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Reflets : Bonjour Chrys. Merci d’avoir accepté de participer à cette entrevue. Est-ce que vous pourriez, dans un premier temps, nous décrire comment vous définissez le militantisme?
Chrys : Je me sens davantage confortable d’utiliser le terme « activiste » plutôt que « militant » ou « militante », puisque le terme « activiste » est plus neutre, ce n’est ni féminin, ni masculin. Étant une personne trans non binaire, je trouve que m’identifier comme activiste est plus inclusif. Pour moi, l’activisme est fondamental, parce que je ne vois pas d’autres alternatives pour arriver à un changement social. L’activisme est, à mes yeux, une diversité d’individus qui se mobilisent à la fois dans la rue mais aussi dans leurs milieux pour dénoncer les injustices afin d’arriver à un changement social.
L’activisme, c’est aussi la possibilité de bâtir une communauté ou de l’améliorer. C’est ce qu’on appelle en anglais building capacity. Ça veut dire la possibilité d’accroître et d’influencer son entourage pour arriver à un certain changement social. Pour cela, il faut entamer une conversation avec son entourage. Ainsi, le changement social se passe non seulement dans la rue, mais aussi dans ta propre maison, avec ta famille et tes amies et amis. J’aime toujours utiliser l’exemple de simples échanges dans une cuisine : tu peux contribuer au changement social en ayant une conversation, par exemple, avec ta tante qui habite dans ton quartier et en discutant de ce qui se passe dans ce milieu et ce qui pourrait être fait pour améliorer ce qui fonctionne moins bien.
Reflets : Quel est votre parcours comme activiste?
Chrys : Je suis né à Montréal et j’ai grandi à Ottawa. Je suis francophone. Je suis une personne noire d’origine haïtienne et acadienne. Je suis queer[1] et je m’identifie comme une personne trans non binaire[2].
Mon activisme a débuté dès mon jeune âge. Dans un contexte où j’ai habité dans des quartiers défavorisés, j’ai été à même de constater les injustices sociales qui se manifestaient partout et en tout temps. Être témoin de ces injustices a provoqué quelque chose en moi. Étant une personne à l’intersection de plusieurs identités qui sont opprimées au sein de notre société — dans mon cas : raciale, de genre et au niveau de mon statut socio-économique — je vois ça comme étant positif puisque ça motive mon activisme, mais ça peut être aussi un peu déprimant de constater toutes les injustices qui m’affectent.
J’habite à Toronto depuis cinq ans et j’étudie présentement en travail social à l’Université Ryerson. Depuis mon arrivée à l’Université Ryerson, j’ai consacré une grande partie de mon temps à lutter contre le racisme anti-noir, que ce soit au sein des associations étudiantes ou dans mes cours. Pour moi, l’université, c’est beaucoup plus qu’assister à mes cours. J’avais beaucoup de difficulté à me voir étudier à l’université, car j’avais une vision négative des institutions universitaires, comme étant opprimantes en soi. Après le secondaire, il m’a fallu beaucoup de temps pour prendre la décision de m’inscrire à l’université. Une fois arrivé, je me suis vite impliqué au sein du mouvement étudiant, ce qui m’a permis de rencontrer des gens progressistes. Pour moi, faire de l’activisme, même au sein du mouvement étudiant, c’est faire du travail contre le racisme anti-noir.
C’est comme ça que j’ai rencontré plusieurs des personnes qui s’impliquent dans le mouvement Black Lives Matter Toronto (BLM-TO). Grâce à mon implication pour lutter contre le racisme au sein du mouvement étudiant, j’ai eu la chance de rencontrer les membres fondateurs de BLM-TO, des activistes noirs passionnés et engagés vers le changement social et vers l’élimination du racisme anti-noir. Pour moi, c’était vraiment naturel et organique de m’intégrer à BLM-TO; c’était, comme on dit en anglais, meant to be.
Reflets : Qui peut être activiste, selon vous?
Chrys : Je pense qu’on devrait tous être des activistes. Dans cette optique, il faut collectivement se poser la question : quel changement social est venu sans activisme? Comme le changement social est complexe, il faut que ça provienne de plusieurs avenues. Le milieu universitaire aide à faire avancer certaines idées, à formuler des théories et à réaliser des recherches qui appuient les revendications des activistes sur le terrain et contribuent au changement social.
