Article body

Introduction

Daniel Bertaux est largement reconnu en Europe et ailleurs pour avoir développé l’approche de recherche qualitative qu’il a appelé « ethnosociologie ». Cette approche donne une importance centrale aux récits de vie, dont la théorie et l’usage ont été proposés dans deux ouvrages importants : Destins personnels et structure de classe (l977) et Les récits de vie (1997). L’approche ethnosociologique de Daniel Bertaux, désormais classique en France, a, dans les années 1980 et 1990, été diffusée dans de nombreux pays en Europe et dans les Amériques même si l’intégralité de sa vision de la sociologie est parfois encore méconnue. C’est le cas au Brésil, ce qui nous a incités à vouloir conduire un entretien avec ce chercheur. Daniel Bertaux s’est montré favorable à notre demande et a bien voulu retracer son parcours et replacer ses contributions dans les différents contextes intellectuels pertinents des années 1970 à aujourd’hui. La traduction en portugais de cet entretien (qui s’est fait par échange de courriels en 2018) a été publiée en 2020 dans la revue de sociologie de l’Université de São Paulo, Tempo Social (Costa & dos Santos, 2020). Nous souhaitons aujourd’hui en faire profiter le public francophone.

Pourriez-vous tout d’abord parler de votre formation académique et de votre trajectoire professionnelle?

J’ai derrière moi une trajectoire aussi atypique que le recours aux récits de vie était atypique en sociologie empirique quand j’ai cherché à convaincre mes collègues de sa légitimité.

En effet, j’ai été orienté par mes parents vers une formation scientifique de haut niveau : j’ai obtenu mon bac à 16 ans, avec deux ans d’avance sur l’âge normal (18 ans); j’ai préparé les (difficiles, très compétitifs) concours aux grandes écoles, qui constituent en France l’étage d’élite de l’éducation supérieure; j’ai réussi, à 18 ans, en 1957, le prestigieux concours de l’École Polytechnique, d’où sortent la plupart des top managers des grandes entreprises industrielles…

Mais ce n’était pas du tout ma vocation. Moi, je voulais devenir écrivain. Mes parents le savaient, mais ils ne l’ont pas pris au sérieux. Qui plus est, quand je suis sorti de Polytechnique en 1959, c’était l’époque où tous les jeunes hommes de vingt ans étaient envoyés faire la guerre en Algérie (une sale guerre). Or j’étais né, pas de chance, en 1939… J’ai cherché à y échapper : la seule voie que j’ai trouvée, c’était… de choisir la carrière d’ingénieur militaire (en effet, par exception les armées n’envoyaient pas en Algérie l’élite de leurs futurs ingénieurs). Je n’aimais pas le métier d’ingénieur, et je détestais la hiérarchie militaire; mais j’ai dû, la mort dans l’âme, m’y engager pour dix ans…

Quand je suis revenu à Paris, en 1963, il m’a bien fallu travailler comme ingénieur militaire; mais j’ai quand même obtenu qu’on me laisse développer les prémisses de l’intelligence artificielle. Mes supérieurs hiérarchiques n’y croyaient pas... Parallèlement je me suis inscrit à la licence de sociologie de la Sorbonne; j’étudiais le soir, tout en étant déjà marié et en élevant avec Isabelle notre premier enfant, une fille.

Un an plus tard toutefois, j’ai entendu parler d’un concours offrant aux anciens élèves des grandes écoles des bourses pour faire le tour du monde. J’ai présenté mon dossier et, sur un coup de chance – sans interventions particulières –, j’ai obtenu une des quatre bourses! J’ai donc délaissé provisoirement, et avec un grand bonheur, un métier que je n’aimais pas pour voyager, grâce à la Fondation Singer-Polignac, pendant un an en Afrique de l’Est, en Inde et au Népal, puis en Chine et au Japon, en Californie et au Mexique, et enfin au Pérou, au Chili, en Argentine et en Uruguay (où j’ai de la famille, les Supervielle), au Paraguay et jusqu’au Brésil (São Paulo, Rio, Bahia…).

Revenu à Paris, début 1966, j’ai repris mon métier de chercheur en intelligence artificielle (sur le pattern recognition) tout en étudiant à la Sorbonne et en réussissant les examens de sociologie, démographie, économie politique et psychologie sociale. Et dès que j’ai obtenu la licence de sociologie, au printemps 1967, j’ai posé ma candidature au CNRS comme chercheur en sociologie. Raymond Aron, que connaissait mon père, ne comprenait pas que je quitte la belle carrière d’ingénieur militaire qui s’ouvrait devant moi pour entrer au CNRS sur un poste fragile de contractuel. Mais il m’a soutenu. Je suis entré au CNRS du premier coup, car l’establishment de la sociologie française voulait démontrer que la sociologie est une science comme les autres sciences (comme l’a écrit Bourdieu un peu plus tard : c’est d’ailleurs évidemment une aberration complète…). Comme j’arrivais précédé de l’aura de ma formation aux sciences « exactes » et à leur langage, les mathématiques, on m’a ouvert les portes et dit : « Avec vos connaissances scientifiques, vous allez puissamment nous aider à acquérir le statut de discipline scientifique! » Je perdais un tiers de mon salaire, et j’étais totalement euphorique!

Je suis entré dans le laboratoire que dirigeait Raymond Aron, qui m’a confié à Bourdieu. J’ai travaillé très sérieusement à étudier les flux statistiques de mobilité sociale, en proposant quelques innovations, dont le concept de mobilité structurelle. Mais en solitaire. Bourdieu ne m’a pas demandé d’entrer dans son premier cercle (Boltanski, Chamboredon…). Au bout de deux ans, Raymond Boudon, qui créait son propre centre de recherches, est venu me chercher. Bourdieu – qui méprisait Boudon, et d’ailleurs aussi tous les autres collègues de sa génération sauf Passeron – m’a cependant dit : « Je ne vous en veux pas, vous avez été loyal. » Loyal? Je n’ai compris que des années plus tard ce que signifiait l’emploi de ce terme : je croyais (je crois encore) aux idéaux de la connaissance et de la recherche purement scientifique, je n’avais pas compris que j’étais tombé au milieu d’une impitoyable guerre de clans entre anciens Normaliens : Bourdieu vs Boudon vs Touraine…

Quels sont les auteurs ou les écoles de pensée qui ont influencé votre formation académique?

Ce ne sont pas les auteurs que nos professeurs nous demandaient de lire : Durkheim, Weber (à peine traduit, et mal…). C’est un auteur que j’ai choisi moi-même : Marx. Il y avait eu les mouvements étudiants massifs de mai 1968, puis la très grande grève ouvrière de mai-juin (dix jours pleins de grève générale à l’échelle nationale, ça m’avait marqué…). Après la défaite électorale de la gauche et le retour de l’ordre (qui prenait soudain un nouveau visage, celui d’un ordre de classe profondément injuste), j’ai cessé de lire la presse pendant un an et j’ai lu Marx. Vingt pages par jour. Plonger dans un auteur, jour après jour, ce n’est pas seulement s’approprier ses écrits : c’est redonner à son propre cerveau, à sa propre pensée une cohérence, une unité d’esprit (et d’esprit critique) que la lecture des quotidiens tend au contraire à atomiser et à affaiblir.

Donc, d’abord Marx. Sa pensée – et lui-même en tant que personnalité historique – était attaquée de toutes parts. Le parti de l’Ordre – le conservatisme, partout – en disait énormément de mal, les médias le calomniaient sans vergogne, cyniquement, l’ayant jugé une fois pour toutes (et à juste titre) comme incompatible avec les « valeurs conservatrices ». Mais le vrai paradoxe, c’est que c’est finalement le léninisme qui lui a fait le plus de mal. À l’époque, la très grande majorité des jeunes Français (mais aussi Américains, Italiens, Allemands…) qui rêvaient de révolution sociale et militaient dans des organisations trotskistes ou maoïstes lisaient Marx, mais surtout Lénine. Mais ils ne voyageaient pas. Ils ne lisaient même pas l’anglais. Moi qui avais quelques années de plus, mais surtout qui avais voyagé, qui parlais déjà quatre langues dont un peu de russe – ce qui m’avait valu d’être envoyé à ma demande deux mois par le CNRS en URSS pour nouer des contacts avec les nouveaux sociologues russes –, qui étais sympathisant de ces mouvements comme beaucoup d’intellectuels français de l’époque (Sartre, Foucault…), j’avais quand même appris d’un ami démographe hongrois que l’expression « marxisme-léninisme » avait été inventée… par Staline lui-même. Cela m’avait ouvert les yeux. Comment concilier mes convictions profondément démocratiques, autogestionnaires (qui, je l’espérais, pourraient parvenir à trouver la formule qui associerait liberté, libertés et équité, voire égalité…) avec le fait que toutes les expériences de révolutions léninistes aboutissaient au même résultat : le pouvoir discrétionnaire d’un seul homme, le chef du Parti « révolutionnaire » devenu chef d’État? Cela s’était déjà produit en Russie, en Chine, à Cuba, au Viêt Nam, en Corée (du Nord), en Albanie…

Il y a là, pour le sociologue généraliste que je suis, une très grande question dont j’ai cherché en vain la réponse toute ma vie. De façon à peine croyable, les politologues contemporains n’en disent rien; ils renvoient à Machiavel, comme si on ne pouvait pas aller au-delà… Mais c’est aussi le point aveugle du marxisme : la question du pouvoir, la question de l’organisation, de la tension entre efficacité et démocratie, des luttes politiques et des rapports de pouvoir, des dynamiques de concentration à la (Robert) Michels.

