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La présente note vise à relever les traits qui distinguent le mieux cet ouvrage des nombreux textes déjà dédiés aux créativités ou aux anticipations d’Henri Desroche [2]. La préface du livre, sous la plume de Davide Lago, n’avait pas manqué de souligner l’une des spécificités de l’ouvrage : celle d’échapper à la « sectorisation » de la plupart des écrits consacrés à l’oeuvre complexe de Desroche. En effet, pour D. Lago, « la sectorisation correspond à l’habitude d’analyser l’oeuvre de Desroche selon des filières précises : études marxologiques, sociologie des religions, coopération et développement, éducation permanente, contes et poèmes. Or, si cette sectorisation s’impose face à la complexité des thèmes étudiés par l’auteur, on ne saurait trop y insister sans gêner une compréhension féconde de la vision de l’homme et de la société qui corrobore ces thèmes d’une manière transversale ».
De fait, le principal mérite de l’ouvrage de Draperi est bien de prendre la somme de l’oeuvre de Desroche à bras le corps et d’en tenter une analyse transversale. Il est, sans doute, l’un de ses rares anciens compagnons de route à pouvoir oser cette « traversée ». Il s’en explique clairement dans son introduction (p. 12) : « Pour comprendre de façon la plus fidèle possible le travail d’Henri Desroche, je suis parti d’une réflexion qu’il fit sur son propre parcours en 1978. “L’anthropologie de l’éducation ou ‘éducative’ est le ‘fleuve’ dont mes recherches antérieures ne m’apparaissent plus désormais que comme deux affluents” [3].
Ces deux affluents sont : […]
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les recherches culturelles sur l’imagination constituante, qui s’inscrivent dans le cadre d’une sociologie religieuse et qui contribuent à la conception d’une sociologie de l’espérance (et de l’utopie) ;
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les recherches socio-économiques sur les pratiques instituées par les associations, les coopératives, les mutuelles, dont le champ est celui de la sociologie de la coopération et du développement ;
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enfin, l’anthropologie de l’éducation ou éducative, dont il faut préciser qu’elle est une anthropologie appliquée au sens de Roger Bastide, ce qui justifie qu’elle soit “éducative” plutôt que “de l’éducation”.
Les recherches d’Henri Desroche ne sont en effet pas seulement des recherches spéculatives. Elles articulent écrits théoriques et pratiques sociales. […] La pratique tire les leçons de la recherche et, ce faisant, s’élève au rang de socio-praxie. La théorie s’applique à étudier les pratiques qui, d’expériences singulières, deviennent des connaissances transmissibles. Elle est une praxéologie. »
Draperi nous offre ainsi, d’entrée de lecture (p. 15), une « matrice compréhensive de l’oeuvre » de Desroche, c’est-à-dire une grille de lecture à double entrée (résumée dans le tableau 1, en page suivante), dont va découler le plan de l’ouvrage.
Du chapitre 1 présentant la biographie de Desroche et sa formation dominicaine initiale découle le chapitre 2 consacré à la sociologie religieuse, « qui est au fondement de sa conception et du développement » (comme à celle de Lebret, fondateur d’Economie et humanisme), mais aussi de sa démarche éducative.
Le chapitre 3 est centré sur le groupe ou la communauté de travail intellectuel du Collège coopératif de Paris, créé en 1958 pour développer la recherche et l’enseignement coopératifs sous la double égide de l’Ecole pratiques des hautes études (EPHE, dont Desroche venait d’être nommé directeur de recherche) et de la Fédération nationale des coopératives de consommation : « Ce Collège coopératif représente pour Desroche la nouvelle “communauté” après son départ de l’ordre dominicain, passant ainsi d’une communauté donnée et religieuse à une communauté fondée sur la coopération. » Il est la souche-mère qui va générer, en France tout d’abord, à la fin des années 70 et tout au long des années 80 et 90, les premiers cercles des Collèges coopératifs [4] et du réseau des hautes études des pratiques sociales (RHEPS) regroupant la douzaine d’universités qui ont adopté et mis en oeuvre le modèle du diplôme des hautes études des pratiques sociales (DHEPS) ; puis les nombreuses « cayennes » en Europe, en Afrique, en Amérique latine, au Québec, dans la foulée des universités saisonnières de l’Université coopérative internationale (chapitre 5).
Le chapitre 4 présente l’oeuvre écrite dans le champ de la sociologie de la coopération. Selon Draperi : « De même que la sociologie religieuse s’imposait pour questionner la pratique religieuse, la sociologie coopérative s’impose pour questionner la pratique sociale. […] Le lien entre les deux sociologies est la continuité que Desroche découvre entre les mouvements messianiques fondateurs de nouvelles religions et les utopies sociales initiatrices de coopératives. » Rappelons ici la belle image que Desroche nous proposait au sujet de la force motrice de l’utopie : « L’utopie, c’est le mirage qui fait démarrer les caravanes. » Ce chapitre explore l’un des ouvrages majeurs de Desroche : Le projet coopératif (1976) ; y sont référencées 182 sources, dont celles qui ont trait aux communautés de travail (en collaboration avec Meister) et plus largement celles qui sont issues des millénarismes religieux et sociaux (avec ses grands inspirateurs tels Owen, Cabet, Fourier, etc.), ou encore aux utopies coopératives d’Ernest Poisson ou de Charles Gide. Mais il y a loin du rêve de « République coopérative » de Charles Gide, avec ses grands principes fondateurs (dont celui, essentiel, de la gestion démocratique) à la réalité concrète du développement des grands secteurs coopératifs dans le monde (tels que regroupés dans l’Alliance coopérative internationale [ACI], les coopératives de consommation, de production industrielle, les coopératives agricoles et les coopératives de crédit). Si ce chapitre 4 nous ramène bien d’abord à la théorie, son auteur ne perd pas de vue que « la sociologie coopérative s’impose pour questionner la pratique sociale ». Un paragraphe entier est donc consacré au fameux « quadrilatère coopératif et ses clivages » de Desroche.