Cependant, on a vraiment besoin de gens qui sont, comme on le dit en anglais, on the ground (sur le terrain). C’est sur le terrain qu’on constate les injustices et les problématiques sociales et qu’on s’intéresse à des pistes de solutions pour faire changer les choses. C’est le terrain qui manque au sein du milieu universitaire selon moi. Les universitaires doivent aussi être sur le terrain et participer aux revendications afin d’arriver à ce changement social.
Reflets : Vous êtes impliqué depuis quelques années au sein du mouvement Black Lives Matter Toronto. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur ce mouvement?
Chrys : Le mouvement Black Lives Matter (BLM) a été créé par trois femmes noires aux États-Unis, dont deux femmes queer. Elles ont créé ce mouvement pour contester la brutalité policière; c’était ça le focus. Le mouvement peut donc être qualifié de réactionnaire à la brutalité policière. Il existe maintenant plusieurs chapitres de BLM et ceux-ci sont organisés différemment, selon les villes. En fonction des villes, les chapitres ont des approches différentes qui sont liées au climat qui y règne et à ses priorités. Tout le monde a un peu une approche différente.
Ici, à Toronto, le mouvement a débuté avec l’homicide de Mike Brown, un jeune homme noir tué par le policier Darren Wilson. Quand on a appris qu’il n’allait pas être accusé au criminel, quelques activistes à Toronto se sont dit : « OK! Il faut faire quelque chose. » On a vite vu que plusieurs personnes ont eu une réaction similaire et souhaitaient contester le racisme anti-noir. Le premier évènement organisé par les fondatrices a été une vigile pour Mike Brown. Alors qu’on attendait une cinquantaine de personnes, plus de trois mille personnes se sont présentées, ce qui démontrait l’indignation des gens face à cette injustice et ceci a démontré la pertinence du mouvement BLM à Toronto.
BLM-TO essaie de montrer les racines des problèmes. Ce faisant, c’est important pour nous de ne pas faire que des manifestations, mais aussi de la sensibilisation. Bien que les manifestations soient importantes, on ne peut pas toujours se dire : « On va faire une manifestation lorsqu’une autre personne noire sera tuée ou battue par la police », parce qu’honnêtement, on serait dans la rue presque tous les jours.
On a donc plusieurs objectifs. Premièrement, on souhaite propager comme message aux politiciennes et politiciens et à la communauté torontoise que le racisme est un problème systémique. Deuxièmement, on veut dénoncer la police comme institution violente qui a une histoire de violence systémique envers les personnes noires. BLM-TO c’est un mouvement de personnes qui veulent voir un changement en vue de l’élimination du racisme systémique en place dans notre société, entre autres en sensibilisant la population à notre système colonial raciste.
Reflets : Pouvez-vous me parler des enjeux au sein du mouvement Black Lives Matter?
Chrys : Actuellement, un des gros problèmes, c’est le fait que le mouvement n’est pas unifié. Les gens ne sont parfois pas totalement engagés envers le mouvement et ça se voit dans leur participation dans les manifestations et dans les campagnes. Par exemple, les gens aiment bien partager des images de BLM sur leurs réseaux sociaux, mais ils ne sont pas en train de faire le travail sur le terrain afin de défier le racisme anti-noir. Ils ne sont pas en train de défier le racisme au quotidien ou de militer au sein de leurs propres milieux pour éliminer le racisme. Ici, je parle surtout des personnes blanches qui veulent être alliées, mais ne sont pas prêtes à faire le travail nécessaire. Il y a plein de personnes blanches qui veulent parler et représenter les intérêts de BLM-TO, ce qui est bien. Par contre, ces mêmes personnes ne sont pas en train de créer des espaces qui sont inclusifs pour les personnes noires dans leurs propres milieux ou groupes. On doit donc parfois se méfier de nos alliés blancs puisque je considère qu’ils ne sont pas entièrement solidaires à la cause. Je crois aussi que les personnes blanches doivent être alliées, mais bien comprendre ce qu’est être un allié. Être un allié, c’est être à l’écoute et appuyer le mouvement, mais aussi faire un travail pour défier le racisme anti-noir avec leurs amis blancs.
