Abstracts
Résumé
Cet article est un retour sur des situations d’interactions vécues au cours d’une enquête qualitative réalisée au Cameroun sur un objet clivant : la pilule contraceptive d’urgence. Les obstacles rencontrés sur le terrain découlaient principalement de l’assimilation par des enquêtés de cette pilule à l’avortement, celui-ci étant légalement prohibé. Le présent texte porte sur les effets des systèmes de représentation de l’objet examiné, à la fois sur la collecte des données et les perceptions de la chercheure par ses interlocuteurs, notamment l’assimilation par les informateurs entre enquêtrice et objet d’étude, l’assignation de rôles à la chercheure et les difficultés vécues par celle-ci dans le cadre de sa proximité au terrain.
Mots-clés :
- Pilule contraceptive d’urgence,
- avortement,
- représentations sociales,
- posture de recherche,
- perceptions du chercheur par l’enquêté
Abstract
This article is a reflection on interactions that took place during a qualitative study in Cameroon on a divisive subject : the morning-after pill. The obstacles encountered in the field stemmed mainly from the fact that the inquiry subjects confused this pill with abortion, which is against the law. This text deals with the effects of systems representing the object being examined, both on data collection and on how the researcher was perceived by others, especially when informants identified the researcher with the object of study, with how roles were assigned to the researcher and with the difficulties experienced by the researcher from proximity to the field.
Keywords:
- Morning-after pill,
- abortion,
- social representation,
- research position,
- perception of the searcher by respondent
Article body
Introduction
Les questionnements auxquels l’enquêteur fait face dans ses pratiques de recherche dépendent à la fois des terrains sur lesquels il est en action et de l’objet étudié. Ce dernier peut revêtir une charge symbolique susceptible de placer le chercheur dans un inconfort ethnographique. Le cas échéant, il doit relever des défis d’ordre méthodologique et éthique. Nous nous sommes retrouvée dans une telle situation lors de la réalisation, dans le cadre de notre recherche doctorale, d’une enquête sur l’utilisation de la pilule contraceptive d’urgence (PCU) au Cameroun. Le recours à cette pilule y est peu examiné faute de données. Sa vente s’opère dans un contexte caractérisé notamment par une faible prévalence contraceptive moderne[1] et le recours fréquent aux avortements clandestins. La collecte des données sur laquelle repose cet article s’inscrivait dans une perspective de compréhension de la place de la PCU dans le paysage contraceptif. Il s’agit d’un moyen de contraception post-coïtal communément appelé « pilule du lendemain », pouvant être utilisé dans les 72 heures qui suivent un rapport sexuel non ou mal protégé afin d’éviter une grossesse non prévue[2].
Cette méthode contraceptive est l’objet de controverse dans différents pays en raison des craintes autour de son effet supposé abortif (Faundes, Tavara, Brache, & Alvarez, 2007; Le Trividic Harrache, 2014). La PCU agit principalement en empêchant ou retardant la libération de l’ovule. Ce contraceptif n’interrompt pas une grossesse déjà en cours (Gemzell-Danielsson, Berger, & Lalitkumar, 2013). Son action sur la nidation suscite des avis divergents. Des études montrent que cette pilule est susceptible de créer des conditions défavorables à la nidation de l’ovule fécondé, en modifiant la muqueuse utérine (Croxatto et al., 2001; Trussell & Jordan, 2006), ce qui entraînerait la destruction de l’oeuf, d’où l’assimilation de ce contraceptif à l’avortement. D’autres auteurs sont parvenus à une conclusion contraire selon laquelle la PCU, particulièrement celle à base de lévonorgestrel, n’empêche pas l’implantation d’un embryon (Noé et al., 2011; Novikova, Weisberg, Stanczyk, Croxatto, & Fraser, 2007). Les questionnements sur le mode d’action exact des contraceptifs d’urgence restent d’actualité et renforcent les arguments soutenant leur effet abortif. Ces arguments se posent avec acuité dans des pays où l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est interdite à l’instar du Cameroun.
