverses identités :
« Je parle de la bisexualité, de trans, de sexualité. »
Mathieu-Joël, homme trans, 28 ans
Monica, quant à elle, partage l’expérience du dévoilement auprès de ses enfants lorsqu’elle a transité d’une identité de père gai à celle de parent trans. Elle souligne toutefois que ce sujet est abordé seulement dans un contexte de témoignage devant un groupe restreint et où le public est sensible et ouvert à parler de sexualité.
À la question « quel message livrez-vous lors de vos témoignages publics? », il est intéressant de constater que toutes les personnes témoins interviewées dans cette recherche, avec des profils très variés, formulent quasiment le même propos. Le message qu’on souhaite véhiculer est que les communautés sexuelles et de genres sont composées d’êtres humains dont la vie est vivable – comme le dirait Butler (2006).
« [T]ous les corps sont désirables […] Il y a toutes sortes de couples, il y a toutes sortes de couples même hétéronormés qui n’ont même pas d’enfants. »
Éric, intersexe, 43 ans
« Il faut que tu te donnes le droit d’exister, tsé. Fait que c’est vraiment ça que je veux montrer. Je suis un humain et j’existe. C’est ça mon message. »
Mathieu-Joël, homme trans, 28 ans
Et encore :
« On est des êtres humains […] L’important est de faire connaître les personnes en arrière de cette maladie, que je ne suis pas un virus, je suis une personne entière. »
Ken, gai, séropositif, 52 ans
Selon les recherches du GRIS-Montréal (Petit et Richard, 2013) sur l’impact à moyen terme de leurs interventions par le témoignage en milieu scolaire, un des résultats significatifs qui ressort est que le message de base retenu par la majorité des jeunes est que les personnes lesbiennes, gaies et bisexuelles sont des êtres humains avec les mêmes difficultés et les mêmes succès que tous les autres humains. Cela indique que le message souhaité par les répondantes et répondants rencontrés dans le cadre de la présente étude est aussi celui qui est reçu.
Un autre thème récurrent dans les messages est le désir d’amenuiser la stigmatisation. Pour Linda et Maxime, réduire la stigmatisation passe par la démystification. Devant les politiciennes et politiciens du Sénat canadien lors des audiences à propos du projet de loi C-36, Maxime se rappelle :
« J’ai dit qu’on n’avait pas besoin d’être sauvé, que je n’avais pas besoin d’être sauvé. »
Maxime, escorte, 41 ans
De même, Linda explique :
« Mon message principal que j’essaie de faire passer, c’est aussi qu’on n’est pas toutes des victimes, on n’est pas toutes stéréotypées […] C’est comme ça qu’on peut faire évoluer le monde, la population, faire changer la mentalité, ouvrir les esprits. »
Linda, femme trans, séropositive, extravailleuse du sexe, 35 ans
D’autres cherchent à instaurer le respect. C’est le cas d’Émilie :
« Dans l’espoir que ces gens-là vont avoir du respect, vont comprendre les réalités, vont pas être dans le jugement. Ça fait que, pour moi, plus le message est partagé, plus que ça crée des agents multiplicateurs, plus qu’on est beaucoup, on est plus à porter l’enjeu de déconstruire des préjugés […] C’est un geste politique de transformation sociale, que d’essayer de briser les tabous, de déconstruire les préjugés. »
Émilie, ex-escorte, 33 ans
Savoir recadrer
Plusieurs participantes et participants veulent parler de leur vécu et avoir un espace pour s’exprimer, mais pas n’importe comment. Certains contenus ne sont volontairement pas couverts. Mathieu-Joël, par exemple, ne veut pas aborder les détails de ses activités sexuelles. Il dit ne pas vouloir qu’on associe la transsexualité seulement à la sexualité ou reconduire le stéréotype selon lequel toutes les personnes trans font le travail du sexe. Monica n’aborde pas la sexualité non plus avec un grand public. Elle en parlera uniquement avec certains groupes restreints :
« les gens qui sont prêts, qui sont sensibles, qui sont ouverts. C’est plus accessible d’ouvrir sur des sujets délicats. La sexualité, c’est ça, j’en ai parlé dans des moments plus fermés et non publics. »
Monica, femme trans, 52 ans
Émilie, quant à elle, ne veut pas tomber dans le voyeurisme du public. Pour ce faire, elle recadre les entrevues lorsqu’elle le juge nécessaire.
