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Introduction

Les femmes qui avancent en âge et vivent en milieu rural francophone minoritaire sont rarement prises en considération dans les recherches sur la violence conjugale. Pourtant, ces femmes sont confrontées à des enjeux spécifiques en raison de leur situation géographique et linguistique. Cet article vise à présenter une revue critique des écrits portant sur les réalités de ces femmes qui avancent en âge, comme groupe minoritaire en Ontario, au regard de la violence conjugale, ainsi que sur les défis qu’elles rencontrent dans leurs parcours de sortie de violence. Afin de documenter cette problématique peu explorée dans le milieu universitaire, une recherche documentaire a été réalisée. Pour guider notre travail de recension d’écrits, nous avons retenu les questions de recherche suivantes : Que savons-nous sur les réalités et les expériences des femmes qui avancent en âge, soit celles de la génération du baby-boom, âgées de 50 à 64 ans, et celles âgées de 65 ans et plus, qui sont victimes de violence conjugale en milieu rural francophone minoritaire? Plus spécifiquement, quelles sont les barrières que rencontrent ces cohortes générationnelles de femmes dans leurs parcours de sortie de violence conjugale?

Après un bref retour sur les définitions de la violence faite aux femmes et, plus spécifiquement, de la violence conjugale, nous préciserons les considérations méthodologiques et théoriques qui ont guidé cet article. Nous dresserons ensuite un rapide portrait sociodémographique des femmes baby-boomers, âgées de 50 à 64 ans, ainsi que des femmes âgées de 65 ans et plus. Par la suite, nous nous pencherons sur des réalités spécifiques, soit le fait de vivre en milieu rural et le fait d’appartenir à un groupe minoritaire sur le plan socioculturel et linguistique. En guise de conclusion, nous porterons un regard critique sur la recension effectuée et, dans cette perspective, nous relèverons quelques enjeux rencontrés au regard des objectifs poursuivis dans le cadre de cet article.

Retour sur les notions de violence faite aux femmes et de violence conjugale

Historiquement, la problématique de la violence faite aux femmes au Canada émerge, en tant que problème social, dans les années 1970, lorsque des femmes ont commencé à se regrouper pour parler de la violence vécue au sein de leur couple (Mitchell, 2015; Ouellet et Cousineau, 2014; Parent et Coderre, 2004). Cette progressive prise de conscience des femmes, face à une situation vécue collectivement, les a incitées à dénoncer la violence subie afin de la « sortir » des enceintes du privé et d’en faire un enjeu sociopolitique. Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, on observe certaines avancées sur le plan politique, comme l’obtention de financement du gouvernement fédéral pour la mise en oeuvre de la recherche et de l’aide pour les victimes de violence conjugale (Mitchell, 2015). Le réseau des maisons d’hébergement prend également de l’expansion durant cette période. Les réponses sociales de l’État et de la société civile (notamment du mouvement des femmes) varient en fait d’une province à l’autre au sein de la fédération canadienne[1].

Aujourd’hui, en Occident, la violence faite aux femmes est reconnue comme un problème social qui affecte les victimes dans de multiples aspects de leur vie (Charron, 2009; Rinfret-Raynor et Lesieux, 2014). Selon la perspective féministe, la violence exercée envers les femmes est un problème collectif, engendré par la société patriarcale dans laquelle nous vivons (Conseil du statut de la femme, 2013; Damant, et collab., 2008). La définition globalement acceptée est celle publiée dans l’article 1 de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes des Nations Unies :

Tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée.

Nations Unies, 1993, p. 3

La violence faite aux femmes est un phénomène qui peut être vécu par toutes les femmes, mais elle affecte plus particulièrement celles qui vivent des formes d’oppression multiples, par exemple celles qui n’ont pas une situation économique privilégiée, ou celles qui vivent en milieu rural et celles qui sont plus âgées (Damant, et collab., 2008; Leipert, 2005). Non seulement les femmes risquent d’être victimes de violence plus fréquemment que les hommes, mais également elles subissent des formes de violence plus graves (Lessard, et collab., 2015). La violence conjugale, plus particulièrement, est l’une des manifestations de l’ensemble des violences que vivent majoritairement les femmes; c’est la forme de violence familiale la plus prégnante au sein du domaine privé (Sinha, 2013). Dans une perspective féministe, nous reconnaissons que la violence conjugale est un acte de domination et de contrôle exercé sur une partenaire intime (Jaspard, 2011; Lessard, et collab., 2015; Ouellet et Cousineau, 2014; Parent et Coderre, 2004; Straka et Montminy, 2006).

La violence conjugale peut prendre diverses formes : verbale, psychologique, physique, sexuelle et économique (Jaspard, 2011; Montminy et Drouin, 2009; Romito, 2008). Selon Gosselin (2007), l’intimidation, la coercition, les menaces et la dégradation du ou de la partenaire sont quelques exemples de manifestations de la violence verbale. La violence psychologique, quant à elle, peut aussi s’exprimer dans ces mêmes stratégies, mais elle vise plus spécifiquement à déstabiliser la victime sur le plan psychologique (Ibid). Ensuite, la violence physique comprend tout acte physique pour infliger des blessures externes (bleus, marques, morsures, etc.) ou internes (os fracturés, saignements internes, etc.), et la violence sexuelle englobe tout acte à caractère sexuel sans consentement (Gosselin, 2007). Enfin, la violence économique fait référence au contrôle qu’exerce l’agresseur sur la sécurité financière de la victime ainsi qu’aux tactiques employées pour amoindrir son autonomie socioéconomique (par exemple, la harceler sur les lieux de travail, ce qui pourrait compromettre son maintien en emploi) (Martin, 2007). Diverses stratégies sont finalement utilisées par le conjoint abuseur pour maintenir la victime dans la peur, par exemple le chantage, les menaces (de meurtre, d’enlèvement des enfants, etc.) afin de l’isoler. Cette relation d’emprise, ou ce « terrorisme conjugal », selon l’expression de Johnson (2005), engendre d’innombrables conséquences sur la victime, mais la décourage aussi de quitter la situation abusive et de chercher de l’aide (Jaspard, 2011; Ouellet et Cousineau, 2014; Stark, 2014; Tremblay, 2014).

