Article body

Introduction

Cet article présente le fruit d’un travail d’inventaire des écrits scientifiques dans le domaine du travail social en contexte francophone minoritaire depuis le début des années 1990. À notre connaissance, il s’agit de la première fois qu’un travail de ce genre est effectué; aussi demeure-t-il exploratoire dans la mesure où nous sommes conscients qu’il peut manquer certaines références que d’aucuns s’empresseront de nous faire remarquer en vue d’une prochaine analyse plus exhaustive. En fait, nous cherchons au moyen de ce travail à stimuler une réflexion globale sur l’état des écrits scientifiques en travail social concernant les communautés dans et pour lesquelles nous travaillons et étudions. La recherche vise donc à identifier et à décrire les thèmes abordés par les chercheuses ou chercheurs durant cette période et à souligner la faible prise en compte, voire l’absence, de certaines thématiques importantes pour le travail social contemporain. La recension des écrits scientifiques a été effectuée à partir de diverses sources : Reflets, revue d’intervention sociale et communautaire[1], des bibliographies d’articles et de plans de cours portant sur le travail social en milieu francophone minoritaire, des références proposées par des chercheuses ou des chercheurs et enfin la banque de données du Groupe de recherche sur la formation professionnelle en santé et en service social en contexte francophone minoritaire (GREFOPS). Les résultats de l’analyse montrent un dynamisme certain de la recherche, une grande diversité d’intérêts, une prévalence de certaines thématiques, notamment en matière de santé et d’intervention auprès des femmes et des personnes immigrantes, ainsi que l’absence relative d’écrits scientifiques sur les milieux d’intervention institutionnels et sur certains groupes, dont les autochtones. En guise de conclusion, nous avançons quelques explications de ces résultats, dont celles liées à la structuration des communautés et les conditions de la recherche en milieu francophone minoritaire, et proposons des voies sur lesquelles il pourrait être souhaitable d’engager la recherche[2].

Éléments de contexte et perspective théorique

Depuis le début des années 1990, le travail social en contexte francophone minoritaire au Canada s’est étendu de manière importante. Avant cette date, il n’existait au Nouveau-Brunswick qu’une seule école de travail social francophone, à l’Université de Moncton, ainsi qu’une école de service social bilingue à l’Université Laurentienne offrant un programme en français de baccalauréat spécialisé en service social. À ces écoles pionnières se sont ajoutées deux écoles francophones, celle de l’Université d’Ottawa en 1992 et celle de l’Université Saint-Boniface en 2007. Des programmes se sont ajoutés au fil des ans, soit une maîtrise (1991) à l’Université Laurentienne, un baccalauréat (2006) et un Ph D (2010) à l’Université d’Ottawa, ainsi que des formations offertes à distance par l’Université de Moncton et Université Laurentienne.

Ces années de développement du travail social ont également été marquées par la croissance des ressources professorales dans le domaine, même si cette augmentation n’a pas été égale pour toutes les écoles, ainsi que par la création de structures permettant de diffuser et soutenir la recherche, et de développer la formation. Sur le plan de la diffusion, Reflets publie depuis 1995 des numéros fidèles à son mandat qui est fondé en grande partie sur le travail social en contexte francophone minoritaire. Sur les plans de la formation et du soutien à la recherche, le Consortium national de formation en santé (CNFS) contribue au développement de la formation en santé en contexte francophone minoritaire dans les écoles professionnelles, dont celles du travail social; il offre aussi une gamme de programmes de financement de la recherche en santé. Il n’est peut-être pas surprenant dans ce contexte que les écoles de travail social en contexte francophone minoritaire se soient organisées ces dernières années pour occuper une plus grande place au sein de l’Association canadienne pour la formation en travail social, afin de faire connaitre et respecter les droits des francophones au sein de l’Association et de mieux mettre en évidence la contribution des écoles de la francophonie minoritaire en termes de formation et recherche.

Cette période a aussi été marquée par le développement des connaissances en travail social dans les communautés francophones minoritaires, du moins le supposions-nous au début de la démarche menant à la rédaction du présent article. Cette hypothèse s’étant rapidement avérée à la suite d’un premier exercice de repérage d’écrits, il nous restait à proposer une description de cette production scientifique et à en analyser le contenu. Bien que nous souhaitions au départ faire émerger de la recension des écrits les caractéristiques du travail social dans les communautés francophones minoritaires, nous avons rapidement constaté que cet objectif plus ambitieux reposait sur une analyse approfondie des écrits, et sans doute aussi des programmes de formation, et qu’il devait être reporté à une publication ultérieure[3]. Nous avons donc plutôt cherché à identifier et à décrire les thèmes abordés par les écrits scientifiques et à proposer par la suite des liens entre cette description et le contexte social dans lequel ont été construites ces connaissances.

La sociologie de la connaissance montre bien que les connaissances ne sont pas l’invention d’individus isolés travaillant hors contexte, à l’image (trompeuse) de professeures ou professeurs isolés dans leur tour d’ivoire. Se fondant sur les travaux de Gurvitch (1966), Farrugia (2002, p. 8-9) affirme ainsi que les connaissances « sont relatives, contextuelles, toujours dépendantes de cadres et conditions multiples de nature socioculturelle et civilisationnelle » et que, s’inscrivant dans des cadres sociaux multiples, « elles procèdent et génèrent de nombreuses expériences individuelles et collectives étroitement imbriquées ». Ces cadres sociaux sont donc des créateurs d’intérêts et de désirs qui structurent la production des connaissances, en même temps qu’ils sont le résultat des connaissances dans la mesure où ils sont influencés et structurés par ces dernières. Les rapports entre la production des connaissances et les contextes des communautés francophones minoritaires ne sont pas exempts de cette dynamique, tel que nous le montrons dans la dernière partie du présent article. Qui plus est, pour Giddens (1994), le caractère récursif du savoir s’accentue dans les sociétés modernes avancées au moyen du mécanisme de la réflexivité, qui s’exprime par la capacité non seulement d’exprimer les raisons de l’action, mais aussi de la contrôler et de la modifier. Les connaissances scientifiques jouent un rôle important dans la réflexivité des individus et des groupes, y compris dans les communautés francophones minoritaires, en leur permettant de mieux jeter un regard critique sur leur action par « l’examen et la révision constante des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes » (Giddens, 1994, p. 45). Si l’augmentation de cette réflexivité dans les sociétés actuelles introduit davantage d’incertitudes sur les fondements de l’action, elle ne constitue pas moins une source de changement social et d’innovation.

