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Ce gros ouvrage offre une synthèse très fouillée qui manquait sur la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et la Jeunesse étudiante chrétienne féminine (JECF), lesquelles ont pratiquement fusionné en 1965 [3]. La JEC a été l’un des trois mouvements les plus connus d’action catholique spécialisés consacrés à la jeunesse avec la Jeunesse ouvrière chrétienne - féminine (JOC-JOCF) créée en 1926-1927 et la Jeunesse agricole catholique - féminine (JAC-JACF), créée la même année que la JEC, en 1929. Or, si l’histoire des deux derniers mouvements, JOC et JAC, a fait l’objet de nombreux témoignages, études et publications [4], plus rares ont été ceux consacrés à la JEC [5]. Ce compte rendu est l’occasion d’évoquer d’autres études de qualité publiées antérieurement.

Cet ouvrage est donc plus que bienvenu. Il est issu d’une thèse (augmentée) soutenue à l’Ecole doctorale de Sciences-Po, La JEC (JEC et JECF), de 1945 aux années 1970, soutenue en 2009.

L’auteur présente son travail comme une observation des rapports entre l’Eglise catholique et la modernité, ce qu’il caractérise comme un processus de sécularisation de l’Etat, l’avènement du rationalisme et de l’autonomie de l’individu aux dépens de la tradition, notamment religieuse. Une grande attention est consacrée aux relations avec la hiérarchie. Les évêques qui suivaient l’évolution du mouvement ont tenté à plusieurs reprises de le réorienter « dans le droit chemin », ce qui occasionna en certains cas de vives crises, comme en 1933, en 1957 et, surtout, en 1965. L’auteur étudie également l’attitude (engagée et courageuse) du mouvement pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), puis sa position en 1968 et dans les années suivantes, période éminemment politique pour une partie de la jeunesse.

La JEC a été créée comme branche de l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF), organisation laïque fondée en 1886, dans le contexte à la fois d’un vif anticléricalisme et d’une montée de la question sociale. Elle avait une double mission d’évangélisation et d’action sociale. A l’origine, l’ACJF entendait restaurer une société chrétienne, un ordre social-chrétien. En 1954-1956, cette association a connu une crise dont elle ne s’est pas relevée. Depuis 1949, selon les options choisies par son conseil fédéral, l’ACJF devait s’orienter vers un mouvement général davantage structuré en commun, cherchant à engager les mouvements d’action catholique spécialisés dans une réflexion fédérale sur les grands problèmes de la jeunesse, de la société et du pays, ainsi que sur la « civilisation occidentale ». Pour Alain-René Michel, dans Catholiques en démocratie [6], ouvrage de référence qu’il a consacré à l’ACJF, cette réforme « paraissait bien engagée et surtout acceptée de tous ». La JOC a cependant refusé cette orientation, qui aurait à ses yeux fait d’elle une simple branche d’un mouvement plus global. Elle entendait maintenir en priorité ses engagements et ses solidarités au sein du monde ouvrier et se méfiait de la nature sociale des autres mouvements, craignant qu’une coopération plus étroite ne conduise à une « une collaboration de classes ». Le refus de la JOC avait été cautionné par l’Assemblée des cardinaux et archevêques (ACA) en mars 1955. La hiérarchie épiscopale était en effet soucieuse pour sa part de ne pas mélanger « évangélisation » et « action temporelle ». Cette crise fut fatale à l’ACJF, dont le dernier président a été André Vial (1927-2003), alors secrétaire général de la JAC.

Cette crise est intervenue tandis que, dans l’Eglise, les prêtres-ouvriers étaient condamnés par Rome en 1954, de même que certains théologiens qui les soutenaient. La Quinzaine, organe du christianisme progressiste, fut pour sa part condamnée par le Saint-Office en 1955.

En 1946, déjà, avait eu lieu la « crise du mandat ». Alain-René Michel explique que l’ACJF, refusant et dénonçant le principe même du mandat « avec une certaine virulence [avait ouvert] une crise majeure au sein de l’Eglise en posant la question de la place et du rôle qu’y tiennent les laïcs ». Le mandat était une forme de contrôle de la hiérarchie sur les mouvements. « En niant la vocation spécifique du laïc à l’apostolat, le mandat tend[ait] à faire des militants d’action catholique des “auxiliaires” du clergé […], des vicaires de la hiérarchie ».

La hiérarchie considère précisément que c’est « la conception même de l’Action catholique que la crise [des années 1954-1956] lui paraît mettre en cause, comme en 1946 elle l’avait été à travers l’affaire du mandat. C’est que la théologie du laïcat se cherche encore au début des années 1950 [7]. Les cardinaux et archevêques mettent l’accent sur la dimension exclusivement religieuse de l’Action catholique, qu’ils définissent comme un “apostolat”, une “mission” ou encore une entreprise d’“évangélisation” ».