Pour en revenir à votre question de départ, parmi les écoles de pensée qui m’ont influencé, il faut bien entendu mentionner le structuralisme à la française. Il est apparu dans les années ’60 dans de petits cercles d’études philosophiques, notamment autour d’Althusser à l’École normale supérieure. C’est par cette « grande école », où l’on n’entre que si l’on est dans les 50 premiers à son concours d’entrée extrêmement sélectif, que sont passés presque tous les grands intellectuels français : Sartre, Foucault, mais aussi les plus grands philosophes (dont Althusser, Rancière), historiens (ceux de l’EHESS, bien connus au Brésil), anthropologues (Levi-Strauss, Godelier), sociologues (Touraine, Bourdieu, Passeron, Boudon, Baudelot…).

Ce n’est pas ici le lieu de développer la pensée structurale. Je dirai simplement qu’elle figure au coeur de la pensée scientifique du monde inanimé (Newton a compris pourquoi les pommes tombent dès qu’il a eu cette illumination, a cessé de les considérer comme des « sujets » – les pommes – et les a mis en rapport avec l’astre Terre), dont les scientifiques cherchent à découvrir les lois. Or toute loi s’exprime par une relation entre deux ou plusieurs grandeurs physiques. J’ajouterai que s’agissant du monde social historique, la pensée en termes de relations et de rapports s’est avérée tout aussi fructueuse et féconde.

J’en donnerai un seul exemple, que je choisis ici parce qu’il me paraît à la fois fondamental pour comprendre le monde contemporain et, en même temps, l’un de ses secrets les mieux gardés. C’est l’exemple des classes sociales. Si les auteurs des très nombreux manuels de sociologie (les textbooks américains) faisaient bien leur travail, ils expliqueraient aux étudiants les fondamentaux du phénomène des classes sociales, qui est constitutif des sociétés industrielles et post-industrielles, constitutif de la modernité et de l’hypermodernité. C’est le phénomène qui figure au coeur du « capitalisme » (au coeur du mode spécifiquement capitaliste de production, celui qui a finalement conquis sinon la planète tout entière, en tous cas la totalité de ses parties les plus développées).

Au lieu de cela, la majorité des auteurs de manuels de sociologie – et surtout les universitaires américains auteurs de textbooks, d’un niveau généralement navrant – préfèrent contourner la difficile question des classes sociales : combien sont-elles, comment sont-elles définies, peut-il y avoir des classes sans conscience de classe ? Y a-t-il encore des luttes de classes ? Etc. Je mets ici en mots le profond embarras d’un très grand nombre de sociologues contemporains de presque tous les pays dans lesquels existe une pensée sociologique relativement indépendante du pouvoir. Ils ont grandi dans un contexte discursif – comme disait Michel Foucault pour désigner l’ensemble des idées, représentations, valeurs, croyances d’une société à un moment donné de son Histoire – qui les a convaincus que Marx et sa pensée sont désormais bien morts l’un et l’autre, qu’ils appartiennent tous deux à un passé révolu, celui du XIXe siècle industriel; que le monde a bien changé depuis. Plus personne – pensent-ils – ne conteste que la market economy (le nom usurpé de la forme contemporaine, financière donc, du mode capitaliste de production) a envahi le monde entier, y compris la Chine, et que cette façon d’organiser les activités économiques a permis à un grand nombre de pays de sortir d’un sous-développement multiséculaire pour entrer dans la « modernité ».

Autrement dit, si je résume : avec l’hégémonie de l’économie de marché, les « inégalités » ont augmenté, mais (assez curieusement) les classes sociales au sens ancien ont pratiquement disparu… Je me souviens d’une conversation avec un collègue, sociologue français communiste, dans laquelle je lui disais qu’après avoir bien étudié la question des classes à la lumière du monde contemporain, j’étais arrivé à la conclusion qu’une classe et une seule existe pleinement et tout le temps; et lui de hasarder : « la classe ouvrière? ». « Mais bien sûr que non, cher camarade! La seule classe qui connaît en permanence une existence pleine et entière, non seulement dans la pleine conscience cynique de ses intérêts économiques et politiques et de ce qu’il faut faire pour les défendre, mais aussi et surtout au travers de son activité pratique, quotidienne de classe dirigeante et dominante, c’est bien évidemment elle : la classe « dominante et dirigeante », ce noyau dur de dirigeants et/ou propriétaires des plus grandes firmes privées, aujourd’hui très largement multinationalisées ».

Alors, qu’en est-il des « classes sociales dans le monde contemporain » (titre de l’un des ouvrages du regretté Nicos Poulantzas [1974), qui avait essayé d’y voir clair en s’appuyant sur des enquêtes empiriques)? Est-ce qu’elles ont définitivement disparu, ou bien ont-elles encore une existence soit latente, soit réelle? Les réponses à ces deux questions sont (selon moi) très claires. Elles tiennent en deux points.

Tout d’abord, toute question ou affirmation qui met « les classes sociales » au pluriel est très mal formulée, parce qu’il s’agit en réalité de formes sociales non seulement très différentes, mais en quelque sorte structurellement différentes. Comme je l’ai écrit dans Destins personnels et structure de classe (en portugais – traduit par José Saramago! – aux Moraes Editora en 1978), « les classes » ne sont pas des billes (ou des boules de billard) de différentes couleurs. Elles sont engendrées, produites, reproduites et transformées par la dynamique du rapport central structurant le mode capitalistique de production, le rapport capital/« force de travail », qui constitue LE rapport de classe central, LE moteur qui fait tourner et autour duquel tourne les ensembles sociétaux (les « sociétés »).

Le second point est donc que s’il est impossible de donner une réponse claire à la question « les classes sociales existent-elles, et combien sont-elles? », parce qu’elle est extrêmement mal formulée, on peut au contraire affirmer avec une quasi totale certitude que le rapport de classe central du mode capitaliste (ou capitalistique, c’est plus acceptable…) de production, ce rapport de classe non seulement existe bel et bien, mais qu’il est désormais le pivot auquel duquel tourne en permanence, et à une vitesse de plus en plus rapide, toute l’économie de la planète.

La perspective ethnosociologique est très peu connue au Brésil. Pourriez-vous nous expliquer ses principes?

J’ai inventé le terme « perspective ethnosociologique » au moment de la publication de la première édition de mon court ouvrage Les récits de vie, en 1997. C’est un ouvrage ethnographique et sociologique. Je voulais que le lecteur comprenne que l’approche empirique que j’allais décrire dans cet ouvrage résultait d’une combinaison a priori improbable, mais qui avait prouvé sa fécondité heuristique quand je l’avais mise en oeuvre et testée avec succès dans plusieurs recherches empiriques au cours des années ’70, ‘80 et ’90 : la combinaison d’une technique d’observation empirique, le récit de vie, empruntée à la grande tradition ethnographique, et en quelque sorte importée pour être mise au service de la recherche sociologique (l’étude des sociétés développées); la combinaison de cette technique empirique, donc, avec une volonté déterminée, farouche, de comprendre sociologiquementdes « objets » sociaux, c’est-à-dire des « objets empiriques » – tels que des mondes sociaux au sens de Howard S. Becker – faisant partie d’une société développée (en l’occurrence la société française, mais aussi, par exemple, la société russe; voir Bertaux & Malysheva, 1994, en français – 1997, en anglais –, en ligne sur le site daniel-bertaux.com).

Le terme « ethnosociologique » (le signifiant) était une innovation, et il est tout à fait normal qu’on ne le comprenne pas au Brésil ou ailleurs; mais l’idée qu’il cherchait à exprimer (son signifié) n’était pas nouvelle. Les recherches de la première École (sociologique) de Chicago (voir Thomas & Znaniecki, 1918/1996 ; Clifford Shaw, 1942, etc.; voir aussi Bertaux & Bertaux-Wiame, 1976) constituent de remarquables exemples de cette approche ou perspective, que je n’ai découverts que vers 1975-76, quand je rédigeais le fameux rapport au C.O.R.D.E.S. (1976). Auparavant je n’en avais jamais entendu parler au cours de mes études de sociologie… C’est plutôt le terme équivalent « anthroposociologie » qui semble s’imposer par l’usage (Juan, 2015). Peu importe le terme, pourvu que l’idée de cette combinaison fertile soit mise en avant.

En France, quand j’ai commencé à travailler dans cette perspective en choisissant d’étudier (comme « objet empirique ») la boulangerie artisanale, à laquelle je ne connaissais strictement rien – mais j’étais conscient de la valeur symbolique du « pain quotidien » –, ce n’était pas du tout à la suggestion de mes directeurs de recherche successifs (Pierre Bourdieu, puis au bout de deux ans Raymond Boudon, puis après trois ou quatre ans Alain Touraine). Bien au contraire! Bourdieu, qui certes connaissait bien et avait beaucoup d’estime pour la bonne anthropologie, avait pris soin d’expliciter, voire de durcir la frontière entre les disciplines. Boudon n’avait guère de prédisposition pour les recherches empiriques. Touraine avait sa propre façon d’aborder les mouvements sociaux. Ces trois-là, qui avec Crozier tenaient d’une main ferme l’ensemble de la sociologie tout en développant de très violentes polémiques entre eux, étaient très loin de reconnaître quelque valeur que ce soit à une perspective combinant une approche empirique s’inspirant (partiellement) de l’ethnographie et une façon toute sociologique. Pour moi cela signifiait mettre en oeuvre les découvertes de Marx, donc par exemple, dans l’étude de la boulangerie artisanale, concentrer l’attention sur le rapport de production (et « d’exploitation ») entre les artisans-patrons et « leurs » ouvriers boulangers (dont je venais de découvrir l’existence…), une façon intégralement sociologique de se poser des questions à partir des observations : par exemple se demander « comment ça marche », « comment ça fonctionne », « pourquoi ça résiste », le « ça » étant ce secteur de production artisanal dont l’existence même, la résistance face à la concurrence de la boulangerie industrielle constituait une énigme (dans d’autres pays industriels tels que la Grande-Bretagne, les États-Unis, le Canada ou la Russie soviétique, la boulangerie artisanale avait disparu depuis longtemps…).

