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Les entreprises sociales d’insertion par le travail s’adressent à des publics considérés comme éloignés des conditions d’accès à un emploi ordinaire. Elles relèvent de l’économie sociale et solidaire (ESS), en raison de la finalité sociale de leurs activités. Objets de mise en tension entre politiques publiques et sphère éclatée de la société civile (Eme, 2005), elles se caractérisent par des gouvernances qui associent les dimensions tutélaire, marchande et partenariale (Enjolras, 2005).

Leur évolution dans l’espace européen semble conforme à la stratégie du Conseil européen de Lisbonne (mars 2000), qui promeut les politiques nationales d’emploi de type workfare et repose sur une corrélation entre diminution du chômage et accroissement de l’offre de travail. Il en résulte que leur performance sociale se prête à une évaluation chiffrée et comparative, pilotée par des indicateurs réduisant leurs effets à des sorties vers l’emploi (employment). Cette forme de gouvernance concurrentielle, qui consacre le primat de la dimension marchande, peut cependant être infléchie par l’autonomie stratégique de ces mêmes entreprises, souvent associatives, et leur participation à des réseaux territoriaux (Laville, 2010). L’échelon des territoires permet ainsi d’observer de nouvelles formes de gouvernance partenariale territorialisée (Gianfaldoni, 2011), à même de flexibiliser la notion d’employabilité.

Notre recherche comparative approche deux territoires, la Communauté autonome basque (CAB) et le Pays basque français (PBF), qui s’inscrivent dans des contextes nationaux d’Etat-providence distincts. Dans le cas espagnol, on se situe dans un contexte d’Etat-providence propre aux régimes méditerranéens, selon une combinaison dans laquelle l’intervention de l’Etat est plus tardive et l’espace marchand plus prégnant. La spécificité espagnole dans le régime méditerranéen en matière d’action sociale (mix welfare) révèle une contention de l’action publique au profit de l’intervention privée (Rodriguez Cabrero, 2008). Dans le cas français, la construction historique d’un Etat-providence solide a généré une forte présence tutélaire dans le secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE). Influencée à ses débuts par des mobilisations associatives affichant la prévalence de l’empowerment, son évolution marchande a ensuite accompagné l’affaiblissement de l’Etat social (Eme, 2010).

Nous formulons l’hypothèse que, pour les deux territoires étudiés, ce secteur est aujourd’hui fortement influencé par des logiques tutélaires et marchandes faisant prévaloir l’employment à travers des évaluations quantitatives. Dans un tel contexte, notre recherche (encadré 1) essaye de comprendre si les modèles territoriaux en présence font émerger des formes de gouvernance partenariale associant de nouveaux acteurs et confortant la finalité sociale du secteur (encadré 2, infra).

La démonstration est ordonnée en trois étapes. La première vise à comprendre l’ordre institutionnel autour des quatre principales fonctions caractérisant ces entreprises. Il s’agit de décrire l’organisation et les rapports institués entre acteurs publics et privés du secteur. Deux systèmes différenciés s’en détachent : une vision intégrée en CAB et un ensemble très diffracté en PBF.

La deuxième interroge la prégnance de la dimension marchande dans l’activité de ces entreprises sociales et la vision qui en résulte quant à leur finalité. Entre une adaptation contrariée (notamment en PBF) et une ambition assumée (CAB), les acteurs hésitent entre résistance et adhésion à une approche d’abord marchande qui privilégierait des critères quantitatifs au service de l’employment en tant que visée ultime. Nous étudierons en quoi la construction d’un tel continuum sert ou trahit la finalité de ces entreprises.

La dernière étape analyse les gouvernances territoriales qui s’expriment autour de ces entreprises sociales d’insertion ou qui traitent, plus généralement, des problématiques d’insertion sociale et professionnelle de publics en difficulté.

Finalement, les gouvernances partenariales qui s’élaborent sur chacun des territoires, dans un entre-soi d’acteurs « légitimés », avec leurs absents repérés, dépendraient-elles d’abord d’arbitrages imposés par les lois du marché ?

L’ordre institutionnel : une question de lisibilité

Les entreprises sociales d’insertion font intervenir quatre fonctions :

  • la prescription, qui consiste à orienter des personnes relevant de critères définis par l’administration vers ces entreprises ;

  • la production, clé de voûte du système permettant de réaliser grâce à un support d’insertion (une activité productrice de biens ou de services) l’accompagnement des personnes en vue d’une meilleure employabilité ;

  • le financement public, nécessaire à l’équilibre financier des entreprises ;

  • la représentation de ces mêmes entreprises au sein d’entités qui les regroupent.

La comparaison des deux modèles fonctionnels met en évidence leur forte asymétrie.

Les modèles fonctionnels : entre concentration et diffraction

Le modèle de la CAB se distingue par sa concentration. Le gouvernement régional basque dispose, aujourd’hui, de l’ensemble des compétences publiques mobilisées auprès des entreprises : la politique d’assistance (welfare), qui assure un revenu minimum aux personnes sans emploi et sans ressources, lui permettant de remplir la fonction de prescription des publics ; les politiques actives de l’emploi, facilitant la rencontre entre offre et demande d’emploi ; la politique de développement économique, en vertu de laquelle il peut aider financièrement les entreprises en tant qu’entités économiques. Cette concentration est le résultat d’un processus de décentralisation marqué par les aléas des alternances politiques sur le plan national et régional, finalement abouti en 2011.