Certaines femmes sont plus à risque d’être victimes de violence conjugale en raison de différents facteurs, tels que l’âge, le statut économique, l’état de santé, l’origine ethnique et le réseau de soutien social (Ouellet et Cousineau, 2014). Lorsqu’il est question de violence conjugale, nous pensons d’emblée que ce sont les jeunes femmes qui sont plus à risque d’être victimisées et non les femmes plus âgées (Wilke et Vinton, 2005). Si, de fait, les données disponibles montrent que les taux de prévalence de la violence conjugale sont plus élevés envers les jeunes femmes que les aînées (Conseil du statut de la femme, 2013; Sinha, 2013), ces dernières ne sont néanmoins pas épargnées par ce problème social. Il demeure ainsi important de mieux connaître la réalité des victimes qui avancent en âge, afin d’élargir nos connaissances dans ce vaste champ des violences faites aux femmes.

Considérations méthodologiques et théoriques

Sur le plan méthodologique, la revue de la documentation s’est effectuée de façon classique, soit par le biais de mots clés, appliqués sur divers moteurs de recherche[2]. La recension a permis d’identifier environ 70 articles pertinents, publiés entre 1987 et 2016, autour de quatre thèmes : les femmes baby-boomers, les femmes aînées, le contexte rural et le contexte de francophonie minoritaire. Nous avons aussi eu recours aux écrits produits par les groupes communautaires, afin d’obtenir certaines données statistiques et de repérer d’autres informations appropriées pour mieux connaître les réalités des femmes qui vivent en contexte francophone minoritaire. La majorité des études recensées sont de nature qualitative, et seulement quelques-unes sont quantitatives. Ajoutons finalement que, bien que la recherche documentaire ne se soit pas limitée au contexte hétérosexuel, force est de constater que la plupart des écrits retenus ne précisent pas si les relations violentes s’exercent dans un contexte hétérosexuel ou homosexuel. Néanmoins, puisque la recherche en matière de violence conjugale en contexte homosexuel reste minoritaire par rapport à celle qui s’effectue entre partenaires de sexe différent, notre recension reflète sans doute cette réalité.

Sur le plan théorique, nos travaux s’inscrivent dans le champ de la gérontologie critique féministe, laquelle mobilise dorénavant la notion de l’intersectionnalité, afin de mettre en relief, notamment, les intersections entre le sexe et l’âge (Calasanti, 2007; Calasanti, Slevin et King, 2006; Ross-Sheriff, 2008). Brièvement, la gérontologie critique féministe se développe à partir de la fin des années 1970 aux États-Unis et au Royaume-Uni (Netting, 2011). La gérontologie féministe émerge au croisement de la gérontologie critique (critical gerontology) et part de la prémisse selon laquelle l’âge et le genre sont des constructions sociales, fortement influencées par les structures sociales selon les contextes sociohistoriques et culturels donnés (Browne, 1998; Estes, 2006; Netting, 2011; Ray, 1996). En raison de la persistance des systèmes d’oppression, tels que le sexisme et l’âgisme, les femmes qui avancent en âge subissent des formes d’oppression entrecroisées (Calasanti, 2007; Calasanti, Slevin et King, 2006; Formosa, 2005; Netting, 2011; Ray, 1996).

Quant à la notion d’intersectionnalité, elle étudie les interactions entre certaines caractéristiques de l’oppression, telles que le sexe ou le genre, l’âge, l’ethnicité, la classe sociale et l’orientation sexuelle (Damant, et collab., 2008; Davis, 2008; Ross-Sheriff, 2008). Sur le plan structurel, elle reconnaît que « les difficultés éprouvées par les femmes tirent leur origine d’un système non seulement patriarcal et capitaliste, mais aussi hétéronormatif, colonialiste et raciste qui reproduit les rapports sociaux de division et de hiérarchie et contribue ainsi à maintenir les femmes dans une position de subordination » (Corbeil et Marchand, 2010, p. 28). Appliquée à la gérontologie féministe, l’intersectionnalité considère l’âge et le genre comme des systèmes imbriqués; il importe ainsi « de développer des théories qui permettent d’étudier toute la complexité de cette intersection » [notre traduction] (Ross-Sheriff, 2008, p. 310).

Femmes âgées, femmes qui avancent en âge? Définition des catégories et portrait sociodémographique

Qu’est-ce qui détermine l’âge de l’entrée dans la vieillesse dans nos sociétés où l’espérance de vie ne cesse d’augmenter? Bien que de plus en plus d’études montrent que plusieurs personnes qui atteignent l’âge de 60, 70, voire 80 ans, ne se considèrent pas comme « des vieux » (Marchand, Quéniart et Charpentier, 2014; Hummel, 2001), l’entrée dans la vieillesse reste souvent définie selon les classifications établies par les différents programmes et les services disponibles dans la communauté et au sein des paliers gouvernementaux. Ainsi, dans plusieurs pays occidentaux, « l’âge de 65 ans est devenu le critère le plus largement employé pour qualifier quelqu’un de vieux » (Grenier et Ferrer, 2010, p. 36). Au Canada, on considère généralement que l’entrée dans la vieillesse se situe à l’âge de 65 ans, puisqu’à cet âge, les personnes sont admissibles à la Pension de la sécurité de la vieillesse (PSV) et au Supplément de revenu garanti (SRG), deux prestations qui formalisent l’entrée dans la retraite (Billette et Lavoie, 2010; McDaniel, 1989; Rose, 2009).