Le chapitre 5 revient à la pratique : il porte sur l’Université coopérative internationale créée par Desroche en 1977-1978, définie par son concepteur comme une « utopie pratiquée ». Il s’agit de la seconde grande pratique d’Henri Desroche, qui, à la différence de l’expérience collégiale (celle des collèges coopératifs centrée sur le groupe ou la communauté), est axée sur la personne humaine, à travers laquelle il réincarne sa conception du monde.
L’UCI, une université « hors les murs, saisonnière et itinérante », s’est déroulée sur quatre continents (Afrique, Amérique latine, Amérique du Nord et Europe, soit une quarantaine de pays), avec l’appui du réseau des collèges coopératifs, pendant une dizaine d’années. Si elle s’éteint après le retrait de Desroche en 1987 (à la suite d’un accident de santé), elle laisse de nombreuses et profondes traces indélébiles, rapportées fidèlement dans le présent ouvrage, ainsi que dans diverses publications [5]. Mais Draperi était certainement le mieux placé pour retracer la longue itinérance internationale de Desroche, lui qui fut l’un de ses plus constants compagnons de route. Nous le suivons donc, pas à pas, tout au long de la quarantaine de pages consacrées à cette expérience unique de l’UCI au cours de laquelle le maître teste sa conduite d’éducation d’adultes-acteurs du développement.
Le chapitre 6 résume sa conception de l’éducation des adultes. Contrairement aux chapitres précédents, qui distinguent nettement théories (chapitres 2 et 4) et pratiques (chapitres 3 et 5), celui-ci associe la pratique et la théorie éducative précisément parce que l’éducation n’est pas, à la différence de la sociologie, une discipline théorique, mais à la fois une pratique et une théorie éducative décrivant l’art et le métier d’éducateur. C’est ici que sont présentées l’autobiographie raisonnée, la recherche-action, les approches pédagogiques ou l’articulation des logiques pédagogiques selon quatre modèles : la didactique ou pédagogie de l’objet ; la maïeutique ou pédagogie des sujets ; la dialectique qui, pour Desroche, est une « technique de l’esprit » ; la logistique ou pédagogie du projet (ou de réinvestissement dans l’action) [6].
Lago, dans sa préface, relevait aussi un autre mérite de l’ouvrage : « Il est vraiment important qu’un chapitre soit centré sur la modalité de communication de Desroche, tant celle-ci a marqué sa production écrite. » Draperi écrit lui-même : « Dans un septième chapitre nous abordons l’écriture d’Henri Desroche. C’est la dimension pratique de l’activité théorique de Desroche : la théorie passe toujours par une expression à travers des mots. L’écriture est le média transversal de l’oeuvre, intégré dans celle-ci. De même que l’orateur travaille sa conférence, Desroche, “faiseur de livres”, travaille son discours écrit qui s’apparente à une véritable rhétorique. »
Le titre même de l’ouvrage de Draperi synthétise parfaitement « l’oeuvre du maître » par les trois verbes : espérer, coopérer, (s’)éduquer.
Appendices
Notes
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[2]
Pour un aperçu plus développé du propos de Draperi sur l’oeuvre de Desroche, voir Draperi J.-F., 2014, « Henri Desroche aurait cent ans », Recma, n° 334.
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[3]
H. Desroche. Apprentissages II : éducation permanente et créativités solidaires, éd. Ouvrières, 1978, 304 pages (nommé dans cet ouvrage Apprentissage 2), p. 7.
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[4]
Au nombre de quatre, les collèges coopératifs sont des associations de formation, d’études et de recherche-action. Créé à Paris en 1959 par Henri Desroche, le Collège coopératif de Paris a suscité les créations successives du collège Rhône-Alpes (à Lyon, en 1976), de celui de Provence (à Aix-en-Provence, en 1979) et de celui de Bretagne (à Rennes, en 1982).
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[5]
Citons au moins : Anamnèse, Henri Desroche, n° 4, Claude Ravelet et Philippe Trouvé (dir.), L’Harmattan, 2008, et Education permanente, n° 201, dossier « Education permanente et utopie éducative, actualité d’Henri Desroche 1914-2014 », décembre 2014.
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[6]
Au lecteur qui souhaite découvrir plus avant l’oeuvre de Desroche et particulièrement sa dimension éducative, nous ne saurions trop recommander le livre de Davide Lago, issu de sa thèse : Henri Desroche, théoricien de l’éducation permanente, éd. Dom Bosco, 2011.