Méthodologie

Objectifs

Un premier objectif consistait donc à inventorier les thèmes issus des écrits scientifiques sur l’intervention sociale en contexte francophone minoritaire. Cet exercice de catégorisation visait d’une part à identifier les différents thèmes abordés et, d’autre part, à souligner leurs particularités. Un second objectif visait à identifier des champs de recherche peu exploités, même s’ils font aujourd’hui l’objet d’un intérêt manifeste en travail social. L’intervention sociale étant un concept large et diversifié, nous avons principalement inclus dans notre démarche les documents dont les liens avec le travail social sont explicites. De plus, les contextes francophones minoritaires étant fort nombreux et notre intérêt étant de faire la lumière sur la recherche au Canada, nous avons donc limité la sélection des documents aux communautés francophones canadiennes de l’extérieur du Québec.

Cueillette des documents

La recension des écrits scientifiques a été effectuée à partir de cinq sources : la revue Reflets; la bibliographie du plan de cours du cours SVS3545 Le service social en milieu francophone minoritaire enseigné au baccalauréat à l’Université d’Ottawa par le professeur Welch[4]; les bibliographies des articles et ouvrages pertinents retrouvés dans les deux précédentes sources; les références soumises par des professeures ou professeurs en travail social enseignant dans des universités en milieu minoritaire[5]; et la banque de données du GREFOPS. Le choix des écrits scientifiques issus de ces sources s’est opéré selon les critères de sélection décrits dans la section suivante.

La démarche de cueillette elle-même s’est déployée en cinq étapes. 1. tous les numéros de la revue Reflets ont été dépouillés un par un; 2. les références contenues dans la bibliographie du cours SVS3545 ont été consultées; 3. une première bibliographie des documents retenus et provenant des deux sources précédentes a été établie, seuls les documents datés de 1990 et plus y ayant été intégrés (le choix de 1990 en tant que seuil s’explique par la création à cette époque d’une troisième école de travail social en contexte francophone minoritaire, soit à l’Université d’Ottawa, et par le désir de répertorier les écrits scientifiques sur une plage temporelle qui soit assez longue pour saisir leur évolution); 4. les références envoyées par des enseignants ont été sélectionnées et intégrées; 5. avec le consentement du GREFOPS et la collaboration de certains de ses membres, une recherche de la littérature a été effectuée à partir de sa base de données. Cette dernière étant composée de plus de 700 documents regroupés en thèmes préétablis, nous avons orienté notre recherche selon les thèmes faisant référence à l’intervention sociale et correspondant à nos propres thèmes et critères.

Critères de sélection

Dès le départ, nous avons adopté une perspective très large sur la notion « d’écrits scientifiques », celle-ci comprenant toutes les productions écrites circulant dans les milieux universitaires de l’enseignement et de la recherche à partir des sources identifiées. Ce choix se justifiait par le fait que ces écrits reflètent et influencent à la fois la construction du savoir sur le travail social francophone en contexte linguistique minoritaire.

Pour être retenus, les documents devaient traiter de l’intervention sociale ou avoir une implication explicite pour le travail social soit en postulant des pistes d’intervention, soit en inférant des enjeux; et s’adresser aux contextes francophones minoritaires, ce qui exclut la littérature portant sur toute autre forme de contexte linguistique minoritaire. À titre d’exemple, nous n’avons pas retenu les documents ne faisant pas référence à l’intervention sociale et décrivant uniquement les contextes ou les caractéristiques des situations des francophones minoritaires (dont les nombreux écrits sur la démographie et la langue apprise et parlée dans ces milieux). De plus, les documents retenus devaient être accessibles. Les textes inaccessibles de manière physique ou virtuelle ont donc été exclus de la bibliographie. De la revue Reflets plus particulièrement, nous avons exclu du corpus des écrits scientifiques les comptes rendus de lecture ainsi que les résumés des mémoires, essais et thèses de maîtrise des étudiantes et étudiants en service social, et ce, en raison des limites qu’imposaient à l’analyse des textes aussi brefs. Les types de documents inclus dans la bibliographie regroupent des articles scientifiques (études, recensions d’écrits) ainsi que des rapports provenant de différentes organisations, mais aussi des éditoriaux, des entrevues et des témoignages, dont ceux d’intervenantes ou intervenants sociaux.

Limites

Lors de la catégorisation thématique des documents, nous avons constaté que beaucoup d’entre eux pouvaient s’inscrire sous plus d’un thème. De tels chevauchements illustrent bien une fluidité naturelle des thèmes, mais exposent aussi les limites posées par les frontières entre les catégories. La nécessité d’identifier des catégories et la subjectivité reliée à leur construction nous incitent à inviter les lectrices et les lecteurs à considérer cette limite dans leurs propres réflexions vis-à-vis de l’article. Une seconde limite est qu’une grande partie des documents retenus aux fins de l’analyse proviennent de la revue Reflets[6]. Qui plus est, en raison des ressources et du temps disponibles, nous avons choisi d’effectuer ici une analyse descriptive de la documentation. Ainsi, pour chacun des thèmes émanant des écrits retenus et qui sont présentés dans la section suivante, nous décrivons les groupes faisant l’objet des écrits, les formes de recherche utilisées, les types d’intervention concernés et les enjeux pour l’intervention en travail social.

Corpus de la littérature

Description

Les thèmes

L’analyse des écrits a permis de dégager onze thèmes reflétant l’objet principal de chaque document : la santé; l’intervention féministe et la violence faite aux femmes; l’intégration des personnes immigrantes et des communautés culturelles; l’offre active; le développement communautaire; les caractéristiques socioéconomiques des communautés; l’intervention auprès des jeunes, la formation en travail social, l’intervention auprès des familles; et la pauvreté. Le onzième thème traite de manière distincte les éditoriaux de revues, même s’ils ne sont pas fondés sur une cueillette de données ou d’informations comme c’est le cas des articles scientifiques, des rapports de recherche, et des entretiens avec des chercheuses, des chercheurs, des intervenantes et des intervenants. Nous les avons conservés dans le corpus des écrits puisqu’ils traitent directement de la recherche et des interventions sociales en contexte francophone minoritaire et contribuent ainsi à la construction du savoir sur le travail social dans ce contexte.

