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Introduction

La recherche sur laquelle se base cet article consiste à appréhender le vécu de parents convoqués par le collège afin de répondre d’un « manquement grave » au règlement perpétré par leur enfant. L’enquête repose sur une méthode qualitative alliant entretiens de parents dont l’enfant a fait l’objet d’un conseil de discipline et observations de conseils de discipline. Le propos de cet article est d’exposer une maladresse commise durant l’enquête de terrain : la négligence involontaire des expressions liées aux affects. Pourtant, ceux-ci étaient bel et bien présents, perceptibles, voire ostensibles, lors des observations et des entretiens; ils étaient audibles puisque les enquêtés ont mis en mots ces affects, mais aussi vécus tout à la fois par les enquêtés et par moi-même, enquêtrice. Bien qu’occultés, les affects étaient indubitablement présents.

Les affects peuvent être pensés comme l’interprétation, par l’individu, d’une sensation physique qui est ensuite « mise en sens » (Bernard, 2017, p. 36). Or le sens donné à ce ressenti dépend d’un certain nombre de facteurs : le contexte social et culturel, l’éducation familiale, l’âge, l’appartenance de genre, le vécu, etc. Ainsi, nous[1] pensons les affects dans une approche interactionniste mettant en lumière l’aspect communicationnel au sens large. En ce sens, nous envisageons les affects comme le produit d’un rapport à un milieu, à des individus et à des évènements. Ce sont ces interactions multiples qui invitent l’individu à ressentir une émotion spécifique dans un contexte donné, à catégoriser un ressenti, ainsi qu’à effectuer un travail de gestion émotionnel. Dans cette perspective, nous prêtons attention à la fois aux affects (leur forme, leur nature), mais aussi à « l’ensemble des conditions qui les génèrent » (Laflamme, 1995, p. 31) ainsi qu’aux actions qui en découlent. Comprendre les ressentis et les affects des enquêtés, c’est aussi comprendre comment ils interprètent une situation, l’incorporent et la font leur pour appréhender les expériences (éducationnelles ou institutionnelles dans notre cas) à venir. Transparaît donc, au travers des émotions, la marque du social et de l’individuel (Bernard, 2017).

Comment comprendre l’attitude qui fut la mienne d’occulter, de façon involontaire, les multiples références aux affects présentes sur le terrain? Il apparaît, à mon sens, que la formation dispensée n’invite pas toujours l’apprenti sociologue à percevoir les émotions comme un élément à intégrer à leur analyse. En effet, lorsqu’il a été question d’émotions au cours de ma formation, celles-ci étaient essentiellement traitées sous l’angle de la relation d’enquête. La question de la juste distance à l’objet et aux enquêtés est centrale en sociologie et concerne pour beaucoup l’aspect émotionnel. Il faudrait ressentir, mais avec maitrise et recul, le mieux étant toutefois de faire ressentir aux enquêtés sans que l’enquêteur lui-même ne soit atteint. Les émotions sont donc traitées dans la formation, mais davantage dans la mesure où elles sont utiles pour l’enquête et notamment parce qu’elles permettent d’établir un lien de confiance et de libérer la parole et beaucoup moins parce qu’elles auraient une portée heuristique. Autrement dit, les émotions ont plutôt été renvoyées aux coulisses de la recherche.

Ainsi, l’apprenti sociologue est invité à effectuer un « travail émotionnel » (Hochschild, 2003) afin de ne pas troubler l’enquêté ou le déroulement de l’enquête par la démonstration d’émotions. Cependant, la gestion de certaines émotions (la peur, la tristesse) a été laissée à mon appréciation de chercheure. Il en ressort que la « cuisine émotionnelle » de la recherche ne s’enseigne pas en détail, elle s’apprend en faisant et il revient à chaque enquêteur de s’arranger avec son terrain. Au-delà de cette relégation des émotions aux coulisses de l’enquête, il apparaît parfois difficile de décoder et coder une émotion. S’il est plutôt aisé de considérer le discours d’enquêtés s’exprimant sur leurs ressentis, il n’est pas toujours évident de traiter les émotions observées. Faut-il, alors, faire confiance à son intuition de sujet social qui invite à interpréter une expression, un affect perçu sur les corps? Ou bien le risque d’être induit en erreur par un ethnocentrisme de classe, de race ou de genre est-il trop prégnant?

Après avoir décrit les données contextuelles de la recherche, nous expliciterons et détaillerons les multiples références présentent pendant la phase de terrain. Par la suite, nous présenterons la façon dont les émotions se sont révélées et imposées dans le processus de réflexion, non pas seulement comme un élément de la relation d’enquête, mais comme un véritable résultat. Enfin, une dernière partie permettra de fournir aux lecteurs des pistes de réflexion qui ont été mises en place pour remédier aux écueils liés au terrain.

Enquêter sur des parents « affectés » sans percevoir leurs affects

Lorsqu’un fait d’incivilité commis par un élève est considéré comme « grave », le chef d’établissement peut réunir, dans les cas les plus sérieux, un conseil de discipline, instance relativement encadrée[2]. Le conseil de discipline, qui n’est pas une sanction en soi (Merle, 2012), a pour objectif principal de statuer sur la responsabilité de l’élève quant à l’acte qui lui est reproché et de voter une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’à l’exclusion définitive de l’élève. La finalité de cette instance est présentée par les acteurs scolaires comme étant principalement orientée vers le volet punitif, ce qui se vérifie au regard du dénouement des conseils de discipline : dans la grande majorité des cas, le conseil de discipline se solde par une exclusion définitive de l’élève (Millet & Thin, 2005). Lors du conseil de discipline, les parents de l’élève accusé sont convoqués à se présenter avec leur enfant. Autrement dit, l’institution scolaire procède au traitement des incidents disciplinaires en prenant appui sur la responsabilité parentale.

Nous avons porté notre intérêt sur des parents de milieux populaires dont l’enfant est l’auteur, de façon isolée ou récurrente, d’actes d’indiscipline qualifiés de « graves »[3] par les acteurs scolaires et qui, en conséquence, a été convoqué devant un conseil de discipline. S’en est suivie une exclusion définitive de l’élève avec ou sans sursis et dans de rares cas, une exclusion temporaire d’un à huit jours. Il s’agissait de comprendre comment l’acte de l’enfant ainsi que son traitement par l’institution pouvaient atteindre les parents, le corollaire étant de définir si les parents allaient en conséquence modifier leurs pratiques éducatives, leurs représentations de l’institution ou encore l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes.