Toutefois, au cours des dernières décennies, une nomenclature de la vieillesse est apparue. Certains auteurs divisent les aînés en deux catégories : ceux faisant partie du « troisième âge », appelés les « jeunes vieux » (65 à 74 ans), et les autres, les « vieux vieux » (75 ans et plus), faisant dès lors partie du « quatrième âge » (Grenier et Ferrer, 2010). Lalive d’Épinay et Spini (2008) identifient quant à eux trois catégories d’aînés : les « jeunes vieux » (young old), âgés de 65 à 74 ans, les « vieux vieux » (old old), âgés de 75 à 84 ans, et les « très vieux » (oldest old), âgés de 85 ans et plus. Au regard de cette nomenclature des âges du vieillir, la première cohorte des femmes de la génération des baby-boomers fait donc partie de la catégorie des « jeunes vieilles » (soit celles âgées de 65 à 70 ans)[3]. En revanche, les femmes boomers âgées de 50 à 64 ans sont, quant à elles, exclues de la catégorie des femmes âgées ou aînées. Or, puisque nous nous intéressons aux réalités des femmes âgées de 50 ans et plus, notre propos chevauche ainsi ces différentes classifications et cohortes générationnelles. Par souci de clarté et de rigueur, la revue des écrits présentée ici précise, autant que faire se peut, les cohortes utilisées dans les études retenues. À cet égard, lorsque nous discuterons des réalités et des expériences des femmes et de la violence conjugale en contexte rural francophone minoritaire, les termes « femmes qui avancent en âge » désignent les femmes boomers âgées de 50 à 64 ans, et « femmes aînées ou âgées », celles de 65 ans et plus.

Portrait sociodémographique des femmes boomers qui avancent en âge et des femmes âgées

Au Canada, les personnes âgées de 65 ans et plus représentent 15 % de la population (Milan, 2015; van Kemenade, Bouchard et Bergeron, 2015). En 2015, on retrouvait 5,8 millions de Canadiens âgés de 65 ans et plus, dont 3,2 millions étaient des femmes, et 1,5 million de Canadiens âgés de 80 ans et plus (Hudon et Milan, 2016). Ces femmes âgées représentaient 17,5 % de la population féminine au Canada (Ibid). En 2031, environ 7,2 millions de Canadiens seront âgés de 50 à 64 ans, tandis que 9,3 millions de personnes âgées de 65 ans et plus composeront la population canadienne (soit 23,6 %) (Statistique Canada, 2010).

Sur le plan socioéconomique, les conditions de vie des femmes boomers qui avancent en âge et des femmes âgées demeurent hétérogènes (Dailey, 1998; Stewart et Torges, 2006). Légaré et Bergeron Boucher (2012, p. 156) rappellent que même si les membres de cette génération ont « connu une meilleure situation économique que leurs parents », des disparités et inégalités sociales notables demeurent présentes au sein de cette cohorte. De fait, même si leur situation économique s’est améliorée au cours des soixante dernières années, les inégalités de revenus entre les hommes et les femmes restent toujours une réalité prégnante — quels que soient les groupes d’âge. En l’occurrence, en 2008, au Canada, les femmes âgées de 45 à 54 ans recevaient un salaire moyen de 40 900 $, tandis que les hommes du même groupe d’âge recevaient un salaire moyen de 63 700 $ (Williams, 2010). Quant aux femmes âgées de 65 ans et plus, en 2008, elles disposaient d’un revenu total de 24 800 $, comparativement à 38 100 $ pour les hommes de cette même tranche d’âge (Ibid).

Parmi les personnes âgées à faible revenu, ce sont principalement les femmes vivant seules, pour des raisons de veuvage, de divorce ou de célibat, qui représentent le groupe à plus haut risque de vivre dans une situation de pauvreté (Conseil consultatif national sur le troisième âge, 2005; Fordin et St-Germain, 2010; Rose, 2009). Selon Statistique Canada (2008), les personnes âgées habitant seules sont sept fois plus susceptibles d’être en situation de faible revenu, et ce taux de faible revenu est plus du double chez les femmes âgées de 65 ans et plus (soit 5,2 %) que chez les hommes du même groupe d’âge (soit 2,4 %) (Secrétariat à la condition féminine, 2010). En 2008, 17 % des femmes âgées de 65 ans et plus vivant seules étaient en situation de faible revenu, comparativement à 12 % des hommes (Milan et Vézina, 2011). Au fil de l’avancée en âge, la proportion de femmes très âgées vivant seules poursuivra sa progression (Ibid). Cette vie en solo dans le vieillir ne touche pas seulement les Canadiennes âgées, mais aussi les femmes aînées de plusieurs pays occidentaux (Delbès, Gaymu et Springer, 2006). Enfin, le fait de vivre seule est aussi associé à un niveau plus élevé d’insatisfaction face à la vie sociale, à un indice de revenu plus faible et à une perception de se sentir très pauvre (Cazale et Bernèche, 2012).

Par ailleurs, nées après la Seconde Guerre mondiale et à l’aube des Trente Glorieuses (1945-1975), les femmes qui avancent en âge et celles âgées de 65 à 70 ans ont grandi dans une période de prospérité économique où se développe l’État-providence (Sapin, Spini et Widmer, 2007). Selon Attias-Donfut (1995, p. 53), cette « génération-pivot a, d’une certaine façon, rompu avec les modèles familiaux précédents, en introduisant des changements beaucoup plus radicaux que ne l’ont fait les générations antérieures ou la génération suivante ». En d’autres termes, les femmes de cette génération ont eu accès à des conditions de vie très différentes de celles des générations antérieures (Gaudet, 2013). En toile de fond, l’émergence des mouvements féministes et les luttes pour l’émancipation des femmes dans les années 1960 à 1970 ont été des « moments fondateurs » (Mauger, 2009) qui ont grandement influencé leur parcours de vie (Olazabal, et collab., 2009; Zink, et collab., 2003), notamment en matière d’accès à l’éducation et au marché du travail. En effet, dans la foulée de la réforme de l’éducation sous le slogan « Qui s’instruit s’enrichit » (Hamel, 2009, p. 57), en 1960, un quart des étudiants universitaires canadiens étaient des femmes, tandis qu’en 1970, elles représentaient 37 % des étudiants universitaires (Mitchell, 2015).

