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J’haïs les féministes! nous amène à réfléchir sur la signification du geste posé par Marc Lépine lorsqu’il a tué quatorze femmes à l’École Polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989. Blais a analysé plus de 600 articles publiés depuis la tragédie dans différents journaux — La Presse, Le Devoir, The Globe and Mail, Continuum et Quartier Libre — afin de saisir le sens de la tuerie à la lumière de la mémoire collective québécoise. Puisque les journaux sont l’une des sources d’information privilégiées du public, une recension de ces articles aide à comprendre l’interprétation de cet évènement par les politiciens, les psychologues, les intellectuels et le public en général. L’ouvrage est divisé en quatre chapitres. Dans les deux premiers, l’auteure se concentre davantage sur les articles publiés de 1989 à 1999 et qui abordent les thèmes du féminisme et de l’antiféministe. Le troisième chapitre porte sur les commémorations de la tuerie en lien avec la mémoire collective québécoise et le mouvement féministe de 1999 à 2005. L’auteure consacre le quatrième chapitre à une critique du film Polytechnique de Denis Villeneuve selon une logique de rapports sociaux de sexe tels que représentés dans les médias.
Chapitre 1 : Les participations féministes à la mémoire collective du 6 décembre 1989
J’haïs les féministes! s’ouvre sur une vue d’ensemble des consensus et des mésententes parmi les féministes, puisque ces dernières n’ont pas un discours uniforme sur les évènements de décembre 1989, ni sur leur signification. En annexe à sa lettre explicative, Lépine identifiait un nombre de femmes qu’il avait l’intention d’éliminer; il s’agissait de féministes, de proféministes et de femmes exerçant des métiers traditionnellement réservés aux hommes. L’intention de Lépine était claire : pour des raisons « politiques » à ses dires, il voulait anéantir celles qui dérogeaient du cadre traditionnel de femmes au foyer — les femmes n’étant là que pour servir les hommes. « C’est l’une des premières fois dans l’histoire qu’un tueur misogyne et antiféministe exprime clairement les motifs de son geste contre les femmes » (p. 26).
Blais explique que les féministes ne sont pas toutes en accord sur la signification du geste, entre autres, sur la psychologie de Lépine, sur le lien entre la tuerie et la violence faite aux femmes ou encore sur les solutions proposées pour contrer la violence faite aux femmes. Au-delà de ces divergences, l’auteure relève quatre consensus dans les discours féministes. D’abord, ces dernières s’entendent sur le fait que la montée de l’antiféminisme et celle du mouvement masculiniste à partir des années 1980 ont contribué au geste de Lépine. Ensuite, elles s’entendent sur le fait que l’École polytechnique est un lieu symbolique et que le geste reflétait la résistance de l’entrée des femmes dans les domaines scientifiques, traditionnellement réservés aux hommes. Un autre consensus parmi les féministes est en lien avec la cérémonie religieuse qui a eu lieu après le drame, plus précisément à savoir que « […] l’espace choisi pour exprimer la solidarité envers les personnes visées par le drame [était] caractérisé par l’exclusion du féminin » (p. 36). Enfin, les féministes sont unanimes à reconnaître la misogynie du tueur, un homme dont les intentions étaient manifestement motivées par sa haine des femmes.
Toujours au premier chapitre, Blais explique que les journalistes ont quant à eux représenté les mobilisations féministes sous quatre angles majeurs. Certains les ont marginalisées en leur accordant une place d’arrière-plan dans les articles ou en ne leur consacrant que quelques lignes. D’autres ont opté pour le double standard en couvrant d’autres mobilisations alors que celles ayant une connotation féministe étaient passées sous silence. Les mobilisations féministes ont également été discréditées dans les journaux, en représentant les féministes selon une vision stéréotypée et péjorative. Enfin, des journalistes ont tout simplement opté pour le silence « par respect pour les victimes ». L’auteure se questionne à savoir comment nous pouvons garder le silence sur la violence que les hommes exercent à l’endroit des femmes, dans leur vie privée ainsi que dans la collectivité.