Nombre de documents

Certains textes chevauchaient plusieurs thèmes, mais en les comptabilisant comme des documents uniques, nous obtenons une liste de 90 entrées distinctes.

Dates des publications

Tel que nous l’avons expliqué plus haut, l’année 1990 marque le point de départ de la base de données qui s’échelonne jusqu’en 2014. Bien que nous soyons conscients que la recherche n’est pas exhaustive, la distribution par année nous a permis d’observer qu’en matière d’écrits scientifiques sur le travail social en contexte francophone minoritaire, le nombre de publications varie d’une année à l’autre. Ainsi, en divisant la base de données en trois périodes d’environ huit années, nous obtenons ce qui suit : de 1990 à 1998, 28 publications; de 1999 à 2006, 21 publications; et de 2007 à 2014, 41 publications. Sur cette base, il n’est pas possible de dégager de véritables tendances malgré une augmentation notable du nombre de textes pendant la 3e période[7]. Par contre, l’analyse des thèmes permet de constater que certains d’entre eux ont davantage retenu l’attention au cours des 25 dernières années.

Présentation du contenu des thèmes

La santé. Ce thème est a été le plus exploité puisque 27 écrits scientifiques l’ont comme objet principal. Ces documents se divisent en cinq sous-thèmes : l’étude des perceptions des communautés et des intervenantes ou intervenants sur les services (6 documents); la santé communautaire (5 documents); la santé et les femmes (3 documents); la santé mentale (5 documents); les services de santé aux personnes âgées et aux proches aidants (8 documents). Certains articles chevauchent plus d’un thème. Par exemple, des analyses sur la question de la santé mentale s’appuient sur l’étude des perceptions, alors que des textes se retrouvant dans le sous-thème « la santé et les femmes » pourraient également se retrouver dans « santé communautaire ». Ici encore, c’est l’objet principal des documents qui a guidé leur catégorisation thématique[8].

L’étude des perceptions des communautés et des intervenantes ou intervenants sur les services

Ce sous-thème contient deux documents produits par le Consortium pour la promotion des communautés en santé (2011) et le Consortium national de formation en santé (2008) qui présentent des descriptions et les caractéristiques des services de santé en contexte francophone minoritaire. On y retrouve également des recherches documentaires (Simard, 1998; Marmen, et Delisle, 2003; Forgues, et Landry, 2014; Bernier, 2009) qui traitent de la manière dont les perceptions affectent l’intervention sociale et qui suggèrent que les intervenantes ou intervenants et les communautés soient davantage intégrés à l’élaboration, à l’organisation et à l’offre de services de santé. À l’exception des écrits de Marmen et Delisle (2003) et de Forgues et Landry (2014) portant sur les francophones vivant dans l’ensemble des provinces anglophones canadiennes, les documents traitent du contexte francophone ontarien.

La santé communautaire

Ce sous-thème est constitué de cinq textes assez variés, allant d’une réflexion sur la mise en relation du concept de capital social avec l’état de santé des communautés (Bouchard, et collab., 2006) à la documentation d’interventions (Boivin, et Réseau Communauté en santé de Bathurst, 2009; Les centres de santé communautaire, 1999), en passant par une analyse des discours des organisations sur la santé et les services (Gilbert, et collab., 2005) et une présentation de résultats d’une consultation populaire sur les services de santé (Dallaire, et Rail, 1995). L’ensemble de ces études aborde l’intervention sociale en rapport avec les déterminants de la santé, la création de réseaux de solidarité et la prise en charge des services par la communauté.

La santé et les femmes

Les écrits catégorisés dans ce sous-thème traitent de l’apport des femmes dans le développement de la santé des communautés francophones minoritaires ontariennes (Coderre, 1995) et de la place qui devrait leur être faite dans la mise en oeuvre, le fonctionnement et l’organisation des services de santé (Andrew, et collab., 2006; Bouchard, et Cardinal, 1999). Ici encore, la notion de prise en charge, tant collective qu’individuelle, est présentée comme un fondement important de l’intervention et du développement des politiques.

La santé mentale

Les écrits de ce sous-thème réfèrent à plusieurs contextes francophones minoritaires : en Ontario (Audet, et Drolet, 2014; Boudreau, 1999; Thifault, et collab., 2012), au Nouveau-Brunswick (St-Amand, et Vuong, l994) et au Manitoba (de Moissac, et collab., 2012a). Les textes abordent différentes dimensions de la situation des francophones minoritaires, dont l’effet du statut de minoritaire sur les conditions de santé mentale (Thifault, et collab., 2012), les difficultés d’accès aux services institutionnels et les modes d’entraide s’organisant comme des alternatives (Audet, et Drolet, 2014; St-Amand, et Vuong, l994), ainsi que le développement de services de santé favorisant la prise en charge de sa propre santé, orientation qui serait favorisée par des partenariats avec les organismes communautaires (Boudreau, 1999; de Moissac, et collab., 2012a).

Les services de santé aux personnes âgées et aux proches aidants

Les écrits scientifiques abordent diverses facettes de ce sous-thème : l’accès aux résidences de soins de longue durée au Nouveau-Brunswick (Forgues, Doucet et Noël, 2011), les enjeux liés à la langue dans l’accès aux services sociaux et de santé au Manitoba (Éthier, et collab., 2012) et en Ontario (Bouchard, et collab., 2010; Carbonneau, et Drolet, 2014), les services offerts en français à Ottawa spécifiquement pour les démences (Garcia, et collab., 2014), la non-participation des personnes âgées ethniques aux services communautaires d’Ottawa-Carleton (Nduwimana, et Home, 1995), la difficulté des femmes proches aidantes en contexte francophone minoritaire à obtenir des services pour elles-mêmes (Miron, et Ouimette, 2006), et le manque de services de maintien à domicile pour les personnes âgées du Nouveau-Brunswick (Dupuis-Blanchard, et Villalon, 2013). Dans l’ensemble, ces publications invitent les organismes et les intervenantes ou intervenants à impliquer les personnes âgées et les proches aidants dans l’élaboration des services, à les informer clairement lorsque les services sont offerts en français ainsi qu’à leur faciliter l’accès auxdits services.

