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Face à l’enjeu sociétal que représente la transmission de PME saines en l’absence de successeur familial [1], la solution d’une reprise en société coopérative et participative (Scop) par les salariés n’est plus considérée par les prescripteurs [2] comme une alternative marginale. Or, sur le plan académique, ce type de transmission demeure un mode très peu étudié au vu du développement important, ces dix dernières années, des recherches sur le thème de la transmission, alors qu’une entreprise sur trois est reprise par d’anciens salariés (Oséo, 2005). Deux modalités distinctes de reprise ont été examinées sous forme de rachat d’entreprise par les salariés via la création de société holding (Estève, 1997) et de Scop (Barbot et al., 2010 ; Huntzinger, Jolivet, 2010). La formule coopérative, en plein développement avec 248 créations en 2012 dont 10 % de transmissions d’entreprise saine [3], contre 175 par an en moyenne sur les dix dernières années, est devenue une stratégie prioritaire du mouvement coopératif.

Notre interrogation porte sur les spécificités d’une telle transformation, à la fois patrimoniale et managériale. L’adoption du nouveau statut de coopérative exige non seulement le rachat de l’entreprise par tout ou partie des salariés devant détenir plus de 50 % du capital social, mais aussi la désignation par ceux-ci du dirigeant pour succéder au cédant, ainsi que leur participation à la gestion sur une base démocratique (www.les-scop.coop). Suite à nos premières investigations, il se révèle que le processu de transmission ne se réalise qu’avec un accompagnement étroit des experts du mouvement Scop, qui semblent jouer un rôle clé auprès des acteurs internes impliqués au sein de l’entreprise. Alors que dans une transmission de PME familiale ou à un tiers, c’est surtout la relation entre le cédant et le successeur-repreneur qui domine et détermine le bon déroulement du processus, nous sommes confrontés ici à l’intervention de plusieurs types d’acteurs (cédant, successeur, salariés, experts du réseau Scop) aux motivations différenciées a priori, mais dont le but commun est de créer une coopérative. En conséquence, notre problématique est de comprendre la construction d’un tel projet, d’en analyser le processus et de mettre en évidence les facteurs de son succès, ce qui nous amènera à identifier les rôles respectifs des acteurs au cours de cette transformation en Scop en distinguant le transfert de direction de celui de la propriété.

Pour mener cette recherche, nous avons choisi une méthodologie qualitative (Wacheux, 1996), qui nous a semblé la plus cohérente avec notre démarche exploratoire, fondée sur une collecte de données de terrain afin de faire émerger les caractéristiques de l’objet d’étude. Ainsi, dans un premier temps, nous avons procédé avec le soutien de la Confédération générale des Scop (CGScop) à l’étude approfondie d’un cas (Yin, 1994) en interrogeant les acteurs internes de l’entreprise (cédant, successeur et salariés). La reprise de Besné Mécanique (BM) par ses salariés est considérée comme une réussite et a valeur d’exemple au sein du mouvement coopératif. Ce travail a été complété par plusieurs entretiens avec des responsables régionaux du réseau coopératif chargé de la mise en oeuvre des transmissions de PME en Scop. Ces différents matériaux issus des discussions ont été intégralement retranscrits, analysés dans leur contenu et interprétés au regard des travaux existants sur la modélisation des processus de transmissions d’entreprise (dont Hugron, 1991) et sur les facteurs clés de succès (notamment Deschamps, 2003), ainsi qu’à l’aune de concepts issus des théories néo-institutionnalistes de la firme et du comportement des agents économiques (dont Williamson, 1986). Compte tenu de la pluralité des acteurs, nous avons opté pour une présentation chronologique du processus observé, impliquant d’abord le pôle dirigeant en raison de la primauté de son rôle dans l’initiation, puis le pôle sociétariat, base de la constitution de la coopérative [4].

Origine et déroulement du processus : vue du pôle dirigeant

Trois types de transmission sont identifiés par ordre de préférence pour les cédants : la transmission au sein de la famille, aux salariés de l’entreprise cible ou à des tiers (Cadieux, Brouard, 2009). La reprise par les salariés est une solution rarement mise en oeuvre dans les entreprises familiales (De Freyman, Richomme-Huet, 2010) et le choix de transmettre sous forme de Scop demeure encore aujourd’hui une solution peu usitée.