Chapitre 2 : De la marginalisation au dénigrement des discours féministes
Divers discours ont été véhiculés dans les médias quant à la signification de la tuerie et les journalistes y sont allés de multiples explications, souvent en contradiction avec les discours féministes. Alors que certains d’entre eux prônent l’oubli du drame afin de préserver l’équilibre homme/femme au sein de la société québécoise, d’autres vont opter pour le silence et le recueillement par respect pour les victimes et leurs proches, entre autres, en s’opposant à la publication de la lettre rédigée par Lépine. D’autres discours ont fait état de la violence en général en passant sous silence celle faite aux femmes. Entre autres, la violence à la télévision a été mise en cause, laquelle aurait pu pousser Lépine à commettre son geste. Un autre discours présent dans les médias consiste à comparer le geste de Lépine à celui d’autres tueries ou de meurtres collectifs. À cet égard, Blais explique que cette violence n’est pas comparable à celle des autres tueries puisque Lépine avait une cible très claire. Dans un autre ordre d’idées, certains journalistes remettent en question le rôle des services policiers, entre autres, leur rapidité à intervenir, alors que d’autres argumentent sur des lois plus strictes en lien avec la possession d’armes à feu.
En revanche, maintes analyses psychologiques et psychiatriques « du tireur fou » furent évoquées dans les journaux, ce qui selon l’auteure, met l’accent sur la psychologisation de la tuerie en niant la source même du crime et les intentions du tueur. Certains vont même jusqu’à affirmer que Lépine est victime d’une société où les hommes n’ont plus leur place et, selon certains journalistes, son geste est même justifiable. À l’extrême, quelques-uns d’entre eux ne se sont pas gênés pour blâmer les féministes qui sont allées trop loin et qui ont en quelque sorte provoqué cette tuerie. Enfin, certains hommes ont approuvé le geste de Lépine et l’ont clairement démontré par des paroles ou par des actes qui visaient à terroriser des femmes. Blais clôt ce chapitre en démontrant que les répliques féministes ont été en majeure partie dissipées dans les rubriques d’opinions des journaux. À cet effet, les féministes ont reproché aux journalistes de ne pas avoir pris au sérieux leurs analyses des rapports sociaux de sexe et leurs opinions sur la violence faite aux femmes.
Chapitre 3 : Les commémorations (1999-2005)
Par un détour historique sur le féminisme des années 1990 et 2000, Blais montre que les femmes ont encore du chemin à faire pour arriver à l’égalité, compte tenu du harcèlement, de l’accès aux postes supérieurs, de la violence qui leur est faite et des homicides conjugaux. Bien que leurs discours soient souvent discrédités ou ridiculisés, les femmes réussissent quand même à faire entendre leur voix. D’ailleurs, sur une note positive, la journée du 6 décembre 1989 demeure fortement présente dans la mémoire collective québécoise et, vingt ans plus tard, cette tragédie a su résister aux « censures de l’oubli » (p. 95). À cela, l’auteure ajoute que le peuple québécois se souvient, puisqu’au moins 107 références à la tuerie ont été recensées dans les journaux à l’occasion de son 10e anniversaire. À cet effet, Blais s’intéresse à trois lieux de mémoires distincts, soit les lieux de mémoire imprimés, figés et éphémères.
Les lieux de mémoire imprimés, tels les journaux et les témoignages, ont été porteurs de plus de discours féministes en 1999-2000 qu’en 1989-1990. Notons que ces discours se sont assouplis afin d’améliorer l’accessibilité au public et d’éviter les critiques à leur égard. Certaines féministes ont toutefois maintenu une position radicale quant à la tuerie et, en général, aux violences faites aux femmes. Dix ans après la tuerie, les discours contre cette dernière forme de violence ont donc connu une visibilité accrue. Effectivement, en plus de la violence en général, davantage d’articles mentionnent celle faite aux femmes. Les discours se divisent entre ceux qui maintiennent le lien entre la violence faite aux femmes et la tuerie du 6 décembre, alors que d’autres s’attardent sur son lien avec la violence en général, que ce soit celle qui est présente dans les écoles ou celle « dont chacun est porteur » (p. 107).
Blais explique que dix ans après le drame, les féministes doivent poursuivre leurs luttes contre les discours qui continuent de les discréditer ou de les marginaliser. Sans être explicitement contre les féministes, certains de ces discours rejettent leurs analyses ou leur nuisent tout simplement. Par ailleurs, dix ans après le massacre, les analyses sur la psychologie du tueur ou encore les causes sociales de son geste sont encore présentes dans les médias écrits, certains parlant même de la « souffrance » de Lépine. Avec un mouvement masculiniste de plus en plus présent au Québec, les discours haineux envers les féministes occupent une place de taille dans les journaux et ne se gênent pas pour s’en prendre ouvertement à elles. Enfin, tout comme en 1989, le silence et le débat sur l’accès aux armes à feu semblent, au tournant du siècle, avoir une place importante dans les discours.