La JEC est pleinement concernée par cette situation, car elle représente à sa fondation un « mouvement de jeunesse se consacrant à l’apostolat catholique ». Historiquement, elle « fut un instrument de “rechristianisation“ ou d’ancrage auprès des élites intellectuelles françaises et de leurs relais sociaux » (enseignants, journalistes, éditeurs, universitaires, travailleurs sociaux, cadres militants des syndicats et associations…).

Les termes « apostolat » et « évangélisation » méritent par ailleurs d’être interrogés. Ils ont en effet pu recouvrir des interprétations différentes selon les mouvements d’action catholique (expliquant par exemple les conceptions respectives de la JOC et de la JAC dans leurs rapports à l’action). Jean-Hugues Soret, dans un ouvrage essentiel [8], affirme que les visions philosophiques respectives de Maurice Blondel (auteur, en 1889, de L’action) et de Jacques Maritain (auteur, en 1927, de Primauté du spirituel) correspondent à deux conceptions du rapport de l’Eglise au monde moderne. Celle de M. Blondel, qui a marqué la JAC comme la JEC, notamment après la Première Guerre mondiale, se fonde sur une évangélisation par l’action (ces mouvements agissant directement dans la société pour la transformer), tandis que la JOC a élaboré une spiritualité propre et contribué à mettre à l’ordre du jour les « révisions de vie », qui sont des mises en commun, en équipe, des récits de vie des militants, lesquels agissent indirectement par le biais d’organisations temporelles, notamment syndicales et associatives. La JOC, la JEC et la JAC ont cependant eu en commun le souci de l’action éducative et de certaines méthodes comme le « voir–juger–agir ». La mise en oeuvre initiale de cette démarche est attribuée à l’abbé Joseph Cardijn, le fondateur de la JOC belge ; cependant, ce triptyque n’a pas eu le même sens pour les trois mouvements, la JOC le situant dans le cadre de la révision de vie. Hormis les différentes sources d’inspiration philosophiques, les distinctions entre les trois mouvements de jeunesse s’expliquent aussi par les contingences de leurs milieux respectifs.

Par comparaison avec la JOC et la JAC, qui furent à une époque des mouvements de masse (sans comparaison numérique ni d’influence par exemple avec les Jeunesses communistes), la JEC recrutait dans un milieu plus restreint et plus élitiste, du fait de la sociologie des étudiants de l’époque.

La JEC a ainsi servi d’école d’apprentissage à la prise de responsabilité, initiés qu’étaient ses militants à une pédagogie de l’action, comme les militants de la JAC, la mission d’évangélisation étant associée à celle de transformation sociale. On a pour cette raison retrouvé nombre de jécistes dans des positions d’intellectuels engagés : Paul Vignaux joua dans le courant Reconstruction un rôle essentiel en faveur de la déconfessionnalisation de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), qui a donné naissance à la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret ont beaucoup oeuvré à la rénovation de la vie politique en France et sont passés de la JEC au Parti socialiste unifié (PSU), puis au Parti socialiste (PS). On a aussi compté des jécistes dans le syndicalisme étudiant à l’Union nationale des étudiants de France (Unef), alors ultra-majoritaire dans son milieu, comme François Borella, Michel de La Fournière, Jacques Julliard et Jean-Pierre Worms, ou à l’Union confédérale des cadres (UCC) CFDT, par exemple Pierre Vanlerenbergue, ou encore au Syndicat général de l’Education nationale (SGEN), la fédération des enseignants de cette confédération.

De nombreux anciens jécistes ont également été très actifs dans le mouvement associatif organisé, dans l’économie sociale ainsi que dans les représentations territoriale (maires, conseillers généraux) et nationale (députés et sénateurs, par exemple Jean-Pierre Sueur, ancien maire socialiste d’Orléans devenu sénateur fort actif). Beaucoup de jécistes avaient rejoint le PSU – Michel Mousel succéda à Michel Rocard et Robert Chapuis (lui-même ancien jéciste) en 1974, quand ces derniers rejoignirent le PS avec une grande partie des adhérents de ce parti défricheur. Un certain nombre de jécistes ont été ministres, surtout à gauche, mais aussi au centre ou à droite (comme Rémy Montagne, Bruno Bourg-Broc ou Xavier Darcos). Certains se sont aventurés avec Mai-68 à l’extrême gauche, surtout dans les mouvances maoïstes et pro-chinoises. Antoine Spire fut l’un de ceux qui ont rejoint un temps le Parti communiste.

Après les années 70, la JEC s’est étiolée pour pratiquement s’éteindre, résultat sans doute de l’aggiornamento de Vatican II, qui avait répondu à nombre de ses projets et à l’hyper-politisation du « moment » 1968 et ses suites.