« J’ai pris l’habitude de dire : “En quoi c’est pertinent avec ce que je suis en train d’amener sur la table? Prochaine question s’il vous plaît.” »
Émilie, ex-escorte, 33 ans
De manière similaire à Émilie, Ken ne veut pas témoigner à propos de la personne qui lui a transmis le VIH. Il dit ne pas vouloir susciter la pitié chez les membres du public. Lorsqu’il témoigne, il évite aussi de nommer des gens. Maxime évite également de nommer des gens :
« Je me tiens loin de parler de d’autres personnes que moi. Parce que c’est leur vie, ce n’est pas la mienne. Je parle de ma vie, et je ne vais pas parler des autres. Ça inclut mes amis, ma famille, toutes autres connaissances. »
Maxime, escorte, 41 ans
Pendant longtemps, Ebonee évitait le sujet des enfants séropositifs ou malades. Son fils est décédé des suites du sida, et le deuil a été pénible.
« Jusqu’en 2005, je ne voulais pas qu’on parle des enfants infectés, et ça m’a pris beaucoup de temps. Je ne voulais pas qu’on parle de pourquoi je n’ai pas d’enfant. »
Ebonee, queer, séropositive, 50 ans
Linda, quant à elle, ne veut pas tomber dans les stéréotypes sur la sexualité trans et sur la féminité. Elle dit voir la responsabilité, comme femme trans, de ne pas véhiculer des représentations sexistes ou misogynes. Dans cet ordre d’idées, elle refuse catégoriquement de parler de son expérience de travail du sexe. Avec un journaliste, elle s’est déjà sentie coincée :
« Au début, il n’a pas réussi, mais, après, il m’a fait dévoiler ce que je ne voulais pas dévoiler. »
Linda, femme trans, séropositive, ex-travailleuse du sexe, 35 ans
Conrad aussi souligne l’attitude négative qui sévit à propos du travail du sexe et n’aime pas non plus parler de sa propre expérience dans le travail du sexe, car il ne trouve pas le public réceptif. Dans la plupart des cas, les personnes interviewées nous ont décrit avoir réussi à recadrer le message. Seul Bleu s’est dit mal à l’aise face à certains journalistes, à cause des questions qu’ils posent ou de leur attitude.
En général, Sabrina, Conrad et Matt se sentent à l’aise de répondre à toutes les questions. Conrad souligne que ce qui compte pour lui est l’attitude d’accueil et d’écoute, et affirme :
« As long as questions were asked with respect, then I didn’t feel like anything was off-limits. »
Conrad, queer, 30 ans
Matt accepte d’aborder tous les contenus, mais il choisit bien ce qu’il dévoile :
« Il y a des sujets sur lesquels je ne peux pas nécessairement dire toute la vérité parce que ça pourrait être mêlant. »
Matt, gai, polyamoureux, 32 ans
Enfin, Damien, un homme trans de 35 ans, est aussi à l’aise de répondre à la majorité des questions sur la transsexualité. Il ne veut toutefois pas aborder des contenus légaux ou qui pourraient nuire à la réputation de son ancien employeur.
Retombées et impact de la militance par le témoignage
« [Témoigner] pour se connaître soi-même, pour évoluer avec soi-même, ça m’a permis d’aller plus loin encore. Oui, la “culture du témoignage”, de témoigner, d’être au-devant; ça m’a permis de partager qu’il y a de l’espoir, de dire aux gens, regardez, c’est possible d’être ce que l’on est, peu importe les conditions de vie qu’on a, dans lesquelles on vit en fin de compte. Ça peut [changer]. »
Monica, femme trans, 57 ans
Livrer un témoignage public et militant a des retombées sur la personne témoin elle-même.
