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Cet ouvrage introduit à ce qui constitue la plus grande organisation de solidarité française (269 millions d’euros de budget en 2005), en partie internationalisée, et construite derrière la figure historique de l’abbé Pierre et la communauté, comme « utopie réinventée » (p. 47). « La communauté est d’abord un lieu de travail, économiquement parce que les ramassages et la chine sont le principal revenu, et idéologiquement car le travail “remet les hommes debout”. Dans la plupart des communautés se trouve ainsi un écriteau portant l’une ou l’autre phrase édictant la deuxième règle d’Emmaüs : “Ici, tu n’es pas à l’asile. On est des hommes debout. On travaille, on gagne son pain, au service de ceux qui sont plus malheureux que nous” » (p. 172). En 1973, les quarante-sept communautés de France ont traité 30 000 tonnes de matières premières, soit un dixième de la récupération alors recensée en France (p. 176). Cet engagement se veut également transformateur. Pour faire face au problème de logement, l’Emmaüs des débuts devient une entreprise de constructions largement illégales. Une anecdote rapportée de l’abbé Pierre le souligne (p. 46), « ce n’est pas aux hommes de s’écraser devant la loi. C’est à la loi de, sans cesse, se changer pour répondre aux droits des hommes, en commençant par les plus petits ». Cette invocation du droit contre la loi, de la légitimité contre la légalité, puise à l’engagement de l’abbé Pierre dans la Résistance. Elle constitue l’un des fondements d’Emmaüs, mais aussi son originalité au regard des autres associations, profondément légalistes (p. 46). Présent dans 39 pays, via 327 structures propres et 442 structures partenaires (p. 21), le mouvement Emmaüs a été « fondat[eur] dans le champ de la charité-solidarité, dans la médiatisation, dans l’inauguration d’un nouveau mode d’expression de la société civile, dans l’approche originale des pauvres et de la pauvreté, dans l’articulation entre le social et l’économique » (p. 16).
Le texte est construit comme un récit historique en trois temps : de l’émergence (« des catacombes ») à l’implosion, issue des conflits fondateurs [1] entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité » ; développement « discret » sous les Trente Glorieuses ; et, enfin, retour sur la scène médiatique et politique de 1980 à 2000. Comme l’auteure le souligne en conclusion, il permet de suivre comment, à partir de la matrice du « catholicisme social », l’humanitaire « moderne » se décline en termes de recomposition des engagements, entre rupture et continuité [2]. La notoriété de l’organisation – née de la rencontre entre « hommes brisés », religieux et catholiques engagés dans le contexte de la crise du logement de 1954, et portée par la prise de conscience de l’importance de l’exclusion sociale – l’ouvre à l’international dans un mouvement plus large entraîné par les encycliques sur le développement [3].
Cet ancrage cosmopolite, dans la continuité de l’héritage de son fondateur, proche des exclus, mais dont la reconnaissance sociale tient aussi à « ses coups de gueule » et à sa fonction prophétique (p. 355), ramène Emmaüs du caritatif au politique dans les années 90 – altermondialisme, combat contre le mal-logement, puis, plus discrètement, pour les sans-papiers. Mais cet engagement reste aussi « bridé », de par la nature hétérogène du mouvement, tant au niveau national qu’international. Son hétérogénéité s’explique, selon l’auteure, par le foisonnement hétéroclite et indépendant d’initiatives encouragées par l’abbé Pierre dans tous les domaines afférents à la pauvreté : faim, logement, absence de protection, isolement. Il se traduit par un organigramme « difficilement lisible » de l’extérieur et par une diversité « étonnante » d’activités (p. 357) : actions en faveur des sans-logis, développement durable, commerce équitable, coopératives, économie sociale et solidaire, accès au crédit, insertion par le travail, communautés, accès à la citoyenneté et aux droits, lutte contre l’illettrisme, formation, etc. Mais quel socle « identitaire » reste-t-il : « remettre les hommes debout » pour les rendre autonomes et dignes, se faire la « voix des sans-voix », car « la misère est muette et le pouvoir est aveugle », et ne pas séparer lutte contre les causes et lutte contre les conséquences (p. 358) ?
Que devient Emmaüs après l’abbé Pierre ? Pour l’auteure, malgré les réformes encore en cours, le mouvement demeure très ancré à la base, et en alliant dénonciation et propositions de solutions viables, car préalablement expérimentées, il cherche à « provoquer l’adaptation de la législation aux problèmes contemporains » (p. 359). Par ce positionnement, l’organisation entre finalement dans le rang d’une configuration assez classique (et banalisée ?) de gouvernance où la société civile contribue au renouvellement des politiques publiques. Mais l’auteure s’interroge finalement sur le risque de confusion possible entre « champ associatif » et « champ politique » (p. 360), en illustrant le propos par l’utilisation du mouvement qu’a pu faire Martin Hirsch au moment de son passage au service d’un gouvernement contesté sur de nombreux sujets. Pour mieux comprendre comment cette organisation, mais aussi, plus largement, cette tradition associative, peut faire face aux enjeux à venir, il reste à souhaiter que ce premier récit soit prolongé de travaux approfondis sur le modèle économique des organisations, ainsi que sur ses enjeux de participation, de « gouvernance » et de pouvoir, qui ne sont abordés qu’en marge de la mise en perspective historique.
Appendices
Notes
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[1]
Brodiez-Dolino A., « Les trois âges du conflit associatif : Emmaüs et les associations de solidarité françaises depuis 1945 », www.laviedesidees.fr, 22 novembre 2011.
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[2]
De la même façon que le Secours populaire est issu de la matrice communiste. Voir Brodiez-Dolino A., 2006, Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Sciences Po.
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[3]
Pelletier D., 1996, Economie et humanisme : de l’utopie au combat pour le tiers-monde, 1941-1966, Paris, Cerf, 529 p.