Le transfert de direction

Le cas étudié est une entreprise familiale pour laquelle aucune issue filiale ne pouvait intervenir. Le mandataire (expert-comptable) contacté pour rechercher des candidats à la reprise en a trouvé deux très intéressés, mais avec un projet (arrêter une partie des activités) qui ne plaisait pas au cédant : « Ça ne va pas aller ; je ne peux pas partir contre un chèque, quitter l’entreprise comme ça, ce n’est pas possible. » Dans le cas de Besné Mécanique (BM), lorsque le mandataire a évoqué la possibilité d’une Scop, la première réaction du cédant a été la défiance : « Pour moi, alors, les Scop tout de suite dans ma tête : Scop égale entreprise en difficulté. » Il décide pourtant de faire confiance au mandataire et se laisse convaincre par les arguments des conseillers de l’union régionale des Scop de l’Ouest. Ce contact a été déterminant dans la décision du cédant, dont le style de management, d’une part, et la priorité qu’il accorde au transfert de la direction à un successeur potentiel, d’autre part, constituent les deux éléments de base du déclenchement du processus de transmission en Scop.

Si, à l’origine, la gestion chez BM était très centralisée, au cours des années le cédant avait développé des relations privilégiées avec le personnel. Celles-ci allaient au-delà des simples relations cordiales d’usage, pour prendre la forme d’un premier niveau de participation des salariés, tenus régulièrement informés. La confiance qui s’est instaurée entre le dirigeant et le personnel a été cruciale au moment de la transformation en Scop. De plus, l’absence de successeur familial avait poussé le dirigeant à embaucher au préalable un salarié comme directeur de production pour éventuellement lui succéder. Au premier niveau de participation du personnel est donc venu s’ajouter un second, plus conséquent, résidant dans la consultation régulière de ce successeur pressenti, considéré comme un intrapreneur (Estève, 1997).

Or, les propriétaires dirigeants de PME recourent peu à la gestion participative, qui se résume en trois verbes : « informer, consulter, mobiliser » (Perron, 1997, p. 35). Les experts du mouvement Scop déclarent : « Nous n’allons pas persuader le cédant qu’il y a une solution coopérative lorsque c’est lui qui fait tout. » La conception de la gestion des ressources humaines par le dirigeant repose, selon Mahé de Boislandelle (1998, p. 71), sur la confiance à l’égard du personnel et sur la volonté de partage des pouvoirs et des revenus. Ce point de vue est confirmé par les conseillers Scop : « Il est difficile de transmettre à ses salariés, car cela implique de mettre tout sur la table. » Le dirigeant de PME joue un rôle central dans l’adhésion du personnel à tout projet de changement (Colot, Dupont, 2007). Le profil du cédant (Bah, 2006) et son comportement influencent le processus de transmission et son issue. Ainsi, l’entreprise est plus facile à transmettre lorsque le dirigeant a associé ses salariés à la gestion et au mode de fonctionnement de celle-ci, ce que le cédant de BM avait amorcé avec « informer et consulter », créant les conditions du « mobiliser » à venir, en prévoyant et en planifiant, en outre, son départ. Estève (1997) estime qu’« une politique de GRH qui valoriserait les salariés et adopterait un management participatif serait de nature à favoriser le maintien ou l’émergence de salariés capables d’assurer le relais managérial » (p. 166). Cet auteur explique la nécessité pour les chefs d’entreprise d’être proactifs en adoptant une gestion des ressources intrapreneuriales à même de faciliter le succès du rachat de l’entreprise par les salariés.

Le transfert de la direction est aussi une préoccupation prioritaire pour le cédant. Tout d’abord, cinq ans avant la reprise effective de BM, le cédant avait recruté L. A. en qualité de responsable de production. Il le sollicitait fréquemment dès 2002 de manière informelle. Ce choix répondait à son souci de continuité en termes de produits, de clients et de partenaires (Bah, 2006, p. 70) et à son objectif de limiter les problèmes de transition. Cette candidature interne offrait aussi l’avantage d’une parfaite connaissance du fonctionnement de l’entreprise et des salariés (Bah, 2006, p. 122). Mais si L. A. était prêt à envisager le transfert de direction, il ne voyait pas de solution au transfert de propriété : « Vu la taille de l’entreprise, ce n’est même pas la peine de l’imaginer ; c’est des moyens financiers inabordables, et je n’ai pas les moyens en fait de reprendre cette entreprise [5]. » Plusieurs options ont été successivement envisagées : une transmission familiale, une transmission interne à un salarié, une vente à un tiers extérieur et, finalement, une transformation en Scop. Cela confirme qu’une approche globale de la transmission, comportant la succession et la reprise dans le processus, voire une analyse intégrée du « phénomène successoral » (De Freyman, Richomme-Huet, 2010), est la plus pertinente et permet d’ouvrir les perspectives à l’étude de différentes modalités (Barbot, Richomme-Huet, 2007 ; Cadieux, Brouard, 2009).