Retombées sur soi
Damien dit que militer par le témoignage a eu sur lui un effet thérapeutique au tout début. Par après, il soulève principalement les impacts négatifs de son témoignage public :
« Je vois ça comme une erreur de A à Z. Je n’aurais jamais dû participer à ça. C’est la chose la plus stupide que j’ai faite de toute ma vie. Puis, je le vis vraiment comme une agression même sexuelle, parce que ça concerne mes organes génitaux qui vont être mis sur la place publique. »
Damien, homme trans, 35 ans
Pour les autres, l’expérience est plutôt positive. En témoignant, iels ont développé des habiletés personnelles et relationnelles.
Au niveau des habiletés relationnelles, plusieurs ont développé des façons de concevoir et de partager le message de leur témoignage. On associe aisément sa pratique du témoignage à une augmentation de la confiance en soi.
Tobby s’exclame :
« I feel a lot more confident! »
Tobby, gai, séropositif, 30 ans
Depuis qu’il a témoigné une partie de son vécu publiquement, il s’accepte davantage. Émilie aussi a acquis confiance en elle à travers les expériences de témoignage militant :
« J’ai appris à mieux me connaître dans mes forces et dans mes faiblesses. Ça m’a rendue plus forte […] Afficher qui je suis, afficher une partie de moi-même dans le fond qui est jugée par tout le monde, ça m’a rendue plus forte, puis j’ai appris à me tenir la tête plus haute […] Pour moi, le témoignage, c’est reprendre mon pouvoir, puis ça a alimenté mon feu. »
Émilie, ex-escorte, 33 ans
Matt, quant à lui, parle de sa capacité à être authentique qui s’est développée au fil des témoignages. Linda, Ken et Monica remarquent qu’ils ont développé une plus grande ouverture aux autres et sont davantage en mesure de s’affirmer.
Damien a appris à ne pas être vexé par les commentaires du public :
« Des gais et lesbiennes que je connais sont insultés, puis choqués comme ça n’a pas de bon sens, quand il y a quelqu’un qui demande : “C’est qui qui fait l’homme, puis c’est qui qui fait la femme dans un couple de lesbiennes ou dans un couple de gais?” Bon, tu sais... Oui, c’est naïf comme question, mais ça résulte d’une conception hétéronormative, et ça ne veut pas dire que la personne est mal intentionnée. »
Damien, homme trans, 35 ans
Dans le même ordre d’idées, Conrad a l’impression d’avoir développé une plus grande ouverture d’esprit, et Ken a trouvé de nouvelles manières de rejoindre divers publics.
Inversement, Sabrina et Maxime ont appris à resserrer leurs propos et à protéger leurs frontières personnelles :
« J’ai été longtemps une personne très, très ouverte sur qui j’étais, même que trop ouverte. Puis, j’ai appris à garder un petit jardin secret, puis à garder plus de choses pour moi. »
Maxime, escorte, 41 ans
Similairement, lorsqu’elle témoigne aujourd’hui, Sabrina se sent plus prudente.