L’approche se voulait qualitative à visée compréhensive. L’enquête s’est déroulée principalement en Seine-Saint-Denis et dans des quartiers socialement défavorisés de la ville de Paris entre 2015 et 2018. Le matériel empirique comprend deux méthodologies d’enquête. Des entretiens ont d’abord été menés auprès de parents concernés, des personnels de l’éducation nationale et des acteurs du monde associatif. Le recrutement des parents a constitué la principale difficulté de l’enquête. L’institution scolaire ainsi que les structures associatives contactées n’ont, pour la plupart, pas accepté de me mettre en relation avec lesdits parents. Le principal mode de recrutement s’est fait grâce au dispositif ACTE (Accueil des collégiens temporairement exclus) regroupant des structures proposant un accueil aux collégiens le temps de leur exclusion et situées en Seine-Saint-Denis.

Les entretiens individuels se sont souvent déroulés dans des lieux publics (cafés, association de quartier, bibliothèque ou encore en bas du domicile des enquêtés); un seul entretien a eu lieu au domicile des parents. La plupart des parents rencontrés étaient issus de milieux populaires. Au total, 28 mères et 5 pères ont accepté l’entretien, ce qui confirme un résultat déjà avancé par plusieurs chercheurs (Delay, 2011; Schwartz, 2002; Terrail, 1997) : dans les milieux populaires, les femmes prennent à leur charge les tâches relatives à la scolarité des enfants.

Seize entretiens ont également été réalisés auprès de chefs d’établissement et de conseillers principaux d’éducation (CPE) exerçant en Seine-Saint-Denis, et ce, en vue de recueillir leur expérience relative aux instances disciplinaires et aux rapports avec les parents dans ce cadre-là. Je me suis, enfin, entretenue avec dix-huit acteurs associatifs[4] responsables de structures proposant un accueil aux collégiens le temps de leur exclusion afin d’obtenir un autre regard sur les relations entre les familles et l’institution scolaire lorsqu’une mesure discipline à l’encontre de l’enfant est prononcée.

La deuxième méthode a consisté en l’observation de trente conseils de discipline dans quatre établissements de Seine-Saint-Denis permettant ainsi d’appréhender le face-à-face entre institution scolaire et famille de manière directe. L’accès à ces instances, pourtant présentées comme « fermées » par certains acteurs scolaires, a été plus simple que prévu. L’impératif principal, après avoir eu l’aval du chef d’établissement, était d’obtenir l’accord des parents et de l’enfant convoqué devant le conseil de discipline. Avant chaque début de conseil, la démarche d’enquête était exposée[5] aux parents ainsi qu’à l’enfant et leur accord était systématiquement demandé. Aucun refus n’a été formulé par les familles, toutes ont accepté ma présence non participante[6] au conseil de discipline.

La posture d’enquêtrice externe à l’institution a facilité l’exercice pratique de l’observation, notamment en ce qui concerne la prise de notes qui pouvait se faire en direct, permettant ainsi le recensement minutieux des dialogues et attitudes des participants. Toutefois, l’observation non participante a également ses limites. Au-delà de l’altération des comportements que ma présence pouvait provoquer, un certain nombre d’informations n’étaient pas forcément transmises, telles que des informations sur la famille (profession des parents, nombre d’enfants, conditions de vie), et je n’ai jamais pu assister aux délibérations des conseils de discipline[7].

Occulter les émotions malgré leur présence plurielle

Entrer en contact avec des parents dont l’enfant a fait l’objet d’un conseil de discipline n’a pas été une tâche aisée. Je me suis rapidement tournée vers des structures, publiques ou associatives, proposant un accueil aux collégiens le temps de leur exclusion scolaire. En février 2017, après avoir obtenu l’accord de principe du président d’une de ces structures, j’ai rencontré deux éducateurs en charge de l’accueil d’élèves exclus pour discuter des modalités de l’enquête. Tous deux se sont montrés attentifs et ont confirmé leur intérêt pour mon sujet : « Il faut donner la parole aux parents, c’est primordial », a affirmé l’un d’entre eux. Pourtant, lorsque nous avons abordé la question des entretiens avec les parents, le refus des deux éducateurs était sans appel. La raison avancée tenait au fait que le conseil de discipline est un moment « fort éprouvant », les parents étant présentés comme « troublés », « honteux » en raison du jugement porté par l’institution scolaire. Ils ont poursuivi leur argumentation de la façon suivante : le récit de cet épisode lors d’un entretien mettrait les parents en difficulté puisqu’ils auraient à revivre le lot d’émotions jugées négatives (par les éducateurs) déjà ressenties lors du face-à-face. Nous pouvons ainsi lire dans ce refus une façon de légitimer leur travail auprès des parents : eux seuls sont « capables » d’intervenir auprès des parents.

Les refus provenant des structures d’accueil de collégiens exclus furent nombreux (au moins deux tiers des demandes). Les acteurs de ces structures ont évoqué, à plusieurs reprises, la difficulté, voire la souffrance dans laquelle se trouvaient ces parents. Je plongeais donc, dès les prémices de l’enquête, dans la sphère des émotions. Pourtant, à ce moment de l’enquête et après encore, je demeurais hermétique aux émotions prenant place sur le terrain. Je restais cantonnée aux refus et à l’accès aux parents dont on me privait. Les seules émotions que je ne pouvais nier étaient les miennes en tant que chercheure : l’espoir, à chaque rendez-vous avec une structure d’accueil de collégiens exclus; le découragement, devant les refus répétés; la frustration de ne pas voir l’enquête se déployer comme souhaité. Il me paraissait évident que ces refus, puisque répétés et arguant invariablement les mêmes ordres de justifications, devaient faire l’objet d’une analyse. Il ne m’apparaissait pourtant pas que mes émotions ou celles au nom desquelles les acteurs associatifs entravaient mon accès aux parents méritaient d’y être incluses.