Qu’est-ce que la méthode de récit de vie, et comment s’associe-t-elle à l’ethnosociologie? Comment l’avez-vous développée? Existe-t-il un genre d’objet avec lequel la méthode s’avérerait plus efficace?

Oui, précisément. De même qu’il existe un type d’objets particulièrement adaptés à l’enquête par questionnaires standards sur échantillon statistiquement représentatif (le survey) : ce sont des objets sociétaux, coextensifs à toute une « société » ou plutôt à sa population. Par exemple, les attitudes politiques ou morales, ou les croyances, ou les représentations de cette population (plus exactement leur répartition selon les milieux sociaux, les régions, les générations…). Sachant que cette forme d’enquête « quantitative » a la capacité d’apporter non seulement des informations sur les distributions statistiques, mais aussi des associations statistiques entre « variables » qui, dans certains cas, peuvent indiquer la présence active de « relations causales », mais sans que l’on puisse en savoir plus sur les médiations entre « causes » et « effets ». Il faut en revenir aux textes de Paul Lazarsfeld, un bon sociologue qui savait bien faire la différence entre les deux…

Pour ce qui est de la perspective ethnosociologique, elle consiste au contraire à chercher à découvrir le « comment ça marche » d’une pièce ou d’un morceau cohérent de la grande mosaïque sociétale. Si celle-ci est un macrocosme, elle se compose de plusieurs centaines de mésocosmes – par exemple les secteurs d’activités (industries, services…), chacun s’étendant sur tout le pays, mais se composant à son tour de nombreux microcosmes qui sont – comme les boulangeries artisanales, ou par exemple les hôtels de tourisme dont se compose l’industrie touristique – tous peu ou prou structurés par les mêmes configurations de rapports sociostructurels, par les mêmes logiques de situation correspondant aux différents statuts et places qu’engendre leur structuration spécifique, tous (les microcosmes) régis par les mêmes logiques de fonctionnement et les mêmes dynamiques de reproduction et de transformation…

Je n’ai pas développé suffisamment la théorisation de cette grande idée. Je ne peux guère qu’en donner des exemples. Mais c’est en gros la même idée que celle des mondes de l’art dont parle H. S. Becker, qui sont eux-mêmes des exemples de ce qu’il appelle plus généralement des « mondes sociaux ». Quand Becker prend l’exemple du monde de la musique classique, il explique que ce monde inclut non seulement les chefs d’orchestre et les musiciens professionnels, mais aussi les organisateurs de concerts, les critiques musicaux, les associations bénévoles d’amateurs de musique classique… et jusqu’aux déménageurs qui transportent le piano à queue sur la scène de la salle de concert. Tous ces agents participent à l’activité de production live, de distribution, commercialisation, et de consommation de musique classique. Il y a une cohérence dans ce monde social. Il est régi par des règles spécifiques, non écrites, connues des seuls initiés, par des logiques internes (de carrière, de concurrence, de rentabilité, de réussite et d’échec personnels…) qu’il s’agit de découvrir. Et l’observation directe ethnographique, mais aussi l’étude de documents, de statistiques, constituent autant de moyens de chercher à savoir ce qui se passe, comment ça se passe, et finalement « comment ça marche ».

Ce n’est pas l’enquête par questionnaires qui peut permettre de découvrir ces logiques internes de fonctionnement. Ce sont des techniques empruntées à la tradition ethnographique. Ethnographique, pas ethnologique : ce que requiert la recherche sociologique ce sont des techniques descriptives, des façons d’observer les réalités sociohistoriques qui permettent d’en décrire les configurations, les traits principaux (the mainfeatures, les caractéristiques), les mécanismes générateurs, les processus récurrents (qui sont des enchaînements récurrents de situations et d’actions.

La démarche ethnographico-sociologique (j’aurais dû la nommer ainsi) ou socio-anthropologique s’apparente, d’une certaine façon, à la démarche d’un jeune amateur de mécanique automobile qui entreprend de démonter pièce par pièce le moteur d’une vieille automobile afin de comprendre « comment ça marche » : le carburateur, l’embrayage, le générateur, le circuit de distribution électrique... Le problème des sociologues quantitativistes, c’est peut-être que ça ne semble pas les intéresser d’ouvrir le capot.

Mais attention à la métaphore automobile : une société, c’est tout autre chose qu’un moteur ou qu’une machine conçus par une équipe d’inventeurs pour fonctionner parfaitement. C’est un organisme vivant construit autour d’un rapport de classe intrinsèquement en tension, autour duquel ont proliféré des excroissances plus ou moins fonctionnelles (il y a des pièces ou parties nettement parasitaires) régies elles aussi par des rapports de pouvoir prenant des formes spécifiques (toutes ne sont pas directement régies par une logique capitalistique, c’est le cas des administrations d’État, des universités et des autres institutions publiques – ainsi du système français de Sécurité sociale, une remarquable machinerie d’assurance mutuelle qui permet aux personnes résidant en France, citoyens ou étrangers, de se soigner sans se ruiner); un organisme doué, qui plus est – comme l’affirme Anthony Giddens – de réflexivité : d’une capacité à réfléchir sur lui-même.

Tout le problème est donc de savoir découper, dans ce macrocosme, des mésocosmes cohérents. Dans mon ouvrage Les récits de vie, je donne quelques indications : les mondes sociaux constituent des ensembles cohérents, mais aussi ce que j’ai appelé des catégories de situation; et j’y ai ajouté aussi – à la suggestion de Catherine Delcroix – les flux de trajectoires, notamment de migrants. Le Brésil a longtemps été un pays d’immigrants libres, venus de différents pays d’Europe, mais aussi du Japon, par exemple, et d’Africains déplacés de force, contre leur volonté. On y sait parfaitement ce que l’immigration veut dire.

Mais permettez-moi d’insister sur la notion de cohérence. On pourrait penser par exemple que la situation de lone mother, de mère « isolée » ou « célibataire » élevant seule son ou ses enfants, sans l’appui de leur père (ou d’un autre homme), constitue un exemple typique de catégorie de situation. Selon moi, ce n’est pas le cas. Au Brésil, en France ou ailleurs dans les pays développés (et sans doute aussi les autres, que je connais moins), la situation de mère isolée, en plus d’être stigmatisée dans certains pays en raison de la religion, constitue une situation économiquement difficile, voire impossible à vivre. Il faut bien en effet que le « ménage » (household) constitué par la jeune maman et son bébé ou son jeune enfant dispose d’un revenu (income). Mais si le père ne verse pas de pension alimentaire, comment la jeune maman pourrait-elle à la fois tenir un emploi rémunéré et s’occuper de son bébé ou jeune enfant?

Il y a là une situation extrêmement contraignante et, puisque nous avons appris de Durkheim (1984/1968) que le social c’est d’abord de la contrainte (N.B. : le social est aussi constitué d’opportunités…), la situation de mère élevant seule son enfant devrait être un archétype d’une situation sociale. Mais selon moi, si c’est majoritairement le cas, ce n’est pas toujours le cas.

La situation sociale véritablement contraignante, c’est celle d’une jeune femme issue d’une famille pauvre qui a eu un enfant d’un homme qui a décidé de ne pas assumer ses responsabilités de père et qui n’a pas trouvé un autre homme (voire une femme) pour le remplacer en tant que breadwinner. Cette situation spécifique semble d’ailleurs sans issue, pourtant elle est vécue par un grand nombre de jeunes femmes à la surface de la planète. Mais pas en France, ni en Suède ou dans d’autres pays scandinaves[1]. Dans ces pays, la jeune mère reçoit des allocations mensuelles de congé de maternité qui lui permettent de se consacrer pleinement pendant plusieurs mois à son bébé. Ensuite elle peut obtenir une place à la crèche de son quartier pour son/sa jeune enfant jusqu’à ce qu’il/elle atteigne l’âge de trois ans : il/elle est pris(e) en charge par des éducatrices pendant que la mère est en quelque sorte « libérée » de ses obligations de mère et donc « libre » de travailler contre un salaire. Quand l’enfant arrive à l’âge de trois ans, la mère va l’inscrire à l’école maternelle de son quartier; or le système des écoles maternelles est, en France, d’excellente qualité.

On ne peut donc définir une catégorie de situation qu’après avoir examiné attentivement les paramètres qui constituent cette « situation ». Catherine Delcroix et moi avons étudié la situation de père divorcé (ou non marié, mais séparé de sa partenaire avec qui il avait eu un enfant). Une enquête statistique nationale sur le mode de vie des enfants nés en France avait montré qu’une forte proportion d’entre eux vivait avec un seul de leurs deux parents (la mère, la plupart du temps), et que la moitié de ceux-ci ne voyait l’autre parent (en l’occurrence leur père) que moins d’une fois par mois, voire jamais. Ce chiffre était a priori choquant : mais pourquoi en était-il ainsi? Nous avons obtenu de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) le financement d’une recherche ethnographico-sociologique qui permettrait de comprendre les raisons de ce « retrait » des pères.

