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Regards critiques sur la maternité dans divers contextes sociaux est constitué de douze chapitres qui nous invitent à réfléchir sur le concept de la maternité à la lumière des théories féministes. Sous la direction de Simon Lapierre et de Dominique Damant, plusieurs auteurs nous proposent un regard sur la maternité liée à différents contextes sociaux et nous montrent les réalités complexes auxquelles font face les femmes d’aujourd’hui. De nombreuses variables sont prises en considération, telles que les normes et exigences sociales ainsi que divers facteurs influents (économiques, politiques, individuels et sociaux), sans oublier le discours dominant du mythe de la « bonne mère » appuyé de front par les institutions et les politiques en place.
Dans le Chapitre 1, L’institution de la maternité, Dominique Damant, Marie-Ève Chartré et Simon Lapierre tentent de définir le concept de la maternité en nous faisant part de l’évolution de celui-ci en lien avec les normes sociales. Selon leur constat, la maternité est définitivement une construction sociale idéalisée par la société. L’intégrité de la femme est mise de côté au profit du bien-être et de la sécurité de l’enfant. La question fondamentale posée par les auteurs est la suivante : qu’est-ce qu’une « bonne mère » et qu’est-ce qu’une « mauvaise mère » selon les attentes normatives? L’analyse de la dichotomie entre ces deux concepts est très intéressante puisque l’on comprend clairement que l’étiquette de « mère parfaite » ouvre la voie au jugement, à l’incapacité et à la stigmatisation. À la suite de Caplan (1990)[1], Damant, Chartré et Lapierre résument bien cet état de fait en affirmant qu’ainsi, les femmes deviennent responsables de tous les problèmes et les maux de la société.
Après ce premier chapitre portant sur la maternité, c’est de son opposé que traite le Chapitre 2, Dire la non-maternité ou pourquoi votre amie sans enfant est muette. Lucie Joubert y traite de l’espace de prise de parole des femmes qui n’ont jamais accouché, les nullipares, par rapport à ce mode de vie qu’elles doivent constamment justifier. Il est malheureux de constater encore aujourd’hui que le choix de ne pas avoir d’enfant n’est pas accepté de tous et que le sujet reste tabou. Dans une société pronataliste, où la maternité est l’aboutissement de l’épanouissement féminin, l’auteure tente de comprendre les répercussions et les implications qu’entraîne la parole nulliparturiente.
Intitulé Transition to motherhood in the context of past trauma, le Chapitre 3 aborde la transition vers la maternité en touchant au concept de l’identité. Marilyn Evans, Robin Mason et Helene Berman proposent un questionnement sur le sens que la société, tout particulièrement la culture, donne au fait de devenir mère. Bien que la maternité soit vue et comprise généralement comme un événement positif, la transition peut parfois entrainer certaines déceptions et désillusions — à titre d’exemple, les changements physiques et l’image corporelle, ou encore le changement d’horaire qui affecte directement les interactions sociales. Un lien est aussi établi entre la transition vers la maternité et les traumatismes personnels vécus; bien que subjectifs, ceux-ci joueront un rôle dans l’expérience maternelle en ajoutant parfois de l’ambivalence, mais menant bien souvent à la résilience.
Un sujet de grande actualité fait l’objet du Chapitre 4, Les représentations sociales de l’allaitement maternel. En essor au niveau mondial depuis les trente dernières années, l’allaitement est devenu pour certaines femmes un enjeu où l’essence même de leur rôle de mère est remise en question. Bien que soient présentés les bienfaits de cette pratique, Chantal Bayard se penche aussi sur les situations difficiles que peuvent vivre les femmes en raison de la construction idéaliste de l’allaitement que prônent le gouvernement ainsi que les professionnels de la santé, en soulignant la culpabilité qui émerge chez celles qui osent déroger à cette norme. Les thèmes abordés parlent d’eux-mêmes : « allaiter c’est naturel », « allaiter c’est donner la santé », « nourrir c’est créer le lien ».
Le Chapitre 5 s’intitule Tensions et incertitudes autour de la « dépression postnatale » et de son traitement. Marie-Laurence Poirel et Francine Dufort y proposent une réflexion, allant au-delà de l’analyse statistique, sur la dépression postnatale, ses causes et ses divers traitements. Au terme « dépression », elles préfèrent celui de « détresse » qui se dissocie du discours expert. Pourquoi vouloir se dissocier de ce discours? Pour remettre en question l’évidence même de ce trouble, puisque celle-ci se fait entendre à travers la littérature scientifique médicale.
La perspective sociohistorique prend tout son sens dans La maternité autochtone en contexte de violence structurelle, le Chapitre 6 de l’ouvrage. Selon Catherine Flynn et Renée Brassard, la coexistence de la culture traditionnelle et de la culture allochtone joue un rôle significatif dans l’expérience de la grossesse, de l’accouchement et de la maternité. Ce chapitre donne une voix à sept femmes autochtones, vivant au Québec, dans le but de clarifier l’ambiguïté en lien avec les incompréhensions et les différences du rôle maternel, allant de la grossesse aux pratiques parentales. À la fin des témoignages, on réalise que les femmes autochtones doivent constamment justifier auprès des services de la protection de la jeunesse, ce qui est peu dire, leur vision différente de l’expérience de la maternité. Leurs valeurs, leurs traditions et leurs repères culturels les placent en marge dans ce système de santé et de services sociaux qualifié de peu flexible.
Le Chapitre 7 de l’ouvrage est signé par Alice Home. La maternité dans l’ombre se penche sur la réalité des mères d’enfants vivant en situation de handicaps. Alors que la maternité semble déjà un défi, qu’en est-il des mères qui voient leur rôle se complexifier en ayant un enfant qui exige des soins spécifiques et intensifs? C’est à cette question que l’auteure tente de répondre par le biais d’une recherche où des mères d’enfants ayant un handicap s’expriment sur leur dure réalité ainsi que sur leur perception du rôle maternel.