Ce qui est triste, c’est que, la majorité du temps, beaucoup de personnes et même des alliés ne comprennent pas le racisme anti-noir. C’est vraiment juste de porter le nom BLM-TO; ils veulent le nom, ils veulent l’image, ils souhaitent que leurs appuis au mouvement leur permettent d’être admirés par leur entourage. Le problème, c’est qu’ils ne veulent pas faire le travail, pour être de véritables alliés du mouvement BLM. Tu ne dois pas seulement le faire quand ça te chante; tu dois défier le racisme anti-noir au quotidien. C’est très frustrant pour moi de voir ce manque d’engagement puisque BLM est le mouvement auquel j’ai dédié une bonne partie de ma vie.
Un autre grand défi, c’est que BLM-TO n’est pas une organisation qui reçoit du financement gouvernemental. Nous devons donc aller chercher du financement quelque part, mais nous ne cherchons pas à être restreints par un bailleur de fonds, ce qui pose un problème puisque plusieurs organismes qui financent des initiatives ont souvent plusieurs conditions rattachées au financement. On ne veut pas être contrôlé. On compte donc beaucoup sur l’appui des membres de la communauté, et il est donc important que les gens qui veulent s’impliquer et qui veulent être solidaires, s’impliquent réellement.
De plus, il y a beaucoup de changements qui doivent être apportés, puisque le racisme anti-noir est un problème systémique qui existe dans toutes nos institutions. Ça exige donc beaucoup de travail, mais on est très peu de personnes à accomplir ce travail. Il y a aussi quelques autres organismes communautaires de personnes noires et c’est excellent, sauf que pour le changement social, ça prend une majorité d’individus qui sont engagés. Parfois je me décourage un peu; je comprends que ça provoque un malaise que de faire face à nos privilèges. Que de faire face au fait qu’on a été socialisé à être raciste et, pour les personnes blanches, qu’elles bénéficient de ces privilèges au quotidien, mais il faut créer des inconforts auprès des personnes blanches pour qu’elles réalisent leur privilège de blanc. Par la suite, les personnes blanches peuvent travailler sur leurs communautés et leurs propres personnes afin de défier le racisme anti-noir.
Finalement, je pense qu’un gros défi, honnêtement, c’est qu’il y a encore beaucoup de personnes qui ne comprennent pas comment la situation du racisme à Toronto est un problème de taille. On se fait souvent dire : « Ah, c’est pire aux États-Unis, donc on ne devrait pas se plaindre. » Sauf qu’il y a des gens qui ressentent le besoin de dire : « Black Lives Matter », parce qu’au Canada on a aussi un problème de racisme institutionnel et social. Il faut réaliser que le racisme n’a pas de frontière, que ce problème ne s’arrête pas à la frontière américaine.
Reflets : Plus tôt, vous disiez que Black Lives Matter a commencé en réaction à la brutalité policière. Quelle est la relation que vous entretenez avec la police à titre d’activiste au sein de Black Lives Matter?
Chrys : Je déteste la police! Je trouve que c’est une institution opprimante avec une histoire violente, surtout envers les communautés noires et les communautés autochtones. Les policiers ont aussi une histoire de violence avec les communautés queer et LGBT. À mon avis, il faut abolir l’institution actuelle et recommencer à zéro. Il faut arrêter de croire que seuls les dialogues vont permettre d’améliorer la situation. Ça ne va pas s’améliorer. La police protège qui? Elle protège la propriété privée, les entreprises, les gens riches, les personnes blanches privilégiées. La police ne nous protège pas nous, les personnes noires, et n’a aucun intérêt à nous protéger.
Je me rappelle quand on s’est fait battre par les policiers durant la manifestation Tent City[3]. On était tous ensemble en cercle, et les policiers nous ont entourés. Ils n’avaient pas de respect pour nous. C’est la seule manière que je peux expliquer cette situation. Je les regardais dans les yeux et je me disais : « Pourquoi tu nous entoures? Pourquoi tu nous pousses? Pourquoi tu nous frappes? » Il y avait des jeunes, mais il y avait aussi des personnes plus âgées. Je me souviens qu’une de mes amies est tombée à terre, et un policier était en train de la piétiner. Les policiers n’avaient carrément aucun respect pour elle, ni pour nous.
Pouvez-vous imaginer si on donnait l’argent qu’on donne à la police à des organisations communautaires, aux travailleuses et travailleurs sociaux, à des agences sociales qui travaillent pour la sécurité communautaire? On serait bien mieux. Il faut qu’on commence à comprendre et à voir la sécurité différemment. Ce n’est pas un policier avec un fusil qui représente la sécurité dans notre société; la violence policière, ce n’est pas de la sécurité. Il faut voir la sécurité de façon positive. La police ce n’est rien de positif.