Retombées sur les autres
Quatre personnes interviewées ont remarqué l’impact du témoignage sur leur réseau social, soit pour l’élargir ou dans l’obtention d’un soutien social. C’est le cas de Bleu, qui raconte que ses témoignages publiés sous forme de roman ont amené du mouvement dans sa vie sociale et amoureuse :
« In my private life it both found and lost me friends and [boyfriends]. [However], my community continues to grow because of the book. »
Bleu, gai, travailleur du sexe, 37 ans
Pour Maxime, témoigner lui a permis de se forger un réseau social qui lui ressemble et dans lequel il se sent bien :
« Être en contact avec les militantes ou les militants […], connaître des personnes qui sont comme nous autres. On s’intéresse à des choses qui nous intéressent, on s’intéresse pas au reste. »
Maxime, escorte, 41 ans
Quant à Sabrina, elle a reçu le soutien de son entourage :
« Beaucoup de mes collègues […], même en région, qui ont écouté ça, pis qui étaient comme : “Bravo!” J’ai eu beaucoup de reconnaissance pis de soutien. »
Sabrina, escorte, 36 ans
La majorité des participantes et participants ont l’impression que leur témoignage a eu un impact sur la transformation du discours sur les communautés sexuelles et de genres. Linda a le sentiment que ses témoignages ont un impact sur la communauté d’appartenance qu’elle a choisie, la communauté des personnes trans :
« J’ai été la première je crois à, pas nécessairement dans les médias, mais dans la communauté, à affirmer que je ne voulais pas me faire opérer. Puis, après ça, il y en a d’autres qui ont suivi. »
Linda, femme trans, séropositive, ex-travailleuse du sexe, 35 ans
Annik, elle, espère que son témoignage diminuera la stigmatisation dans le discours social :
« J’ai jamais eu à regretter vraiment aucune de mes participations. J’espère qu’elles auront eu un impact positif au niveau de démystifier puis déstigmatiser. »
Annik, ex-gérante d’escortes, 39 ans
Samuel affirme que, par la couverture médiatique qu’ils ont récoltée, ses témoignages ont eu un impact sur la société :
« Pour que ça fasse les nouvelles à la grandeur du Canada, ça veut dire quelque chose aussi, je pense. »
Samuel, gai, 37 ans
Tobby croit que les témoignages qu’il livre à travers des projets artistiques permettent de rejoindre une communauté militante artistique et universitaire, et de la sensibiliser au vécu des personnes vivant avec le VIH :
« I think I’ve reached a certain community pretty strongly. I think I’m respected by people in that community. I’m sure there’s people that disagree with my politics and my modes of intervention, but for better or for worse, I think that I’ve made, no, not for worse, I’ve made a positive and strong impact on the art communities that I move in, and the activist communities that I move in and academic communities that I move in […] I think that people can look at my work and be like, wow, that moment really had a strong impact on what I know, what I feel, what I think about HIV and AIDS. »
Tobby, gai, séropositif, 30 ans
Une répondante et un répondant n’ont pas la même certitude quant à l’impact de leur témoignage sur le discours social. Notamment, Émilie s’explique :
« Je pense que j’ai eu un discours assez ou même trop nuancé pour apporter des messages qui sont faciles à faire passer au niveau des médias. »
Émilie, ex-escorte, 33 ans
Puis, Conrad n’ose pas se prononcer sur l’impact de ses témoignages sur la société :
« I think different kinds of testimonials do different things. But I don’t think you can universalize or make broader claims about what testimony does in any contexts. »
Conrad, queer, 30 ans
Le message militant est-il compris?
D’une part, les répondantes et répondants estiment que le message de leur témoignage a été compris par le public. C’est le cas de Damien et de Greg, qui entendent les commentaires positifs du public après leur témoignage :
« Je pense que ça fait la différence pour beaucoup de gens. Puis, je l’ai vu beaucoup, justement, dans les classes puis dans les organisations communautaires. Les gens viennent te voir à la fin. »
Damien, homme trans, 35 ans
Non seulement Damien perçoit que son message a été compris, mais aussi il a l’impression que le message semble être mieux compris lorsqu’il est partagé en personne qu’à travers un média :
« Je pense que je vais continuer pendant longtemps de faire des témoignages en classe. J’aime vraiment ça, parce que j’ai l’impression que les gens comprennent. Puis, tu le vois dans les yeux des gens, tu vois des choses s’allumer. T’as du feedback de rétroaction en direct après en personne, puis t’as du feedback courriel dans les jours qui suivent. »
Damien, homme trans, 35 ans
Annik et Sabrina partagent la même opinion :
« J’ai l’impression d’avoir eu plus d’impact avec les petits groupes que j’ai rencontrés […], que ça aura eu plus d’impact pour démystifier l’industrie du sexe et le travail du sexe, que les quelques articles et quelques entrevues aux médias que j’ai données ici et là. »
Annik, ex-gérante d’escortes, 39 ans
Tandis que Linda dit se sentir mieux comprise lorsqu’elle a pu réviser un article de presse avant sa publication, Conrad est confiant d’articuler clairement son message et que celui-ci n’est pas transformé en cours de réception :
« I feel like I’ve been pretty well understood. »
Conrad, queer, 30 ans
D’autre part, les répondantes et répondants ont aussi paradoxalement l’impression que le message militant de leur témoignage n’a pas été compris. Sabrina constate une résistance du public :
« Il y a une résistance de plusieurs parce que les gens ont beaucoup de misère à essayer d’entrer dans la peau de l’autre, on dirait. »
Sabrina, escorte, 36 ans
Tobby explique cette incompréhension par le fait que son témoignage est inhabituel :
« Like I’m going against the grain. »
Tobby, travailleur du sexe, 30 ans
Selon lui, si les gens jugent ses oeuvres et ses performances testimoniales avec des repères normatifs, ils peuvent ne rien y comprendre. C’est pourquoi il ne pense pas que le témoignage « en soi » puisse changer les mentalités; il doit également y avoir une réceptivité chez ceux qui l’entendent.