Notre collecte de données sur la pilule du lendemain s’est souvent avérée difficile, car, comme le souligne Brandão (2019), il s’agit d’un produit pharmaceutique qui se situe moralement entre l’avortement et la contraception. Nous nous confrontions à la prégnance d’une approche binaire caractérisée par les oppositions légale/illégale, acceptable/intolérable. Cette situation a orienté les perceptions des enquêtés à notre égard et influé sur l’accès au terrain. Nous avons été confrontée aux discours d’interlocuteurs suggérant la visée promotionnelle de l’étude en matière d’avortement et de PCU et, par conséquent, notre engagement vis-à-vis de l’objet de recherche. Dans ce contexte, dans quelle mesure avons-nous pu maîtriser les perceptions que les informateurs avaient de nous? Comment avons-nous pu gérer les effets sur la collecte des données (introduction de biais), du transfert des représentations de l’objet de recherche sur nous?
Le présent article propose un retour sur les pratiques que nous avons adoptées en contexte de terrain sensible et de proximité socioculturelle avec celui-ci. L’objectif est de contribuer à la discussion sur les postures que nous avons adoptées par rapport aux rôles ou fonctions que les informateurs nous ont assignés ainsi qu’à l’objet étudié. L’expérience de terrain à laquelle nous faisons référence repose sur des entretiens semi-directifs (qui ont eu lieu entre novembre 2013 et mars 2014, puis en janvier 2016) réalisés auprès de femmes ayant déjà utilisé (21) ou non (14) la PCU, de prestataires de services de santé (15) et de responsables de programmes de santé de la reproduction (3) (voir les appendices 1 et 2). Une partie de l’échantillon des potentielles utilisatrices de la PCU a été sélectionnée au sortir de consultations en planification familiale et santé maternelle et infantile. L’effectif a été complété par la suite grâce à la méthode boule de neige. Les entretiens avec les prestataires de services de santé se sont déroulés dans huit structures sanitaires (cinq privées et trois publiques). Un responsable de programmes a été interrogé dans chacune des deux organisations non gouvernementales camerounaises leaders en santé de la reproduction. Le troisième membre de cette catégorie d’acteurs est une personne-ressource du ministère de la Santé publique.
Dans un premier temps, nous présentons le contexte de l’étude tout en soulignant les objectifs initiaux de la recherche et les perceptions de la PCU. Dans un deuxième temps, nous discutons des modifications apportées à l’approche de l’étude et des postures adoptées par rapport aux principales difficultés rencontrées sur le terrain.
La pilule contraceptive d’urgence comme objet de recherche au Cameroun
Au Cameroun, la PCU est en vente libre, c’est-à-dire sans ordonnance, depuis le début des années 2000. C’est une méthode peu ou mal connue (Institut national de la statistique et ICF International, 2012), y compris des prestataires de services de santé (Fouedjio, Tsuala Fouogue, Fouelifack, Ngankol Mout, & Sando, 2015). Le plaidoyer international pour un accès élargi à la pilule du lendemain met l’accent sur son rôle dans le rattrapage des échecs de contraception et la prévention du recours à l’avortement. L’effet de l’utilisation de cette pilule sur le taux d’avortements au Cameroun n’est pas documenté. Selon les estimations de Vlassoff, Jerman, Beninguisse, Kamgaing et Zinvi (2014), 36 % des grossesses non souhaitées au Cameroun ont abouti à un avortement en 2013. La pratique est surtout clandestine (Calvès, 2009) et constitue un problème de santé publique en raison des conditions d’hygiène et de sécurité précaires dans lesquelles ces IVG sont réalisées (Ngowa, Neng, Domgue, Nsahlai, & Kasia, 2015). Afin d’informer le lecteur des spécificités du terrain d’étude, nous présentons la construction de l’objet de recherche et sa dimension sensible.