L’intervention féministe et la violence faite aux femmes. Ce thème constitue l’une des thématiques les plus importantes des écrits scientifiques en travail social en contexte francophone minoritaire au Canada[9]. Toutefois l’ensemble des textes catégorisés sous ce thème (10) concerne uniquement les femmes franco-ontariennes, sauf pour un article qui intègre aussi la situation de femmes et leurs enfants au Nouveau-Brunswick (Lapierre, et collab., 2014). Divers sous-thèmes sont exploités : l’emploi (Houle, et Soutyrine, 2003); les violences faites aux femmes (Dupont, Culligan et Pharand, 2000; Dupuis, 1996; Penwill, et collab., 1997); les services offerts spécifiquement en français (Garceau, 2005; Lapierre, et collab., 2014); les agressions à caractère sexuel (Cholette, et Fauteux, 1995; Coderre, et Hart, 2003; Sirois, 2012); et les pratiques et recherches féministes (Garceau, et collab., 1997). Les formes de recherche sont aussi diversifiées. On y retrouve la recherche-action (Houle, et Soutyrine, 2003; Lapierre, et collab., 2014), la recherche documentaire sur les organismes et services (Cholette, et Fauteux, 1995; Garceau, 2005; Dupont, Culligan et Pharand, 2000) et sur les interventions (Dupuis, 1996; Penwill, et collab., 1997), ainsi que la reproduction d’une conférence d’ouverture d’un colloque sur l’intervention féministe (Garceau, et collab., 1997).

Les interventions présentées sous ce thème portent sur des services de soutien et d’entraide individuelle ou de groupe (Houle, et Soutyrine, 2003; Dupuis, 1996; Penwill, et collab., 1997), mais aussi sur des revendications et des actions politiques (Cholette, et Fauteux, 1995; Coderre, et Hart, 2003). Les enjeux liés à l’intervention concernent notamment la difficulté de rejoindre les femmes en raison des problèmes liés à la violence et à la langue des services offerts (Coderre, et Hart, 2003; Sirois, 2012) et du fait que plusieurs ressources ne réfèrent pas systématiquement les femmes à des services en français (Coderre, et Hart, 2003). Le manque d’accès aux services en français peut être perçu comme une forme de revictimisation des femmes (Lapierre, et collab., 2014). Également, la diversité des organismes s’adressant au problème de la violence faite aux femmes fait en sorte que plusieurs textes soulignent le besoin de concertation des organismes et l’importance pour ceux-ci de développer des partenariats avec des ressources connexes (Dupont, Cullingan et Pharand, 2000; Garceau, et collab., 1997; Garceau, 2005). Selon Garceau (2005) et Sirois (2012), les services en français les moins présents concernent la prévention, la sensibilisation, l’éducation et le développement communautaire. Enfin, la quasi-totalité des interventions abordées dans les textes adopte une approche féministe (Cholette, et Fauteux, 1995; Coderre, et Hart, 2003; Penwill, et collab., 1997). Cependant, cette approche soulève quelques défis, notamment en ce qui concerne la méfiance des ressources à son endroit (Coderre, et Hart, 2003; Garceau, 2005) et sa modulation pour l’intervention auprès de femmes provenant de différentes communautés ethnoculturelles (Coderre, et Hart, 2003).

L’intégration des personnes immigrantes et des communautés culturelles. Les interventions sociales et les écrits scientifiques abordant le thème de l’immigration et l’interculturel sont diversifiés. La majorité des textes, soit neuf des dix textes répertoriés, traitent des interventions portant sur l’intégration des communautés ethnoculturelles en contexte francophone minoritaire selon qu’il s’agisse des femmes (Berger, 1997), des familles (Mianda, 1998), des adultes (Diallo, et Reitsma-Street, 1995; Kérisit, 1998), des nouveaux-arrivants (Lacassagne, 2010; Madibbo, et Labrie, 2005), des jeunes (Ngo Tona, et collab., 2013; Turrittin, 2000) ou des personnes âgées (Ouellet, 1996). Plus particulièrement, la plupart de ces textes présentent des interventions d’intégration se réalisant à travers des organismes communautaires, mais rarement au moyen de compétences interculturelles (Aucoin, 2008). Il est à noter que seul le texte de Diallo et Reitsma-Street (1995) réfère aux peuples autochtones, mais de façon non exclusive. Les formes de recherche à la base de ces écrits sont diversifiées : entrevue avec un travailleur social (Mianda, 1998), témoignage personnel (Berger, 1997), présentations de projets et de pratiques réalisés au sein d’organismes (Diallo, et Reitsma-Street, 1995; Lacassagne, 2010; Madibbo, et Labrie, 2005; Ouellet, 1996; Turrittin, 2000), évaluation communautaire (Ngo Tona, et collab., 2013) et recension d’écrits (Aucoin, 2008; Kérisit, 1998). La plupart des textes recensés traitent de situations francophones minoritaires ontariennes et plus spécifiquement dans les villes d’Ottawa, de Toronto et de Sudbury. Seule la recherche de Ngo Tona et collab. (2013) a été réalisée à l’extérieur de la province de l’Ontario, soit au Manitoba.

L’offre active. Nous avons répertorié sous ce thème[10] dix écrits scientifiques dont le contenu avait une implication directe pour l’intervention en travail social. Ces documents traitent de la disponibilité des services en français dans le secteur de la santé (Bouchard, Beaulieu et Desmeules, 2012; Forgues, Bahi et Michaud, 2011; Giguère, 2013) et les défis pour les professionnelles ou professionnels francophones travaillant dans le secteur des services sociaux et de santé en général (de Moissac, et collab., 2012b; Drolet, et collab., 2014), et plus spécifiquement au niveau communautaire (Carrière, et Dennie, 1995) ainsi qu’au sein de services sociaux pour les enfants, les adolescents et les familles (Poirier, 1995). Les contextes d’étude de l’offre active concernent, pour quatre documents, l’Ontario (Bouchard, Beaulieu et Desmeules, 2012; Forgues, Bahi et Michaud, 2011; Carrière, et Dennie, 1995; Drolet, et collab., 2014; Poirier, 1995) alors que les autres traitent du Manitoba (de Moissac, et collab., 2012b), de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, de l’Ontario et du Manitoba dans une perspective comparative (Forgues, Bahi et Michaud, 2011), de l’Acadie et des autres communautés francophones (Giguère, 2013), enfin de l’ensemble des contextes francophones minoritaires du Canada (Savard, et collab., 2014; Dubouloz, et collab., 2014; CNFS, 2014). Les études ont été réalisées selon des méthodes de recherche mixtes, qualitatives ou quantitatives. Un article présente un outil méthodologique permettant de mesurer l’offre active des services en français (Savard, et collab., 2014).