Cette omission de la dimension émotionnelle de mon enquête a perduré durant toute la phase de terrain. Pourtant, tant lors des entrevues avec les parents enquêtés qu’au cours des observations de conseil de discipline, les émotions étaient présentes. Elles étaient visibles parce qu’à de nombreuses reprises ostentatoires : il n’était pas rare que des mères se mettent à pleurer durant les entretiens ou lors des conseils de discipline. De plus, des cris, des marques d’agressivité envers des membres du conseil de discipline ou l’enfant ont été émis. Enfin, les émotions étaient audibles puisqu’elles étaient mises en mots, nommées et parfois décrites lors des discussions. Des émotions qui pour la plupart transcrivaient un mal-être ou une difficulté. La peur, la tristesse, la honte, la colère sont les principales émotions décrites par les mères et les pères rencontrés.

Aujourd’hui ça va. Mais des fois j’y repense et même avant le conseil de discipline je voulais voir le médecin pour prendre des somnifères tellement que j’arrivais pas à dormir. J’arrivais pas à dormir, quand j’y pensais je pleurais, j’avais trop peur

Amira, femme au foyer, en couple, deux enfants, fils aîné passé en conseil de discipline pour « violence verbale envers un professeur », Seine-Saint-Denis[8]

Pour une minorité de parents, et dans des cas bien précis[9], un sentiment de soulagement a tout de même été évoqué. D’autres récits ne mentionnaient pas directement une émotion, mais faisaient principalement état de sensations. C’est donc par le recours aux manifestations physiques que ces enquêtés partageaient leurs émotions, ce qui donne à voir un autre versant des affects : celui de la corporalité. Au-delà de l’aspect corporel qui est ici invoqué, nous pouvons nous questionner sur la qualification d’une émotion. En effet, celle-ci est parfois difficile à identifier même pour la personne qui l’éprouve. Outre cette qualification parfois ardue, mettre un terme sur une émotion risque de figer celle-ci, de la restreindre, puisque dès lors, elle rentre dans une case. Comme le souligne Bernard (2017), la lecture d’une sensation, et son interprétation en tant qu’émotion, n’est pas innée. Elle est le produit d’un apprentissage lui-même adossé à une culture et elle est donc relative. En décrivant des sensations physiques, l’attention est davantage portée sur le corps que sur la catégorisation d’une émotion, mais laisse une place plus grande à l’interprétation du chercheur :

À l’annonce de l’exclusion définitive, mon coeur s’est arrêté, j’avais l’impression de suffoquer. Même dans la rue après je marchais et mon mari à du me tenir le bras parce que je tremblais, j’étais pas bien. Je croyais que j’allais tomber

Maria, assistante maternelle, en couple, deux enfants, fils cadet passé en conseil de discipline pour « bagarre avec un camarade », Seine-Saint-Denis

Une autre référence aux émotions est apparue sous la forme d’un discours sur la capacité de gestion des émotions. Il était alors question pour les parents d’expliquer la façon dont ils avaient, ou non, pu réguler leurs émotions, « se canaliser » pour reprendre les propos d’un père. Malgré les vives émotions dont les parents ont fait part, la plupart ont aussi estimé que celles-ci ne devaient pas être exprimées aux acteurs scolaires : « J’étais fâché mais je voulais pas le montrer », affirme Fouad (sans emploi, en couple, trois enfants, fils aîné passé en conseil de discipline pour « bagarre avec une camarade », Seine-Saint-Denis). À l’inverse, Sophie, qui élève seule ses deux enfants, a souligné sa difficulté à se maîtriser et a en même temps justifié cela en évoquant la nature intrinsèque de l’individu à ressentir des émotions :

Quand on a un ado en pleine révolution c’est pas facile et des fois je me suis fâchée avec ma fille et après je me suis excusée parce que j’étais allée trop loin parce que je me suis laissée emporter par mes émotions et j’ai pas maîtrisé toujours mon comportement. Mais bon voilà on ne vit pas au neutre, on ne vit pas au neutre. Il y a des fois où c’est très très dur ou c’est très très douloureux surtout quand on est solo en fait

danseuse, maman solo, deux enfants, fille cadette passée en conseil de discipline pour « agression envers un professeur », Seine-Saint-Denis

De plus, les enquêtés ont parfois formulé dans leur discours les actions entreprises (ou envisagées) en réaction à ces émotions. Les émotions ressenties pendant ou après le conseil de discipline, sont souvent sources de réflexivité, de nouvelles pratiques parfois ou d’inhibition pour les parents.

J’étais tellement mal c’est là que je me suis dit faut pas laisser comme ça faut en parler, faut aller voir. Donc nous on a une association de quartier qui est vraiment super et là je suis allée chercher de l’aide. J’ai dit je peux pas rester avec ça donc je voulais en parler, faire sortir

Stéphanie, aide-soignante, en couple, deux enfants, fils aîné passé en conseil de discipline pour « crachat sur un surveillant », Seine-Saint-Denis

Durant la phase de terrain, les émotions étaient vécues et partagées parfois de mon côté. Il m’est arrivé de pleurer pendant les entretiens, d’être irritée à l’annonce d’une sanction et inquiète pour l’avenir scolaire d’un élève. En tant que chercheure, j’ai parfois réprimé mes émotions – comme la colère – et j’en ai laissé d’autres s’exprimer, la tristesse notamment. Ce choix s’est surtout fait en raison de ma propre capacité à contenir des émotions plutôt que d’autres. Par ailleurs, le contexte (lieux et interlocuteurs) favorisait ou non l’expression des émotions. Lorsque j’observais un conseil de discipline, je m’efforçais de tenir une position de neutralité. Étant donné que je me trouvais dans une situation de face-à-face, voire d’opposition, entre institution scolaire et familles, il me semblait que mon émotion aurait pu être interprétée comme une prise de position. En revanche, les entretiens individuels étaient plus favorables au partage d’émotions, sans doute parce que le caractère institutionnel disparaissait, laissant place à un climat plus intime. Seulement, malgré ce « partage émotionnel » (Rimé, 2005) qui s’offrait à moi, je me refusais d’inclure cet aspect-là à l’analyse. Non pas de façon volontaire, mais plutôt parce que j’envisageais les affects comme faisant partie de la relation d’enquête et moins comme un aspect intrinsèque de l’analyse.