Elle se vérifie également pour le réseau associatif Gizatea. La création récente (2007) de ce dernier est venue accompagner le développement des entreprises d’insertion dans les années 2000. Gizatea est issu de Red de redes de economía alternativa y solidaria (Reas), réseau qui rassemble l’ensemble des organisations de l’ESS, tant à l’échelon régional que national. Il a constitué l’interlocuteur permanent de la CAB lors de la conception du cadre normatif en vue de la qualification des entreprises d’insertion. Ces dernières lui reconnaissent une légitimité forte, ce dont témoigne leur intérêt pour assumer une responsabilité au sein de son bureau ou leur déception lorsqu’elles en sont écartées.

Diffraction en Pays basque français

Le modèle du PBF se caractérise par une très forte diffraction. Celle-ci se repère d’abord au regard de la répartition des compétences en matière d’insertion par l’activité économique entre l’Etat et les collectivités territoriales. Nous pouvons y observer une compétence « développement économique », partagée entre l’Etat, le conseil régional d’Aquitaine et le conseil général des Pyrénées-Atlantiques, des politiques de l’emploi qui relèvent de l’Etat à travers le Pôle emploi, et une politique d’assistance, qui incombe principalement au conseil général. Dans cet ensemble éclaté, la fonction de prescription est assumée par trois organismes, chacun privilégiant des catégories spécifiques de publics. L’appui financier aux entreprises sociales se répartit entre l’Etat, le conseil régional et le conseil général, en fonction d’objets distincts (investissement, accompagnement technique ou socio-professionnel…), mais aussi de publics spécifiques (bénéficiaires ou non du revenu de solidarité active [RSA]…).

Le caractère disjoint apparaît encore plus nettement en matière de représentation de l’IAE. Il existe une organisation à l’échelon aquitain (Groupement aquitain des réseaux de l’insertion par l’activité économique, Garie) qui rassemble, à une exception près, toutes les familles de l’IAE. Le droit français distingue en effet cinq formes, dont les différences traduisent aujourd’hui autant la profondeur historique des mobilisations militantes qui leur ont donné naissance (path dependence, Pierson, 2000) que leur difficulté à s’envisager porteuses d’un combat commun. Seuls les ateliers et chantiers d’insertion (ACI) ont pu se fédérer à l’échelon départemental au travers d’un collectif (Caci 64), qui remplit plus un rôle de lobbying que de soutien aux entreprises. A l’échelon du Pays basque français, cinq ACI, deux entreprises d’insertion (EI), une association intermédiaire (AI), une entreprise de travail temporaire d’insertion (Etti) et un groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (Geiq) ne disposent d’aucune représentation spécifique et coopèrent faiblement. Seules les logiques intra-résiliaires (ACI) ont pu favoriser des rapprochements et le partage de compétences. Ici, la faible densité associative, qui s’inscrit de plus à l’horizon de clivages et de réseaux limités de confiance (Coleman, 1988), participe à une identification territoriale difficile de l’IAE.

L’organisation d’un triptyque d’acteurs entre incrémentalisme et dépendance au sentier

Au sein de cet ordre opposant concentration à diffraction, les acteurs publics, les réseaux et les entreprises évoluent selon des logiques dans lesquelles se mêlent une approche pragmatique, souvent dictée par la disponibilité des moyens financiers, et une vision dépendante des contextes historiques où l’ESS et l’IAE ont pris naissance.

En Communauté autonome basque, l’environnement institutionnel en voie d’européanisation des années 90-2000 a eu un impact déterminant pour l’émergence des entreprises d’insertion et leur structuration en réseau. Le Fonds social européen a été mobilisé par les entités promotrices [1] et a facilité la création d’une douzaine d’entreprises dans les années 2002-2004, au moyen d’un programme de formation des gérants et de la diffusion d’outils communs. Il a permis dans un second temps (2005-2007) de renforcer l’inter-coopération entre entreprises, ce qui a débouché sur la création du réseau Gizatea.

Gizatea est rattaché à la Fédération nationale des entreprises d’insertion, dont il assure le secrétariat, et, à travers elle, aux autres organisations européennes de même nature. Il s’est structuré en tant que ramification d’un réseau préalablement constitué et fédérant l’ensemble des acteurs de l’ESS en Communauté autonome basque. Ici, l’ESS, clairement identifiée, s’avère capable de se rassembler, malgré la diversité de ses composantes, tant dans leurs spécificités statutaires (coopératives, sociedades laborales, associations…) que dans l’orientation de leurs activités.

Dans le cas du Pays basque français, l’insertion par l’activité économique bénéficie d’une antériorité, au regard de l’ESS. L’éclatement des cinq familles qui la composent est le reflet d’une genèse où la mobilisation militante a accompagné, voire devancé, les politiques publiques en France, dès les années 80. Le Garie illustre bien cette histoire, où la mobilisation associative a été rejointe, voire contrainte par l’action publique. Cette organisation de création récente (2008) est davantage le résultat d’une pression des pouvoirs publics (conseil régional notamment), au regard de l’éclatement des réseaux préexistants, que l’expression d’une volonté portée par les acteurs eux-mêmes. Ces derniers étaient et sont toujours rattachés à des associations nationales (chantiers-écoles, Comité national des entreprises d’insertion [Cnei]…), exprimant ainsi une fidélité à leur affiliation historique. Les réseaux associatifs, récemment et partiellement intégrés à l’échelon régional, souffrent d’une absence de visibilité à l’échelle du Pays basque français.