Plusieurs textes indiquent que l’offre active de services en français doit être intégrée aux politiques et au fonctionnement des organismes (Bouchard, Beaulieu et Desmeules, 2012; de Moissac, et collab., 2012b; Forgues, Bahi et Michaud, 2011), ce qui fait écho aux propos affirmant que cette forme d’offre de services ne peut pas reposer uniquement sur les initiatives des professionnelles ou professionnels de la santé et des services sociaux. (Carrière, et Dennis, 1995; Drolet, et collab., 2014; de Moissac, et collab., 2012b). D’autant plus que ces intervenantes ou intervenants éprouvent eux-mêmes des difficultés d’accès à des ressources en français au sein des organismes (Carrière, et Dennis, 1995). Ainsi, l’offre active requiert des activités de promotion et de sensibilisation auprès des professionnelles ou professionnels anglophones et francophones, ainsi qu’auprès des communautés francophones, quant au droit de recevoir des services en français (Bouchard, Beaulieu et Desmeules, 2012; Forgues, Bahi et Michaud, 2011). Elle devrait aussi être intégrée dans la formation des travailleuses et travailleurs sociaux (notamment) (Dubouloz, et collab., 2014; CNFS, 2014). Enfin, dans l’ensemble, l’analyse des documents portant sur l’offre active permet de soutenir la suggestion de Giguère (2013) selon laquelle l’offre de services en français est davantage présente dans les milieux minoritaires où la vitalité linguistique est plus élevée.

Le développement économique et communautaire. Les textes (8) portant sur ce thème se fondent sur les concepts de développement économique, de développement communautaire ou d’économie sociale. Les articles d’Adam (1995) et de Ba (2012) abordent le développement communautaire en contexte francophone minoritaire au Manitoba tandis que ceux de Bagaoui et Dennie (1999) et de Welch (1999) s’intéressent au développement économique en Ontario. Quant aux textes d’Armstrong et collab. (2007), de Forgues (2007) et de Martel (2008), ils s’adressent à l’ensemble des communautés francophones en situation minoritaire. Enfin, le texte de Diallo et Lafrenière (1998) traite plus particulièrement des immigrants parlant le français et vivant en Ontario. Comme pour les autres thèmes, les types de recherche sont diversifiés. On y retrouve une analyse socioculturelle comparative des groupes d’entraide francophone et anglophone (Adam, 1995), des analyses documentaires (Armstrong, et collab., 2007; Forgues, 2007), de la documentation d’interventions de développement communautaire (Ba, 2012; Diallo, et Lafrenière, 1998) et des analyses sociohistoriques (Bagaoui, et Dennie, 1999; Martel, 2008; Welch, 1999).

Dans l’ensemble, les écrits scientifiques sur ces formes d’intervention sociale soulèvent la question des rapports entre les organismes et l’État. Plusieurs textes portent les rapports entre les organismes communautaires et l’État (Bagaoui, et Dennie, 1999; Martel, 2008), les rapports entre le privé et l’État au sein du développement économique (Welch, 1999) ainsi que la nature de ces rapports sur l’autonomie des communautés (Forgues, 2007). D’autres illustrent le travail qui est fait par des organismes afin de créer des partenariats entre le communautaire, le privé et l’État pour favoriser le développement économique (Ba, 2012). Certains écrits mentionnent les différences des rapports qu’entretiennent les groupes francophones et anglophones avec les ressources institutionnelles (Adam, 1995), alors que d’autres, dont celui de Diallo et Lafrenière (1998), abordent la collaboration entre les organismes communautaires francophones ethnoculturels et les organismes communautaires francophones. Enfin, l’article d’Armstrong et collab. (2007) témoigne de la nécessité de soutenir les entrepreneurs d’expression francophone en situation francophone minoritaire dans le développement économique de leurs communautés.

Les indicateurs socioéconomiques et les caractéristiques des communautés. Plusieurs textes (7) soulèvent l’importance pour l’intervention de tenir compte des caractéristiques des communautés. Ils s’adressent surtout à la communauté francophone en situation minoritaire de l’Ontario (Gilbert, 1991; Legault, 2005; Picard, et Charland, 1999; Picard, et Hébert, 1999; Welch, 1995), mais aussi à l’ensemble des communautés francophones minoritaires du Canada (Bouchard, et collab., 2009) et aux communautés immigrantes francophones du Manitoba (Alper, et collab., 2012). Les types de recherche abordant ce thème sont multiples. Certains textes ont été produits dans le cadre de recherches quantitatives (Bouchard, et collab., 2009) et qualitatives (Alper, et collab., 2012; Legault, 2005; Picard, et Charland, 1999) alors que d’autres sont davantage des analyses évolutives, sociohistoriques et réflexives sur la situation des francophones en contexte minoritaire (Gilbert, 1991; Picard, et Hébert, 1999; Welch, 1995). Quant aux implications de ces documents pour l’intervention, plusieurs soulignent l’importance de reconnaître les sous-groupes formant les communautés francophones (Welch, 1995) dont les communautés ethnoculturelles (Alper, et collab., 2012; Welch, 1995) ainsi que les femmes (Bouchard, et collab., 2009; Welch, 1995), et de tenir compte des déterminants de la santé dans l’élaboration des services en français (Legault, 2005; Picard, et Charland, 1999; Picard, et Hébert, 1999). À cet effet, certains écrits montrent que des groupes au sein des communautés francophones n’ont pas le même accès à l’emploi, au revenu (Legault, 2005) et au logement (Legault, 2005; Alper, et collab., 2012). D’autres enfin abordent la forte mobilisation politique des communautés francophones en situation minoritaire (Gilbert, 1991; Welch, 1995) et mettent l’accent sur l’importance d’effectuer des interventions à différents paliers de la société (Alper, et collab., 2012; Picard, et Charland, 1999).