Rimbert (2013) rapporte combien il peut être périlleux d’obtenir un discours sur les émotions selon le cadre de l’enquête. Élaborant une enquête sur les émotions au travail, il souligne la difficulté de faire parler les enquêtés à ce sujet. Il dénonce alors l’inhibition des enquêtés lorsqu’il est question des émotions dans le cadre professionnel. Afin d’inviter l’enquêté à se livrer, il propose deux solutions. La première est de développer une « relation de confiance basée sur la durée » (p. 61). Néanmoins, selon les terrains d’enquête l’inscription de longue durée n’est pas toujours possible. Tel fut mon cas, puisque l’observation des conseils de discipline ne se prête pas à l’ethnographie : l’observation est brève et limitée dans le temps. La deuxième solution proposée par Rimbert est de « mettre les pieds dans le plat » (p. 61), autrement dit de vivre les émotions avec les enquêtés pour libérer leur parole à ce sujet. L’enquête menée par Rimbert est intéressante à mettre en contraste avec celle que j’ai menée dans la mesure où, sans inscription de longue durée et sans même que les émotions soient au coeur de mon questionnement, celles-ci se sont imposées d’elles-mêmes sur le terrain.

Pourquoi d’un terrain à l’autre les émotions se cachent ou s’exposent, malgré la volonté du chercheur de les intégrer ou non dans son objet de recherche? Comment expliquer la prégnance de cette dimension sur mon terrain? Rapidement au cours des entretiens, le récit tournait autour des affects (la colère à l’égard de l’institution ou de l’enfant, de la honte, la tristesse ou encore la peur) comme si le sujet invitait les parents à se livrer là-dessus alors même que je ne les y incitais pas. Sans doute parce que cela leur paraissait légitime. Si être un « bon » professionnel doit parfois vouloir dire de ne pas montrer ses émotions (Rimbert, 2013), être un « bon » parent[10] signifie sûrement l’inverse aujourd’hui puisque ce dernier se caractérise par une relation « privilégiée » et « intime » (Le Pape, 2014, p. 34) avec l’enfant. En effet, l’affectivité est devenue une disposition primordiale pour définir la « bonne » relation parents-enfant (Attias-Donfut et al., 2002). La norme voudrait que les parents soient à l’écoute de l’enfant et concernés par ses difficultés. Les enquêtés avaient donc la possibilité, voire l’injonction de se montrer sensibles, heurtés, blessés parce qu’il s’agissait d’un sujet en lien avec leur enfant et, de plus, avec une teinte négative. Ne pas être affecté par les difficultés scolaires de son enfant signifierait certainement, dans l’imaginaire de bon nombre de parents, ne pas s’inquiéter pour lui, ne pas être atteint par ce qui lui arrive, ne pas se soucier de son destin. Cela reviendrait à ne pas être un « bon » parent. Si les affects liés aux écueils de l’enfant permettent de signifier l’implication dans l’éducation, il est donc dans l’intérêt des parents de les témoigner.

En outre, la crainte d’être jugé par des acteurs scolaires ou des travailleurs sociaux a été mise en avant de nombreuses fois par les parents. La plupart d’entre eux avaient le sentiment d’être disqualifiés en tant que parents du fait de l’indiscipline ou des difficultés scolaires de leur enfant. Delphine, lorsqu’elle évoque l’épisode du conseil de discipline de son fils, raconte :

Pendant le conseil de discipline je voyais que la proviseure de la façon qu’elle me regardait et de la façon qu’elle me parlait voilà c’était « bah ouais écoute t’as qu’à plus le punir où le tenir » enfin j’ai senti un mauvais regard quoi. C’est nous le fautif et c’est pas eux, que eux ils ont tout essayé et que nous on avait qu’à, je sais pas comment expliquer, mais être plus sévère quoi

femme au foyer, en couple, quatre enfants, fils passé en conseil de discipline pour « comportement violent », Indre et Loire

L’enjeu est donc de prouver leur « bonne » parentalité. La prouver aux autres et parfois à soi-même afin d’atténuer la culpabilité ressentie. Le fait de témoigner de leurs émotions lors des face-à-face avec l’institution ou encore avec l’enquêtrice pouvait être un moyen de se légitimer en tant que parents et d’assurer leur intérêt pour leur enfant. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de nier l’existence réelle des émotions éprouvées par les parents, mais d’expliquer la raison pour laquelle le récit des parents revenait systématiquement sur leurs ressentis alors même que le guide d’entretien laissait cet aspect-là de côté.

Prêter attention aux données : la révélation du dépouillement

L’inattention à la question des émotions s’est prolongée durant toute la phase de terrain. Une fois les entretiens terminés, le temps était venu de les transcrire. Cette étape peut paraître fastidieuse. Elle est pourtant primordiale, car elle permet une première analyse des résultats de l’enquête. C’est grâce aux multiples écoutes des entretiens que les émotions sont apparues comme une dimension centrale de ma recherche. Jusqu’alors je mentionnais des émotions, les parents avaient « honte », étaient en « colère » ou se sentaient « blessés », sans jamais poser le terme affect ou les catégoriser comme tel. Toujours en estimant qu’elles étaient les conséquences d’une situation, jamais en m’interrogeant sur le ressenti réel et sur ce qui allait naître à la suite de ces émotions.

Si pour Weber (1922/1995) la compréhension et l’interprétation sont au coeur de la démarche sociologique, il faut toutefois se garder d’une compréhension empreinte d’une « empathie immédiate » (p. 28). La conclusion risquerait, en effet, de « n’être pas suffisamment explicative » (Bernard, 2017, p. 157). Clôturer la phase de terrain et entrer dans celle de la transcription des données permet de ne pas être dans la compréhension immédiate d’un fait social. Bien entendu, il peut être intéressant de noter ces premières intuitions. Mais le temps de jachère est fructueux à la réflexion. Ce fut le cas pour moi. Le moment du dépouillement, le fait de réécouter les échanges, a constitué une étape paradoxale. J’étais à la fois invitée à entendre ces flots d’émotions vécues et racontées par les parents, parfois par moi-même, et en même temps je les revivais à distance parce que je ne me trouvais plus en face de l’enquêté, mais dans un autre lieu, un autre temps. Il n’était plus question de ressentir des émotions, mais de les appréhender. C’est certainement grâce à cette situation hybride que j’ai pu me défaire des émotions à chaud tout en les ressuscitant quelque peu. Il me semble que c’est pour cela que les émotions m’ont sauté aux yeux (ou plutôt aux oreilles).