L’Etat, mais aussi le conseil régional et le conseil général ont dégagé de longue date des moyens financiers et humains au bénéfice de l’insertion par l’activité économique. Les politiques publiques prodiguent un soutien financier conséquent aux entreprises (70 % des ressources des ateliers et chantiers d’insertion), mais aujourd’hui, en raison de la forte présence tutélaire de l’Etat, orientée par les moyens financiers disponibles qui relèvent d’arbitrages régionaux, un frein est porté à la création d’entreprises nouvelles. Les acteurs publics déplorent, en Pays basque français, l’absence de création d’entreprises durant des années (notamment pour la catégorie des entreprises d’insertion) et expriment une difficulté à accueillir favorablement certains nouveaux projets, par manque de moyens. Dans cet ordre budgétaire incrémental (Siné, 2006), l’insertion par l’activité économique paraît doublement handicapée : elle ne peut s’appuyer sur une organisation propre qui la représente sur le plan territorial et elle n’est pas non plus intégrée dans des réseaux plus généraux de l’ESS. Elle a connu ici, une forme de reconnaissance publique plus tardive que dans le territoire voisin de la CAB. Le conseil régional a par exemple rééquilibré les moyens humains et financiers entre IAE et ESS au profit de cette dernière depuis peu et le conseil général a affecté des moyens humains et financiers à l’ESS depuis 2012. Maturations socio- politiques et socio-économiques se répondent en écho (Demoustier, Richez-Battesti, 2010).

Ensemble intégré ou dispositif peu lisible

Sur le terrain, en Communauté autonome basque, les entreprises d’insertion présentent une certaine homogénéité, en raison de leur appellation générique commune (empresas de inserción) et de leur adossement à des entités promotrices à forte notoriété dans l’accompagnement social ou le développement local. Elles relèvent souvent d’ensembles intégrés associant, autour des entités promotrices chargées d’une fonction assistantielle, l’orientation des publics (elles se définissent ainsi comme des centres collaborateurs de Lanbide, service public de l’emploi) et la gestion de centres de formation (pré-qualifiante, professionnelle).

Le Pays basque français offre une lisibilité difficile du dispositif d’ensemble, en raison d’une étanchéité entre familles d’insertion. Bien que celles-ci soient présentées par les acteurs publics comme des entités complémentaires pouvant relever d’un parcours complet d’insertion, leur réalité d’implantation et de fonctionnement dément cette articulation. D’une part, les territoires ruraux sont dotés uniquement d’ACI. D’autre part, les secteurs d’activité mobilisent des compétences (entretien des milieux naturels, services aux personnes, blanchisserie, restauration) qui ne facilitent pas la réalisation d’un parcours d’insertion complet en valorisant les complémentarités entre structures (Cniae, 2007).

Les deux systèmes territoriaux fonctionnent selon une étanchéité presque totale. Leurs acteurs respectifs se connaissent peu. En marge de ces blocs qui font frontière, des déplacements transfrontaliers de publics semblent révéler néanmoins l’émergence par le bas d’un espace transfrontalier de la précarité (consommateurs français à faible pouvoir d’achat clients d’une entreprise d’insertion de la CAB, demandeurs d’emploi originaires de la CAB sollicitant un ACI…).

La dimension marchande : entre ambition assumée et adhésion contrariée

Quel que soit leur statut juridique ou le niveau d’aides publiques dont elles bénéficient (30 % en moyenne en Communauté autonome basque, de 30 % à 70 % en Pays basque français), toutes les entreprises s’inscrivent dans une activité spécifique plus ou moins en prise avec le secteur concurrentiel.

La mise en marché de biens et de services : un exercice contraint par les possibilités du territoire

En Communauté autonome basque, le choix de l’activité support relève de deux stratégies différenciées : soit une option par opportunité sur un marché porteur (construction, services, mais aussi industrie), parfois en cohérence avec un appareil de formation piloté par l’entité promotrice, soit des activités moins soumises à la pression de la concurrence ordinaire (réemploi, environnement). Dans les deux cas, l’entité promotrice joue un rôle déterminant, à la fois dans le choix initial et dans l’aptitude à en assumer les conséquences ultérieures, comme lorsque le marché devient moins ouvert et que, face à la menace d’une cessation d’activité, elle devient un espace de temporisation et de contention, même éphémère, de la crise. Car depuis 2008, et plus encore depuis 2011, les empresas de inserción sont soumises à rude épreuve. A l’image, par exemple, de cet ensemblier spécialisé dans la construction qui, dans les années fastes 2000-2005, créa une première entreprise, puis une autre orientée vers le second oeuvre. L’entité promotrice a récemment (en 2011) licencié le personnel de la deuxième entreprise et réduit les effectifs de la première, en raison de la crise aiguë que subit le secteur de la construction en Communauté autonome basque, comme partout ailleurs en Espagne. Elle atteste qu’elle ne pourra plus se permettre d’assumer la sous-activité des entreprises d’insertion sans se mettre en danger elle-même (Garcia Maynar, 2007). Le rôle tampon de l’entité a été rendu opérant grâce à des avances de trésorerie concédées aux entreprises d’insertion, mais également par la prise en charge des salaires d’une partie du personnel d’accompagnement. Les empresas de inserción sont en effet dotées de personnels spécifiques, destinés à l’accompagnement socio-professionnel des salariés et à leur encadrement technique. Cette caractéristique, partagée par leurs homologues français, présente cependant ici une particularité : le poids salarial des postes n’est pas entièrement assumé par l’entreprise d’insertion. L’accompagnateur est souvent rattaché à l’entité promotrice, et son intervention mutualisée entre les différentes unités qui la composent (centre d’orientation, centre de formation…).