En ce qui concerne le marché du travail, la période des années 1960 à aujourd’hui marque aussi « une étape majeure du point de vue de l’activité féminine »[4] au regard de la féminisation croissante du marché de l’emploi (Kempeneers, Lelièvre et Robette, 2015, p. 128). Parmi les femmes âgées, ce sont celles issues du baby-boom qui sont considérées actives pour la première fois dans l’histoire, car elles ont occupé un emploi pendant la majeure partie de leur vie (McDonald, 2006). Au traditionnel modèle de la mère-épouse au foyer se substitue celui de la femme-mère active, conjuguant vie familiale et univers professionnel. Toutefois, cette « ère providentielle » n’a pas pour autant induit des trajectoires et des expériences homogènes pour toutes les femmes. Même si le travail rémunéré a fait partie de la vie de bon nombre d’entre elles, plusieurs « modèles d’activité » vont coexister chez les femmes issues du baby-boom : l’entrée sur le marché du travail, suivie de « périodes d’inactivité », puis d’un retour à l’emploi ou aux études une fois que les enfants ont grandi, ou encore l’arrêt définitif de l’emploi à l’arrivée des enfants et, pour une minorité de femmes, surtout les plus scolarisées et qualifiées, des trajectoires professionnelles sans interruption (Clément, 2015).

Finalement, les femmes de cette « génération-pivot » ont assisté à la baisse de l’influence de la religion dans leur vie. Bien que certains aspects, tels que la quête spirituelle portée par la religion catholique, soient encore importants pour une partie des baby-boomers, plus particulièrement les francophones, l’aspect oppressif de la religion s’est grandement étiolé (Olazabal, et collab., 2009). En somme, la séparation de l’Église et de l’État, les luttes féministes et la mise en place de lois concernant l’égalité des droits entre les sexes ont, entre autres, contribué à transformer les rapports sociaux de sexe au sein des sphères privée et publique. Néanmoins, malgré les nombreuses avancées sociales, l’apparition de législations criminalisant les divers gestes et comportements de violence envers les femmes ainsi que la multiplication d’études concernant la violence conjugale, celles s’intéressant aux femmes qui avancent en âge et aux femmes âgées apparaissent peu nombreuses, surtout en contexte de minorité linguistique et d’éloignement géographique.

L’âge et la ruralité en milieu francophone minoritaire : les difficultés entravant la sortie de la violence conjugale

Selon Statistique Canada, en 2011, il y a eu 173 600 déclarations faites aux services policiers par des femmes de 15 ans et plus. De ces déclarations, 43 % concernaient des situations de violence conjugale (Sinha, 2013). Bien qu’il soit encore ardu de déterminer les taux de prévalence de la violence conjugale à l’endroit des femmes qui avancent en âge et des femmes âgées, les travaux de nature quantitative, menés par Bonomi et collab. (2007) aux États-Unis auprès des 370 femmes âgées ayant reçu des services du système de santé, indiquent que 26,5 % d’entre elles ont vécu de la violence conjugale. Toujours aux États-Unis, Zink et collab. (2005) ont mené une recherche auprès de 995 femmes de plus de 55 ans; leurs résultats révèlent que 8,6 % des femmes interrogées ont été victimes de violence conjugale après l’âge de 55 ans.

Par ailleurs, une étude réalisée par Montminy et Drouin (2009) au Québec évoque que, selon les données du corps policier de la province, en 2007, 2 % de femmes âgées, parmi les victimes de violence conjugale, sont touchées par cette problématique. Quant à leur étude qualitative conduite auprès de 34 femmes âgées de 60 ans et plus, ayant été accueillies en maison d’hébergement, les résultats montrent que toutes les femmes interviewées ont vécu de la violence psychologique. Une grande majorité ont aussi été victimes de violence physique et économique. En ce qui a trait à la violence sexuelle, elle touchait surtout les femmes âgées de 60 à 67 ans, mais environ le tiers des femmes de plus de 68 ans ont aussi vécu une forme de violence sexuelle. Rappelons à ce propos que la violence sexuelle demeure socialement taboue et quasi-inexistante dans les recherches effectuées sur les violences que subissent les femmes aînées (Tremblay, 2014). En outre, malgré ces données, il reste encore difficile de mesurer l’ampleur de la problématique en raison, entre autres, du fait que plusieurs victimes refusent de porter plainte et, ce faisant, de dénoncer leur agresseur. Mentionnons également que plusieurs victimes ne reconnaissent pas être aux prises avec une dynamique de violence conjugale (Montminy et Drouin, 2009).

En ce qui concerne les difficultés que rencontrent les femmes pour sortir de l’emprise de la violence conjugale, l’âge, en tant que tel, par-delà le milieu géographique et l’origine sociolinguistique, joue un rôle particulier. Traditionnellement, la socialisation des femmes les a cantonnées dans un rôle les rendant plus sujettes à être victimes de violence conjugale, comparativement à celle des hommes. La rigidité des rôles de sexe et le discours social ambiant ont longtemps contribué à les maintenir dans une situation de violence pour le bien-être de la famille (Parent et Coderre, 2004). Également socialisées à prendre soin des autres, c’est-à-dire à exécuter le travail du care, les femmes qui avancent en âge et les femmes âgées peuvent hésiter à quitter leur conjoint abuseur si celui-ci est malade (Coderre, 1995; Zink, et collab., 2003) et si elles agissent comme proches aidantes auprès de ce dernier. L’inverse est aussi vrai : le fait de recevoir des soins et l’aide de la part du conjoint peut entraver la sortie de la violence (Straka et Montminy, 2006).