Initialement, nous pensions que la « modernisation » de la société française passait par l’individualisation généralisée et que, conformément à la théorie proposée par la sociologue féministe américaine Barbara Ehrenreich dans The Hearts of Men, explicitement sous-titré American Dreams and the Flight from Commitment (Les rêves américains et la fuite devant les responsabilités), les hommes français, avec quelques vingt années de décalage avec leurs homologues nord-américains, fuyaient eux aussi – par individualisme – leurs responsabilités de père. Il est vrai qu’ils étaient conscients que l’État français viendrait suppléer à leur défaillance… Mais dès que Catherine, qui effectuait le gros de l’enquête de terrain, a pu commencer à rencontrer quelques pères « défaillants », elle a compris que notre hypothèse était fausse. Auparavant elle avait réussi à trouver via la CNAF un groupe de 22 mères célibataires du même quartier urbain qui se réunissait plus ou moins régulièrement et elle leur avait demandé de la mettre en contact avec les 22 pères défaillants. Or si quelques-unes d’entre elles avaient effectivement perdu le contact avec le père de leur enfant (et comptaient sur Catherine pour le retrouver…), la plupart ne souhaitaient plus avoir aucun contact « avec ce type »... Notre hypothèse initiale s’effondrait, d’autant plus que les rares pères coupés (par leur mère) de leur enfant que Catherine avait pu rencontrer pleuraient de ne pas pouvoir le ou la voir grandir : c’étaient donc les mères qui souhaitaient ardemment la coupure de la relation père-enfant.

Or le maintien ou l’abolition de cette relation ne dépendait pas, en définitive, de la volonté des mères (ou de celle des pères), mais d’une décision d’un juge des affaires familiales. Ils étaient souverains en la matière. Catherine les a donc rencontrés. Ce qu’elle a constaté, c’est qu’il y en avait deux catégories. Les magistrats âgés, tous des hommes, étaient fort conservateurs et lui tenaient le raisonnement suivant :

La famille, Madame, est la cellule de base de notre société. Or elle est menacée de toutes parts : les gens divorcent, ou bien ils vivent en couple avec des enfants sans se marier. Notre rôle, Madame, tel que nous le concevons, nous les magistrats, consiste donc au moins à préserver ce qui reste de la famille : la relation mère-enfant. Nous donnons donc tous pouvoirs à la mère.

Par contre, la génération suivante de magistrats, composée pour l’essentiel de femmes (la profession s’est considérablement féminisée), tenait un tout autre raisonnement :

Écoutez, dans notre société ce sont encore les hommes qui ont tous les pouvoirs : le pouvoir économique (les entreprises sont presque toutes dirigées par des hommes), le pouvoir politique (les députés, les présidents de région…), le pouvoir administratif… Aux femmes il ne reste qu’un lieu où elles peuvent faire jeu égal avec les hommes : dans les relations avec leurs enfants. Alors on ne va pas leur enlever ça!

Autrement dit, pour des raisons presque opposées, la très grande majorité des juges aux affaires familiales tenait à protéger le lien entre la mère et ses enfants. Dans ces conditions il n’était pas étonnant, finalement, qu’une bonne moitié des enfants de couples séparés ou divorcés perdent le contact avec leur père biologique…

Du point de vue de la méthode, nous n’aurions jamais pu élucider les raisons profondes du phénomène si nous avions fait l’enquête au moyen d’un questionnaire standard. Cette façon de faire des recherches sociologiques en combinant une enquête de terrain (forcément locale, même si multisites et multiterrains) sur des objets (phénomènes, processus…) à dimension sociétale n’est pas encore bien comprise ni acceptée en France, ni bien entendu aux États-Unis (à part des exceptions telles que Michael Burawoy, dont j’admire beaucoup les travaux). Par contre, Paul Atkinson et Bernard Hammersley (1990) en ont diffusé l’esprit au sein de la sociologie britannique sous l’appellation Ethnography, tout simplement : leur ouvrage, qui porte ce titre, est un excellent manuel.

Je crois sincèrement que l’avenir de la sociologie se situe de ce côté. Non pas du côté des surveys, qui certes apportent des informations utiles sur la distribution statistique de tel ou tel phénomène dans une « société » donnée considérée dans sa totalité, car les limites intrinsèques – par construction : built-in limits – de ce que peut appréhender un survey sont très fortes. Curieusement, on parle très peu de ces limites. Mais je ne crois pas qu’on puisse faire avancer la sociologie à coups de coefficients de régression. Beaucoup de collègues se laissent impressionner par l’apparence « scientifique » des modèles de régression. Mais les habits mathématiques ne suffisent pas à rendre savant. Et pour qui connaît un peu l’histoire des sciences, de la physique notamment, les grandes découvertes sont bien moins le résultat de la rigueur que de l’imagination des chercheurs. La rigueur est une condition nécessaire, mais elle est très loin d’être suffisante. C’est l’imagination qui fait le véritable travail, notamment celui de « rupture avec le sens commun » célébré par Bourdieu, Chamboredon et Passeron dans Le métier de sociologue (qui malgré son scientisme constitue une excellente introduction à l’épistémologie).

Comment le récit de vie a-t-il été reçu en France et comment évaluez-vous son utilisation dans les recherches actuelles?

On peut très bien faire des enquêtes dans une perspective ethnographico-sociologique (donc en cherchant à élucider un phénomène social répandu à travers toute une société, mais au moyen de méthodes d’observation empruntées à l’enquête de terrain ethnographique) sans avoir recours au recueil de récits de vie. C’est ce que la plupart des sociologues ont fait jusqu’ici. Est-ce qu’ils ont le sentiment de manquer quelque chose? Non, pas du tout : comment percevraient-ils ce qu’ils/elles ont manqué? Pour le percevoir, il faudrait refaire une enquête sur le même objet empirique, le même phénomène, le même processus, mais en y incluant cette fois le recueil de récits de vie. On comprendrait alors tout ce qu’on a raté.

Mais cela, je ne peux le décrire en quelques phrases. Ni au moyen d’un ou deux exemples. Car ce dont je parle (ce qu’on rate si l’on n’inclut pas des récits de vie dans la panoplie des techniques d’observation que l’on va mettre en oeuvre au cours d’un projet de recherche) est tellement riche, divers, considérable que cela ne peut se décrire. Pour l’imaginer, il faudrait un minimum de connaissances sur les enquêtes ayant inclus des récits de vie (quand il a écrit en 1986 l’article L’illusion biographique sur la méthode des récits de vie, article qu’il voulait aussi meurtrier que possible, Pierre Bourdieu en était manifestement au degré zéro de ce type de connaissances). Mais il faudrait aussi une bonne dose d’imagination, et ce n’est pas la qualité première des experts en méthodologie.

J’ai lu beaucoup d’articles de sociologie décrivant une enquête ethnographico-sociologique fondée sur l’observation directe. C’est ainsi, par exemple, que travaillent les sociologues d’orientation « interactionniste symbolique ». Ils décrivent bien l’organisation – par exemple celle de la salle d’un grand restaurant ou celle de ses cuisines – et c’est très intéressant. Mais l’on n’y apprend rien sur les hommes et les femmes qui y travaillent tous les soirs. D’où viennent-ils? Quelle est leur histoire, quelles sont leurs histoires personnelles? On n’en saura rien. Ils pourraient être des robots.

C’est pire encore, me semble-t-il, si l’objet étudié est du type mouvement social ou mouvement associatif. Alain Touraine se voulait le Marx du XXe siècle. Il cherchait à découvrir LE rapport de classe autour duquel se construisaient et se développaient les sociétés post-industrielles. Rapport de genres? Rapport entre technocratie centrale et mouvements démocratiques spontanés contestant, par exemple, la décision de l’État français de multiplier les centrales nucléaires (l’exemple japonais aurait été plus significatif…). Il s’intéressait aux dynamiques sociales et possédait une capacité rare à analyser les « systèmes d’action historique » où se combattaient plusieurs acteurs autour d’un enjeu très central. Mais il ne s’intéressait guère aux militants des mouvements sociaux qu’en tant qu’acteurs temporaires (quoique très mobilisés) de ces mouvements; les raisons personnelles qui avaient amené quelqu’un à s’engager à fond ne l’intéressaient pas du tout.

Je me rends pourtant compte en écrivant cela que je risque d’être compris de travers. Ce n’est même pas un risque, c’est une certitude. Le lecteur croira de bonne foi comprendre que je plaide pour l’utilisation de récits de vie afin de savoir « ce que les gens ont dans la tête ». Or ce que je veux montrer, c’est presque exactement le contraire…

La plupart des sociologues qui recueillent des récits de vie cherchent à savoir par ce moyen ce que un acteur/une actrice a dans la tête : comme il ou elle voit les choses, quelles sont ses représentations mentales, quelles sont ses convictions (à titre personnel je préfère de loin ce terme à celui de « valeurs », trop galvaudé), quelles sont ses croyances… Quelles sont ses Sinnstrukturen, les configurations sémantiques qui nichent dans son esprit? Ce n’est pas par hasard que j’emploie un terme allemand : l’Allemagne est, depuis Dilthey, la patrie des récits de vie, le pays où les sociologues en recueillent le plus et où ils ont développé les techniques d’analyse les plus sophistiquées. C’est Ulrich Oevermann qui a été, je crois, le premier à développer l’idée d’une « herméneutique objective », laquelle passe par l’analyse à plusieurs, ligne à ligne ou tout au moins phrase par phrase, et pendant plusieurs jours s’il le faut, de la transcription d’un récit de vie afin d’en dégager toutes les significations qu’il contient explicitement et implicitement, ou pourrait contenir. C’est d’ailleurs une expérience passionnante que de participer à une telle analyse en groupe. C’est aussi Fritz Schütze, qui a passé des dizaines d’années à étudier « la biographie » comme un objet de pensée sociologique et en a proposé plusieurs concepts éclairants. C’est Gerhard Riemann et son travail sur les trajectories, mais aussi beaucoup d’autres (dont Ursula Apitzsch, Lena Inowocki…).