Les entreprises qui ont fait le choix du secteur du réemploi (vêtements, meubles, électroménager…) reconnaissent que la pression concurrentielle des entreprises ordinaires y est moindre. Elles rencontrent cependant une difficulté à développer un marché pour des raisons culturelles, même si la crise économique actuelle suscite de nouveaux comportements de consommation et présente des opportunités de développement commercial pour les produits de seconde main.

Dans tous les cas, les empresas de inserción s’auto-définissent en tant qu’entreprises, comme celle spécialisée dans les services aux personnes qui revendique une discrétion quant à sa nature spécifique et donc à la situation de ses salariés auprès de ses clients, ou de cette autre, spécialisée dans la charpente, retenue pour une prestation de sous-traitance dans le cadre d’un appel d’offres et qui affirme que le donneur d’ordre ignore son caractère « insertion ». A l’image des autres entreprises spécialisées dans la construction ou l’industrie, celle-ci s’est inscrite dans une démarche de certification qualité, et elle peut en justifier l’aboutissement réussi. Les empresas de inserción sont aussi dans l’obligation d’appliquer les conventions collectives et donc les grilles de salaires des branches professionnelles correspondantes (il s’agit là d’une différence notable avec leurs homologues ultra-pyrénéennes). Il convient encore de préciser que les postes salariés relèvent de contrats ordinaires et que l’aide publique n’est pas assujettie aux résultats d’insertion, mais limitée dans la durée (trois ans). Enfin, malgré la crise actuelle, les opportunités de marché ont été globalement servies par un territoire plutôt porteur, en raison de sa vitalité économique, de son poids démographique et de la concentration de sa population.

Rapports à la concurrence

En Pays basque français, la rencontre entre l’activité support et le marché doit être appréhendée différemment selon les familles de l’IAE. Les ACI, dont la plupart tant en Pays basque que sur le reste du territoire national ont été créés par des travailleurs sociaux (Eme, 2010), revendiquent un positionnement historique dans des secteurs échappant à la logique du marché, mais répondant à des besoins territoriaux (entretien et réhabilitation d’espaces naturels). Ils justifient ce choix par les aides publiques, mais aussi par déontologie, évitant de mettre en difficulté des entreprises privées alors qu’eux-mêmes accueillent des publics écartés de l’emploi ordinaire. Parfois à regret, ils constatent aujourd’hui que la réalité de leur positionnement se situe sur le champ concurrentiel, y compris dans le créneau de l’environnement, ce qui les oblige à innover en élargissant leur palette de savoir-faire (géolocalisation, par exemple). Cette évolution est vécue avec d’autant plus de difficultés qu’elle les expose à ce qu’ils perçoivent comme une contradiction profonde (cf. infra), en les contraignant à sélectionner leurs salariés.

Les autres familles de l’IAE assument plus aisément leur positionnement dans le champ concurrentiel. Les structures davantage orientées vers les logiques marchandes (EI, groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification) ont choisi des secteurs en tension par carence de main-d’oeuvre qualifiée (entretien, restauration…). Une association intermédiaire, elle, a préféré le créneau de l’aide à domicile, afin d’offrir une alternative au travail dissimulé et à l’emploi non légal. Elle se trouve aujourd’hui dans un secteur à la fois très réglementé et ouvert à la concurrence (Devetter et al., 2009).

Les entreprises du Pays basque français expriment en général une orientation vers le marché limitée dans un territoire contraint par une économie plus résidentielle que productive, une géographie éclatée et une population dispersée.

La place qu’occupe le marché dans l’équilibre des modèles économiques en Pays basque français (PBF) est, bien entendu, tributaire des modalités et des niveaux des financements publics. Les structures les plus aidées bénéficient de contrats spécifiques, dits aidés, pour des durées limitées. Toutes les structures, quelle que soit leur famille de rattachement, font aujourd’hui l’objet de conventions pluriannuelles d’objectifs, assorties d’une obligation de résultats d’insertion (60 % de sorties positives en trois ans, dont 25 % d’emplois durables). Portée par l’Etat et non revendiquée par les collectivités, l’application souple de cette obligation dans les Pyrénées-Atlantiques révèle des arrangements dépendant des dispositions personnelles des agents qui en ont la charge (Gianfaldoni, Rostaing, 2010).

Enfin, tant pour la Communauté autonome basque (CAB) que pour le Pays basque français (PBF), la puissance publique peut jouer un rôle de régulation marchande, en tant qu’opérateur intervenant dans l’attribution des marchés publics. Récemment incluse dans la législation du Code des marchés publics des deux territoires, la clause d’insertion sociale suscite des perspectives de marchés captifs. Cette disposition fait l’objet de plusieurs modes d’application en France, depuis l’affectation d’un volume d’heures à des personnes relevant de parcours d’insertion jusqu’à l’attribution de lots de marché à des structures dédiées à l’insertion. Le conseil général en assure une promotion soutenue, tant auprès de ses services que des autres collectivités. Plus récemment adoptée par l’exécutif de la Communauté autonome basque, cette clause reste ici encore peu mobilisée dans la pratique, mais dans les deux territoires, elle peut se heurter à l’incompréhension des entreprises ordinaires et à la suspicion d’une concurrence déloyale, cela dans un contexte exacerbé par la crise économique, pour des secteurs d’activité tels que la construction.

La ressource humaine : enjeu premier ou frein, l’« empowerment » piégé par « l’employment »

Il s’agit ici de mettre en exergue la finalité des entreprises sociales d’insertion par le travail, pour en souligner les conditions d’exécution et le paradoxe auquel peut les exposer la perspective marchande présentée précédemment.