La construction de l’objet de recherche
En dépit d’indicateurs de santé reproductive préoccupants au Cameroun, la place de la PCU dans l’offre contraceptive est peu analysée. Ce contraceptif constitue pourtant une composante des stratégies globales de régulation de la fécondité adoptées par l’État. La littérature sur la PCU au Cameroun aborde principalement le triptyque connaissances-attitudes-pratiques (Fomulu, Dissake, & Wankah, 2007; Kongnyuy et al., 2007). Sans nous en départir, notre recherche doctorale a proposé une contextualisation de l’utilisation de ce produit pharmaceutique (Ngo Mayack, 2017) et nous nous sommes attachée à l’exercice par les femmes au Cameroun de leurs droits sexuels et reproductifs. L’objectif de départ était d’examiner l’appropriation, par les acteurs politiques et sanitaires, et par les populations, du droit d’accès à la contraception. Il s’agissait d’analyser les obstacles institutionnels et individuels de l’accès à la contraception de manière générale, et à la PCU en particulier.
Une première phase d’exploration a été réalisée afin de tester les outils du recueil d’informations et de déterminer les aménagements à apporter pour anticiper les difficultés ultérieures. Cette étape préalable à l’enquête finale était nécessaire à l’appréciation de la compréhension des outils par les répondants et de la qualité des entretiens. Cette enquête préliminaire a permis d’expérimenter, en conditions réelles, l’organisation de la collecte des données afin d’améliorer le dispositif méthodologique. Cela a participé à la construction de notre opinion sur la faisabilité de l’étude. Les contraintes, telles que le poids des représentations sociales de l’objet de recherche, les attentes des enquêtés vis-à-vis de l’étude et la récurrence des modifications de la grille d’entretien (due à l’identification de nouvelles pistes de recherche) ont été rencontrées. Globalement, la compréhension des questions posées a été aisée. Les informateurs ont insisté sur les faiblesses de l’offre de la PCU, point peu pris en compte dans la grille initiale. Les entretiens menés ont confirmé le poids des connexions entre la PCU et l’IVG. Les extraits suivants l’illustrent : « […] je me méfie de cette pilule parce qu’en la prenant tu commets un avortement » (femme de 40 ans, mariée, niveau d’instruction primaire); « […]il faudrait qu’on arrête de vendre ça (la PCU) parce que c’est comme si on encourageait les femmes à avorter » (femme de 38 ans, célibataire, niveau d’instruction secondaire). Les changements effectués à l’issue de la première phase d’exploration visaient à formuler une approche qui explore le recours à cette pilule sans s’enfermer dans une analyse de principes moraux.
Les interviews réalisées nous ont confrontée au fait que l’examen de la prise de cette pilule ne devait pas se limiter à l’identification d’entraves à la pratique contraceptive. Quelques discours recueillis ont montré que le recours à la PCU devrait être appréhendé au-delà de la question de la régulation des naissances. Une enquêtée a déclaré : « Dans mon entourage, la pilule du lendemain n’est pas appréciée parce qu’il paraît que ça donne trop de liberté aux femmes » (27 ans, niveau d’instruction supérieur). Un vendeur en pharmacie nous a pour sa part dit : « […] quand tu vois que ces pilules-là coûtent cher, il y a une raison à ça. Pourquoi ce n’est pas le même prix que la pilule de tous les jours? Ce n’est pas un hasard je te dis » (30 ans, niveau d’instruction secondaire). Ce type de déclarations nous a amenée à resituer la question des entraves à la pratique contraceptive dans une perspective plus large, celle des enjeux de l’utilisation de la PCU. Ceux-ci sont des éléments constitutifs de la dimension sensible de notre objet de recherche.
La dimension sensible de l’objet de recherche
Le contexte de prohibition sociojuridique et religieuse de l’IVG et l’assimilation de la PCU à cette dernière nous ont conduite à qualifier notre enquête de terrain de « sensible »[3]. L’interdiction de l’avortement au Cameroun est associée à des attitudes stigmatisantes débouchant parfois sur le rejet des femmes ayant pratiqué l’acte (Bain & Kongnyuy, 2018). L’acceptation sociale de l’IVG est complexe compte tenu de son assimilation à une pratique transgressive. Cette dimension transgressive est décriée par les institutions religieuses, en l’occurrence l’Église catholique. À l’initiative d’un cardinal de la place, une marche dénonçant l’intention du gouvernement camerounais de ratifier le protocole de Maputo a été organisée en 2009. L’article 14 du protocole était particulièrement mis en cause. Il souligne notamment que l’accès à l’avortement médicalisé est un droit reproductif des femmes et que les États africains doivent le garantir et le protéger. La volonté de ratification du protocole a été perçue comme la légalisation et la promotion de l’avortement[4]. Dans la déclaration publiée par l’épiscopat en 2013, les évêques déplorent la banalisation de l’IVG et réitèrent la condamnation morale de ce qu’ils qualifient de « crime » (Conférence épiscopale nationale du Cameroun, 2013). Le débat sur l’avortement se situe aussi bien dans les sphères politique et morale que religieuse. Les connexions entre celles-ci s’articulent parfois autour d’un jeu des forces en présence.