Dans le cadre d’une Scop, le dirigeant successeur n’étant pas l’actionnaire principal, il semble opportun de distinguer le processus de transfert de propriété de celui de direction, susceptibles d’être non simultanés. La présence en interne du dirigeant pressenti constituait déjà un facteur facilitant d’adhésion à l’option Scop, qui permettait de résoudre le problème du rachat de l’entreprise. « Il faut avoir toutes les compétences en interne ou sinon il faut faire un recrutement extérieur » (experts Scop). Finalement, le transfert de propriété aux salariés a été réalisé en douze mois (2004) et s’est terminé avant celui de direction, qui, d’une durée plus longue (trois ans ; voir en annexe), a effectivement été initié très en amont.

Certains modèles de processus de succession familiale (Hugron, 1991 ; Cadieux, Lorrain, 2002) et, dans une moindre mesure, de reprise externe (Deschamps, 2003 ; Picard, Thévenard-Puthod, 2004) ont l’intérêt de définir des phases clés. Ils peuvent convenir au cas étudié avec des adaptations concernant la préparation des salariés et l’ordre des étapes. En retenant la distinction entre les deux transferts, Cadieux et Brouard (2009) proposent un nouveau modèle de transmission de la direction spécifique aux transmissions internes en quatre phases : planification stratégique, entente, cohabitation, transfert. Même si la première de ces étapes est nécessaire, elle doit être associée à la prise en compte du rôle de tous les acteurs dans l’évolution du processus.

Le rôle du réseau Scop

Il s’agit de déterminer la place particulière des experts du mouvement Scop au niveau des dirigeants, l’ancien et le nouveau, pour que ces derniers appréhendent les enjeux et découvrent les modalités d’une transformation en coopérative.

L’approche qualifiée tant par le cédant que par le successeur de « très professionnelle » des acteurs de l’union régionale des Scop de l’Ouest a été le premier facteur permettant de les convaincre et ainsi de faire aboutir le projet. En outre, selon la théorie du deuil mobilisée par Bah (2006), notre cédant serait un « cédant attaché » (p. 258) soucieux du sort du personnel, ce qui le rendait prédisposé à concevoir la formule Scop comme une solution satisfaisante. Le professionnalisme des experts Scop joint à cette prédisposition a conduit le cédant à leur fournir tous les éléments pour leur permettre de bâtir un projet détaillé et cohérent de reprise.

La détermination du cédant et la viabilité du projet présenté par les conseillers Scop ont été décisives pour convaincre le successeur. L’aspect élaboré des différentes facettes du projet (technique, financière, juridique) associé à une approche sociale va emporter sa décision. Enfin, le successeur, qui n’avait pas imaginé initialement d’assumer seul la direction, s’est senti soutenu par les acteurs de l’union régionale. Le réseau Scop, qui organise la formation des nouveaux dirigeants, assure le portage des projets aussi bien sur les plans juridique et financier que sur le plan managérial, et cet appui est ressenti comme fortement rassurant.

Concernant la prise de fonction du repreneur, elle nécessite une préparation et un accompagnement dans le cadre d’un « processus de socialisation repreneuriale » (Boussaguet, 2005) où la qualité de la période de transition est primordiale (Bah, 2009, p. 138). Dans le cas de BM, la période de « règne conjoint » (voir en annexe) a été déterminante, du fait de la présence du futur leader depuis cinq ans et du maintien du prédécesseur dans l’entreprise après l’adoption du statut de Scop fin 2004. Le cédant et le successeur travaillaient tous les deux durant cette période. Le successeur dirigeait et le cédant avait une tâche bien définie, mais cruciale pour le succès de l’entreprise : « Lui, il était le dirigeant, précise le cédant, moi, je ne faisais que la partie commerciale et devis. Je m’étais fixé un objectif de faire mon chiffre tous les mois. J’étais le seul au devis, donc ça se passait plutôt pas mal. » Alors que l’arrivée d’un repreneur extérieur peut susciter un rejet par le personnel après la reprise, le mode de fonctionnement d’une Scop implique l’adhésion préalable des salariés avant la transmission effective. Par conséquent, le successeur à la direction a dû se faire accepter par les salariés coopérateurs non plus en tant que directeur de production, mais en tant que nouveau PDG. A cet égard, les experts Scop ont pu intervenir, en même temps qu’ils engageaient les négociations avec les salariés pour le rachat de l’entreprise, parmi lesquels figuraient aussi des membres clés de l’équipe de direction.