Par ailleurs, Zink et collab. (2003), dans leur étude qualitative menée auprès de 36 femmes américaines anglophones âgées de 55 ans et plus, montrent que les femmes hésitent à quitter la relation violente en raison de leurs moindres revenus et du fait qu’elles sont peu scolarisées. Dans le même ordre d’idées, les travaux qualitatifs, menés par Hightower, Smith et Hightower (2006) en Colombie-Britannique, indiquent que les femmes âgées de 50 à 87 ans victimes de violence peuvent hésiter à laisser leur conjoint abusif parce qu’elles ne pourraient pas assumer le coût de leur logement en vivant seule. Aussi, la crainte de quitter le quartier où elles ont vécu une grande partie de leur vie influence leur décision de mettre fin à la violence vécue (Ibid). Ces mêmes auteurs soulignent également que, selon les femmes interrogées, le conjoint est devenu de plus en plus contrôlant au moment de la retraite. Montminy et Drouin (2009) rappellent, quant à elles, que dans certains cas de violence conjugale très sévères, les femmes se sont retrouvées pratiquement séquestrées par leur conjoint. Néanmoins, la séparation et, le cas échéant, le divorce ainsi que les démarches corollaires peuvent être perçus comme étant une difficulté insurmontable pour certaines femmes âgées. Les perceptions de l’entourage, de la famille et des enfants quant à l’idée d’un divorce risquent aussi d’influencer la décision de la victime, tout comme la peur de se retrouver dans une situation socioéconomique très précaire (Ibid).

En somme, chez les femmes qui avancent en âge et celles plus âgées, l’accès au marché du travail et à l’éducation ainsi que leur état de santé et celui de leur conjoint représentent des facteurs qui les rendent plus vulnérables à se maintenir dans une relation marquée par la violence conjugale. De plus, les coûts sociaux et économiques associés à la séparation ou au divorce, et les risques de vivre dans la précarité socioéconomique en mettant fin à la relation, sont des difficultés tangibles qui influencent la décision de quitter un conjoint violent. Ces facteurs et ces difficultés étant conjugués à l’aspect socioémotif du fait d’avoir vécu 20, 30 ou 40 ans dans une relation maritale, plusieurs femmes qui avancent en âge ou qui sont âgées ont ainsi le sentiment de devoir « refaire [leur] vie » ou de « repartir à zéro » (Montminy et Drouin, 2009). En outre, ce sont ces réalités, tant socioéconomiques que socioémotives, qui s’érigent comme des obstacles complexes, qui s’enchevêtrent, dans la sortie d’une relation conjugale marquée par la violence. Finalement, la situation géographique et l’origine linguistique minoritaire ont aussi une incidence sur leurs expériences de violence conjugale. C’est ce que nous détaillerons en commençant par explorer les spécificités de la violence conjugale en milieu rural, pour ensuite discuter des éléments singuliers entourant la situation minoritaire sur le plan sociolinguistique.

Vivre en milieu rural : les barrières spécifiques liées à la sortie de la violence conjugale

Comme l’ont souligné Few (2005) et Grama (2000), de nombreuses recherches ont porté sur la situation des femmes victimes de violence conjugale en milieu urbain. En revanche, les enjeux et les obstacles liés au milieu rural et à la violence conjugale ont été moins étudiés. Pourtant, 95 % de la terre canadienne est rurale, 30 % de la population canadienne vit en région rurale et 20 % des habitants ruraux sont des femmes (Leipert, 2005). Même si la notion de ruralité apparaît ambiguë et varie selon les auteurs, nous définissons le milieu rural comme étant une communauté de moins de 10 000 habitants (Websdale, 1998). En matière de violence conjugale, les données policières présentées par Sinha (2013), pour Statistique Canada, révèlent que les taux des femmes victimes de violence conjugale étaient plus élevés dans les villages et dans les milieux ruraux que dans les régions urbaines. L’étude de Northcott (2011) offre à cet égard des données plus précises : en utilisant les banques statistiques du Centre canadien de la statistique juridique, l’auteure montre qu’en 2008, 129 000 actes de violence familiale commis par un conjoint, ou un ex-conjoint, avaient été rapportés aux services policiers oeuvrant en milieu urbain, tandis que 392 000 actes du même type avaient été rapportés aux corps policiers affectés aux régions rurales[5].

Sur le plan sociohistorique, il demeure important de prendre en compte le fait que le milieu rural est caractérisé par un contexte singulier par rapport aux régions urbaines. Bien que les communautés rurales aient, à l’instar des milieux urbains, évolué depuis les dernières décennies en matière d’égalité des sexes, les stéréotypes et les rôles traditionnels à propos des femmes (épouses-ménagères) et des hommes (pourvoyeurs) apparaissent particulièrement tenaces (Cardinal, 1992; Hornosty et Doherty, 2002; ministère de la Justice du Canada, 2000). De plus, si la cellule familiale demeure une institution toujours importante pour une majorité de Canadiens, la forte croyance en son maintien « pour le meilleur et le pire » semble particulièrement tenace dans les milieux ruraux et chez certaines personnes aînées (Hornosty et Doherty, 2002; Montminy, 2008; Wendt et Hornosty, 2010). En cela, le nombre d’années de vie commune représente un enjeu lorsqu’il s’agit d’envisager la sortie de la violence en mettant fin à la relation conjugale (Montminy et Drouin, 2009). De plus, dans certaines régions rurales, la communauté encourage toujours les femmes à ne pas quitter la relation abusive (Clennet-Sirois, 2015). Dans cette perspective, les communautés prônant des idéologies et des valeurs religieuses très conservatrices ont une influence notable sur les femmes du milieu en général et, notamment, sur celles victimes de violence, les incitant à rester dans cette situation et ainsi à croire que la violence subie n’est pas problématique (Coderre et Hart, 2003; Grama, 2000; Olson, 1998; Shannon, et collab., 2006; Teaster, Roberto et Dugar, 2006). Selon Websdale et Johnson (1998, p. 191), « le caractère très privé du patriarcat rural semble générer un niveau plus élevé de contrôle coercitif sur les femmes » [notre traduction].