« We’ve raised a lot of awareness and I do understand that there are lapses in education and lapses in community conversations about these things, but I don’t think just telling your narrative will illuminate people in this magical way. They need to be listening. »
Tobby, travailleur du sexe, 30 ans
Les plateformes journalistiques sont dites antagonistes et fermées. Conrad ne se sent pas compris par les journalistes qui, selon lui, ne considèrent pas la diversité des communautés sexuelles et de genres :
« Talking about the work that we do with LGBTQ young people, then having that work misrepresented, because reporters just don’t get the nuances of what was going on. »
Conrad, queer, 30 ans
Pour être mieux outillée face aux journalistes, Monica s’y intéresse :
« Ça m’a permis d’avoir un bel échantillon de connaissances de ce que c’est le journalisme, les médias, autant sociaux que les grands médias. »
Monica, femme trans, 57 ans
Puis, Ebonee a suivi une formation avec des relationnistes :
« [Il faut] garder en tête que les médias aiment le sensationnel et vont parfois te demander ce que, eux, ils veulent et, toi, tu ne vas pas dire ce que tu voulais dire. D’où l’importance d’avoir une bonne formation. »
Ebonee, queer, séropositive, 50 ans
Émilie estime également qu’il y a beaucoup de travail à faire pour qu’il y ait une transmission efficace du message et, au sujet de son expérience de témoignage au Sénat, elle dit :
« C’est un débat émotif, un débat à saveur très morale, qui est souvent réduit à une haine, un rejet de qui on est. »
Émilie, ex-escorte, 33 ans
D’autres répondantes et répondants avancent que le manque de contrôle sur la réception du message militant, et donc sur sa compréhension, est un enjeu majeur :
« Dans le fond, t’as pas de contrôle sur la réception du [message], t’as juste un contrôle sur comment il est donné. »
Mathieu-Joël, homme trans, 28 ans
Le privé est politique
Différentes lunettes théoriques se prêtent à l’analyse du recours au témoignage ou à celle de sa prolifération, allant de Michel Foucault (1976) qui, dans son Histoire de la sexualité, affirmait que nous sommes devenus « une société singulièrement avouante », à Iris Marion Young (2000) qui le présente comme un outil d’approfondissement de la démocratie employé par des personnes faisant partie de groupes opprimés, aux épistémologies féministes qui ont bouleversé l’économie du savoir et la distinction entre sujet et objet de connaissance (Dorlin, 2008), ou à Miranda Fricker (2007) qui étudie les procédés de marginalisation selon lesquels « un locuteur subit une injustice testimoniale si les préjugés de l’auditeur amènent ce dernier à lui accorder moins de crédibilité » (p. 4, traduction libre). À la lumière des résultats des entrevues décrites cidessus, nous croyons qu’une perspective plurielle s’impose, si l’on souhaite entrevoir le prolongement féministe de la militance par le témoignage ainsi que les défis épistémiques et de mobilisation qu’il soulève.