Mais ces chercheurs ont une forte tendance à analyser les récits de vie un à un, séparément les uns des autres. Ce n’est d’ailleurs pas une particularité germanique : on la retrouve en Grande-Bretagne, aux États-Unis et même en France avec l’excellent travail de Maurice Catani sur « Tante Suzanne » (Catani & Mazé, 1982) . En quoi est-ce un problème? En ce qu’en procédant ainsi, par des études de cas individuels, les chercheurs sont de facto orientés – par la nature même de leur data, un seul récit de vie – vers une analyse psychologique. J’ai un profond respect pour la psychologie, mais ce n’est pas ma discipline, ni d’ailleurs celle de mes collègues… Un de leurs arguments est parfois que les Sinnstrukturen n’existent pas seulement dans la tête des gens, mais aussi « entre eux », dans les discours collectifs : cet argument plaît au (post)structuraliste que je n’ai jamais vraiment cessé d’être, mais il relève – au mieux – de la psychologie sociale, pas de la sociologie.

Face à cette pratique, très répandue chez ceux des sociologues qui osent travailler avec des récits de vie, et que je critique, quel est donc mon point de vue? Comment utiliser les récits de vie pour faire de la sociologie? La réponse est tellement éloignée du « sens commun » des sociologues que cela m’a pris une centaine de pages pour l’expliciter (Le récit de vie, 3e édition, 2016). Je dirai seulement ici que je ne me suis pas contenté d’une argumentation méthodologique : j’ai testé pendant près de trente ans, de 1969 à 1996, la méthode des récits de vie dans le cadre de plusieurs projets de recherche portant sur des objets très divers (la boulangerie artisanale en France; les migrations de la campagne à la ville; la fragilisation du lien père-enfant après un divorce ou une séparation; les processus de formation des destinées socioprofessionnelles en Russie pendant les 75 ans de « communisme ». Et j’ai continué ensuite à expérimenter la méthode dans le cadre d’autres projets de recherche, notamment un projet européen sur la précarité où nous avons comparé – entre autres – la situation des single mothers dans sept pays d’Europe occidentale (de la Suède au Portugal, de l’Irlande à l’Italie…).

C’étaient des sujets de recherche qui m’intéressaient, mais à propos desquels, au début, je ne connaissais rien. Je le mentionne parce qu’il est fréquent aujourd’hui que les étudiant(e)s en sociologie choisissent, pour leur Ph. D. par exemple, d’étudier un sujet qui les touche de près. Si par exemple l’une d’entre eux était une Martienne venue étudier la sociologie sur la Terre, elle choisirait comme thème de son Ph. D. la question de l’adaptation des immigrantes martiennes au mode de vie des Terriens. Autrement dit, le choix d’un sujet est souvent (bien trop souvent selon moi) orienté vers ce que l’on croit déjà bien connaître de par son expérience vécue. Choix compréhensible dans le monde ultra-compétitif d’aujourd’hui; mais ce n’est pas ce que j’ai fait.

Et c’est peut-être précisément – je m’en rends compte en l’écrivant ici même – parce que je choisissais des sujets de recherche auxquels je ne connaissais rien a priori que je suis allé à la recherche de bons informateurs qui pourraient me dire « comment ça marche » dans le monde social (ou la catégorie de situation, ou le flux migratoire) que je voulais étudier et comprendre sociologiquement.

Car mon idée centrale, c’est bien celle-là : personne ne connaît « la société » dans son ensemble, mais chacun de nous, chaque personne a une connaissance et même une compréhension assez approfondie du monde professionnel au sein duquel elle a travaillé de nombreuses années, et/ou du micro-milieu social au sein duquel elle a vécu. Chacun possède ainsi en lui ou en elle des savoirs, des connaissances dont le chercheur et la chercheure en sociologie pourrait faire son miel. Dans Le métier de sociologue, Bourdieu, Chamboredon et Passeron (1983) ont écrit cette phrase : « C’est peut-être la malédiction des sciences humaines que d’avoir affaire à des objets qui parlent. » Malgré tout le respect que leurs travaux m’inspirent, je pense que ce statement est aussi erroné qu’il est arrogant. S’il est clair que « les gens » – et je m’inclus parmi eux – ont des idées largement fausses – ou plutôt, faussées par les médias – sur la plupart des sujets dont ils n’ont pas fait l’expérience directe, je trouve beaucoup plus plausible de poser a priori (quitte à le vérifier) que s’agissant des milieux professionnels ou autres au sein desquels ils/elles ont travaillé et/ou vécu et dont ils/elles ont ainsi fait l’expérience directe, ils/elles savent à peu près de quoi ils parlent.

Ce sont donc leurs connaissances (knowledge) sur un monde social spécifique et ses logiques de fonctionnement, connaissances acquises par l’expérience vécue de ce monde (si l’on remplace « monde social » par « situation sociostructurelle » l’affirmation reste valable), qui m’intéressent en tant que sociologue. Mais je ne vais pas leur demander d’emblée de me les transmettre : les gens ne sont pas sociologues. Je leur demande donc seulement de me décrire leur expérience vécue dans ce monde social (ou dans cette catégorie de situation). J’ai découvert qu’une bonne façon de le faire est de leur demander comment ils/elles en sont venus à entrer dans ce monde; par exemple : Comment êtes-vous devenu boulanger? Cette question vient tout naturellement pour lancer l’entretien, puisque dès la prise de contact et la négociation d’un entretien et du rendez-vous, la personne est consciente que le/la sociologue cherche à l’interviewer en tant que (boulanger ou boulangère, ouvrier boulanger…).

Cela vaut aussi pour une enquête par récits de vie de personnes ayant vécu une situation sociostructurelle spécifique : toutes savent que c’est en tant que (mère isolée, père divorcé, ancien détenu, chômeur de longue durée, victime d’un accident de travail…) que le/la sociologue voudrait les interviewer.

Bien entendu, les récits de vie que l’on obtient ainsi ne seront peut-être pas « complets ». Par exemple, sachant que l’enfance d’une personne a presque toujours des conséquences sur la trajectoire de vie de l’adulte, le/la sociologue peut être tenté de poser des questions sur l’enfance de l’interviewé(e). Mais comme cette question ne figure pas dans le contrat de départ « comment êtes-vous devenu… », l’interviewé(e) peut (légitimement) s’en étonner et refuser de répondre. Aurait-il mieux valu alors lui demander d’emblée de « raconter sa vie »? Je ne le pense pas, car si une personne n’a pas envie de parler de son enfance, elle refusera ce type d’entretien tandis qu’elle est susceptible d’accepter un entretien centré sur sa vie de travail.

Tout ceci apparaîtra contre-intuitif à une lectrice ou un lecteur qui aborde pour la première fois la question des récits de vie en sociologie et s’imagine qu’un récit de vie c’est comme une autobiographie improvisée au fil d’un entretien. Ce qui est faux, ne serait-ce que parce qu’un entretien biographique a toujours non pas un(e) auteur(e), comme toute autobiographie écrite, mais deux auteurs, et que l’« agenda » du second auteur(e) (qui peut être un(e) sociologue, mais aussi un(e) psychologue, un(e) anthropologue, un(e) psychothérapeute, un(e) travailleur social…), c’est-à-dire ce qu’il/elle cherche à obtenir, compte dans la dynamique et le déroulement de l’entretien. Mais comme je l’ai déjà dit, je ne veux pas répéter ici ce que j’ai détaillé longuement dans mon livre.

Ceci dit, il reste que, comme le dit Freud après le poète Wordsworth, « the child is the father of man », l’enfant est le père (ou la mère) de l’adulte. Et que pour des enquêtes sociologiques sur certains sujets, notamment tout ce qui concerne les relations familiales à l’âge adulte, il est presque indispensable de faire parler les interviewé(e)s sur leur enfance. Car les (jeunes) hommes qui se mettent en couple ont tendance, inconsciemment, à se comporter vis-à-vis de leur partenaire comme leur propre père se comportait vis-à-vis de leur mère (n’oublions pas qu’ils n’ont pas connu d’autre modèle de famille que celle au sein de laquelle ils ont grandi…). C’est également vrai pour les jeunes femmes. Et c’est particulièrement vrai des relations d’une mère, ou d’un père, avec son/ses enfants : elle/il aura tendance, inconsciemment, à reproduire les relations que sa mère ou son père ont eues avec elle ou lui.

J’en reviens à votre question : qu’est-ce que la méthode des récits de vie? Si vous voulez une réponse directe, la voici : il n’y a pas UNE (seule) « méthode des récits de vie ». Il y a des utilisations diverses des récits de vie au sein de diverses disciplines des sciences humaines et sociales. Et même au sein de la seule sociologie, il y a diverses façons de concevoir l’utilisation des récits de vie pour faire de la sociologie. Moi j’en propose une, une façon spécifique qui a selon moi plusieurs caractéristiques intéressantes. Tout d’abord, elle ne résulte pas des élucubrations en chambre d’un universitaire en mal de notoriété : je suis un chercheur à plein temps, j’ai la passion de la recherche, je cherche à comprendre le monde qui m’entoure en y menant des enquêtes empiriques; je ne suis pas un sociologue limité à tel ou tel champ de la sociologie, je suis un généraliste; et c’est un travail sérieux, à plein temps. J’ai exploré une voie difficile, déconseillée et même interdite par tout l’establishment de la sociologie française; j’ai pris des risques et fait des découvertes très contre-intuitives qui méritent d’être connues. J’ai démontré, sur l’exemple de plusieurs enquêtes empiriques sur des « objets sociaux » très différents, qu’on pouvait utiliser des récits de vie pour acquérir des connaissances et une bonne compréhension sociologique de ces objets. De plus, je ne l’ai pas fait seul, mais avec plusieurs collègues qui ont su développer leurs propres travaux de leur côté.