Cette période de transition, qui a duré deux ans et demi, peut sembler très longue, mais le cédant nous explique que c’est la crédibilité du projet qui était en jeu : « Sinon un an… il n’y avait même pas de Scop. Et même les clients ; au début, certains m’ont dit : mais c’est quoi ton truc là, une Scop ? […] Ça ne va pas marcher, ce n’est pas possible, tout le monde va commander là-dedans. » Le meilleur des avocats reste le cédant, avec sa conviction fondée sur la confiance envers son personnel (dont le successeur désigné) et la solidité du dossier préparé par les experts Scop.

Dépossession, réorganisation

La fin de la période a été plus difficile pour lui, comme pour nombre de patrons de PME : « Les six derniers mois, je peux vous dire que ça a été très compliqué. Je n’en pouvais plus, parce qu’il m’avait retiré mes clients […]. Je me sentais moins utile, et c’était normal […] : j’étais dépossédé de mon jouet ; excusez-moi, je n’avais plus mon jouet. » On reconnaît dans ces propos la troisième phase du processus de deuil décrite par Bah (2009), dénommée « phase de désorganisation et de désespoir ». Cependant, le retrait du fondateur est d’autant plus aisé s’il dispose d’autres centres d’intérêt (Cadieux, Lorrain, 2002). Le désengagement, malgré son coût émotionnel et psychologique, du cédant de BM a en effet été facilité par l’existence d’un projet alternatif, la reprise d’une autre société, permettant à la quatrième phase du processus, de « réorganisation », de s’installer (Bah, 2009).

Un certain nombre de facteurs clés de la réussite, identifiés lors des travaux sur la transmission, sont manifestes dans le cas de BM, tels que la progressivité du changement de direction (Deschamps, 2003), la qualité de la relation entre les acteurs (Saint-Cyr, Inoussa, 2000) et le transfert des compétences et du savoir-faire managérial (Estève, 1997), fonction de la réciprocité de la confiance et surtout de sa perception par le prédécesseur et le successeur (Bayad, Barbot, 2002). L’existence de normes et de valeurs en commun facilite également l’instauration de la confiance, a fortiori pour une transmission extra-familiale (Picard, Thévenard-Puthod, 2004). Dans le cas de BM, la transition s’est bien réalisée progressivement et la différence de culture entre cédant et successeur a été en quelque sorte compensée par l’expérience partagée et par l’habitude de travailler ensemble, qui ont permis le succès de la transmission, malgré des visions différentes et le fait que « ce n’est jamais évident de prendre la place de quelqu’un d’autre, comme le souligne le successeur, il y a une notion de pouvoir quand même… ». La transmission du pouvoir lors de cette phase d’accompagnement (Deschamps, 2003) a favorisé une gestion en douceur des modifications d’organisation au sein de l’entreprise, engendrant une faible résistance au changement (Colot, Dupont, 2007) et une implication des salariés portés par l’élan du successeur dans ce nouveau projet.

L’acceptation du projet de Scop par ces derniers, qui oscillaient entre deux attitudes extrêmes – « Oui, c’est nous qui allons gérer la boîte ! » et « Mais on m’utilise parce qu’il n’y a pas d’argent pour racheter la boîte » –, non seulement implique une confiance mutuelle entre les trois acteurs – confiance entre cédant et successeur et entre dirigeant et réseau Scop – (Barbot et al., 2010), mais renvoie aussi à des mécanismes particuliers d’adhésion liés à la construction du sociétariat de la future coopérative.

La constitution du sociétariat des salariés

La transmission en Scop implique une double participation des salariés, tant sur le plan financier, avec le rachat des parts sociales, que sur le plan psychologique, avec l’engagement collectif sur le long terme dans la gestion de leur entreprise, lorsqu’ils deviennent sociétaires. Nous tenterons d’identifier les leviers de leur adhésion au projet coopératif et les conditions de la réussite de la transformation animée par le réseau Scop.