Défis et retombées féministes
La prise de parole dans l’espace public met en lumière la richesse des savoirs situés, le standpoint féministe (Harding, 1993; Hill Collins, 1990), qui décentrent la construction traditionnelle des connaissances dites légitimes. Les théoriciennes et intervenantes sociales de la seconde vague féministe ont, dès les années 1970, mis de l’avant la prise de parole des femmes comme stratégie d’émancipation et de leur inscription dans le discours social (Dumont et Toupin, 2003). S’appuyant sur le slogan « le privé est politique », la prise de parole a permis de reconstruire la mémoire des femmes, notamment par le biais de l’écriture et du récit autobiographique ou testimonial, et de leur redonner du pouvoir.
Les savoirs expérientiels sont des connaissances à partir desquelles les personnes témoins que nous avons interviewées abordent la transformation sociale et l’inclusion.
« En faisant un témoignage par rapport à ma vie avec le VIH, je commence par dire : “Je suis un homme gai vivant avec le VIH.” Puis, à partir de là, je veux vraiment diversifier c’est quoi un homme [gai]. Je partage mes expériences personnelles avec le VIH, la divulgation, les traitements… mais aussi je partage mes intérêts, mes opinions et mes loisirs […], que comme personne vivant avec le VIH, je m’amuse, j’écoute des films aussi. »
Ken, gai, séropositif, 52 ans
Si le caractère pédagogique ressort de cette expérience du témoignage, il est également au coeur des groupes de thérapie féministe radicale qui visaient une prise de conscience et faisaient un usage politique du témoignage, pour dénoncer et éliminer les violences sexuelles (Kirsh, 1974; Corbeil et Marchand, 2010). Les femmes partageant leurs vécus de l’oppression du système sexe-genre ont pris conscience des racines sociales de leurs difficultés. Du coup, elles ont participé à la création d’une « communauté d’écoute » qui a validé leur existence et confirmé une redéfinition du problème[11]. Ainsi, elles n’étaient plus considérées comme folles, névrosées, masochistes ou passives, mais plutôt comme victimes de leur socialisation et de celle des hommes et des garçons (Bourgon et Corbeil, 1990).
Ça n’a pas cessé. Selon une perspective féministe du témoignage, la prise de parole et le partage d’un vécu individuel peuvent avoir des résonances à un niveau collectif et participer à l’expansion d’un discours sur la justice sociale. L’usage du témoignage public par les militantes et militants rencontrés ainsi que leurs trajectoires poursuivent clairement ce raisonnement.
Défis épistémiques
Par ailleurs, la militance par le témoignage public renvoie aux enjeux de l’injustice épistémique que décrit Fricker (2007). Selon cette auteure, l’injustice épistémique est le fruit d’un manque collectif de ressources partagées d’interprétation sociale. Les réalités des membres de groupes socialement marginalisés demeurent inadéquatement conceptualisées et incomprises, peut-être même par les sujets eux-mêmes : « S’ils n’ont pas de prise adéquate sur ce qu’ils tentent d’exprimer, leurs tentatives de communication ne sont pas accueillies comme rationnelles, leur style d’expérience étant inadéquatement compris » (2007, p. 6-7, traduction libre). Fricker (2007) illustre la portée de cette injustice par la situation des femmes subissant du harcèlement sexuel avant la création de ce concept critique et sa circulation au sein de la société. Elle est des plus pertinentes pour comprendre l’expérience des communautés sexuelles et de genres, plus précisément l’intelligibilité de leurs récits lorsqu’elles prennent la parole. On ne contrôle pas la réception du témoignage, et c’est bien là un des premiers défis rencontrés par les militantes et militants que nous avons rencontrés.
Un autre défi qui se pose est celui de savoir à qui revient le rôle de parler pour des communautés. Pensons, entre autres, aux critiques énoncées à propos du GRIS-Montréal. On l’accuse de vouloir « normaliser » les communautés LGB en présentant un certain discours et une certaine image, malgré le fait que son approche repose sur le témoignage personnel (Poirier-Saumure, 2016). Cette critique mérite d’être réfléchie à la lumière des propos des répondantes et répondants, qui nous rappellent que témoigner s’arrime souvent à accepter la responsabilité — implicite ou explicite — de représenter d’autres personnes, de porter leur parole, leurs intérêts et leurs aspirations de changement social.