Sur le plan socioéconomique, le milieu rural rend aussi plus prégnants certains facteurs évoqués précédemment concernant l’éducation et le marché du travail. Plusieurs femmes, particulièrement les femmes plus âgées vivant en milieu rural, ont reçu une éducation moindre que celle de leurs homologues vivant en milieu urbain, ce qui les rend moins aptes à s’intégrer au marché du travail et, par conséquent, plus sujettes à vivre une situation de précarité socioéconomique en quittant la cellule conjugale (Leipert, 2005). De plus, en raison de la pénurie d’emplois disponibles en milieu rural, lorsque les femmes décident de quitter leur conjoint abusif, elles éprouvent de la difficulté à trouver un travail rémunéré sans quitter leur région (Clennet-Sirois, 2015; Straka et Montminy, 2006; Wendt et Hornosty, 2010).

Ce manque d’emplois en milieu rural est accentué par le fait qu’on y trouve beaucoup d’emplois traditionnellement masculins, notamment ceux ayant trait au travail effectué sur les terres agricoles dans les fermes. En milieu rural, plusieurs femmes vivent sur une ferme appartenant à la famille de leur mari, où elles s’occupent autant des travaux agricoles que des tâches domestiques. Plusieurs n’ont ainsi pas occupé un emploi rémunéré au cours de leur vie. Conséquemment, si ces femmes vivent une situation de violence conjugale et veulent quitter leur conjoint abuseur, elles sont à risque de vivre dans la pauvreté (Hornosty et Doherty, 2002; Mallon, 2013; ministère de la Justice du Canada, 2000). De plus, les femmes peuvent hésiter à quitter la relation violente puisqu’elles ont un attachement personnel à la ferme familiale (Wendt et Hornosty, 2010). 

Sur le plan des services publics, le milieu rural est caractérisé par un manque de services de transport en commun (Charron, 2009; Hightower, Smith et Hightower, 2006; Kasdorff et Erb, 2010). C’est un obstacle majeur pour les femmes victimes de violence, puisque cela peut être le seul moyen pour se déplacer vers les services d’aide ou pour quitter une relation abusive (Clennet-Sirois, 2015; Garceau et Charron, 2001; Grama, 2000; Hornosty et Doherty, 2002; Lapierre, et collab., 2014). En l’occurrence, cette situation pourrait même dissuader les femmes de recourir aux services d’aide pour mettre fin à la violence conjugale (ministère de la Justice du Canada, 2000). Selon une recherche-action menée par Bourassa et Savoie (2005, p. 221) avec des femmes ayant été victimes de violence conjugale dans le comté de Kent au Nouveau-Brunswick, « le fait de ne pas savoir où aller ou ne pas avoir un moyen de transport pour se rendre où les ressources sont disponibles » a eu un impact sur le processus menant à la sortie de la violence. Certaines communautés ont tenté de répondre à cette lacune, en ayant recours aux bénévoles pour reconduire les femmes vers les services d’aide, mais cette stratégie s’est avérée finalement peu efficace puisque les femmes vivant en milieu rural souhaitent, le plus souvent, garder l’anonymat lorsqu’elles ont recours à des services d’aide.

Dans le même registre, la difficulté à préserver l’anonymat et la confidentialité en région rurale apparaît également comme un enjeu pour les femmes qui désirent mettre un terme à la violence conjugale. Lorsque celles-ci ont recours à des services d’aide, il y a un fort risque qu’elles et les intervenantes se connaissent. Bien que l’intervention soit effectuée sous le sceau de la confidentialité, les victimes peuvent hésiter à avoir recours au service d’aide par peur que quelqu’un avise le mari agresseur (Clennet-Sirois, 2015; Garceau et Charron, 2001; Hightower, Smith et Hightower, 2006; Leipert, 2005; Websdale et Johnson, 1998). D’ailleurs, le fait que plusieurs personnes se connaissent en milieu rural, ou ont des liens familiaux, est identifié comme étant un autre obstacle à la sortie d’une relation abusive (Grama, 2000; Hornosty et Doherty, 2002; Teaster, Roberto et Dugar, 2006). Compte tenu de cette réalité, les victimes craignent que les professionnels contactés connaissent le mari ayant des comportements violents et, dès lors, décident de ne pas tenir compte de la demande d’aide (ministère de la Justice du Canada, 2000; Wendt et Hornosty, 2010). Comme l’explique Grama (2000, p. 177), « trop souvent, le policier qui répond à l’appel d’aide de la femme peut être aussi un voisin, le juge ou l’avocat, un ami de la famille » [notre traduction].

L’isolement géographique et social est un autre obstacle majeur pour les femmes victimes de violence conjugale en milieu rural (Bourassa et Savoie, 2005). En région rurale, la violence conjugale est plus facilement dissimulable non seulement parce que les voisins sont éloignés les uns des autres, mais aussi parce que les femmes sont souvent cantonnées chez elles (Hornosty et Doherty, 2002; Kasdorff et Erb, 2010; Teaster, Roberto et Dugar, 2006). Par conséquent, « l’isolement vécu par les femmes dans leur résidence rurale réduit l’accès aux services d’aide en matière de violence et contribue à la perpétuation de la violence » [notre traduction] (Few, 2005, p. 489). De plus, les services d’aide pour les femmes victimes de violence conjugale sont moins nombreux dans les régions rurales, très étendues, que dans les régions urbaines, plus concentriques (Bourassa et Savoie, 2005; Teaster, Roberto et Dugar, 2006).

Finalement, la présence d’une culture des armes à feu dans le domicile s’érige comme un enjeu singulier au milieu rural. Puisqu’il est commun d’utiliser des armes à feu pour assurer sa protection personnelle et pour la chasse, les hommes abuseurs peuvent utiliser ces armes pour intimider leur partenaire (Kasdorff et Erb, 2010; Leipert, 2005). Les armes à feu servent ainsi à faire taire, à apeurer et à terroriser les victimes (Grama, 2000; Doherty et Hornosty, 2008). Selon Doherty et Hornosty (2008), qui ont conduit une recherche qualitative auprès de femmes vivant dans les régions rurales au Nouveau-Brunswick, celles aux prises avec la violence conjugale se sentent encore plus isolées et en détresse lorsqu’il y a la présence d’armes à feu dans le domicile : le sentiment de peur s’en trouve décuplé et entrave la demande d’aide.