Le fait de découvrir un résultat au moment du dépouillement des données est un processus classique lors d’une enquête, mais cela peut venir perturber le chercheur. En effet, cela souligne indubitablement une limite dans l’exploitation des données, notamment parce qu’un aspect de la recherche apparaît tardivement et n’a, en conséquence, pas pu être approfondi lors des discussions avec les enquêtés comme on aurait pu le souhaiter. Malgré les limites pointées, le chercheur peut également se rassurer et y voir la marque d’une démarche inductive convenablement menée. J’ai donc fini par percevoir, voire même traquer les affects. Différentes catégories de références aux émotions (comme exposé plus haut) ont été mises à jour. Les émotions sont devenues un matériel d’analyse qualitative et ont permis la mise en exergue de convergences et de divergences entre les individus et les parcours de vie, mais aussi d’enjeux en termes de rapports de pouvoir.

Un ancrage dans les données empiriques comme premier remède

Ce périple empirique qui fut le mien révèle finalement le caractère processuel d’une enquête en train de se faire. Paillé (1994) souligne cette idée lorsqu’il rappelle que théoriser c’est « aller vers » une compréhension, une explication. Ce sont Glaser et Strauss qui, grâce à La découverte de la théorie ancrée (1967/2017), nous fournissent une méthode permettant de saisir les catégories qui émergent du terrain et de légitimer une démarche entièrement inductive. Ils proposent d’apporter des enseignements aux chercheurs leur permettant de construire de la théorie à partir de données empiriques, tâche à laquelle nous sommes immanquablement confrontés. Si, pour ces deux auteurs, la théorie « est une stratégie pour traiter les données de recherche, pour fournir des modes de conceptualisation en vue de décrire et d’expliquer » (Glaser & Strauss, 1967/2017, p. 87), cette théorie ne peut que découler des matériaux recueillis empiriquement et non être présupposée. Il s’agit donc d’entamer le travail d’analyse par l’écoute attentive des pistes audio ou le décodage minutieux d’un journal de terrain et de les considérer comme des « points de départ » (Paillé, 1996, p. 185). Cela permet d’opérer un contrôle afin de savoir si la réalité est correctement transcrite et de corriger éventuellement les erreurs d’analyse.

Méliani (2013) parle de ce processus en ces termes : « une boucle », « une circularité » ou encore « des allers-retours ». Il s’agit de procéder par itération entre l’empirie et la théorie permettant ainsi de construire une analyse reliée au terrain. La théorie ancrée nous enseigne qu’il n’est jamais « trop tard » pour déceler un résultat, que la recherche n’est jamais achevée. L’enjeu est de tenir cette position d’« enracinement dans les données empiriques » et de « distanciation » (Méliani, 2013, p. 438). En procédant ainsi, j’ai pu saisir les occurrences relatives aux émotions. Il a ensuite fallu articuler théorie sur les émotions et données de terrain afin de traiter ces références et de les inclure aux résultats. Cette découverte fortuite a donc été heuristique. Ainsi, preuve est faite que « recueil et analyse se font ensemble dans une interaction réciproque » (Méliani, 2013, p. 438).

Une catégorie émergente (Glaser & Strauss, 1967/2017) s’est révélée au sein de ma recherche, celle de la « gestion des émotions ». Cette catégorie a permis la production de plusieurs résultats. Il est d’abord apparu que les chefs d’établissements et les CPE rencontrés faisaient souvent référence aux émotions des parents lorsqu’il s’agissait de décrire leurs réactions à l’annonce d’un conseil de discipline ou pendant son déroulement. L’une des questions qui étaient posées aux acteurs scolaires était de savoir « comment les parents réagissaient » lorsqu’ils étaient informés de la tenue du conseil de discipline de leur enfant ou encore au moment de l’annonce de la sanction. Bien entendu, il ne s’agissait pas d’obtenir directement des éléments sur la réaction parentale, mais plutôt d’accéder aux représentations des acteurs scolaires sur cette question, de recueillir des anecdotes afin d’estimer quelles étaient les scènes les plus marquantes pour eux. Voici quelques exemples :

Elles [les familles] sont dans l’affect, le conseil de discipline ça les bouleverse, ça renverse, parfois ça crie, ça pleure. Les parents nous disent qu’ils y arrivent plus avec leur enfant. Certains parents sont démunis, d’autres en colère. Mais il y a beaucoup de sentiments à ce moment qui sortent contre nous, contre l’enfant parfois aussi

CPE, Seine-Saint-Denis, établissement REP [Réseau d’éducation prioritaire]

Les familles elles sont sous l’effet du choc de l’annonce, c’est pour ça que des fois elles sont comme anesthésiées, elles ne réagissent pas […] Et pour d’autres, c’est la panique pour elles quand on annonce une exclusion définitive. Certaines mères deviennent hystériques, parfois elles pleurent, c’est dur!

principal, Seine-Saint-Denis, établissement REP+

Se dressent ici deux figures de parents : 1) celle des parents qui réagissent avec excès et qui ne savent pas correctement gérer leurs émotions lors des conseils de discipline ou de l’annonce d’une sanction ; 2) celle de ceux qui, au contraire, ne réagiraient pas assez, qui ressentiraient les émotions de façon insuffisante. Dans les deux cas, il s’agit de disqualifier les parents qui n’adoptent pas les attitudes adéquates. Plus encore, les références aux affects des parents viennent souligner le manque de rationalité dont ils font preuve. À la lecture des entretiens, il apparaît que les acteurs scolaires mettent en avant une logique d’action « émotionnelle » des parents de milieux populaires, démarche qui est généralement opposée à une logique d’action « rationnelle et sage » (Hoschschild, 2012, p. 236).

Le second résultat relatif à la gestion des émotions est apparu du côté des parents. Si sur le plan de la santé ou de l’alimentation de l’enfant les injonctions de « bonne » parentalité incitent à la responsabilisation parentale (Rochedy, 2019), il en est de même en ce qui concerne sa scolarité. Ce constat s’est vérifié sur le terrain et plus spécifiquement chez les mères. Ces dernières ayant souvent la charge principale de l’éducation, dans certains cas sans avoir d’activité professionnelle, s’attribuent plus fortement la responsabilité des écueils que rencontre leur enfant (Delay, 2011; Terrail, 1997). En effet, une majorité des mères rencontrées se tenaient directement pour responsables de la situation dans laquelle se trouvait leur enfant. Elles interprétaient donc les difficultés comportementales de leur enfant comme un défaut éducatif de leur part.