L’intervention auprès des jeunes. Ce thème inclut cinq articles traitant de l’intervention auprès des jeunes, le plus souvent en contexte scolaire. Les textes de Gallant et Denis (2008) et de Gérin-Lajoie et Jacquet (2008) traitent des politiques et des mesures d’intégration et d’accueil des jeunes élèves immigrants en Saskatchewan, au Manitoba et en Ontario, alors que ceux de Stephenson et Lalande (2006) et de Marion (1995) documentent les interventions en matière de développement économique réalisées par la Fédération de la jeunesse franco-ontarienne et les efforts de développement de services sociaux en milieu scolaire rural ontarien. Enfin, le texte de Molgat et Lemire (1995) présente les résultats d’une recherche qualitative auprès de jeunes francophones sans-abri de la région d’Ottawa-Carleton. Du point de vue de l’intervention, les articles abordent l’intervention communautaire axée sur la réinsertion et la création de liens sociaux, l’importance des actions développées par et pour les jeunes francophones, ainsi que les défis liés à l’intervention multiculturelle et l’intégration. La nécessité de développer des partenariats actifs entre les organismes est soulignée dans la plupart des écrits.

La formation en travail social. Le fait que seuls quatre écrits scientifiques s’inscrivent directement sous ce thème ne traduit pas nécessairement un désintérêt pour la formation en travail social dans les milieux universitaires des communautés francophones minoritaires. Au contraire, plusieurs textes catégorisés dans les autres thèmes traitent aussi de la formation (sous l’angle de l’offre active, par exemple) et, dans l’ensemble, les documents présentés cherchent tous d’une manière ou d’une autre à inscrire dans la formation en travail social des problématiques nouvelles et des méthodes d’intervention spécifiques pour que le travail social tienne compte des réalités des personnes et des communautés vulnérables auprès desquelles il intervient. Les articles retenus sous ce thème traitent presque tous des liens entre la formation pratique (les stages surtout) et les besoins constatés sur le terrain, que ce soit en matière de supervision des étudiantes et étudiants (Cardinal, et collab., 2014), d’intervention transdisciplinaire en santé (Archambault, et collab., 2014), de sensibilisation aux réalités dans les communautés autochtones (Moeke-Pickering, et Partridge, 2014) ou de réflexion plus large sur l’intégration théorie-pratique inspirée du parcours d’une professeure féministe (Dubois, 2014).

L’intervention auprès des familles. Ce thème ne regroupe que trois articles[11], tous publiés dans les années 1990 (Gélinas, 1995; Geoffrion-Lombardi, et Bouchard, 1995; Kérisit, et St-Amand, 1997) et fondés sur des démarches d’analyse de discours d’intervenantes ou d’intervenants ou encore, de documentation de pratiques. Les interventions sociales étudiées s’adressent aux familles franco-ontariennes et à leurs enfants et visent les problèmes de pauvreté, de santé mentale et de développement de services aux familles francophones. Les textes de Kérisit et St-Amand (1997) et de Gélinas (1995) ont en commun d’aborder le concept de relation de pouvoir au sein des pratiques d’intervention et des organismes, alors que celui de Geoffrion-Lombardi et Bouchard (1995) souligne l’importance de développer des services francophones plutôt que des services bilingues.

La pauvreté. Cette thématique contient deux articles portant spécifiquement sur le thème de la pauvreté en contexte francophone minoritaire à Ottawa (Coderre, et Dubois, 2000; Lacroix, et Nedjar, 1997). Ces articles documentent les interventions mises en place par des organismes communautaires, le premier dans une perspective historique et de changement social au sein de la communauté francophone d’Ottawa, le second d’un point de vue descriptif visant la mise en évidence du travail d’un groupe d’alphabétisation venant en aide aux enfants d’âge scolaire et à leurs familles. Le point commun de ces articles est que les interventions qui y sont relatées font appel à la création de changements et de liens sociaux par le biais de la mobilisation des individus et des communautés et de partenariats entre les organismes.

Les éditoriaux. Les éditoriaux présentent l’orientation générale d’une revue ou d’un journal. Bien qu’ils ne soient pas à proprement parler des écrits scientifiques, nous les avons considérés dans la mesure où ils permettent d’obtenir une vue d’ensemble des articles portant sur un sujet donné et, souvent, de soulever les enjeux qui s’en dégagent. Nous avons repéré quatre éditoriaux abordant de manière explicite l’intervention sociale en contexte francophone minoritaire (Drolet, Dubouloz et Benoît, 2014; Benoît, et collab., 2012; Drolet, Garneau et Dubois, 2010; Kérisit, et Dubois, 1995), tous publiés dans Reflets. Plusieurs sous-thèmes y sont abordés, dont la formation en travail social, la santé communautaire, les inégalités sociales de santé et la complexité des interventions en contexte francophone minoritaire. De nombreuses spécificités des communautés francophones minoritaires en ressortent, dont celles, positives, des luttes pour la reconnaissance de la langue, de l’implication des femmes et de l’importance des rapports entre les intervenantes ou intervenants et la communauté dans la mise en place des services en français. Du point de vue spécifique des approches d’intervention, l’éditorial de Drolet, Garneau et Dubois (2010) souligne l’importance de tenir compte de la complexité des identités multiples et des processus de double minorisation qui apparaissent lors des interventions en langue anglaise. Enfin, les éditoriaux pointent la disparité géographique et financière des organismes et des services de santé communautaire francophone et les inégalités sociales de santé, plus présentes chez les minorités linguistiques.

Quelques pistes d’analyse

L’analyse descriptive qui précède appelle à des explications et soulève un certain nombre d’enjeux concernant les écrits scientifiques en travail social dans les communautés francophones minoritaires. Engageant l’analyse dans la perspective des « cadres sociaux de la connaissance » et de la réflexivité qui est propre au rapport entre connaissances et action dans les sociétés contemporaines (voir la section 2 du présent article), les remarques qui suivent permettent d’une part de souligner le dynamisme de la recherche dans ces communautés en montrant en quoi elle en constitue à la fois un reflet et une source d’innovation et, d’autre part, d’identifier des dimensions structurantes de la recherche effectuée jusqu’ici. Nous relevons enfin des thématiques qui mériteraient sans doute d’être explorées davantage dans le contexte actuel.