Défis de mobilisation
Enfin, la forme et le choix du lieu de diffusion du témoignage sont d’autres défis rencontrés par les personnes qui militent en témoignant publiquement de leurs histoires. Se dire dans un média de masse à grande diffusion et témoigner dans un groupe restreint sont deux contextes de diffusion différents. Être devant un public, face à face, procure un sentiment d’avoir un retour immédiat, de pouvoir corriger des informations et de réellement toucher l’auditoire qui est en fait « captif ». Comme l’a dit un répondant : « They need to be listening. » On doit être à l’écoute.
Conclusion
À la lumière des résultats de cette recherche, nous pouvons conclure que les communautés sexuelles et de genres qui livrent des témoignages publics, en tant qu’ensemble disparate de groupes sociaux stigmatisés, se sont particulièrement investies dans la construction collective d’une identité. Comme le soulignait le sociologue Mathieu, les mouvements sociaux du XXIe siècle placent la dimension identitaire au centre de leurs préoccupations : « L’enjeu est pour eux de parvenir, par leur action, à contester 1’image défavorable qui imprègne les représentations ordinaires et de lui substituer une image plus positive, même de susciter davantage de tolérance de la part de la majorité » (Mathieu, 2004, p. 141). Or, si l’affirmation publique d’une identité stigmatisée contribue à former un groupe social et, ainsi, à renforcer la dimension collective d’une intervention, il appert que les communautés sexuelles et de genres peuvent faire un usage stratégique de l’identité, des « voix communautaires » partageant leurs récits personnels dans l’espace public. Cet acte transgressif, particulièrement risqué pour celles et ceux qui l’ont accompli, saura sans aucun doute conférer à leurs pairs la légitimité et la confiance en soi pour s’engager dans une militance de plus grande ampleur.
Appendices
Notes
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[1]
Nous employons les pronoms neutres relevés par Greco (2013). L’auteur propose quelques néologismes à utiliser pour signifier un « positionnement identitaire » qui remet en question le binarisme « homme vs femme ».
-
[2]
Le 20 décembre 2013, la Cour suprême du Canada rendait un jugement historique unanime en déclarant l’inconstitutionnalité de dispositions du Code criminel interdisant certains aspects de la prostitution — soit la communication aux fins de prostitution [alinéa 213(1)c)], la tenue d’une maison de débauche [article 210 et paragraphe 197(1)] et le proxénétisme [alinéa 212(1)j)] (Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101). L’arrêt Bedford tient son nom de l’une des trois travailleuses du sexe de l’Ontario ayant mené l’affaire en cour, Terry Jean Bedford, Valerie Scott et Amy Lebovitch. Les juges ont conclu à l’invalidité de ces dispositions du Code criminel parce qu’elles portaient atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne, garanti à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et ce, d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. L’article 7 stipule que chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Les dispositions contestées portaient toutes atteinte au droit à la liberté, compte tenu du risque d’emprisonnement, et au droit à la sécurité, compte tenu du risque accru de préjudice causé aux plaignantes.
-
[3]
Les groupes membres du partenariat de recherche-action sont : la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida (COCQ-SIDA), qui regroupe 38 organisations impliquées dans la lutte contre le VIH/sida au Québec et venant en soutien aux personnes vivant avec le VIH/sida; le Groupe de recherche et d’intervention sociale (GRIS-Montréal) dont la mission est de démystifier l’homosexualité et la bisexualité par le témoignage principalement en milieu scolaire, mais aussi auprès des personnes aînées et des personnes travaillant dans les milieux de la santé, de l’éducation, des services sociaux et de la sécurité publique; Stella, l’amie de Maimie (Stella), le seul groupe communautaire au Québec créé spécifiquement par et pour les travailleuses du sexe : travesties et prostituées transsexuelles, escortes, danseuses, masseuses érotiques, dominatrices et actrices de pornographie; et le Centre de lutte contre l’oppression des genres de l’Université Concordia (le Centre), un organisme indépendant dont le mandat est de promouvoir l’égalité entre les genres et l’autonomisation, particulièrement au sein des communautés marginalisées. Leurs rôles au sein de l’équipe sont de veiller à ce que la nature des activités entreprises et leur déroulement aient des retombées positives pour les communautés, et participer à la collecte, à l’analyse et à la diffusion des données.