Freins et motivations à l’adhésion des salariés

La création de la Scop impose qu’un nombre suffisant de salariés acceptent d’investir leurs économies ou d’emprunter de l’argent pour le rachat de leur entreprise. Ils doivent comprendre les principes des réserves impartageables et d’une rémunération limitée de leurs parts sociales, qui ne seront remboursées à leur valeur nominale que lors de leur départ. Les coopérateurs n’ont en effet aucun droit de propriété sur le capital accumulé en réserves, ni sur les revenus futurs après leur départ. Les fruits de l’activité, les bénéfices, ne sont acquis que tant qu’ils travaillent dans la coopérative et après avoir décidé eux-mêmes chaque année de la répartition du profit entre réserves et distribution au-delà des obligations légales.

Les études théoriques sur les firmes autogérées offrent quelques clés pertinentes (Furubotn, Pejovich, 1970 ; Bonin, Putterman, 1987) pour expliquer que des salariés s’investissent, ou pas, financièrement en souscrivant les parts du capital social. Au centre du débat se situent les problèmes de l’« horizon économique » de chaque salarié et du « facteur d’escompte psychologique », traduisant une certaine préférence pour le présent (statu quo de simple salarié) par rapport à un futur incertain et éloigné. Si l’horizon temporel du salarié est réduit (départ à la retraite, mutation du conjoint), il n’adhérera pas au projet coopératif, en dépit de l’intérêt moral qu’il peut avoir. S’il pense avoir l’opportunité de trouver un emploi similaire ailleurs, le salarié préférera que la formule Scop ait « fait ses preuves » avec ceux qui se sont engagés. Un jeune salarié peut avoir un horizon temporel dans l’entreprise favorable à une adhésion, mais ses ressources financières limitées (difficultés économiques, projet immobilier) le rendront réticent à s’engager financièrement. S’il se dit tout simplement « Pourquoi je devrais racheter mon droit de travailler dans cette entreprise en souscrivant des parts sociales d’un rapport financier très réduit ? » (experts Scop), l’explication plus approfondie des avantages liés au statut de sociétaire devient nécessaire.

Limiter l’incertitude

Par conséquent, il est important d’évaluer le profil des employés avant de mettre en place l’accompagnement adéquat à la transformation. Tous ne deviendront pas sociétaires, mais il en faut un nombre suffisant pour que le management coopératif fonctionne et que la charge financière par personne soit raisonnable. Dans le cas contraire, le projet de transformation de la PME en Scop risque fort d’être compromis. Chez BM, fin 2004, la moitié des soixante salariés entrait dans le sociétariat. Le contexte socio-économique a joué ici un rôle déterminant : « L’attitude des salariés à l’époque, qui était “On va préserver notre emploi en s’investissant dans la Scop”, correspondait aussi à l’ambiance générale, à savoir risques de démantèlement et de perte d’emploi », rappelle le successeur.

Cette capacité d’investissement peut toutefois être entravée par un certain nombre de freins potentiels identifiés dans le cadre des théories contractualistes (Williamson, 1986). Le principe de rationalité limitée appliqué à notre cas prédit que les salariés sollicités pour une transformation en Scop et brusquement submergés par des informations nouvelles relatives au changement de situation risquent de renoncer à s’engager en formulant des stéréotypes de défiance vis-à-vis du modèle coopératif, du genre : « On ne veut pas travailler dans un kolkhoze ; […] l’autogestion, c’est une entreprise sans patron, et c’est la pagaille » (experts Scop). L’hypothèse de rationalité limitée implique aussi l’existence d’une information imparfaite et asymétrique, qui risque de créer un climat d’incertitude radicale provoquant le repli et l’absence d’engagement : c’est le cas a priori entre le personnel et le dirigeant de la PME soutenu par les conseillers du réseau Scop. Le principe d’opportunisme peut également jouer en défaveur de l’acceptation du statut coopératif, qui présuppose une mise en commun des intérêts de chacun. Néanmoins, la notion d’« opportunisme limité » proposée par Brousseau (1996) exprime qu’une stratégie opportuniste n’est pas forcément gagnante, du fait des risques qu’elle comporte (mise à l’écart du groupe, éviction). Or, dans le cas de BM, aucun clivage entre sociétaires et non-sociétaires n’a été observé et le nouveau dirigeant interrogé, qui ne connaissait pas le nombre exact de sociétaires, concevait son management au quotidien sans faire de distinction. Ce serait plutôt l’aversion pour l’incertitude qui pousse ainsi la personne à s’engager afin surtout de pérenniser son emploi.