De ce fait, leur discours faisait état d’un sentiment de culpabilité, voire de honte, assez prononcé comme l’a déclaré cette mère : « Franchement tout ce qui est passé dans ma tête : je suis pas une bonne mère, c’est de ma faute. Franchement pour moi c’était de ma faute » (Kadidia, femme au foyer, en couple, quatre enfants, fils passé en conseil de discipline pour « insolence vis-à-vis d’un professeur », Seine-Saint-Denis). Sans réellement parvenir à déterminer quelles pratiques ou quels éléments dans le schéma éducatif étaient la cause du comportement indiscipliné de leur enfant, ces mères étaient en proie à des questionnements répétés. Elles exprimaient ainsi leur désarroi et leurs craintes. Le conseil de discipline venait remettre en question à la fois leurs pratiques éducatives, mais également la confiance, plus ou moins importante, qu’elles placent en leur « bonne » parentalité[11]. Le récit émotionnel fait par ces mères nous permet de mesurer l’incidence que peut avoir une décision scolaire, mais il apporte également un éclairage sur une attitude genrée et plus typiquement féminine.

Il apparaît enfin que ces récits transcrivant les émotions se font sur un mode personnel. Les références aux émotions ont permis de mettre à jour des éléments sur l’émergence d’une individualité. L’expérience vécue par les mères, en l’occurrence, les invite à opérer une introspection dans la mesure où elles en viennent à dresser un bilan de leur schéma éducatif. Elles vont donc développer des compétences réflexives qui leur permettent de se centrer sur elles-mêmes. Loin d’être forcément salutaire, cette réflexivité va davantage faire émerger un questionnement récurrent sur leurs pratiques et les faire douter sur leurs capacités à être de « bonnes » mères. Toutefois, cela favorise l’émergence du je dans le discours de l’enquêté. Des mères ont ainsi dit que l’expérience leur avait permis d’être plus attentives à leurs émotions et certaines ont même entamé un suivi par un psychologue à la suite de l’exclusion de leur enfant.

Recourir aux outils analytiques : le portrait comme second remède

Une autre solution a été envisagée pour faire face à cette « apparition » tardive des émotions et traiter les données relatives à cet aspect : le travail par portrait[12]. Bernard (2017) révèle la difficulté que le chercheur peut rencontrer à vouloir exprimer le sensible. Il expose alors sa solution : il faut raconter, proposer un récit qui mettrait en exergue « les points de tensions, de contradiction […] ou de détente émotionnelle » (p. 233). C’est ce que nous permettent les portraits tout en évitant de tomber dans l’impératif de généralisation.

J’ai procédé comme cela : un portrait, un enquêté, une émotion dépeinte[13]. De cette manière se dessine un tableau de la façon dont sont affectés les parents par le traitement scolaire des faits d’indiscipline. Souvent, différentes émotions sont évoquées par les parents, elles se succèdent durant le récit, cohabitent, se passent le relais. Il n’en est pas moins que des pères et des mères étaient caractérisés par une émotion plus particulièrement. Ainsi, à partir d’un portrait minutieux détaillant une émotion vécue personnellement, il est possible de dépeindre le vécu d’autres parents. Cette démarche paraît être un bon compromis pour rectifier l’erreur empirique et produire de la connaissance.

Voici le portrait de Carole, dont l’émotion principale évoquée en entretien est la colère. Carole, mère d’Arthur, est la seule mère issue d’une classe supérieure rencontrée au cours de l’enquête. Elle est propriétaire d’une maison dans une banlieue aisée de la région parisienne où elle réside avec son conjoint et son fils. Diplômée en droit, elle a exercé dans ce domaine quelques années puis est devenue journaliste people. Élève de 5e, Arthur a été convoqué en conseil de discipline et a été exclu définitivement du collège parce qu’il avait sur lui un couteau suisse. L’adolescent n’a pas sorti le couteau dans l’enceinte de l’école, mais à l’arrêt de bus pour le montrer à un ami. Carole décrit le conseil de discipline comme un « simulacre de procès » ou encore comme une « hypocrisie intolérable » puisque selon elle, la fin, à savoir l’exclusion définitive, est connue par avance. Elle est d’avis que la sanction n’est pas « éducative », mais signifie « un aveu profond de l’échec de l’éducation nationale ». Carole s’est dite « excédée » et « folle de rage », et ses réactions étaient en concordance avec son discours. Elle a avoué ressentir un fort sentiment de colère envers une institution qui d’abord ne s’adapte pas aux spécificités de son fils et ensuite « met à la porte » un élève sans motif valable. Selon elle, il y a eu une « volonté de nuire » et elle s’est donc donné pour mission de « mener un combat » pour que justice soit faite.

Arthur a été diagnostiqué pour des troubles cognitifs, il dispose donc d’une AVS (auxiliaire de vie scolaire). Pour Carole, la scolarité de son fils est « chaotique » depuis son arrivée en 6e, notamment en raison de ses troubles. Arthur ne pose pas de soucis de comportement à l’école, il n’a d’ailleurs jamais été puni. Toutefois, elle affirme qu’elle doit « constamment se battre » et « gueuler » pour que les aménagements dont il devrait bénéficier soient mis en place au collège. Ce point-là constitue un premier motif de colère pour Carole puisque, selon elle, l’institution ne met pas correctement en place les dispositifs inclusifs. Elle s’est donc déplacée régulièrement au collège et n’a pas hésité à réclamer de « faire appliquer la loi ». Bien qu’elle n’ait pas toujours obtenu gain de cause, Carole connaît les droits de son enfant, se sent légitime d’intervenir auprès de l’institution pour témoigner son mécontentement et sait comment retourner la disqualification sur celle-ci.