-
[4]
En septembre 2010, le journaliste, polémiste et rédacteur états-uniens Dan Savage (avec son partenaire Terry Miller) lance une chaîne de vidéos en ligne en réaction au suicide d’un adolescent, Billy Lucas, qui était maltraité parce qu’il était homosexuel. Le but de ces vidéos était de combattre la discrimination et d’éviter les suicides des jeunes gais, grâce au témoignage donné par des adultes affirmant que leur vie va s’améliorer. Le projet a rapidement pris de l’ampleur : dès la première semaine, plus de 200 vidéos avaient été téléchargées, y compris des témoignages de plusieurs célébrités. La chaîne du projet sur YouTube a atteint la limite de 650 vidéos la semaine suivante et s’organise depuis sur son propre site Internet : www.itgetsbetterproject.com.
-
[5]
Les quatre éléments constitutifs ou fondateurs d’une communauté sexuelle tels qu’énoncés par Weeks (2000) sont : 1) la communauté comme centre de l’identité; 2) la communauté comme ethos et ensemble de valeurs; 3) la communauté comme capital social; 4) la communauté comme politique.
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[6]
Cette confusion est sans doute nourrie par le fait que, dans l’imaginaire populaire, identité de genre et corps doivent être normativement alignés. Par conséquent, plusieurs présument que les personnes intersex(ué)es ne peuvent qu’avoir une identité de troisième genre, ce qui les ferait déroger aux attentes sur le plan des identités. Or, ceci est faux. Les personnes intersex(ué)es peuvent avoir des identités homme, femme ou ni l’une ni l’autre, indépendamment des corps qu’elles ont. De plus, c’est sur la base de leur corps et non de leur identité de genre qu’elles sont sujettes à des violations de leurs droits humains. Cependant, les parcours trans et intersexes peuvent se croiser sous forme d’intersection, puisque certaines personnes intersexes entreprennent des parcours de transition, l’identité leur étant assignée ne correspondant pas à celles qu’elles ont.
-
[7]
Le terme est une appellation péjorative pour qualifier une lesbienne que l’on considère agressive et masculine, musclée ou costaude.
-
[8]
Loin de nous l’idée d’aplanir, voire d’invisibiliser, les rapports de pouvoir qui traversent et compliquent la notion de communauté. Pour éviter de reproduire une vision romantique des communautés, nous sommes soucieux du fait qu’il faut faire place à plus d’hétérogénéité, compte tenu de l’intersectionnalité des expériences vécues, caractéristique de chaque « groupe social » étudié et, également, de l’hétérogénéité des positionnements politiques de leurs membres — les postures politiques — à l’intérieur de chacun de ces groupements.
-
[9]
Treize des vingt personnes interviewées souhaitent que le contenu de leur entrevue de recherche avec l’équipe de Cultures du témoignage soit rendu public. Cela est révélateur de l’importance qu’elles accordent à la visibilité de leur prise de parole.
-
[10]
Les motivations à témoigner présentées ici recoupent celles rapportées par les personnes vivant avec le VIH que nous avions interviewées quelques années auparavant au sujet de leurs expériences du témoignage public (Mensah, 2016).
-
[11]
À ce sujet, Susan Griffin, dans son célèbre livre intitulé Rape: The Power of Consciousness, écrit : « Hence a body of listeners and seers became, as part of our movement, an institution. We created rape protection centers. Women sat and listened as another woman who had just been raped told her story. She was heard. And this was healing of a festering wound, even to those of us who had never been raped, because such is the nature of a community or a movement » (Griffin, 1979, p. 3, souligné dans Plummer, 1995).
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