Ces entreprises ont pour vocation d’accueillir des personnes considérées comme éloignées des possibilités d’accès à un emploi ordinaire pour différentes raisons : absence de qualification professionnelle, permanence dans une situation de non-emploi, difficultés sociales diverses (hors pathologie) rendant une insertion professionnelle immédiate peu probable. Les personnes accueillies font l’objet d’un parcours d’une durée limitée, durant lequel un accompagnement social adapté et l’apprentissage d’une véritable expérience professionnelle (grâce à l’activité support) doivent faciliter la mise en emploi ultérieure dans le milieu ordinaire (notion d’employment). Ainsi compris, l’employment devient une conséquence de ce que le parcours d’insertion aura su générer en termes d’apprentissages et que l’on pourrait résumer sous le vocable de l’empowerment : une véritable expérience professionnelle dans la structure d’insertion avec les conséquences qui en découlent (respect des horaires, soutien d’un rythme d’activité, reconnaissance de l’autorité…), l’acquisition de compétences humaines et techniques valorisables, une confiance en soi, la résolution de questions périphériques qui s’avéraient des freins à une perspective d’emploi (mobilité, problème de santé non handicapant…) et, enfin, de réelles aptitudes à la socialisation.

Plusieurs écueils rencontrés par les entreprises d’insertion sont à souligner :

  • l’empowerment ne doit pas devenir une fin en soi, celle-ci restant la mise en emploi dans une entreprise ordinaire ou pour un contrat de statut ordinaire ;

  • toute personne, quel que soit son niveau d’employabilité au départ, doit pouvoir bénéficier d’un parcours adapté (en termes de durée, notamment) lui permettant d’accéder à l’employment ;

  • le choix de l’activité support peut s’avérer à la fois frein ou facilitateur, dans la double perspective empowerment-employment ;

  • la mise en emploi dans une entreprise ordinaire peut être très liée à la conjoncture économique, de telle sorte qu’un pourcentage de sorties réussies ne dépend pas uniquement de la performance du travail d’accompagnement réalisé dans l’entreprise d’insertion. Apprécier la performance de ces entreprises en la réduisant à un taux d’insertion en réduit considérablement leur portée, ainsi que le signalent différents travaux (Gianfaldoni, 2011 ; Trouvé, 2007).

En Communauté autonome basque, les acteurs renvoient une compréhension de l’insertion où la dimension sociale ne constitue pas un préalable à l’insertion professionnelle, mais doit être menée de pair, en facilitant dès le départ la rencontre avec le milieu ordinaire. Cette perspective est favorisée par les conditions imposées aux empresas de inserción, concernant les proportions entre salariés qui relèvent de processus d’insertion et salariés de statut ordinaire (à raison de 70 % pour les premiers et 30 % pour les seconds, au terme de quatre années d’activité). De ce fait, le salarié en insertion est confronté à un salarié de statut ordinaire et au fonctionnement qui en résulte. Dans la pratique, toutes les entreprises approchées reconnaissent sélectionner les salariés en fonction de leurs capacités productives réelles ou supposées, ce qui écarte les salariés les plus en difficulté. Cette situation est très marquée depuis 2008, car quel que soit le secteur d’activité, les entreprises voient affluer des candidats pouvant justifier d’une réelle expérience professionnelle. A cela s’ajoute le raidissement des politiques d’aide sociale qui appliquent avec de plus en plus de sévérité les principes du workfare (Krinsky, 2008). Enfin, malgré les aides publiques, les entreprises se voient contraintes d’atteindre des objectifs de productivité pour survivre et donc de disposer d’équipes performantes pour y parvenir. Les empresas de inserción se sont ainsi transformées en circuit parallèle de contention de crise et remplissent plus difficilement leur rôle de sas conduisant vers l’entreprise ordinaire. Plutôt bons jusqu’en 2009, les résultats de l’employment tendent à se dégrader (75 % des salariés sortants en situation d’emploi en 2009, contre 51,3 % en 2010 [2].

En Pays basque français, l’organisation des dispositifs oriente vers une compréhension de l’insertion par paliers. La dimension de l’empowerment prévaut pour le maillon le plus éloigné de l’emploi ordinaire (ACI). Dans cette logique, les ACI sont tiraillés entre leur tendance historique de refus de sélection des salariés et les choix pragmatiques vers lesquels les conduit une pression d’obligation de résultats, tant économiques que d’insertion. Certains ACI ont longtemps défendu qu’en tant que première marche d’un dispositif complet leur mission consistait à rapprocher les salariés des conditions d’employabilité en milieu ordinaire et non pas à les mettre effectivement en emploi. Mais, aujourd’hui, cette position leur est difficilement tenable pour trois raisons. Tout d’abord, l’Etat leur assigne les mêmes objectifs quantitatifs d’insertion qu’aux autres familles de l’IAE. Ensuite, même si le niveau des aides publiques est élevé, les ACI doivent atteindre des objectifs de chiffre d’affaires et, pour y parvenir, rapprocher les salariés des conditions de travail d’une entreprise ordinaire. Enfin, l’absence d’articulation entre dispositifs, renforcée par des choix de secteurs d’activité très différents selon les filières d’insertion et une implantation géographique non raisonnée collectivement, les oblige à réfléchir employment à l’échelle de leur bassin de vie [3]. Les ACI en arrivent malgré eux, et même si certains s’en défendent encore, à sélectionner les salariés, en donnant par exemple des indications précises aux organismes prescripteurs sur les profils souhaités. Parmi les autres types de structures, le Geiq est très nettement ancré dans l’employment, car son recrutement repose sur des engagements préalables conclus avec des entreprises ordinaires.