La sensibilité de l’enquête résultait ainsi de la conjonction d’enjeux sociopolitiques, moraux et de santé publique découlant de l’objet de recherche. La configuration de ces enjeux fait écho à la définition de la notion de « sujet brûlant » (Doury, 2004), soit en raison de sa dimension collective ou sociétale, soit à cause du vécu individuel du chercheur en lien avec l’objet étudié. Nous nous situions dans le premier cas de figure.
Investir le terrain revenait à prendre conscience d’une possible interférence des représentations sociales de l’avortement avec la problématique de l’utilisation de la PCU. L’IVG constitue pour certains une stratégie mobilisée pour décider du moment et de la situation relationnelle relatifs à l’entrée en maternité. Selon cette perspective, les conséquences morales et sociales de la survenue d’une grossesse prémaritale chez des femmes issues de certaines ethnies seraient plus graves que les conséquences découlant du recours à l’IVG (Johnson-Hanks, 2002). Celle-ci s’apparente donc à une issue pour des grossesses non désirées ou socialement considérées comme honteuses. Pour d’autres, il s’agit d’un acte immoral contraire aux valeurs locales dominantes (Schuster, 2005). La problématique des avortements clandestins au Cameroun renforce la catégorisation de l’IVG en pratique dangereuse, préjudiciable pour la santé ou la vie de la femme.
S’agissant des perceptions identifiées lors de notre enquête, 7 prestataires de services de santé (dont deux infirmières en santé de la reproduction, deux sages-femmes, une pharmacienne et deux vendeurs en pharmacie) et 21 femmes ayant déjà recouru ou non à la PCU sont totalement favorables à ce contraceptif. Il s’agit, selon eux, d’une contraception à part entière et pratique (peu ou pas d’effets secondaires, moyen d’autonomisation des femmes dans la gestion de leur vie reproductive). Parmi les répondants ayant émis un avis positif sur cette pilule, mais assorti de réserves figurent les trois responsables de programmes en santé reproductive, quatre prestataires de services de santé et deux utilisatrices de la méthode. Les réserves émises se rapportaient aux craintes relatives à l’augmentation des rapports sexuels non protégés, l’utilisation répétée de cette pilule et ses conséquences sur la santé. Les deux utilisatrices susmentionnées ont justifié leur réserve par la préférence pour les contraceptifs biomédicaux à moyen terme, plus efficaces, selon elles, que la pilule du lendemain.
Les perceptions négatives de ce contraceptif ont été relevées aussi bien dans le groupe de femmes ayant déjà recouru ou non à la PCU que dans celui des prestataires de services de santé (deux infirmières, une infirmière spécialisée en santé de la reproduction et un chargé du conseil en planification familiale). Les utilisatrices de ce contraceptif étaient qualifiées par certains prestataires de « légères », « frivoles », ou « irresponsables ». Pour les répondantes du groupe de femmes concernées, les opinions défavorables sont motivées par la crainte des effets secondaires qui leur ont été rapportés et les suspicions autour de l’effet abortif de la PCU. Outre ce dernier élément, les arguments avancés par les prestataires de services de santé sont : l’adoption de comportements sexuels irresponsables par les utilisatrices, la crainte de l’augmentation du risque d’exposition aux infections sexuellement transmissibles (IST) et au VIH/sida. Une des infirmières sélectionnées (47 ans, mariée, niveau d’instruction supérieur) est la seule soignante qui assimile la PCU à l’avortement.