La confiance nécessaire

Cependant, ces théories ne prennent pas en compte la relation humaine, qui prévaut dans ce type d’engagement et qui repose sur la confiance : comment le salarié est-il prêt à faire confiance à autrui, en l’occurrence ses collègues ayant aussi choisi le sociétariat et le dirigeant pressenti le cas échéant ? La transformation en coopérative implique un changement de statut et de rôle. Des salariés vont devenir non seulement des copropriétaires, mais aussi des co-entrepreneurs devant choisir parmi eux leur nouveau PDG et leurs représentants au conseil d’administration. La question centrale est alors celle du « transfert » de confiance en leur patron-cédant vers le nouveau leader : « Si le patron est d’accord, c’est que c’est une bonne solution pour tous […]. Le futur PDG, on le connaît depuis longtemps ; il travaille ici avec nous et on lui fait confiance » (salarié). Ainsi, la hiérarchie de l’entreprise est maintenue et respectée. Reste à trouver, parmi tous les salariés, ceux qui voudront bien s’engager davantage que comme simples associés et se porter candidats à l’élection au conseil d’administration, afin de constituer un groupe de personnes motivées et compétentes, « noyau dur » sur lequel le futur dirigeant pourra s’appuyer. « Certains s’y voient bien, d’autres sont à convaincre, mais chacun doit trouver sa place dans la nouvelle entreprise » (experts Scop).

Le processus d’instauration de la confiance a été initié par le cédant de BM, qui a joué un rôle particulier dans l’approche des salariés, ainsi que par les accompagnants du réseau Scop, qui ont été également très présents pour expliquer le projet. Enfin, le successeur a aussi joué un rôle clé, car pour les salariés il incarne l’avenir de l’entreprise : « C’est lui (le cédant) qui effectivement a amené le projet, et moi, je l’ai validé derrière. Il a été très important pour eux (les salariés) que je le valide, bien sûr, parce que j’étais le pressenti pour reprendre la direction. »

La confiance des salariés dans le projet a donc été rendue possible grâce à l’implication des trois acteurs à l’initiative du projet – cédant, conseillers Scop, dirigeant successeur – dans la démarche de les convaincre (Barbot et al., 2010). Cela confirme le point de vue de Servet (1994), à savoir que la confiance, inscrite dans l’histoire de la relation entre les hommes, repose sur des proximités (territoriales, professionnelles…) qui constituent une forme de garantie contre l’opportunisme. Or, dans cette PME, existaient des conventions sociales établies entre salariés et entre eux et leur patron composant la base de la confiance tacite et personnelle : respect, partage d’informations, convivialité. Celle-ci va se combiner avec la confiance organisationnelle vis-à-vis de la nouvelle coopérative, fondée cette fois sur des règles et des engagements implicites et explicites (Reynaud, 1998).

Le rôle pivot du réseau Scop

La confiance organisationnelle consiste à croire à la pérennité de l’entreprise sous forme de coopérative. Elle se construit à la fois sur des éléments techniques et des normes sociales qui tendent à réduire l’incertitude et se fondent sur les nouvelles règles de fonctionnement de l’organisation.

Le rôle des conseillers du réseau est déterminant pour lever les freins à la transformation et créer une dynamique positive. Leur positionnement est toujours de représenter les intérêts des salariés vis-à-vis du cédant et de négocier pour eux le rachat de l’entreprise afin de trouver le meilleur équilibre entre les deux parties. Leur intervention permet d’éviter au cédant, assisté généralement de son seul expert-comptable, un face-à-face délicat avec ses salariés. Ils doivent souvent le convaincre que le prix demandé est trop élevé et l’amener à faire des concessions sur la valorisation, afin qu’elle soit compatible aussi avec les moyens financiers des repreneurs. Dans le cas de BM, avec la reprise en Scop (2,15 millions d’euros), le cédant a accepté un prix inférieur à celui qu’aurait procuré la vente aux candidats qui s’étaient présentés (2,5 millions d’euros). Cet effort financier, complété par un crédit-vendeur (un tiers du montant sur six ans) suite à la défection d’une banque au dernier moment, il l’a consenti pour assurer la pérennité de l’entreprise qu’il a créée et éviter un redécoupage des activités : « C’était son bébé depuis plus de vingt ans et ça représentait quelque chose pour lui de manière plutôt affective aussi » (le successeur). Par ailleurs, il s’agit d’obtenir que les salariés qui adhèrent perçoivent bien les retombées positives de leur engagement.