Blais indique également que les lieux de mémoire figés, dont les monuments, les chansons et les regroupements sociaux, ont trouvé une place au sein des médias. Enfin, les lieux de mémoire éphémères, dont la Fondation des victimes du 6 décembre contre la violence ou encore les soirées commémoratives, permettent aux féministes d’avoir un endroit où elles peuvent commémorer. Notons que les journalistes demeurent toutefois distants des commémorations féministes au profit d’événements qui mettent l’accent sur la violence en général. L’auteure termine ce chapitre sur une note positive, à savoir que les féministes ne se sont pas laissé freiner par la marginalisation de leurs discours. Dix ans après le drame, elles ont réussi à publier des livres, à discuter de la tuerie dans des encyclopédies et à s’unir afin de dénoncer le geste d’un misogyne.
Chapitre 4 : Négocier la représentation de la tuerie du 6 décembre ou lorsque le féminisme et l’antiféminisme se côtoient dans un même film
Blais conclut son ouvrage sur une critique du film Polytechnique où selon elle féminisme et antiféminisme se côtoient. En effet, Valérie et Jean-François, les deux protagonistes du film, incarnent, l’une, l’idéal féministe de la femme forte, capable et indépendante, l’autre, la douleur d’un jeune homme victime d’une société féminisée et qui, faute de repères, finit par se suicider. Jean-François représente ce que les masculinistes désignent comme « l’homme en crise ». À une époque où le mouvement masculiniste est très populaire au Québec, ce personnage incarne la misère des hommes qui souffrent en silence alors que Valérie représente le succès des femmes qui triomphent dans toutes les sphères de leur vie et à qui la société n’impose plus de barrières. Or, Blais comme toutes les femmes qui visionnent ce film avec un esprit critique sait bien que ces personnages ne sont pas représentatifs de la société québécoise d’aujourd’hui. Effectivement, vingt ans après le drame, les analyses féministes se font plus rares et l’accent est généralement mis sur la souffrance masculine dans une société de plus en plus féminisée. L’auteure explique ensuite qu’à la sortie du film les médias ont réagi comme aux années précédentes, en marginalisant, en récupérant et en dénigrant les analyses féministes en lien avec le film.
Critique personnelle
À l’analyse de plus de 600 articles de journaux portant sur les événements tragiques de l’École Polytechnique de Montréal, Blais confirme que le féminisme a été largement absent du discours médiatique, malgré les intentions claires de Marc Lépine de tirer sur des femmes. La seule critique que l’on pourrait adresser à l’auteure serait sans doute les quelques exemples qu’elle donne d’individus désirant poursuivre « le travail » de Marc Lépine et en faire dans une certaine mesure un reflet du danger qui guette les femmes quotidiennement. En effet, Blais donne parfois l’impression de généraliser et d’attribuer à plusieurs hommes la portée des paroles d’une poignée d’individus. Par exemple, au deuxième chapitre, elle cite la journaliste Francine Pelletier qui a affirmé que « plusieurs hommes semblent approuver le geste du tueur ». Elle cite également un policier qui a mentionné que « les femmes violentées aiment être battues ». Or, de tels discours ne sont certainement pas typiques de ce que pensent la plupart des hommes qui désapprouvent la violence à l’égard des femmes ou plus particulièrement le geste de Lépine.
En dépit de cette critique, la lecture de J’haïs les féministes! est fortement conseillée à toute personne s’intéressant au phénomène de la violence faite aux femmes ou qui cherche à comprendre la signification profonde de la tuerie de décembre 1989. Pour les intervenantes féministes, ce livre pourrait sans doute contribuer à développer leur compréhension de la violence faite aux femmes selon une perspective sociologique tout en alimentant leurs connaissances des événements et leurs représentations dans les médias. En effet, Blais montre avec cohérence et rigueur que le geste de Lépine s’inscrit dans un contexte sociopolitique plus large et qu’il doit être compris non pas comme l’acte d’un tireur fou, mais bien comme un geste visant à éliminer les femmes. Cet acte est en soi une représentation de la violence que vivent les femmes au quotidien, de la peur dans laquelle elles sont confinées en raison de leur sexe et de la façon dont elles sont accueillies dans les milieux non traditionnels. Prétendre que le geste de Lépine fait partie d’un phénomène de meurtres collectifs serait fermer les yeux sur une réalité plus vaste où les femmes « sont remises à leur place », et ce, dans diverses sphères de la société.