La plupart des potentielles utilisatrices de la PCU estiment que l’IVG est condamnable. Elles l’ont qualifiée d’acte « irresponsable », « criminel » ou « déviant ». C’est un sujet sensible sur lequel des enquêtées ne souhaitaient pas s’exprimer. Un peu plus des deux tiers de l’échantillon de femmes interrogées s’opposent à la dépénalisation de l’avortement au Cameroun, trois femmes y sont favorables, trois ont un avis mitigé et quatre autres ont refusé de répondre à la question[5]. L’opposition majoritaire à l’idée de la dépénalisation de l’avortement s’inscrit dans la continuité des attitudes condamnant la pratique, d’où l’absence de légitimation d’éventuelles réformes législatives qui transformeraient les normes sociales. Tous les professionnels de santé interrogés s’opposent à un éventuel projet de dépénalisation de l’IVG en raison des croyances religieuses (le caractère sacré de la vie humaine, la comparaison de l’avortement à un péché), de la crainte de la banalisation de l’IVG, de la possible substitution de cette dernière à la contraception classique et des risques pour la santé ou la vie de la femme. La récurrence du transfert des représentations sociales de l’IVG sur la PCU dans les discours faisait courir le risque d’enfermement de l’étude dans un débat sur la légitimité de l’avortement. En effet, l’utilité de notre recherche était examinée par les enquêtés sur la base de leurs avis sur l’avortement et la PCU. Cet examen a parfois complexifié la collecte d’informations, d’où l’adoption de postures de recherche nous permettant de surmonter, dans la mesure du possible, les difficultés rencontrées.
Postures de recherche adoptées à la lumière des difficultés du terrain
Les postures de recherche ont fluctué au gré des situations d’entretien. Ces dernières au cours de la première phase d’exploration nous ont conduite à orienter l’étude vers l’identification et la compréhension des enjeux autour de la vente et de la prise de la PCU. Cela constituait un point d’entrée pour appréhender l’écart entre les discours politiques, les pratiques professionnelles des prestataires de services de planification familiale et la satisfaction des bénéficiaires. Partant de l’univers représentationnel d’un objet clivant peu exploré au Cameroun, nous souhaitions comprendre les logiques d’action en matière d’offre et de demande de la PCU. L’intérêt de cette approche résidait dans la mise en lumière des sens donnés par les enquêtés au recours à la PCU et des dynamiques afférentes.
Les nouveaux choix effectués montrent que la méthodologie d’enquête, particulièrement en recherche qualitative, n’est pas figée. Le chercheur est fortement susceptible de dépasser le protocole d’enquête prédéfini, en raison d’imprévus, de surprises et de sa relation aux enquêtés (Ndecky & Martin, 2015). La nouvelle perspective de recherche que nous avons adoptée a nécessité d’orienter la problématique vers l’examen des rationalités des acteurs en matière d’utilisation de la PCU et la formulation de nouvelles hypothèses, relatives notamment à la responsabilité masculine contraceptive et les usages de la PCU. De nouveaux points à approfondir, tels que la mise à jour des connaissances des prestataires de services de santé, les logiques d’action en matière de PCU, l’accès des femmes à l’information sur cette méthode et leurs préférences contraceptives, ont été inclus dans les échanges tenus lors de l’enquête finale.
Nous avons également opéré une modification des termes employés durant la première phase d’exploration. Les entretiens ont été menés en français. Nous avons reformulé des questions en remplaçant le mot avortement par l’expression interruption volontaire de grossesse. Nous avons en effet constaté, pendant la première phase d’exploration, que l’emploi du second terme suscitait moins de crispation chez les interlocuteurs. Nous utilisions le mot avortement dès lors que les enquêtés le prononçaient et manifestaient une préférence pour celui-ci. Les ajustements opérés grâce à la première phase d’exploration n’ont cependant pas réussi à totalement reléguer au second plan les discours sur l’IVG. Cette situation nous a préoccupée dans la mesure où nous avions une idée précise du type d’information que nous souhaitions collecter et où nous pensions ne pas disposer de matière suffisante pour analyser l’utilisation de la PCU autrement que par le truchement de considérations morales.