Cette difficulté à pouvoir accueillir tout type de public, en raison à la fois d’objectifs quantitatifs d’insertion et d’une obligation de productivité, révèle peut-être une forme de contradiction à laquelle la gouvernance tutélo-marchande expose ces entreprises. Celles-ci, créées pour compenser la difficulté des entreprises ordinaires à pouvoir accueillir certaines catégories de personnes, en reproduisent les modes d’exclusion. Réduisant l’économie humaine à sa forme marchande, elles illustrent une forme de sophisme économiciste confondant sens formel et sens substantif du terme « économie », la domination du premier ayant conduit à « étendre démesurément la définition du concept de marché au point qu’elle absorbe tous les phénomènes économiques et aboutit à attribuer les caractéristiques particulières du phénomène de marché à toute chose économique » (Polanyi, 2007).

Le jeu des gouvernances territoriales : un entre-soi d’acteurs « autorisés »

Un premier niveau de dialogue peut être identifié à l’échelle des territoires : qualifié ici de dialogue de gestion, il est relatif à la création et au suivi des entreprises sociales d’insertion et rassemble, autour de ces dernières et de leurs réseaux, l’ensemble de l’environnement institutionnel concerné par leur existence.

Les instances de dialogue : une sphère publique tutélaire qui imprime sa vision marchande

En Communauté autonome basque, il revêt un caractère centralisé autour du gouvernement régional, via son administration (Lanbide, en particulier), et du réseau Gizatea, ce dernier jouant un rôle primordial d’interlocuteur qualifié auprès de l’administration et de courroie de transmission vis-à-vis des entreprises : le dialogue direct entre l’administration et les entreprises se résume souvent à l’échange d’informations et aux justifications avant l’exécution des paiements. Les appuis financiers n’étant pas conditionnés par des obligations de résultats, les entreprises sont néanmoins dans l’obligation de communiquer un bilan social (faisant état de leurs performances en matière de mise en emploi), que Gizatea rassemble sous la forme d’un rapport annuel.

Lanbide affiche un discours porté vers l’employment, ainsi qu’une volonté de développement à travers la création de nouvelles entreprises, et se veut rassurant à l’égard des entreprises d’insertion, auxquelles il confirme son intention de les soutenir. Les entreprises et le réseau Gizatea expriment cependant un sentiment d’inquiétude, en raison de l’hyper-concentration du pouvoir et du flottement généré par le caractère récent du transfert de compétence de l’Etat vers le gouvernement régional.

En Pays basque français, le dialogue de gestion est piloté par l’Etat à travers son antenne déconcentrée départementale (la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, Direccte), selon deux modalités :

  • le comité départemental de l’IAE, instance d’avis pour homologuer les dossiers de candidature et suivre les entreprises. Institué réglementairement, il est composé de la Direccte, de la région, du département, mais aussi du Garie, du Caci 64, de Pôle emploi, d’organismes de financement (Aquitaine active), ainsi que de l’association des maires et de syndicats d’employeurs et de salariés ;

  • le dialogue de gestion institué par la Direccte, correspondant à un rendez-vous annuel avec les entreprises en vertu du suivi de la convention pluriannuelle d’objectifs.

La première instance se révèle dans la réalité un lieu d’observation départementale de l’IAE : elle émet des avis pour des décisions majeures (création de nouvelles entreprises, ajustement des critères d’évaluation, soutien exceptionnel), en mobilisant un premier cercle de participants autour des services de l’Etat. L’association des maires et les syndicats d’employeurs et de salariés restent plutôt discrets dans cette concertation. De l’avis des participants les plus réguliers, ce comité accueille les demandes d’agrément et les examine plus qu’il ne les suscite ou les oriente. Ainsi, face au constat d’un nombre de structures plus élevé dans la partie béarnaise que dans la partie basque du département (pour une démographie proche et des taux de chômage voisins), il n’est pas en mesure de provoquer un rééquilibrage territorial.

Finalement, les services de l’Etat ont la main sur les clés du développement du secteur, tout au moins pour les créations de nouvelles entreprises, selon une approche incrémentale dictée par la disponibilité de leurs ressources financières. Même si les objectifs de mise en emploi ne conditionnent pas pour le moment les aides publiques aux entreprises, ils déterminent les orientations de ces dernières en les exposant à une difficulté : la recherche d’une efficacité en matière d’employment, y compris pour les publics les plus éloignés de l’emploi, avec son inévitable glissement vers la sélection des profils les plus immédiatement employables. Ce phénomène est accentué par la nécessité de disposer d’équipes professionnelles suffisamment performantes pour permettre à l’entreprise d’atteindre son équilibre financier. Malgré tout, l’empowerment, dans sa dimension professionnelle, demeure une préoccupation des institutions. Ainsi en témoigne l’expérimentation soutenue par la Direccte consistant à reconnaître les parcours réalisés par les salariés au sein des ACI, et donc leurs compétences nouvellement acquises, au moyen d’une validation des acquis par l’expérience (VAE). Cette expérimentation présente ceci de novateur qu’elle oriente l’empowerment (capacité à développer des ressources personnelles et un savoir-être) en vue de l’employment (mise en emploi), dans une perspective essentiellement professionnalisante. Elle pourrait faciliter une inflexion dans la compréhension de l’empowerment renvoyée par les ACI les plus anciens, plus enclins à leurs débuts à privilégier son versant social, celui des capabilités (Sen, 1980) – au sens du développement personnel –, sans y associer nécessairement une visée d’employabilité.