Information et formation des salariés

L’accompagnement s’est traduit par la mise en oeuvre d’un véritable plan d’information et de formation des salariés pendant une période d’environ dix-huit mois, ponctuée de phases de négociation. L’ensemble de la démarche en vue de la construction de la Scop BM s’est structurée en trois étapes.

La première, préalable à la constitution de la coopérative, a concerné la procédure de choix du dirigeant. Lorsqu’il existe un potentiel en interne, comme dans notre cas, l’avis des conseillers de l’union régionale représentant les salariés coopérateurs contribue à sa validation lors du vote par les sociétaires : ici, le successeur a été incité à être plus communicatif. Mais lorsqu’il est nécessaire de recruter le dirigeant en externe, il y a une mise en place, là encore avec l’appui du réseau, d’un comité de pilotage des sociétaires, qui devront valider ou non les candidats. Ces derniers doivent avant tout comprendre le projet coopératif : « Il faut que le courant passe bien entre le futur PDG et les salariés […], explique les experts Scop. Certains candidats “se grillent” dès le premier entretien ! »

La deuxième étape a été la rédaction de la lettre d’intention de reprise au prix négocié établie au nom des salariés. La présentation du modèle coopératif à l’ensemble du personnel a permis de réduire l’asymétrie d’information et de susciter une attitude positive par rapport au changement proposé. Il convenait de rassurer les salariés sur le fait que leur travail au quotidien ne changerait guère et de les préparer à endosser un nouveau rôle en devenant associés. Pour le cas de BM, le cédant témoigne de la difficulté de convaincre et du rôle des acteurs du mouvement Scop : « Et puis, petit à petit, les gens des Scop ont fait leur travail, mais ça a été compliqué, parce que du jour au lendemain les gens que vous avez employés et qui vous ont fait confiance vont être obligés de payer pour travailler ; parce que c’est la première idée qui vient à l’esprit. Ce n’est pas évident, parce qu’ils n’ont rien demandé. Ils ont juste demandé à être salariés de l’entreprise, c’est tout. » La connaissance du principe de fonctionnement d’une Scop confortée par celle de leur entreprise fut le premier pas vers la constitution de la confiance organisationnelle.

La troisième étape a consisté à rédiger le protocole juridico-financier. L’explication aux salariés du montage proposé par le réseau Scop est capitale pour réduire le sentiment d’incertitude et échapper au mécanisme de rationalité limitée, en renforçant le lien de confiance avec les conseillers du réseau. Une session d’information avec les familles des salariés se révèle aussi indispensable : la ou le conjoint, qui participe aux réunions, doit signer le protocole. La négociation des clauses de ce dernier est déterminante, en particulier en cas de désistement d’un financeur, comme ce fut le cas chez BM. Au final, il y a eu un vote des salariés pour approuver le plan de reprise, une fois obtenue la garantie des organismes financiers complémentaires spécifiques au réseau.

Ethique d’économie sociale

La sécurisation du processus s’est poursuivie avec l’adhésion de la nouvelle coopérative à l’union régionale et à la CGScop. Elle a permis, durant la période de transition, l’accès des salariés à toutes les formations organisées pour accompagner les coopérateurs dans leur nouveau rôle : pour les salariés coopérateurs, les modules d’initiation à la vie coopérative, et pour les administrateurs, y compris le dirigeant, plus spécifiquement les modules de formation au management. Il s’agit de promouvoir « une forme d’entrepreneuriat collectif » conduisant, comme l’ont montré Mathé et Rivet (2010, p. 22), à une véritable « stratégie collective spécifique aux Scop », qui s’appuie sur un réseau marqué par ses valeurs. Ces formations constituent un événement fédérateur de la confiance organisationnelle fondée sur l’introduction des nouveaux principes de fonctionnement, notamment le débat participatif et le mode de décision démocratique « Une personne égale une voix », et sur de nouvelles valeurs de coopération et de solidarité en lieu et place des « valeurs capitalistes d’enrichissement individuel » (Mathé, Rivet, 2010, p. 23) caractérisant l’entreprise avant sa transformation.