Sarah Benbow propose dans le Chapitre 8, Mothers experiencing homelessness in Canada, une incursion dans l’univers de l’itinérance. La réalité des mères vivant dans la rue, dans un centre d’hébergement ou encore n’ayant pas de domicile fixe existe de plus en plus, mais n’est malheureusement pas visible, ou du moins peu visible, aux yeux de la société. Les facteurs structuraux sont nombreux; la discrimination et les préjugés créent des barrières et la peur de se faire enlever leurs enfants par les services sociaux et les institutions est toujours présente pour ces mères vivant en contexte d’itinérance. Quelles sont les réponses sociales à cette situation? Quelles sont les stratégies à adopter en tant qu’intervenantes de la relation d’aide dans ce contexte d’oppression sans fin? Voilà ce que tente d’expliquer l’auteure en utilisant le cadre de l’intersectionnalité qui permet de prendre conscience des multiples aspects de la réalité des femmes (politiques, sociaux, historiques, culturels) qui interagissent et créent par la force des choses des rapports de pouvoir et d’oppression.
Une réflexion sur la construction de la maternité en contexte de toxicomanie occupe le Chapitre 9 qui a pour titre Être mère dans l’ombre. La distinction de la toxicomanie selon le genre nous permet de comprendre les différents impacts sur le parcours des femmes. Il s’agit ici de prendre conscience de la stigmatisation à laquelle font face les mères consommatrices, stigmatisation due en partie à notre vision réductionniste de la problématique. L’auteure du chapitre, Amélie Bédard, réfléchit sur la portée des dimensions économiques, sociales, interpersonnelles et environnementales liées à la consommation afin que l’on puisse éviter une remise en question automatique des capacités parentales des femmes en contexte de toxicomanie. Bédard conclut en présentant les bénéfices de l’approche de la réduction des méfaits.
Dans Une pratique à la croisée des chemins, le Chapitre 10, Julia Krane et Rosemary Carlton se penchent sur les fonctions maternelles en contexte collectif, c’est-à-dire en maison d’hébergement pour femmes violentées. Sont abordés les effets de l’implication des intervenantes et des autres résidentes sur l’autorité maternelle ou sur les méthodes d’éducation que privilégient les mères pour leurs enfants. En l’occurrence, ces dernières se sentent contraintes par les règles qu’implantent les maisons d’hébergement dans le simple but d’assurer un climat convivial. Cet environnement semble par contre s’avérer hostile et instable. La recommandation : reconnaître les défis du rôle maternel et normaliser les difficultés afin de déconstruire le concept de la perfection maternelle.
Sous la plume des mêmes auteures, le Chapitre 11 a pour titre La pratique en matière de protection dans les cas d’agression sexuelle d’enfants. Selon Krane et Carlton, bien que la sécurité de l’enfant soit sans contredit une priorité, nous avons aussi la responsabilité de nous pencher sur la détresse de la mère non-agresseuse, car malgré tous les progrès dans l’évaluation des situations d’agression, la mère maintient généralement son titre de responsable parentale. Il est évident que le dévoilement d’antécédents d’abus sexuels chez l’enfant est un stresseur qui entraine de nombreuses conséquences. Les auteures proposent donc une façon différente de concevoir la protection des enfants agressés, en utilisant une perspective holistique et intersectionelle.
Un phénomène de plus en plus présent et étudié fait l’objet du Chapitre 12 qui a pour titre Négligence à l’endroit des enfants et maternité et qui est signé par Lapierre, Krane, Damant et Jacqueline Thibault. Vivant dans une société centrée sur les enfants, leurs besoins fondamentaux doivent être satisfaits et, selon la loi, les parents sont tous deux responsables de leur bien-être et de leur bon développement. Par contre, dans la pratique, certaines études démontrent clairement que la mère se retrouve avec plus de responsabilités face aux enfants, ce qui serait dû, entre autres, à l’accent que met la société sur la relation mère-enfant. Le chapitre représente une analyse digne d’intérêt sur les inégalités de genre en lien avec le phénomène de la négligence chez les enfants.
Regards critiques sur la maternité dans divers contextes sociaux présente donc un survol de la maternité en tant que construction sociale. Les différents auteurs de l’ouvrage ont su poser avec brio un regard critique féministe sur les différentes facettes que constitue la maternité en tant qu’institution sociale patriarcale. Sur le plan de l’intervention, les divers chapitres proposent des pistes à suivre tout en insistant sur le libre choix des femmes et sur le contexte, lequel nous permet sans contredit une meilleure compréhension des difficultés et de la complexité du rôle maternel. Cette lecture est fortement conseillée pour tous ceux et celles — et particulièrement pour les étudiants et intervenants dans le domaine du social — qui désirent jeter un regard différent sur la maternité, là où les enjeux sont réels et souvent opprimants. Espérons une suite dans laquelle seront traités des sujets tels que la maternité et l’homosexualité ou la maternité en contexte d’immigration. En terminant, bien que le contenu soit excellent, j’aurais aimé en apprendre davantage sur les pistes d’intervention pour la pratique, puisque parfois j’avais l’impression de me retrouver dans un univers très sociologique où seul était analysé l’effet de la perspective sociale sur les représentations et les comportements humains.
Appendices
Note
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[1]
CAPLAN, Paula J. (1990). « Making mother-blaming visible », dans Jane Price Knowles et Ellen Cole (dirs.), Motherhood. A feminist perspective, New-York, Haworth Press, p. 61-71.