Le traitement territorial des problématiques d’insertion sociale et professionnelle : une affaire de spécialistes…

Interroger la gouvernance territoriale des entreprises sociales d’insertion conduit à s’intéresser à la manière dont chacun des territoires se saisit de la problématique de l’insertion sociale et professionnelle des publics les plus éloignés de l’emploi. La comparaison prendra ici un relief particulier en raison de la nature différenciée des instances chargées des questions de développement territorial, institutionnelle pour la CAB et collégiale pour le PBF.

En Communauté autonome basque, cette question peut relever de différentes échelles. Le gouvernement régional serait aujourd’hui habilité à en ordonnancer la mise en débat, en raison des compétences étendues dont il dispose en la matière. Le caractère récent de cette extension et la nécessité d’une vision proche des bassins de vie et des bassins d’emploi n’en autorisent pas une appréhension unique et globale à l’échelle de l’ensemble du territoire régional. Deux échelons inférieurs semblent plus appropriés : celui des diputaciones, territoires administratifs recouvrant d’anciennes provinces historiques – dont le Guipuzcoa –, et celui des comarcas, unités qui correspondraient davantage à l’acception d’un bassin de vie, voire d’un bassin d’emploi. L’échelon des diputaciones se trouve aujourd’hui disqualifié en raison de la répartition des compétences, qui lui octroie peu de légitimité en la matière, hormis la possibilité de réserver des marchés publics aux empresas de inserción, en vertu de l’application de la clause d’insertion sociale. Les sept comarcas du Guipuzcoa mettent en scène sur le plan administratif et politique les municipalités regroupées au sein d’unités plus vastes, les mancomunidades, afin de partager des services communs. Elles sont également dotées d’agences de développement, véritables organes techniques de mise en oeuvre des politiques de développement économique et de l’emploi. Ces agences couvrent un spectre d’actions suffisamment étendu pour soutenir la création d’entreprises ordinaires, mais également les empresas de inserción. L’une des entreprises rencontrées a été créée par son entité promotrice dans le cadre d’un concours de création d’entreprises d’insertion promu par l’agence de développement correspondante (aire urbaine de Saint-Sébastien). Un autre exemple encore plus intégré est fourni par cette entreprise d’insertion dont la création résulte d’une démarche entièrement pilotée par une agence de développement (Oarsoaldea). Celle-ci a été sollicitée par une entreprise industrielle désireuse de créer une unité de sous-traitance. Dans le même temps, elle a pu repérer, à l’appui de son rôle de centre collaborateur de Lanbide, l’existence d’un public féminin précarisé. Elle a ainsi créé une empresa de inserción, le rôle de l’entité promotrice étant dévolu à l’une des municipalités dont elle est issue (pour des raisons statutaires, l’agence ne peut assumer cette fonction). Cet exemple illustre une situation pour laquelle le besoin spécifique du marché a pu se traduire par la création d’une entreprise d’insertion. L’entreprise d’insertion répond à une demande industrielle, la main-d’oeuvre disponible étant considérée pour sa portée instrumentale (faible coût) avant tout.

Mais les différents témoignages insistent sur le manque d’intérêt de la classe politique locale, et parfois des services qui les assistent, à l’égard de ces publics. Les initiatives développées semblent relever davantage d’une forme alternative de l’assistance caritative, proche du workfare. Dans les autres situations, et en l’absence de mobilisation politique et technique des agences et des municipalités, les ONG caritatives et sociales occupent le terrain de l’insertion sociale et professionnelle des publics éloignés de l’emploi. Au-delà de leurs fonctions purement assistantielles et des entreprises d’insertion qu’elles ont pu créer, elles gèrent parfois aussi des centres d’orientation (voire de formation) professionnelle, ce qui les dote d’une vision relativement intégrée des parcours d’insertion pouvant être offerts à leurs publics. Se situant dans un territoire « riche » plus tardivement gagné par la précarité sociale et économique par rapport à la province voisine de Biscaye, c’est finalement sur elles que repose une capacité d’interpellation des pouvoirs publics et du citoyen, par défaut de mise en débat d’une problématique électoralement délicate.

En Pays basque français, il existe une instance qui fédère et représente les acteurs socio-économiques du territoire, aux côtés des institutions et de leurs élus : le conseil de développement du Pays basque [4]. A ce jour, ce dernier ne s’est pas saisi du secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE), perçu comme relevant de la gestion de dispositifs publics. Le thème de l’insertion sociale et professionnelle en général (conseil de développement du Pays basque, 2010) semble rattaché à deux focales :

  • une vision « développement économique », dans laquelle prévaut une analyse des besoins en ressources humaines au service du développement des entreprises existantes et de la création de nouvelles entreprises (notion de gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences territoriales) ;

  • une vision des jeunes, désireux de réaliser leur projet professionnel au Pays basque, à encourager selon l’une de ces deux voies.

… au risque d’un blocage sur un système fermé

L’insertion sociale et professionnelle reste ainsi très associée à la création, au développement et à la mise en réseau d’entreprises, au service d’un projet de territoire soutenu par des filières d’excellence (cinq clusters : agro-alimentaire, tourisme, BTP, santé, glisse).

En dehors des approches particulières rendues possibles par l’ancrage micro-territorial d’entreprises d’insertion historiquement installées (c’est le cas de certains ACI) ou des instances de dialogue précitées (cf. supra), il n’existe pas de lieu dans lequel l’insertion sociale et professionnelle de personnes éloignées de l’emploi, ou insertion par l’activité économique, puisse être évoquée selon une approche territoriale.