En somme, nous constatons que les femmes victimes de violence conjugale vivant en milieu rural sont aux prises avec des contextes sociospatiaux et géographiques particuliers comparativement à leurs homologues vivant en milieu urbain. Ainsi, les conditions de sortie de la violence restent forcément teintées par ces mêmes contextes et milieux de vie. Imbriquées aux difficultés liées à l’âge, les conditions de sortie d’une relation violente en milieu rural se complexifient et peuvent apparaître insurmontables pour nombre de femmes qui avancent en âge ou de femmes âgées. Mais qu’en est-il lorsque les femmes victimes de violence conjugale font partie d’un groupe minorisé[6] sur le plan sociolinguistique?

Vivre en situation de minorité, en milieu rural, comme femme qui avance en âge

La recension des écrits effectuée a permis de répertorier seulement sept recherches qui se centrent sur cette population de femmes. En effet, la majorité des études se focalisent sur les réalités et les barrières vécues par les femmes victimes de violence conjugale, sans nécessairement tenir compte de l’âge, ni de la situation de minorité linguistique des femmes. Dans la dernière partie de cet article, nous discuterons des recherches qui se sont penchées sur l’aspect sociolinguistique en regard de la violence conjugale et, parfois, lorsque des données sont disponibles, du fait de vivre en milieu rural.

Malgré l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, la population francophone se retrouve en situation de minorisation face à la majorité anglophone comme groupe dominant. Plus spécifiquement, la communauté linguistique anglophone a accès à des privilèges auxquels n’a pas accès la minorité francophone (Garceau, Sirois et Charron, 2015). Cette réalité engendre des inégalités, par exemple, en ce qui a trait à l’accès à des services publics destinés aux francophones (Denault et Cardinal, 1999; Garneau, 2010). Par voie de conséquence, le fait de vivre en situation de minorité francophone, doublé du contexte de ruralité, a une incidence marquée sur les conditions et les possibilités de sortie d’une relation de violence conjugale.

D’une part, les services offerts en français en matière d’aide aux femmes victimes de violence sont restreints, en raison du sous-financement qui affecte l’ensemble des organismes francophones (Coderre et Hart, 2003). Dans son étude qualitative auprès des femmes aînées franco-ontariennes victimes de violence, Charron (2009) explique qu’il faudrait que les organismes qui desservent les femmes francophones victimes de violence reçoivent un financement approprié et continu, assurant leur existence, l’exécution de leur mission et la prestation de leurs services. Compte tenu de ce manque de services en français pour les femmes francophones victimes de violence, celles-ci doivent souvent avoir recours aux services en anglais. Or, en matière de violence faite aux femmes, nombre de recherches ont démontré l’importance, pour les victimes de tous les âges, de bénéficier d’un accompagnement dans la langue maternelle (Charron, 2009; Garceau et Charron, 2001; Lapierre, et collab., 2014). D’autre part, selon les travaux qualitatifs sur la violence conjugale, menés par Lapierre et collab. (2014, p. 37) auprès d’intervenantes en maison d’hébergement en Ontario, au Québec et au Nouveau-Brunswick, « les obstacles dans l’accès aux services en français sont encore plus importants en milieu rural, compte tenu notamment de l’isolement géographique, des longues distances à parcourir et de l’absence de service de transport en commun ».

Plus globalement, le peu de services disponibles pour les Franco-Ontariennes occasionne, selon Coderre (1995), des difficultés supplémentaires sur le plan de la santé physique et mentale chez les femmes de tous les âges. Faisant écho aux obstacles précédemment évoqués, le tabou de la violence conjugale, l’isolement des femmes, la pénurie de services de transport en commun et la difficulté à trouver un emploi ressortent tous comme des enjeux spécifiques liés à cette problématique (Coalition de Prescott-Russell pour éliminer la violence faite aux femmes, 2014).

Finalement, dans leur étude de 2003, Coderre et Hart rappellent que les besoins de protection, de validation, de soutien et d’information des femmes francophones, victimes de violence conjugale dans l’Est ontarien, n’étaient pas comblés. Quelques années plus tard, le Comité encadreur du Projet Novas (2005)[7] réalise une étude qualitative dans le cadre d’une vaste consultation auprès des femmes de la communauté de Prescott et Russell, une région rurale de l’Ontario, ainsi qu’auprès des organismes qui oeuvrent dans cette région. Les résultats mettent l’accent sur le besoin d’offrir un service d’aide immédiat aux victimes d’agression à caractère sexuel et un service spécialisé où ces dernières peuvent recevoir l’aide d’une intervenante qui connaît les enjeux que vivent ces femmes (Ibid).

En somme, comme il a été mentionné plus haut, les études repérées ici se focalisent essentiellement sur le fait de vivre en milieu sociolinguistique minoritaire; les caractéristiques spécifiques liées à la ruralité et à l’âge sont éludées. Par exemple, bien que l’étude de Charron (2009) s’intéresse aux femmes aînées franco-ontariennes, elle ne considère pas nécessairement la composante de la ruralité et elle examine le portrait général des violences vécues. Par ailleurs, Lapierre et collab. (2014) analysent le portrait des femmes mères, francophones vivant en milieu minoritaire et ayant subi de la violence conjugale, mais ne s’intéressent pas à la situation des femmes aînées ni des femmes en milieu rural. En outre, notre revue de la documentation nous amène au constat qu’il n’existe aucune étude, du moins relativement récente, ayant pris en considération l’âge, le milieu géographique et la situation sociolinguistique minoritaire au regard de la violence conjugale.

