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Disons-le d’emblée : pour l’auteur d’une étude sur l’épargne, l’enthousiasme du lecteur n’est jamais acquis d’avance et l’éveil des papilles est généralement laborieux. Or, Séverine De Coninck parvient à rendre passionnante l’épopée du livret de caisse d’épargne dès les premières pages de cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat [1] qui vient compléter les travaux existants sur l’histoire des Caisses d’épargne [2], tout en s’en distinguant. Son approche résolument anthropologique, en centrant le propos sur l’objet plutôt que sur l’institution, justifie une organisation thématique et non chronologique du livre. La première partie relate la genèse du livret, qui s’inscrit dans la filiation d’autres expériences menées dès la fin du xviiie siècle tant en France que dans d’autres pays européens, essentiellement protestants (Allemagne, Suisse, Angleterre). Celui-ci, introduit à Paris en 1818 lors de la création de la première Caisse d’épargne par le philanthrope Benjamin Delessert, a pour fonction de conserver la trace des opérations de dépôt et de retrait, qui sont ainsi consultables à tout moment par le détenteur.

Un outil de contrôle des classes populaires

Au cours de ses deux siècles d’existence, le livret se charge de sens bien au-delà du simple rôle fonctionnel qui lui a été assigné : « outil d’acculturation au maniement d’un argent immatériel », il est aussi et surtout l’un des outils – avec la mutualité – de l’acculturation des classes populaires à l’épargne, valeur phare de la bourgeoisie française de la monarchie de Juillet à la IIIe République. La mise en oeuvre de l’ordre socioéconomique libéral passe par la diffusion du fameux livret, qui tant au xixe qu’au xxe siècle constitue pour son détenteur un gage d’honorabilité, surtout s’il est régulièrement abondé. Les rédacteurs de L’Atelier rappellent cependant que la pratique de l’épargne est tout simplement inaccessible pour les ouvriers, ceux-là même auxquels le livret est destiné. Agricol Perdiguier n’y voit qu’un « brevet d’égoïsme pour beaucoup [d’entre eux] » (p. 157). Cible de l’avant-garde du mouvement ouvrier, qui le considère comme un instrument de sujétion des classes populaires, le livret est aussi utilisé pour la surveillance policière, notamment pour la recherche des personnes disparues. Il est même envisagé de le substituer au livret ouvrier. Cette fonction de contrôle atteint son acmé sous Vichy, qui le mobilise au service de sa politique antisémite. Le risque de détournement à des fins de contrôle social n’empêche pas le livret de s’installer dans le quotidien de foyers français toujours plus nombreux à l’acquérir, parfois en autant d’exemplaires qu’il y a de membres dans la famille.

Le succès de la pédagogie de l’épargne

La culture de l’épargne en France a été initiée par les élites politiques et économiques au début du xixe siècle, avec le fameux « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne » lancé par le ministre Guizot en 1834. Elle s’est ensuite propagée au point de devenir une caractéristique nationale bien connue, qui perdure jusque dans le contexte de crise économique de ce début de xxie siècle. L’école de la IIIe République y a largement contribué, en la promouvant comme un substitut de protection sociale par le biais des livrets d’épargne scolaire, mais aussi des mutuelles scolaires, qui sont fugacement évoquées. Au début du xxe siècle, 20 % des foyers français détiennent un livret, alors que moins de 15 % de la population bénéficie de la mutualité. Cette préférence, même minime, donnée à l’épargne individuelle avant la Première Guerre mondiale devrait interpeller les historiens de la protection sociale. Il serait en effet intéressant d’établir une analyse comparative de ces deux institutions dédiées à la prévoyance et parées de vertus civiques, pareillement divulguées auprès des enfants par les instituteurs, avec l’appui soutenu du pouvoir républicain, avec toutefois quelques différences notables qui méritent d’être rapidement esquissées. En mutualité, l’épargne n’a de sens qu’utilisée dans un cadre collectif et solidaire en cas d’accident de la vie, ce qui exclut tout comportement égoïste ou fétichiste à l’égard de l’argent. En revanche, le dépôt à la Caisse d’épargne, « forme libérale de protection sociale » selon l’auteure, est plus souvent envisagé comme un viatique possible pour s’élever dans l’échelle sociale. Tel est le sens presque patrimonial du livret offert aux enfants par les parents ou les grands-parents pour les inciter à « mettre de l’argent de côté » en vue de leur entrée dans la vie adulte. C’est ainsi que les catégories intermédiaires s’en sont emparées pour faire fructifier leurs économies, alors que le livret de caisse d’épargne était à l’origine destiné aux ouvriers.

De l’objet livret au livret dématérialisé

Le livret en tant qu’objet a largement inspiré les graphistes, les publicitaires, les cinéastes et les écrivains, particulièrement au cours des années 50-60, qui semblent marquer son âge d’or. L’auteure effectue de façon très convaincante une analyse sémantique et graphique de celui-ci, dont la médiatisation renvoie une « vision salvatrice, presque magique », comme s’il pouvait être tout à la fois le sésame pour une vie meilleure et le talisman contre les déboires économiques. Le processus de dématérialisation du livret a été engagé au début des années 80, avec son autonomisation par rapport au placement financier. Les dispositions réglementaires prises à son endroit au cours des dernières décennies, et notamment la loi de modernisation économique de 2008, ont achevé de le banaliser.

A l’issue de cet ouvrage érudit et néanmoins captivant, une évidence s’impose pour les spécialistes de l’économie sociale : si les Caisses d’épargne sont aujourd’hui reconnues comme une branche de l’économie sociale, leur rapprochement historique avec les coopératives et les mutuelles se révèle périlleux. En témoigne la motivation résolument individualiste, tôt repérée par Agricol Perdiguier, qui a toujours présidée à l’acquisition du fameux livret.