Mais s’agissant d’utiliser les récits de vie pour faire de la (bonne) sociologie, que vaut la façon spécifique que je propose par rapport aux autres? Je l’ai déjà dit : elle vaut parce qu’elle amène à concentrer son « regard mental » non pas sur ce que les gens ont dans la tête (et qui, je le sais, compte dans leur façon d’agir), mais directement sur des rapports sociaux, ou pour le dire encore mieux sur des rapports sociostructurels, des rapports entre places. Car c’est , et nulle part ailleurs, que l’on doit chercher les logiques de fonctionnement et les dynamiques d’un « objet social cohérent » donné : monde social, catégorie de situation, processus déterminé, etc.

On me dira : « Mais si vous ne cherchez pas à savoir ce qu’il y a dans la tête des gens, comment pouvez-vous espérer comprendre leurs logiques d’action? » Question pertinente. Mais Niklas Luhmann, entre autres, y a déjà fort bien répondu. Ce qu’il dit en substance, c’est ceci : soit le cas d’une personne qui effectue une action dans un cadre « socialisé » : dans le cadre de son travail, ou d’une activité collective, ou récréative. Et imaginez deux observateurs : l’un(e) connaît la personne (donc, ce qu’elle a dans la tête), mais ne sait absolument rien (mettons que ce soit au Japon…) du cadre précis dans lequel elle est en train d’effectuer une action. Pour l’autre observateur/observatrice, c’est l’inverse : il connaît bien et comprend le cadre (organisationnel, par exemple) de l’action entreprise, mais il ne connaît pas la personne elle-même. Luhmann pose la question : lequel des deux a le plus de chances de prédire correctement ce qu’elle va faire? Et il répond : celui qui connaît le cadre, pas celui qui connaît la personne, parce que la plupart des actions que nous effectuons sont orientées et guidées par les processus de reproduction auto-poïétique de notre société.

Je pense la même chose, dans un vocabulaire un peu différent, mais tout aussi structuraliste et post-structuraliste. Et j’ajouterai que Bourdieu aussi aurait dû penser ainsi, si seulement il avait élaboré sa théorie du champ, qui est excellente, avant celle de l’habitus, qui éclaire de façon intéressante l’un des aspects de l’action (le poids de l’enfance, du caractère, dirais-je), mais qui devient un véritable obstacle à la compréhension de l’action dès qu’il (Bourdieu) cherche à ramener les raisons de toute espèce d’action à l’habitus de l’acteur/actrice, ce qui est beaucoup trop réducteur, comme Bernard Lahire (1998) l’a montré dans L’Homme pluriel. Bourdieu était, je crois, très conscient des faiblesses de sa théorie de l’action, entièrement centrée sur l’habitus, mais il avait trop investi dans cette théorisation pour risquer, en exprimant le moindre doute, de déclencher sa brusque dévaluation et son effondrement subit et définitif.

Avec le recul, je crois pouvoir dire que la méthode spécifique que j’ai mise au point et qui est exposée en détail dans mon ouvrage (pour lequel j’avais proposé le titre Les récits de vie, puisque selon moi il faut toujours en faire plusieurs jusqu’à l’apparition de récurrences, et si possible jusqu’au moment de la saturation; c’est l’éditeur qui a tenu à mettre Le récit de vie au singulier), que cette méthode donc que j’ai mise au point peu à peu, on pourrait presque la retrouver directement (mais seulement avec le recul…). En effet :

  1. ayant lu Les Enfants de Sanchez (Lewis, 1963), ouvrage d’un anthropologue qui en tant que tel n’avait aucune obligation de généraliser, j’ai eu envie de voir si on pouvait faire de la sociologie avec des récits de vie;

  2. cette « technique » (c’est en fait bien une technique…) faisait manifestement partie des « techniques qualitatives ». Je basculais donc dans le vaste domaine de la « sociologie qualitative », dans lequel la question de la généralisation se pose très différemment (et d’ailleurs de façon beaucoup plus intéressante et faisant beaucoup plus appel à la réflexion et à la théorisation) que dans le domaine du survey research;

  3. si à l’époque j’avais entendu parler (ce qui n’était pas le cas) des travaux des sociologues américains qui avaient développé, à Chicago, cette question de la généralisation à partir de données « qualitatives », c’est-à-dire non quantitatives, j’aurais trouvé beaucoup plus tôt, notamment dans le remarquable ouvrage de Barney Glaser et Anselm Strauss The discovery of grounded theory, les idées de récurrences et de saturation, au lieu d’avoir à les re-découvrir moi-même. Mais le fait que je les aie retrouvées consolide leur statut de points forts de la démarche « qualitative »;

  4. l’école néo-interactionniste, dont faisaient partie Barney Glaser, Anselm Strauss, Howard S. Becker (auteur de célèbres recherches qualitatives très innovantes et, avec Charles Ragin (1992), de What is a case?), n’utilisait pas les récits de vie. Plus généralement, elle se concentrait sur les interactions en situation, et ne cherchait pas à développer la dimension temporelle. Jusqu’à ce qu’au cours de leur enquête sur les services d’hôpitaux qui accueillent des patients qui vont mourir à relativement brève échéance, ils élaborent le concept de trajectory, au sens d’un segment de la vie pendant lequel une personne se retrouve comme sur des rails dont elle ne peut s’échapper. L’introduction de récits de vie (life stories) dans le cadre théorico-empirique de l’interactionnisme a été un complément qui n’a pas déstabilisé, mais au contraire enrichi cette approche; d’ailleurs, ce sont deux étudiants allemands d’Anselm Strauss, Fritz Schütze et Gerhard Riemann, qui de retour dans leur pays y ont été parmi les premiers à y développer le recueil et l’analyse de récits de vie et la Biografieforschung. Mais avec une tendance à analyser les récits un par un, au lieu de les multiplier et de chercher à faire apparaître des récurrences de l’un à l’autre pour dépasser le niveau microsocial et atteindre le niveau « méso-social », celui des mésocosmes ;

  5. ce que j’ai proposé constitue donc – avec du recul – de conserver à l’esprit la meilleure façon à ce jour de faire de la sociologie à partir d’observations de terrain, mais en l’enrichissant grâce à l’inclusion, dans la panoplie des techniques employées, de celle des récits de vie. Car les récits de vie apportent une prise en compte d’au moins trois caractéristiques des acteurs : leur singularité, leur historicité, leur subjectivité (perception et activité semi-autonome), ainsi que la prise en compte de la dimension temporelle des processus de fonctionnement social de l’objet étudié.

Dans votre ouvrage Destins personnels et structure de classe (1977) vous parlez des biographies et de ses relations avec la mobilité sociale et la structure de classe. Il démontre votre critique par rapport au néo-positivisme et aux méthodes quantitatives, en affirmant que la sociologie devrait s’occuper des productions sociales et de ses relations (forgé par le terme « anthroponomie »). Comment concevez-vous votre contribution pour penser au caractère scientifique des méthodes ethnographiques en sociologie?

Le travail que j’ai fait sur les récits de vie a consisté d’abord à examiner si le recueil de récits de vie permettait de percevoir empiriquement des facettes du « social-historique » qui restaient invisibles des autres méthodes d’observation. Compte tenu de l’hostilité généralisée à l’égard de cette « technique », en particulier de la part des quatre sociologues qui à eux seuls contrôlaient à peu près toute la sociologie française, j’ai mis plusieurs années à commencer à en parler publiquement; et seuls de rares jeunes chercheurs déjà plus ou moins marginalisés – comme moi – ont montré quelque intérêt. J’étais chercheur au CNRS, je n’avais donc pas d’enseignement, pas d’étudiants. Mais mon rapport de 1976, intitulé Histoires de vie – ou récits de pratiques? – où je parlais notamment des travaux des sociologues de la première École de Chicago (Thomas et Znaniecki, Clifford Shaw…) que je venais de découvrir, a beaucoup circulé (Georges Balandier voulait le publier dans la collection qu’il dirigeait aux PUF, mais il m’avait demandé d’enlever quelques passages polémiques, je n’ai pas donné suite et j’ai eu tort).

Peu à peu des étudiants sont venus vers moi en me disant : « Voilà, j’ai recueilli plusieurs récits de vie, maintenant qu’est-ce que j’en fais? » À l’époque c’était compliqué de leur expliquer qu’ils/elles avaient mis la charrue avant les boeufs. Aujourd’hui je leur dirais, et je le dis à tous les sociologues débutants du Brésil et d’ailleurs :

Vous avez certainement un téléphone portable, avec lequel vous pouvez filmer. Aujourd’hui tout le monde peut filmer. Est-ce que tout le monde est devenu cinéaste? Est-ce qu’il suffit de filmer pour faire un film? Pour faire du cinéma? Non? Alors réfléchissez à ce qui fait la différence…

N’importe qui muni d’un enregistreur peut recueillir un récit de vie; et comme je l’ai écrit dans mon livre, ce récit n’a aucunement besoin d’être complet, il peut concerner une seule période de la vie : du moment que c’est narratif, « il y a du récit de vie », et ça suffit. Mais cela ne fait pas pour autant de la sociologie.