Reflets : Qu’est-ce que l’activisme vous apporte de positif sur le plan personnel?
Chrys : Sur le plan personnel, l’activisme m’apporte une communauté. Ça m’a vraiment donné une voix. Ça m’apporte aussi un sens de validité. Je trouve que quand je parle avec d’autres activistes et membres de la communauté dans des discussions communautaires, des ateliers, des manifestations, etc., je me sens comme faisant partie prenante d’une communauté qui partage les mêmes idées que moi.
L’activisme, surtout celui avec BLM-TO, m’apporte sur le plan personnel ce qu’aucun autre mouvement n’a réussi à m’apporter. Je me sens accepté, compris et valorisé et ça, même avec mes multiples identités : j’ai une identité comme personne noire, une identité comme personne queer et une identité comme personne trans non binaire. BLM-TO m’accepte pour qui je suis.
Dans les années 1960, 1970 et 1980, le mouvement de libération des personnes noires n’était pas aussi acceptant des personnes queer ou trans. De nos jours, je trouve que BLM-TO est beaucoup plus ouvert, et je me sens accepté avec toutes mes identités. Tout ça pour dire que Black Lives Matter, en tant que mouvement national ou international, applique une lentille intersectionnelle. L’activisme, ça m’a apporté un sens d’appartenance et le sentiment que je participe vraiment au changement social.
Reflets : Et sur le plan professionnel?
Chrys : Sur le plan professionnel, j’aimerais poursuivre des études en droit. Je pense qu’on a besoin de plus d’avocats activistes. Il y a des personnes dans le système judiciaire qui n’ont pas une lentille activiste ou qui ne sont pas axées sur le changement social. On a vraiment besoin de changements. Si on pense à l’institution policière, il y a des grands changements qui doivent être faits à ce niveau, mais aussi dans le système judiciaire. L’activisme m’a donc apporté beaucoup d’expériences et des connaissances que j’aimerais utiliser dans ma vie professionnelle. Depuis l’âge de dix ans, je savais que j’allais étudier en travail social. L’activisme m’a motivé à poursuivre mes études dans ce domaine. C’est aussi pourquoi je cherche à poursuivre des études en droit, afin de faire le pont entre mon activisme, le travail social et le droit.
Quand j’ai commencé mes études en travail social, j’ai rencontré plusieurs étudiantes qui avaient la mentalité de vouloir « aider les gens ». Mais aider les gens, ça veut dire quoi? Est-ce que ça veut dire assimiler les gens avec nos idées, surtout des idées coloniales et blanches? Ou est-ce qu’on cherche à pousser pour le changement social pour tous? Parce que je trouve que, dans plusieurs cours en travail social, on apprend à aider l’individu ou la famille avec leurs problèmes, mais c’est comme mettre des band-aids à un bobo. Il faut changer les structures et être activement engagé à le faire.
Je crois fortement qu’un jour, nous allons réussir à éliminer le racisme anti-noir. Il faut s’unifier et ne pas se décourager. C’est ça qui me motive à faire ce que je fais!
Reflets : Merci beaucoup, Chrys, d’avoir pris le temps de partager avec nous votre parcours comme activiste!
Appendices
Notes
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[1]
« Personne qui n’adhère pas à la division binaire traditionnelle des genres et des sexualités (homme-femme, hétérosexuel) et s’identifiant à une identité de genre ou à une orientation sexuelle non conforme ou fluide. Terme d’origine anglo-saxonne, que se sont réapproprié les communautés LGBT de manière à en faire un symbole d’autodétermination et de libération plutôt qu’une insulte. En ce sens, le terme connote d’une autoreprésentation contestataire. » Source : Lexique LGBT sur la diversité sexuelle et de genre en milieu de travail de la Chambre de commerce gaie du Québec, Centre de lutte contre l’oppression des genres de l’Université Concordia et Communauté LGNTQA [En ligne] : http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/752595/lexique-genres-identite-sexuelle
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[2]
« Personne dont l’identité sexuelle ne correspond pas au sexe féminin ou masculin, qui se définit en dehors de la dualité homme-femme ». Source : Ibid.
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[3]
Manifestation qui a eu lieu en 2015 ou BLM-TO cherchait à dénoncer la brutalité policière en installant des tentes à l’extérieur du quartier général de la police de Toronto et en y restant plusieurs jours.