Le motif pour lequel Arthur est convoqué en conseil de discipline, le déroulement du processus disciplinaire ainsi que la sanction qui a été votée constituent un deuxième facteur d’animosité. Sur les faits qui lui sont reprochés, Carole a qualifié l’accusation d’« infondée » puisque son fils a sorti le couteau aux abords du collège et qu’il n’a, selon elle, menacé personne. Elle est également revenue sur le processus de mise en place de l’instance disciplinaire. Elle estime qu’avant le conseil de discipline, le principal l’a volontairement manipulée en minimisant les faits reprochés à son fils afin qu’elle ne prépare pas convenablement sa défense : « il m’a tourné en bourrique », « il m’a fait croire », « il a refusé que je contacte les témoins ». Le discours de Carole témoigne d’une vive rancoeur principalement tournée vers le chef d’établissement qu’elle a qualifié de « fourbe » et de « serpent ». Elle juge s’être « fait avoir » à plusieurs reprises par ce dernier et considère qu’il était « ravi » de la tenue du conseil de discipline de son fils. Carole a lu dans cette expérience une façon de se « débarrasser » de son enfant en raison de son handicap, notamment, et un plaisir de l’institution d’y être parvenu. Le fait que Carole attribue l’exclusion définitive d’Arthur à son identité plutôt qu’à son acte est source d’une « forte charge émotive » et conduit au développement d’une « posture critique » (Zirotti, 2010, p. 53).

Lors de l’entretien, Carole a longuement raconté la stratégie mise en place pour assurer la défense de son fils, notamment le recueil de témoignages d’élèves, le soutien d’un avocat, le respect scrupuleux de la loi. Seulement, Carole a expliqué : « On est arrivés et on s’est fait jeter comme des moins que rien. Le principal a expliqué qu’il avait autorité, qu’il était le président du conseil de discipline. » Carole n’a cessé de souligner les nombreux écarts au règlement et à la loi commis par le collège : non-respect de la procédure de recueil de témoignages de mineurs, entrave à l’accès au dossier de son fils, débat contradictoire non respecté, etc. Elle interprète donc cette expérience comme un enchaînement de non-respects des procédures et de manoeuvres à l’encontre de la famille, ce qui est source d’irritation. En mettant en avant les erreurs de l’établissement, Carole va retourner le discrédit contre celui-ci.

De ce traitement irrespectueux (vis-à-vis des règles, de son fils et d’elle-même) est née une certaine frustration chez Carole :

Rien n’est fait pour protéger le gamin. Le gamin est livré à lui-même, il est broyé par le conseil. Pour la première fois de sa vie en passant devant un conseil de discipline, il se rend compte qu’il n’est plus protégé par ses parents parce qu’on est broyés avec lui.

En cela, le vécu du conseil de discipline de Carole peut être rapproché du vécu de parents de milieux populaires que j’ai rencontrés. Eux aussi ont évoqué le fait que leur parole ne faisait « pas le poids » face à l’institution. Malgré l’élaboration d’une défense solide, Carole, comme d’autres parents, a vu l’institution en position de domination face à elle : « on est privé de nos droits », a-t-elle dit. En ce sens, nous pouvons penser que même les parents ayant des dispositions culturelles, sociales et économiques importantes (et ici des connaissances en droit), peuvent devenir le temps du conseil de discipline des acteurs à la voix « faible » (Payet et al., 2008), rappelant ainsi la position subordonnée des parents vis-à-vis de l’institution scolaire : « Vous avez 14 personnes devant vous, c’est une horreur! » et « [à] aucun moment on ne tient compte de notre désarroi ». Par ailleurs, et comme l’ont fait certains parents de milieux populaires, Carole a exprimé le sentiment de rejet éprouvé au travers de cette épreuve. L’exclusion de l’enfant peut, en outre, se répercuter sur les parents : « C’est moi qui suis mise dehors », a déclaré Carole. Il arrive donc que l’expérience du conseil de discipline fasse naître des sentiments communs aux parents de milieux aisés et de milieux populaires. La frustration ou encore la vulnérabilité en sont des exemples. Toutefois, l’interprétation de cette situation par Carole, son ressenti ainsi que la suite qu’elle a donnée à cette expérience se sont nettement distingués du vécu des parents de milieux populaires.

La distinction porte premièrement sur la nature de l’émotion. La colère de Carole contraste avec les émotions décrites par les mères de classes populaires. En effet, la plupart d’entre elles ont témoigné d’un sentiment de culpabilité ressenti à la suite du conseil de discipline puisqu’elles estimaient qu’il résultait d’une faute éducative de leur part. Nous voyons donc une première scission entre Carole et les autres mères nous invitant à penser que le jugement scolaire atteint les parents, et a fortiori les mères, différemment selon l’appartenance de classe (Dubet, 1997; Dubet & Martuccelli, 1996). Bourdieu (1993) a montré que la nature des émotions ressenties est, notamment, déterminée par le positionnement social de l’individu : certaines émotions sont plus régulièrement éprouvées par les classes supérieures, d’autres par les classes populaires (notamment le fatalisme ou encore le dégoût) en raison de la trajectoire scolaire ou encore de l’emploi occupé qui confrontent plus souvent les individus à un certain type d’émotion. Notre terrain va dans ce sens : colère pour les mères de classes supérieures contre dépréciation de soi pour celles issues des classes populaires. Dans le premier cas, le discrédit est attribué à l’autre (ici à l’institution), dans le second cas, la faute est remise sur soi.

Deuxièmement, l’entretien avec Carole permet de prendre la mesure du fait qu’au-delà du ressenti, la gestion des émotions est également située (Hochschild, 2012). À l’inverse de Carole, les parents de milieux populaires opèrent souvent une « retenue dans l’expression de leur mécontentement » (Périer, 2005, p. 121) à l’égard des acteurs scolaires par manque de légitimité ou par crainte. En d’autres termes, il arrive généralement que les parents de milieux populaires, même lorsqu’ils ressentent de la colère envers l’institution, ne l’expriment pas directement : « La vérité je voulais [intervenir] mais non. J’ai dit laisse tomber », a indiqué par exemple Ugur (employé à la mairie, en couple, un enfant, fils passé en conseil de discipline pour « insulte », Seine-Saint-Denis). Chez ces derniers, l’expérience reste essentiellement vécue et partagée dans la sphère familiale, tandis que Carole exprime la nécessité de rendre cette expérience publique.

Carole est la seule à avoir exprimé des revendications manifestes contre l’institution scolaire. Elle a affirmé avoir les moyens pour « faire plier » l’établissement :

Je suis déterminée à me battre, déterminée à aller jusqu’au bout. Ça prendra le temps que ça prendra, ça coûtera ce que ça coûtera. Ça tombe bien on a les moyens et on a le temps pour ça. Mais il est impératif que ces adultes comprennent que nous ne sommes pas dans un pays de non-droit.