Les écrits scientifiques reflètent la diversité des communautés et sont source d’innovation. Certains thèmes sont davantage privilégiés que d’autres par la recherche, dont ceux de la santé (et de la maladie), de l’intervention féministe et de l’intégration des communautés ethnoculturelles. On peut penser qu’il s’agit ici de la manifestation et du reflet d’enjeux qui ont traversé les communautés francophones minoritaires au Canada au cours des vingt-cinq dernières années. Le thème de la santé a largement été porté par les leaders et les groupes plus institutionnalisés des communautés francophones, voire par les gouvernements fédéral et provinciaux après la menace de la fermeture de l’Hôpital Montfort. Cependant, ceux liés à la violence faite aux femmes et à l’intégration des personnes immigrantes et de groupes ethnoculturels l’ont été dans une moindre mesure, même si l’immigration en provenance de pays de la francophonie est depuis une dizaine d’années mise de l’avant comme une mesure de développement des communautés. De ce point de vue, la recherche sur ces deux derniers thèmes peut davantage être considérée comme une prise de position critique, soulevant des questions d’inégalités et de discriminations, sur des enjeux qui ne font pas l’unanimité ou qui ont par le passé été relégués à des considérations d’ordre secondaire dans les communautés francophones minoritaires. Cette recherche peut ainsi être interprétée, peut-être plus encore que la recherche dans le domaine de la santé, comme un effort visant un travail « sur soi » des communautés. Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces thèmes montre bien le lien entre la recherche en travail social et le changement dans les communautés francophones minoritaires au Canada.

Toujours dans une perspective où la recherche constitue un reflet des communautés, nous avons remarqué que les écrits recensés traitent de l’intervention surtout au niveau communautaire. Très peu d’articles font état de l’intervention sociale en milieu institutionnel. Cela s’explique sans doute par le fait que « le communautaire » a été la voie privilégiée de la construction du travail social en contexte francophone minoritaire, par le fait que les organismes et programmes d’intervention communautaire francophone sont plus nombreux que les institutions francophones (principalement des écoles et des conseils scolaires, ainsi que des hôpitaux dont le caractère francophone est parfois menacé), puis finalement par le fait que les chercheuses et chercheurs s’y sont davantage intéressés et y ont plus facilement accès sur le plan déontologique pour la collecte de données. En lien avec cette prédilection pour le communautaire, les textes sont très nombreux à favoriser la mise en commun, le dialogue et l’implication des usagers, et à mettre en évidence la collaboration, la concertation et les partenariats entre les ressources communautaires. Cette mise en commun et ces formes de prise en charge collective pour répondre aux besoins correspondent à une force inhérente aux communautés francophones minoritaires. En raison de leur petite taille et de leurs ressources souvent limitées en matière d’intervention sociale, les gens se connaissent, ont l’habitude de travailler ensemble et ils en ressentent le besoin; en un sens, la prise en main, la prise de pouvoir par la collectivité pour répondre à des besoins, c’est quelque chose qui vient naturellement.

Il faut aussi souligner la préoccupation pour l’offre de services en français qui est en voie de renouvellement sous l’impulsion d’organismes et de chercheuses ou de chercheurs qui font la promotion de l’offre active de services en français. Il s’agit ici d’une contribution significative de la recherche à un mouvement de changement visant à favoriser l’accès aux services sociaux et de santé en français dans des organismes bilingues, et à mieux structurer ces milieux de travail afin qu’ils permettent aux travailleuses et travailleurs sociaux et aux autres professionnelles ou professionnels francophones d’offrir activement des services en français sans avoir à souffrir d’une surcharge de travail. Mais dans leur propre rapport réflexif à la recherche, les chercheuses et les chercheurs devraient aussi en mesurer les effets inattendus, ou du moins leur être particulièrement sensibles. Car, bien que ce travail paraisse d’emblée comme étant essentiel pour changer les pratiques dans les institutions, il peut susciter des inquiétudes dans son application au niveau communautaire. Dans la mesure où cette solution serait aussi appliquée dans des organismes communautaires bilingues, la tentation pourrait être forte pour les décideurs gouvernementaux de réduire le financement des organismes créés et gérés par et pour les francophones. Bref, l’offre active pourrait avoir l’effet non désiré de menacer la dualité linguistique qui a émergé de la construction communautaire du travail social dans les milieux francophones minoritaires.

Des dimensions structurantes de la recherche en travail social dans les communautés francophones minoritaires. À la suite de cet état des lieux sur les écrits scientifiques en travail social dans les communautés francophones minoritaires, force est de constater l’importance de certains facteurs structurants de la recherche dans ces contextes. Une première dimension structurante qui saute aux yeux à la lecture de la bibliographie est la forte présence de la revue Reflets : revue d’intervention sociale et communautaire qui a comme mission de publier, de manière non exclusive, des articles portant sur les communautés francophones minoritaires. L’apport de la revue est incontournable, en termes de lieu de publication et de diffusion de la recherche, et de description et d’analyse des pratiques d’intervention, étant donné que plus du deux tiers des productions recensées s’y retrouvent. Bien qu’il soit impossible de déterminer l’effet exact qu’aurait eu l’absence de cette revue sur la période étudiée, il est à peu près certain que la production n’aurait pas été aussi abondante et que nous aurions eu beaucoup de difficultés à produire le présent article (!). Toutefois, alors que Reflets encourage la soumission d’articles sur les réalités des communautés francophones, celles-ci sont la plupart du temps ontariennes, ce qui peut s’expliquer par le fait que les origines de la revue remontent à une collaboration entre l’Université Laurentienne et l’Université d’Ottawa. Bien que cette collaboration se poursuive, que les lieux géographiques des études se diversifient, il serait utile de réfléchir à la manière d’encourager plus de contributions venant de l’extérieur de l’Ontario.

Une deuxième dimension structurante est liée au financement de la recherche dans les écoles professionnelles au sein des communautés francophones minoritaires par le Consortium national de formation en santé (CNFS). Créé en 1999 et financé par le gouvernement fédéral à la suite de la crise entourant la fermeture proposée (mais non réalisée) de l’Hôpital Montfort à Ottawa, le Consortium vise aujourd’hui « à améliorer les services de santé en français des communautés de la francophonie hors Québec par la formation postsecondaire de professionnelles ou professionnels francophones de la santé et, complémentairement, par la recherche dans le domaine de la santé qui se rattache à cette formation et aux besoins de ces communautés[12] » (Consortium national de formation en santé, 2015). Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le CNFS ait donné une impulsion certaine aux activités de recherche dans le champ de la santé en travail social en contexte francophone minoritaire. Il ne fait pas que financer la recherche de professeures ou professeurs, il offre aussi des bourses d’études et favorise la communication de résultats de recherche à des professionnelles ou professionnels de l’intervention. Dans l’ensemble, ses actions ont eu pour effet de stimuler la recherche en santé dans les communautés francophones minoritaires, comme en témoignent un grand nombre de textes recensés dans cet article, notamment ceux reliés aux thèmes de la santé et de l’offre active.