Discussion

Cette revue des écrits avait pour but d’entamer une discussion sur la réalité et les expériences des femmes qui avancent en âge et des femmes âgées victimes de violence conjugale, qui résident en milieu rural francophone minoritaire. Force a été de constater que si diverses études abordent soit la composante de l’âge, soit celle de la ruralité, ou encore le fait d’être un groupe minoritaire sur le plan sociolinguistique, aucune ne rend compte des effets imbriqués liés aux divers rapports de pouvoir en présence, causant des situations d’inégalités à divers égards.

Cependant, au regard des écrits recensés, nous retenons ici les principaux enjeux qu’il faut considérer dans une perspective intersectionnelle, où s’entremêlent rapports d’oppression, inégalités et réalités socioculturelles singulières façonnant les trajectoires personnelles, pour appréhender la sortie de la violence conjugale. La pénurie des services de transport en commun et d’aide en langue française et la difficulté à formuler une demande d’aide et à consulter une intervenante dans l’anonymat, et ce, doublé de l’isolement géographique et social et de la présence d’armes à feu, sont des difficultés qui peuvent s’entrecroiser dans les expériences de violence conjugale, exacerbant ainsi la vulnérabilité des femmes et leur (re)victimisation. Également, les normes sociales et familiales entourant l’importance accordée au maintien de l’entité familiale dans les régions rurales et les pressions que peuvent subir les femmes victimes de violence conjugale pour la maintenir, « coûte que coûte », représentent des obstacles supplémentaires dans la décision de mettre fin à la relation. Dans cette perspective, dénoncer publiquement la violence subie à l’intérieur d’une relation conjugale reste ardu en raison de son caractère encore trop souvent privé et tabou. En somme, ce sont tous là des facteurs susceptibles de contrecarrer la sortie d’une relation d’emprise et de contrôle, qui s’intensifie souvent au fil des années de conjugalité.

En plus de ces facteurs, il serait pertinent de prendre en compte l’état de santé des femmes avançant en âge et des femmes âgées qui vivent en milieu rural. De fait, nous savons que, sur le plan statistique, si les femmes vivent plus longtemps que les hommes[8], elles vieillissent généralement en moins bonne santé que ces derniers, souffrant par exemple, plus souvent, de maladies chroniques (Organisation mondiale de la Santé, 2009). L’état de santé des femmes âgées, en contexte de ruralité plus spécifiquement, pourrait ainsi induire des dynamiques particulières lorsque survient de la violence conjugale. D’autres dimensions restent ainsi à explorer pour mieux comprendre les effets complexes de la violence conjugale à l’endroit des femmes qui avancent en âge et des femmes âgées, et ce, surtout lorsque cette violence se déroule dans les milieux ruraux francophones minoritaires.

Dans cet ordre d’idées, notre propre travail de recension a comporté divers enjeux au regard des objectifs poursuivis. D’abord, par rapport aux différents groupes d’âge utilisés dans les études répertoriées, nous avons noté une quinzaine d’études qui ne spécifiaient pas l’âge de leurs participantes, ce qui laisse sous-entendre une certaine homogénéité dans l’expérience de la violence conjugale au regard de l’âge. En revanche, si d’autres études, s’intéressant aux femmes âgées et à la violence, précisent dûment les caractéristiques de leur échantillon, une autre difficulté réside dans les classifications choisies pour désigner les femmes âgées ou aînées. Plusieurs études anglo-saxonnes portant sur les femmes âgées ou aînées et la violence utilisent des échantillons ayant des écarts d’âge très notables, de 50 à 90 ans. Par exemple, Hightower, Smith et Hightower (2006), étudiant les femmes de 50 à 87 ans, parlent de « older women », et Teaster, Roberto et Dugar (2006) utilisent le terme « aging women » pour les femmes de 50 à 69 ans, tandis que Montminy et Drouin (2009) délimitent leur catégorie « femmes âgées » à partir de 60 ans. D’autres, comme Charron (2009), emploient la classification retenue au Canada pour désigner les personnes âgées, en ciblant des participantes âgées de 65 ans et plus.

En l’occurrence, la diversité des seuils d’âge utilisés dans les études rend compte d’une lacune évidente concernant les recherches sur les femmes baby-boomers, âgées de 50 à 64 ans, et celles âgées de 65 ans et plus. D’une part, il n’apparaît pas que ces dernières soient considérées comme une génération en tant que telle dans les études sur la violence conjugale. D’autre part, lorsqu’on s’intéresse aux femmes âgées — dont fait partie la première cohorte de femmes boomers (65 à 70 ans) —, les classifications retenues incluent souvent tant les femmes de 50 à 60 ans que les sexagénaires et celles du grand âge (85 ans et plus). Or, les réalités ou les expériences de ces femmes, de générations différentes, s’avèrent fort différentes en raison notamment du contexte socioculturel dans lequel elles ont évolué. Conséquemment, pour étudier la violence conjugale et l’âge, il faut faire preuve de vigilance quant aux cohortes d’âges utilisées au regard des effets générationnels survenus dans la foulée des changements sociaux depuis les années 1960.

Un dernier enjeu observé dans le travail de recension réside dans l’identification des difficultés rencontrées par les femmes vivant en situation de minorité sociolinguistique et désireuses de quitter une relation violente. Or, très peu de recherches existent spécifiquement sur cette population de femmes. Cette réalité n’est certes pas étrangère au fait que les populations francophones du Canada, en général, et celle de l’Ontario, en particulier, restent toujours un groupe minoritaire au regard d’une majorité anglophone. Par voie de conséquence, il n’est pas surprenant de constater que la documentation scientifique reflète cette réalité, c’est-à-dire la faible quantité d’écrits francophones sur la violence conjugale, l’âge et la ruralité en contexte francophone minoritaire, dans un univers académique où domine la langue anglaise. C’est dans ce contexte que ce travail de recension permet de contribuer à la recherche effectuée dans la francophonie sur cette problématique singulière et d’alimenter, nous l’espérons, d’autres recherches sur ces thèmes.