L’économie sociale est associée dans les discours et les imaginaires à la capacité d’entreprendre et au secteur coopératif. Inspirée du modèle productif coopérativiste de Mondragon (Communauté autonome basque), elle a pu générer des modèles économiques favorisant la mobilisation d’une épargne locale (société de capital-risque Herrikoa, clubs d’épargne) au service du développement économique du territoire (Itçaina, 2007), mais elle ne fait pas apparaître les entreprises sociales d’insertion dans son champ.

L’ESS est aujourd’hui de plus en plus repérée comme particulièrement structurante pour le territoire, mais à travers un prisme dans lequel prévaut une identification par filière (social et médico-social, formation, culture, sport…). A quelques exceptions près, les acteurs concernés privilégient l’appartenance à leur filière plutôt qu’un rattachement à l’ESS (et à ses valeurs spécifiques), peu organisée en tant que telle territorialement.

Il en résulte que la problématique de l’insertion sociale et professionnelle des personnes les plus éloignées de l’emploi relève d’un double référentiel. D’une part, celui des dispositifs publics, privilégiant la dimension tutélaire et marchande. D’autre part, une approche implicite, comme une lecture en creux du peu d’espace accordé à ces publics par des logiques visant l’excellence territoriale. Ainsi en témoigne un responsable d’ACI : « Les élus nous soutiennent, mais je ne me fais pas d’illusions […], ils doivent sûrement penser que nos publics sont inemployables et qu’il vaut mieux qu’ils soient chez nous plutôt que nulle part […]. Ont-ils compris que pour réaliser nos objectifs, on a besoin de travailler avec eux, avec les entreprises ordinaires ? […] Quand j’ai annoncé au maire de X qu’on allait créer une nouvelle activité, il a sorti son chéquier : combien tu veux ? Mais la question n’était pas là, je venais lui présenter l’activité pour envisager un vrai partenariat, trouver ensemble des marchés. »

Aujourd’hui, la maison pour l’emploi du Pays basque fonde des espoirs sur la promotion de la clause d’insertion sociale dans les marchés publics, afin d’associer plus étroitement les élus et les entreprises ordinaires au processus d’insertion et de faciliter peut-être la mise sur agenda de cette question.

Conclusion

L’ordre institutionnel, en matière d’entreprises sociales d’insertion (ou IAE), met en évidence deux systèmes bien différenciés (encadré 3, en page suivante). D’une part, une vision intégrée prévalant dans la Communauté autonome basque, tant au niveau des institutions publiques que des réseaux d’entreprises. Si la concentration au niveau de l’action publique résulte d’une décentralisation aboutie grâce à une conjonction favorable des équilibres politiques, celle exprimée par le réseau d’entreprises traduit le caractère récent d’organisations ancrées dès leur genèse dans l’ESS et soucieuses de se rassembler pour exister. D’autre part, un système très diffracté en Pays basque français, révélant la multiplicité des niveaux de compétences pour l’action publique, ainsi qu’une difficulté à dépasser le poids de l’histoire qui a généré sur le plan national des réseaux associatifs distincts. Localement, l’IAE apparaît comme peu repérée et difficilement insérée au sein de l’ESS, elle-même peu organisée en tant que telle à cette échelle.

Dans les deux territoires, et de façon encore plus marquée en CAB, la présence tutélaire et la logique du marché cohabitent. Moins facilement acceptée par certains dispositifs en PBF, la dimension marchande est à la fois contrainte par les possibilités du territoire et encouragée par l’action publique. Pour les deux territoires, en situation de crise économique ou lorsque l’articulation entre les dispositifs d’insertion et avec le milieu ordinaire n’est pas construite, les entreprises d’insertion perdent leur fonction de sas vers l’entreprise ordinaire pour se transformer en espace de contention du non-emploi, voire constituer un marché parallèle. Pris dans l’étau d’une obligation de résultats (mise en emploi des salariés, d’une part, et équilibre économique des entreprises, d’autre part), l’empowerment apparaît comme écrasé par l’employment, consacrant les salariés les mieux dotés au départ et écartant les moins employables, au risque de dénaturer la fonction première de ces entreprises. La réussite ou l’échec de l’employment doit tout autant à la conjoncture économique, aux potentialités offertes par le territoire et finalement au niveau d’employabilité initial des salariés qu’aux performances d’un accompagnement socio-professionnel, souvent subordonné dans ses modalités et sa durée à l’injonction tutélo-marchande.

Les gouvernances partenariales qui s’élaborent sur chacun des territoires, dans un entre-soi d’acteurs « légitimés », relèvent finalement d’arbitrages imposés par les lois du marché, tant du point de vue des activités développées que des publics accueillis. Elles expriment, dans les deux cas, la grande difficulté à associer ces publics à des projets ambitieux valorisant la ressource territoriale (Gumuchian et al., 207).

Plus encore, elles trahissent des représentations et un référentiel où, pour faire ressource, les personnes sont supposées être déjà partiellement insérées (y compris d’un point de vue professionnel). Par son absence de mise en débat, l’IAE se différencie d’autres expressions de l’économie sociale en Pays basque et constituerait plutôt un contre-exemple de « l’histoire de l’économie sociale basque, indissociable de la construction sociale de la confiance territoriale, de l’émergence d’un débat public autour du développement local et des nouvelles formes de gouvernance territoriale » (Itçaina, 2010).