Une troisième dimension structurante renvoie à une tension entre un discours dominant sur l’utilité de la recherche en travail social et les objets et approches de la recherche dans la francophonie minoritaire. Bien que la taille relativement petite de la communauté de chercheuses et de chercheurs s’intéressant à ce contexte puisse favoriser les relations et le travail collaboratif en recherche, elle contribue également à une certaine dispersion des objets et formes de la recherche. Ainsi, nous avons retrouvé dans notre recension une grande diversité de formes de recherche (plusieurs types de recherches qualitatives et quantitatives) qui portaient rarement sur le même objet spécifique. Bien que témoignant d’une diversité d’intérêts et d’approches de la recherche, et donc d’une richesse certaine pour le travail social, cette situation comporte un enjeu de taille pour la construction des savoirs en contexte linguistique minoritaire. Car la remontée du (post)positivisme sous les habits séduisants de ce qu’il convient de nommer le « discours des pratiques fondées sur les preuves ou les données probantes » constitue une menace pour ces approches et objets diversifiés. En effet, ces derniers ne sauraient contribuer à un cumul de connaissances suffisant pour s’ériger en preuve, selon le discours positiviste remis au goût du jour. Dans cette perspective, l’adoption de ce discours dans la recherche — et dans l’enseignement — risque de délégitimer une grande partie des écrits scientifiques en travail social dans les communautés francophones minoritaires et, partant, d’en diminuer la valeur aux yeux des décideurs gouvernementaux, des organismes et institutions, et des intervenantes ou intervenants sociaux qui, de leur côté, l’ont souvent transformé en un leitmotiv incontesté.

Une cinquième et dernière dimension structurante de la recherche en contexte francophone minoritaire nous paraît découler de caractéristiques socio-économiques et géographiques et de rapports de force des communautés avec la majorité. L’état des lieux de la recherche permet de constater que malgré la présence des communautés francophones minoritaires sur de nombreux territoires au Canada, la plupart des documents identifiés s’adressent au contexte ontarien et traitent plus particulièrement des centres urbains de Toronto, d’Ottawa et de Sudbury. Seules quelques études abordent les contextes du Manitoba et du Nouveau-Brunswick. Bien que certains des documents visent de manière plus large l’ensemble des provinces, il est permis de s’interroger sur les réalités et les besoins en travail social de langue française dans les autres provinces et territoires du Canada. Outre la présence de la revue Reflets, il existe bien sûr des différences notables entre les communautés qui permettent d’expliquer cette concentration des écrits, dont celles liées au financement par les gouvernements provinciaux des universités francophones et bilingues et des programmes de travail social en langue française, à la présence même de ces programmes, à la valorisation plus ou moins forte de la recherche dans les différentes institutions universitaires, enfin à la présence variable d’organismes et d’institutions où s’exerce — ou pourrait s’exercer — le travail social en français.

Remarques au sujet des « absences ». Il peut paraître surprenant que certains thèmes aient fait l’objet de peu d’écrits scientifiques, notamment ceux portant sur la jeunesse, les familles et la pauvreté. Outre la catégorisation des écrits sous l’un ou l’autre des autres thèmes, les explications de cette relative faiblesse semblent difficiles à cerner au premier regard. Faut-il y voir un faible intérêt pour ces thématiques ou encore une tendance à porter le regard vers des sous-groupes et des sujets qui sont certainement liés à ces thématiques, mais qui ne les reflètent pas en tant qu’objet principal (par exemple, l’intégration des jeunes immigrants ou la violence faite aux femmes en situation familiale)? Il est aussi possible que les chercheuses ou les chercheurs s’intéressent à ces thématiques, mais que leurs réseaux de recherche ou leurs entrées dans les milieux de l’intervention favorisent une production scientifique en langue anglaise ou tirée d’études réalisées au Québec. Enfin, il faut aussi souligner que, même en considérant les effets de la catégorisation des textes, certaines thématiques d’actualité en travail social sont très peu ou aucunement abordées : la situation des autochtones, les formes de dépendance, les enjeux liés à la diversité sexuelle et de genre, les questions de handicap, et les personnes âgées (autrement que sous l’angle de la santé). Sur la situation des autochtones en particulier, il nous semble qu’un travail important s’impose, car si les contenus de l’enseignement et de la formation pratique dans la plupart des écoles de travail social au sein des communautés francophones minoritaires commencent à mieux refléter les rapports troubles et historiquement colonialistes entre le travail social et les communautés autochtones, les contributions de la recherche en francophonie minoritaire restent entièrement à définir. Dans cette même perspective, il y a sans doute lieu de s’inquiéter de la centralisation de la recherche — à la fois en Ontario et dans les villes — alors que les contextes francophones sont multiples et se structurent différemment dans d’autres provinces et territoires et en milieu rural. À notre avis, ces constats invitent à réfléchir aux moyens de mieux lier ces « cadres sociaux » (les thématiques et la différenciation territoriale) aux préoccupations de recherche et d’enseignement universitaire en travail social dans les communautés francophones minoritaires.

Conclusion

Il n’y pas si longtemps, des chercheuses s’inquiétaient du fait que les expériences des personnes et des communautés vivant dans la pauvreté soient occultées dans l’histoire de la communauté franco-ontarienne (Coderre, et Dubois, 2000). Elles soulignaient qu’un genre de « voile de silence » avait entouré les pauvres de cette communauté de sorte qu’ils n’existaient « ni comme catégorie, ni comme groupe, ni même comme citoyens » (p. 62). Si on reprenait aujourd’hui l’analyse de l’ensemble du corpus des textes que nous avons identifiés pour y examiner à rebours la manière dont la pauvreté et les personnes pauvres y apparaissent, il y a fort à parier que nous pourrions en conclure que le voile se lève progressivement. Ainsi, ce n’est peut-être pas tant sur la voie de la diversité et la dispersion qu’il faut poursuivre l’analyse que nous avons entamée, mais plutôt sur celle de la contribution des écrits scientifiques au travail social et aux communautés francophones minoritaires où il se pratique, dans une perspective où ces cadres sociaux et les connaissances se structurent réciproquement.