Donc la difficulté, ce n’est pas de recueillir un, deux ou trois récits de vie. Cela, beaucoup de gens peuvent le faire. C’est de faire en sorte que cela soit cumulatif; qu’à partir de là quelque chose se construise. Et en ce qui me concerne, quelque chose de sociologique. Et ça, c’est beaucoup plus difficile.

Mais une autre façon d’utiliser les récits de vie s’est également développée dès le début du regain d’intérêt pour les récits de vie, il y a quarante ans. Elle consiste à recueillir et à analyser un (seul) récit de vie. Je pourrais donner de nombreux exemples d’articles de revues de sociologie centrés sur un seul récit de vie, rédigés par des collègues anglais (Michael Rustin, par exemple), américains, canadiens, suédois, italiens, suisses, japonais, et surtout des collègues allemands, où les exemples d’analyses d’un (seul) récit de vie sont si nombreux qu’on ne les compte même plus. On peut considérer que cette façon de faire est plus répandue que celle que je propose. Et fait, si l’on prend en compte l’ensemble des disciplines qui s’intéressent aux récits de vie, elle est beaucoup plus répandue que la mienne. Prenons en effet la psychologie : elle procède évidemment par études de cas individuels. Le ou la psychologue va longuement écouter une personne lui raconter sa vie et réfléchir en particulier sur la manière dont elle l’a racontée, sur les significations implicites, sur le sens caché de certaines phrases… de certains silences…

Mais dans quel but? C’est évidemment pour tenter de découvrir la clé de sa personnalité, de sa subjectivité, de son psychisme. Quand on a enfin trouvé la clé, on comprend beaucoup mieux la personne. Même si je le dis d’une façon qui apparaîtra sans doute naïve à un(e) psychologue, c’est bien de cela qu’il s’agit. Il ne s’agit pas d’une recherche au sens où le/la psychologue chercherait à expliquer des phénomènes psychiques plusieurs fois observés, mais dont on n’a pas encore trouvé la cause, la genèse… Il s’agit donc, pour le/la spécialiste, de comprendre ce cas individuel précis pour ensuite tenter d’aider cette personne à aller mieux. Il ne s’agit donc pas de recherche, mais en définitive, de psychothérapie.

D’autres disciplines utilisent aussi les récits de vie à des fins pratiques. Par exemple, en sciences de l’éducation ou en formation des adultes, depuis quelques décennies et dans plusieurs pays, on forme des petits groupes qui se rencontrent régulièrement et dont les participants sont invités à raconter leur vie les uns aux autres. L’arrière-plan théorique est ici constitué d’une tentative – peut-être sans issue – pour articuler psychologie et (micro)sociologie, Freud et (peut-être) Mead; on évolue dans le cadre de la psychosociologie. J’aime beaucoup la phrase de mon collègue et ami Vincent de Gaulejac : « L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet. » Et lui au moins a multiplié les récits de vie et les expériences de petits groupes dans deux milieux bien précis, les cadres supérieurs d’entreprises privées, et les « professions intermédiaires » comme les travailleurs sociaux, les animateurs, les formateurs d’adultes… En se concentrant sur des milieux socioprofessionnels déterminés, il s’est donné la possibilité de faire peut-être apparaître des récurrences et d’en tirer quelques hypothèses sociologiques plausibles. Mais ce n’est pas le cas de la plupart des chercheurs, quelle que soit leur discipline : si l’on n’étudie que des cas isolés les uns des autres, cas par cas, on ne débouchera fatalement que sur des analyses et des résultats psychologiques. Ou peut-être, dans le meilleur des cas, des résultats psychosociologiques, mais en tous cas, pas des résultats sociologiques.

Dans le monde contemporain, c’est dans l’aire germanophone (Allemagne, Autriche, Suisse allemande) que le recours aux récits de vie en sociologie est le plus répandu. C’est là aussi que, sous l’influence des travaux de Fritz Schütze, un sociologue et sociolinguiste capable de réflexions profondes, s’est développée ce qu’on appelle outre-Rhin la Biografieforschung, la « recherche biographique ». Schütze pense que la biographie (qu’il comprend, me semble-t-il, au sens de « parcours de vie individuel qui prend forme dans la durée ») constitue un objet de recherche légitime pour un(e) sociologue; qu’on peut découvrir en quelque sorte des processus (« structurels », ajoute-t-il) qui seraient à l’oeuvre dans toutes les « biographies », dans tous les parcours biographiques (quant à moi je ne suis pas du tout convaincu que des processus similaires puissent être trouvés dans le parcours d’un riche héritier et dans celui d’un « sans domicile », homeless ou menino da rua; mais je ne vais pas fermer la porte à une hypothèse en raison de mes a priori, je demande juste à voir).

Quoi qu’il en soit, la Biografieforschung est si répandue en Allemagne qu’elle a obtenu une entrée dans Wikipédia. L’article, long de quatre pages, est en allemand, une langue difficile que je ne maîtrise pas entièrement. Néanmoins, je crois en avoir compris l’essentiel (et je le vérifierai avant la fin du mois grâce à l’aide d’une spécialiste allemande des récits de vie). L’idée générale – très « sociétologique » – est que la modernité contemporaine (l’hypermodernité, diront certains) a rongé, voire fait disparaître l’idée et l’existence même de « biographies normatives ». Les parcours biographiques étaient en quelque sorte tracées d’avance : une vie d’ouvrier dans une grande usine, une vie de paysan, une vie de petit commerçant, de petit cadre, de fonctionnaire, ou de propriétaire rentier. Toutes ces « figures » très stables de « destins sociaux » ont disparu ou disparaissent à vue d’oeil. L’hypermodernité demande à chacun/chacune de construire son propre parcours de vie au sein d’un contexte sociétal qui est devenu changeant et imprévisible. Chaque personne est sommée de devenir le conducteur/la conductrice, le « sujet » de son propre parcours. Dès lors, il devient intéressant pour les sociologues d’observer – par le moyen de récits de vie – comment chacun(e) s’y prend pour tenter de prendre le contrôle de son parcours de vie. L’instrument d’observation serait donc le récit de vie, parce qu’il permettrait d’accéder – par un examen herméneutique approfondi du texte des entretiens narratifs – aux Sinnstrukturen, aux structures latentes de signification portées par tel ou tel individu.

L’auteur ou l’auteure de l’article prend la peine de préciser ce que j’appellerai le statut – en tant que donnée, data – d’un récit de vie. Après avoir rappelé que les sociologues de l’École de Chicago avaient rassemblé toutes sortes de documents pour chercher à savoir quel avait été le parcours réel de tel ou tel individu, sous-entendant que c’était bien en vain, l’auteur ou l’auteure écrit ceci :

Aujourd’hui […] on suppose de plus en plus que le parcours réel [de la personne interviewée] ne peut pas être reconstruit, car ses expériences sont toujours interprétées à travers ses propres perceptions; et « casées » dans sa mémoire en fonction d’un arrangement global. Le sujet de la Biografieforschung ne peut donc et ne doit être que la biographie telle que perçue et mémorisée – et non pas le parcours lui-même (ma traduction).

On ne trouve aucune trace, dans cet article de Wikipédia allemand, des idées de récurrences (dans les descriptions des parcours d’individus localisés dans la même place sociostructurelle, ainsi la place d’ouvrier, de boulanger) et du moment de saturation (quand les récurrences se répètent, mais aussi l’élaboration d’un modèle mental de possibles logiques et processus sociaux out there qui permettraient d’expliquer ces récurrences).

Finalement, on se trouve ici exactement au point de croisée des chemins. Le constat, unanimement partagé, est qu’on ne peut déclarer a priori qu’un récit de vie dit, selon la formule juridique bien connue, « toute la vérité, et rien que la vérité ». Personnellement je pense que quand quelqu’un raconte sa vie, il/elle est conduit irrésistiblement à dire la vérité, simplement parce que du point de vue de la nécessité de cohérence du récit, c’est beaucoup plus facile que de mentir… Mais il est vrai que je ne peux le prouver. Partons donc du constat que l’intervieweur ou interveiweuse, soit le chercheur ou la chercheure, sociologue ou autre, n’a pas les moyens de vérifier chacune des assertions (statements) de l’interviewé(e). Ici se situe très exactement la croisée des chemins entre deux façons différentes d’utiliser les récits de vie.

Les uns diront :

Puisque nous n’avons aucun moyen de vérifier l’objectivité de ce que dit l’interviewé(e), abandonnons tout simplement la recherche de l’objectivité et intéressons-nous à la seule chose que nous avons : ce qu’il ou elle a dit. Faisons donc le pari que cela est l’expression directe et sincère de sa subjectivité, et prenons celle-ci comme objet de pensée; concentrons-nous sur elle, car elle est la seule « réalité » (discursive) dont nous disposons.

Telle est la position de la majorité – toutes disciplines confondues – des chercheurs qui travaillent avec des récits de vie.

Cette position épistémologique convient parfaitement aux psychologues, qui s’intéressent à ce qu’il y a dans la tête des gens; ainsi sans doute qu’aux psychosociologues, aux sociolinguistes, aux littéraires, aux formateurs d’adultes, aux travailleurs sociaux et aux éducateurs. Car peu leur importe « ce qui s’est réellement passé » dans le passé; ce qui leur importe c’est ce que la personne considérée en pense aujourd’hui.