Ainsi, l’émergence d’un ensemble de représentations communes aux différents participants a pu se construire autour du projet coopératif et de l’« éthique de l’économie sociale ». Cet ensemble de référents communs et de valeurs partagées, hors de l’univers du calcul économique observé par Williamson et distancié de la culture de l’entreprise préexistante, est un vecteur puissant de la relation de confiance, qui a besoin de temps, mais d’un temps « rempli » sur le plan social et organisationnel. Celle-ci s’établit à travers un processus d’apprentissage mutuel qui naît de la coopération entre les individus au cours de la période des négociations et de la phase de transition dans le processus de transmission, moments spécifiques qui « augmentent la chance de réussite d’une coopération » (Lorenz, 1996, p. 506). Elle s’appuie aussi sur le fort sentiment d’appartenance lié à l’histoire de BM, qui a facilité la création de nouvelles proximités entre les individus. La confiance organisationnelle a permis ainsi aux acteurs de se projeter dans l’avenir et de créer des irréversibilités (Reynaud, 1998) autour d’une volonté collective offrant des perspectives d’évolution des activités et de l’emploi associées à une gouvernance démocratique.

Conclusion

Au terme de l’analyse de ce cas, combinée aux témoignages d’expérience des conseillers Scop, nous pouvons mettre en évidence des spécificités et des conditions de la réussite de la transformation d’une PME saine en Scop. Celle-ci peut se décomposer en deux phases.

En amont, il apparaît que l’existence de facteurs situationnels ou expérientiels, identifiés par Meier (2002), est déterminante : le profil et la motivation du cédant, soucieux avant tout de la pérennité de son entreprise et du sort de son personnel, ainsi que la détection de l’existence d’un mode de management déjà « participatif » [6], germe de l’instauration d’une confiance réciproque. Mais, en outre, le regard du patron de la PME sur son personnel qu’il estime capable de gérer son entreprise après son départ conditionne son adhésion, indispensable au projet coopératif. L’identification d’un successeur potentiel comme nouveau dirigeant en interne, bien avant la transmission, et d’un noyau de salariés prêts à s’engager permet aux acteurs de reconnaître leurs compétences mutuelles, de s’apprécier et d’initier la transformation. La particularité réside dans l’intervention des conseillers du réseau régional des Scop dans leur mission d’information et de conseil des acteurs dirigeants, pour promouvoir le projet et convaincre grâce à leurs compétences de gestionnaires. Leur rôle ne se limite pas à renverser l’image réductrice des Scop, assimilées à des entreprises en difficulté. Ils doivent convaincre de la pertinence du modèle coopératif et rassurer par leur appui technique et moral.

En aval, il apparaît que le processus de construction de la Scop se décline dans une triple dimension. La première concerne la transmission progressive des savoir-faire entre les deux acteurs dirigeants et la gestion en douceur des changements d’organisation jusqu’au retrait définitif du cédant. Elle est fonction de la qualité de leur relation interpersonnelle fondée sur la réciprocité de la confiance, de leur capacité de compenser la différence de culture par l’expérience partagée et de leur aptitude à ajuster leurs visions de l’entreprise. La deuxième est relative aux leviers de l’adhésion des salariés au projet coopératif. Les conditions de la participation de ces derniers au rachat de l’entreprise résident autant dans leur motivation personnelle que dans leur capacité à transférer la confiance qu’ils avaient dans leur dirigeant vers le nouveau leader pressenti et dans leur « croyance » dans le nouveau modèle. Les rôles combinés du cédant, du leader pressenti et des acteurs du réseau Scop sont essentiels pour expliquer les enjeux aux salariés. La troisième dimension se rapporte au professionnalisme du réseau qui rend effective la transformation définitive en Scop. Les conseillers, véritables partenaires pour chacun des acteurs internes, jouent un rôle incontournable dans l’accompagnement du processus et dans l’émergence d’une nouvelle culture d’entreprise fondée sur les valeurs coopératives.

Ainsi, la relation binaire classique cédant-repreneur cède ici la place à une relation de type « tétraèdrique » (Barbot et al., 2010), avec trois premiers sommets figurant les acteurs internes, cédant-leader, successeur et salariés. Le quatrième, le réseau Scop, agit auprès de chaque acteur interne suivant des étapes bien définies. La dynamique de cette figure est basée sur le rôle spécifique des délégués du réseau, pas totalement neutres puisqu’ils doivent représenter les intérêts des salariés vis-à-vis du cédant, tout en agissant par leur professionnalisme pour favoriser la confiance, ingrédient central indispensable au projet collectif, caractéristique de la coopérative.

L’analyse du cas de BM présente les limites inhérentes à toute recherche exploratoire. De nouveaux cas sont en cours d’étude, pour tester la validité des premiers enseignements. Il s’agit d’obtenir une vision exhaustive de ce type de transmission, encore peu usité, mais appelé à se développer davantage dans un contexte de crise des successions d’entreprises où la formule coopérative peut répondre à un besoin d’entreprendre autrement.