La résistance déployée par Carole révèle des dispositions culturelles, économiques et sociales importantes lui permettant d’intervenir auprès de l’institution – et d’autres instances s’il y a lieu –, de financer ces interventions et de se sentir la légitimité de le faire. Souhaitant se défendre et ayant les moyens de prendre un avocat, Carole a décidé de porter plainte contre l’établissement. Elle a confié avoir dit à son avocat : « Faites-vous plaisir, broyez-les-moi. Broyez-les-moi et montrez-leur qu’on n’en restera pas là. » À l’inverse, les parents de milieux populaires ayant exprimé un sentiment de colère semblaient, pour leur part, davantage résignés et certains d’entre eux acceptaient même l’injustice dont ils pensaient leur enfant victime :

Je me disais seulement que ça fait partie de la vie et qu’il doit apprendre qu’il va avoir beaucoup d’injustices dans la vie. Ça c’est normal, même si c’est pas normal, mais c’est la vie

Kadidia, femme au foyer, en couple, quatre enfants, fils passé en conseil de discipline pour « insolence vis-à-vis d’un professeur », Seine-Saint-Denis

Il apparaît donc que les actions qui découlent d’un affect sont divergentes et liées en partie aux ressources socio-économiques des parents. Carole a favorisé des actions de types légales dont la visée est à la fois le rachat de l’honneur de son fils et la disqualification de l’institution scolaire. L’émotion qui conduit Carole à engager ce genre d’action incite d’autres parents rencontrés à agir différemment : menace envers les acteurs scolaires ou stratégie d’évitement par exemple, sans doute parce qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires ou pas pour habitude de déployer ces mêmes actions. Or, lorsque des parents évitent l’institution ou encore menacent des acteurs scolaires, il se peut qu’ils en soient disqualifiés en retour. Carole, quant à elle, multiplie les contacts, fait appel auprès d’un tribunal, envisage de créer une association, propose de rédiger un article de presse ou encore une lettre au Président de la République. Ainsi elle peut tirer profit de ces différentes démarches et éventuellement connaître un processus de requalification. Nous voyons donc qu’il existe des dispositions sociales à utiliser la colère de façon « rentable », c’est-à-dire comme moteur d’actions légitimes et bénéfiques.

Ici, l’entretien même paraît être utilisé de façon stratégique. Carole est entrée en contact avec moi lorsqu’elle a appris par une amie que je réalisais une thèse sur le sujet. Lors de notre entretien, qui a duré 1 h 20, Carole a monopolisé la parole, elle a déroulé son discours. Elle ne semblait pas être là pour répondre à mes questions comme ce fût le cas pour d’autres parents, mais plutôt pour profiter de cette tribune qui lui était offerte. Elle a même demandé explicitement que je me fasse la porte-parole de son indignation afin que « la vérité éclate ».

L’intérêt de ce portrait réside d’une part dans la distinction de trois registres d’analyses liés aux émotions : les causes, les modes d’expression ainsi que les actions qui en découlent. D’autre part, bien que Carole ne soit pas représentative de notre échantillon, son portrait permet tout de même d’éclairer le vécu d’autres parents par des singularités (l’émotion ressentie et ses manifestations, les actions spécifiques mises en place), autant que par des convergences (l’impression de vulnérabilité ou de rejet de l’enfant ou de la famille). Nous avons ainsi souligné que l’émotion de Carole était socialement située, et que cette émotion allait en retour déclencher des agissements eux aussi socialement situés. L’étude de ce portrait permet de plus de souligner le fait qu’une émotion est à la fois une lecture du monde (Solomon, 1984), ici en matière d’injustice, et une motivation à agir (Zirotti, 2010).

Conclusion

Que l’on considère les discours des parents rencontrés, ceux des acteurs scolaires ou encore les observations des conseils de discipline, le terrain m’a confrontée à une expérience émotionnelle vécue, partagée, racontée par les acteurs. Malgré une omniprésence des affects, force est de constater que le chercheur peut passer à côté de cet aspect en amont et pendant la phase de terrain. L’analyse des émotions s’est ici progressivement érigée au moment du dépouillement des données. C’est en écoutant les pistes audio des entretiens et en replongeant dans les notes de terrain que cet objet s’est imposé de lui-même. Les émotions ont, en fin de compte, transité au rang de résultat. Deux traitements ont été opérés : d’une part, le détour par la théorie sociologique sur les émotions a permis de solidifier l’analyse et, d’autre part, le recours aux portraits émotionnels a offert la possibilité de traiter un résultat en se gardant de le généraliser.

Deux dimensions principales sont à prendre en considération afin que les chercheurs puissent attribuer un statut de résultat aux émotions. La première dimension se trouve du côté des enjeux d’ordre méthodologique. Il apparaît que nous pouvons être tentés, en tant que chercheurs, de mettre nos émotions de côté afin de tenir cette posture de neutralité et de nous « prémunir d’une éventuelle contamination » (Calvandier, 2014, p. 125). La deuxième concerne des enjeux d’ordres épistémologiques. Ceux-ci se traduisent par la difficulté à objectiver les émotions des enquêtés, d’autant plus que celles-ci sont recueillies par l’observation. Toutefois, comme l’apprenti sociologue a appris à observer, questionner et se distancer de notions telles que la classe, le genre ou la race, ne faudrait-il pas intégrer le traitement des émotions dans cette caisse à outils? Pour se faire, il semble primordial d’intégrer le questionnement relatif aux affects dès les prémices de l’enquête (au sein de la grille d’entretien ou d’observation) afin d’en faire une analyse reliée à l’objet de recherche et pas uniquement à la relation d’enquête. Par ailleurs, ce n’est pas uniquement l’aspect méthodologie qu’il faut renforcer c’est aussi l’approche théorique qu’il serait bon de consolider notamment par le développement de cours sur les émotions. Cela serait d’autant plus souhaitable que cet objet semble être commun à une large part des sujets traités en sociologie (les émotions peuvent être abordées en sociologie de l’éducation, du travail, de la santé etc.). Enfin, nous devons lutter contre une forme d’inhibition liée au décryptage du langage émotionnel (et notamment de celui qui ne s’entend pas, mais qui se voit). Il est souvent bien plus aisé pour le sociologue d’apprécier une tenue vestimentaire, de coder une hexis corporelle qu’une émotion sur un visage. Cependant, nous ne devons pas hésiter à considérer les affects comme un matériau d’enquête fiable et nous sentir légitime de le faire.