Mais il y a au moins deux catégories de chercheurs qui font de la résistance à ce consensus autour du rejet de l’objectivité : ce sont les sociologues « objectivistes » (dont je fais évidemment partie) et les historiens qui, tel l’Anglais Paul Thompson, l’un des fondateurs de l’oral history, constatant l’absence totale de sources documentaires sur telle ou telle activité du passé (qui n’a pas laissé de traces écrites), font de l’histoire orale en interrogeant les personnes âgées sur leur enfance ou leurs jeunes années. Or ceux-ci ont découvert une solution au « problème » de la véracité des récits de vie : il suffit d’en recueillir plusieurs auprès de personnes qui ont occupé à la même époque la même « place » sociostructurelle. Orientés – par l’intervieweur ou intervieweuse – vers des descriptions de leurs conditions de travail et/ou de vie, leurs récits se recouperont nécessairement, et nombreuses seront les récurrences de l’un à l’autre. Et si l’un des récits est fantasmé – le produit d’un esprit mythomane –, il apparaîtra très vite comme tel par rapport aux autres récits.

Les théorisations sociologiques contemporaines se constituent autour d’une même distinction fondamentale : Champ/Habitus (Bourdieu) – Système/Acteur (Touraine, Crozier) – Structure/Agence (Giddens). Vous suggérez un niveau intermédiaire, celui des relations subjectives fortes-durables. Pensez-vous que la binarité de la théorie sociologique n’est plus capable de rendre compte de la complexité du monde social?

Non, je n’irai pas jusqu’à l’affirmer. Il faudrait d’abord se mettre d’accord sur quelle est la bonne « distinction » fondamentale, le bon couple épistémologique comme disent Bourdieu, Chamboredon et Passeron dans Le métier de sociologue. Après avoir durement critiqué les « faux couples épistémologiques tirés du sens commun », tels que société/individu, holisme/individualisme ou objectivité/subjectivité, ils proposent ce qu’ils croient être le bon couple : champ/habitus. Mais ce couple est boiteux : le concept de champ a de grandes qualités, mais celui d’habitus a de très gros défauts. Il ne peut rendre compte que d’une partie (relativement minime) des actions de tel ou tel individu, ou d’une partie des raisons qu’il a d’agir comme il agit.

C’est le couple Structure/Action qui me paraît le meilleur, le plus stable. Celui qui a le plus de chances d’avoir une longue durée de vie. Je lui trouve des affinités profondes avec le couple constitué par le yin et le yang de la philosophie chinoise du tao, qui a traversé les siècles et même les millénaires. Certes le temps s’est considérablement accéléré depuis, mais cette profondeur historique constitue pour moi une référence. Giddens a construit son énorme effort de synthèse sur le fondement de ce couple épistémologique (dans son ouvrage La constitution de la société). Cependant, je crois qu’il n’a pas su développer le côté Action dans la bonne direction. Il lui manque le concept de cours d’action, que Catherine Delcroix et moi-même avons développé sur deux plans : la théorisation, et surtout les énormes différences de cours d’action possibles selon le milieu social (et les quantités et qualités des ressources dont disposent les acteurs pour développer leurs projets). Nous sommes en train de terminer un texte sur cette question[2].

Quant au « niveau intermédiaire » des relations interpersonnelles, oui je considère toujours qu’il est très important, et même de plus en plus avec l’hypermodernité. Les grands fondateurs – les « classiques » – n’en ont guère parlé, à part Simmel. Mais G. H. Mead, le fondateur de l’interactionnisme symbolique, ne parle que de ça. Aujourd’hui, nombre de sociologues cherchent à conceptualiser les réseaux (networks) de relations interpersonnelles. Certains, comme Manuel Castells, ont cru pouvoir y trouver la clé de l’hypermodernité (je n’y crois pas : les rapports de classes sont toujours là, plus centraux et plus « noyaux durs » que jamais). D’autres, comme Bruno Latour et Michel Callon, ont développé la théorie de l’acteur-réseau, élargissant considérablement le sens d’Acteur (en y incluant les machines) et celui de Réseau. Bourdieu lui-même, archistructuraliste malgré sa conversion tardive et relative au constructivisme, anti-interactionniste, puriste de la théorisation sociologique (acharné à tenir à l’écart tout ce qui serait non seulement psychologique, mais aussi sociopsychologique ou psychosociologique ou de psychologie sociale), Bourdieu lui-même s’intéressait déjà beaucoup, à la fin des années soixante quand j’ai parlé avec lui en tête-à-tête, aux carnets d’adresses; après tout c’est lui qui a détourné le vrai sens du terme de « capital » pour l’appliquer de façon métaphorique non seulement au niveau d’éducation (capital culturel) mais aux réseaux de relations (« capital social »).

Vous attirez l’attention sur l’importance de la dimension temporelle dans la méthode du récit de vie. Comment la reconstruction de la structure diachronique des parcours individuels peut-elle construire une objectivité narrative pour comprendre les processus collectifs?

J’ai traité ailleurs la question de l’apport des récits de vie à la prise en compte de la temporalité et de l’historicité des mésocosmes sociohistoriques qui composent le macrocosme sociétal (Bertaux, 2014).

L’opposition objectivité vs subjectivité conduit à une jungle de confusions diverses. Ce n’est pas une bonne opposition. Tout ce que je vous dis ici, tout ce que j’écris en réponse à vos questions, tous les écrits d’auteurs, tous les ouvrages, tous les articles, toutes les paroles font intrinsèquement partie du domaine de la subjectivité. Je vous demande quelle est votre nationalité. Vous me répondez, ouvrez les guillemets : « Je suis Brésilien. » OK, je prends note. Mais c’est une réponse subjective. Est-ce que cela implique qu’elle est fausse? (car c’est cela qu’implique le fait d’opposer subjectivité et objectivité!). De fait, votre réponse pourrait être fausse. Mais je vous crois, je n’ai pas besoin de voir votre passeport (ma confiance en vous est aussi subjective).

Tout récit de vie est intrinsèquement une production subjective. Cela ne signifie pas que tout soit faux! La première question, c’est de savoir si ce qui est dit et/ou raconté (dans un récit de vie) à propos de dates, de lieux, d’évènements, de descriptions de situations concrètes, de descriptions d’actes et de cours d’action, de processus en tant qu’enchaînements de situations et d’actions, est factuellement exact. Ou pas.

Sur ce point, les qualificatifs de factuel et d’objectif ont la même signification. Mais la confusion commence quand on généralise à partir de là. Un récit de vie s’exprime principalement sous forme narrative. Or une histoire ne se réduit pas à des enchaînements de faits (sinon ce n’est qu’une chronique factuelle). Le narrateur doit relier les uns aux autres les faits, les situations factuelles, les actes qui en résultent, les raisons (subjectives) qui font agir les acteurs, etc. Autrement dit, le narrateur doit proposer des interprétations de ces enchaînements. Mais quel est le statut de vérité d’une interprétation? Y a-t-il des interprétations intégralement objectives! On peut dire que certaines sont plus « factuellement exactes » que d’autres. On peut aller jusqu’à affirmer que certaines sont, factuellement parlant, totalement exactes. Mais on ne peut jamais affirmer qu’une interprétation est totalement vraie. Pensez à l’historiographie, pensez à la série des travaux d’historiens sur, par exemple, la Révolution française, ou sur tel ou tel moment de l’histoire du Brésil[3]. La question n’est jamais close : dans les décennies à venir, de nouveaux historiens reviendront encore sur ces moments historiques et produiront à leur propos de nouvelles interprétations.

Il ne faut pas confondre les sciences historiques et sociales et les sciences de la nature. Ces dernières peuvent avoir recours à l’expérimentation, et c’est ainsi qu’elles ont pu découvrir les lois de la Nature, la loi de la pesanteur par exemple. À ce propos, on peut parler d’explication au sens strict du terme. On est là, avec la Nature inanimée, dans un tout autre univers que dans celui de l’Histoire humaine; et donc, pour en parler, on est dans un tout autre registre. Explication vs interprétation : cette opposition-là a un sens. Les explications scientifiques – fondées sur des expérimentations que l’on peut répéter, reproduire, répliquer autant de fois qu’on veut – sont soit vraies soit fausses. Les interprétations des évènements historiques et des phénomènes sociaux sont plus ou moins plausibles, et prenant plus ou moins bien en compte un nombre plus ou moins grand de faits constatés.

À propos de l’échantillonnage, vous mettez en lumière l’importance de la variabilité des récits. Des récits avec un seul acteur ou un nombre réduit d’acteurs susciteraient-ils des doutes quant à la crédibilité de la démarche? Comment avez-vous résolu le problème de l’échantillonnage avec Lioudmilla. Une Russe dans le siècle, écrit avec Véronique Garros?

Pour moi, avec ma formation scientifique, la question de la rigueur est centrale. Mais à la différence de beaucoup de sociologues quantitativistes (qui n’ont aucune formation à l’esprit ou à l’histoire des sciences de la nature), j’ai appris à ne pas confondre factualité des données et objectivité d’une représentation sociologique qui contient toujours une large part d’interprétation, même s’il s’agit de simples statistiques démographiques (car les catégories à partir desquelles on construit les statistiques ont elles-mêmes été construites par une série de décisions arbitraires, par exemple la distinction urbain/rural).

Quant au petit ouvrage Lioudmilla, nous avons voulu le publier parce qu’il constituait un témoignage véridique sur la vie quotidienne en URSS; à l’époque il y en avait très peu. Était-il « représentatif » ou pas des modes de vie des femmes de sa génération? Oui, mais pas au sens statistique. Les contextes qu’elle a vécus et qu’elle décrit et « raconte » ont existé historiquement, c’est tout ce que nous pouvons en dire. Mais c’est déjà beaucoup…