Autoréflexion et clarification de la finalité de la recherche doctorale afin d’atténuer les suspicions
Une tension s’est progressivement installée entre l’objet de recherche et nous, causant ainsi une remise en question et de la confusion. C’est une conséquence de la mise à l’épreuve de la forte propension ordinaire du chercheur à ne découvrir que ce à quoi il s’attend (Olivier de Sardan, 1995). Nous avons donc pris quelques jours pendant l’enquête pour faire le point sur les informations recueillies et les confronter à la problématique de recherche. Cet exercice nous a instruite sur le caractère évolutif du rapport de l’enquêteur à l’objet et sur la nécessité de questionner constamment ses pratiques de recherche.
Notre capacité à gérer les imprévus sur le terrain a été éprouvée. Nous étions dans une réflexion permanente sous-tendue par le besoin de maîtriser les dynamiques à l’oeuvre dans les échanges. Chabrol (2010) note que « le fait d’être bousculé par les “enquêtés”, de remettre soi-même en question sa démarche d’enquête, conduit à s’interroger sur un ensemble d’éléments objectifs structurant l’univers social étudié » (p. 56). Se questionner sur les difficultés rencontrées sur le terrain et rendre compte des réponses apportées participent de l’exercice d’intelligibilité du contexte et de l’objet d’étude. D’autant que des questions suggérant le fondement subjectif du choix de la PCU comme objet de recherche nous ont également été adressées lors de l’enquête finale : « Pourquoi étudier cette méthode et pas une autre? »; « Vous voulez en faire la promotion? »; « Qu’est-ce que vous gagnez en parlant de ça? » La réponse apportée lors de la première phase d’exploration consistait en une explicitation de nos objectifs. Durant l’enquête finale, nous avons orienté cette réponse vers l’accentuation de la finalité de la recherche, c’est-à-dire la détermination de la place de la PCU dans l’offre et les pratiques contraceptives au Cameroun. Nous soulignions aux répondants méfiants l’importance de leur contribution à la compréhension des enjeux relationnels structurant la prise de la PCU : d’une part les relations entre les prestataires de services de planification familiale et les femmes, et d’autre part les rapports de genre et les dynamiques familiales dans la sphère privée. Ces éclaircissements n’aboutissaient pas toujours à la disparition totale de la méfiance ressentie par les interlocuteurs. Cependant, ils servaient à (re)situer le fil conducteur des échanges.
(Re)clarifier systématiquement la finalité de la recherche revenait à devoir constamment nous justifier et prouver l’absence de parti pris. Selon Ngo Yebga (2017), cette posture est davantage adoptée par les doctorantes dont le sujet d’étude se rapporte à la santé sexuelle et reproductive. Elles « doivent constamment justifier leur intérêt et montrer leur capacité à comprendre de manière objective ce sur quoi elles travaillent » (pp. 240-241). Cela s’expliquerait par le fait que les questions relatives à la reproduction sont socialement considérées comme étant du ressort de la femme. En suivant cette logique, la chercheure, examinant une question relevant d’une affaire dite de femmes, entretiendrait une proximité avec l’objet de recherche susceptible de déboucher sur une étude engagée. Des remarques suggérant cette proximité au regard de nos domaines d’intérêt nous ont d’ailleurs été formulées. Selon une infirmière interrogée, notre expertise en droits sexuels et reproductifs était un élément révélateur de notre part de subjectivité. Cette enquêtée a déclaré : « Comme vous avez l’habitude de travailler sur la santé reproductive des femmes, on dirait que vous allez seulement défendre leurs points de vue dans votre thèse, là » (46 ans, mariée, niveau d’instruction secondaire). Un des membres du comité d’éthique d’un établissement hospitalier public rencontré nous a quant à lui fait part de sa crainte d’une recherche engagée, au vu de nos précédents stages dans des organisations non gouvernementales spécialisées en santé reproductive. Ces deux répondants ont soupesé notre professionnalisme, non pas sur la base des pratiques de recherche au moment de l’enquête, mais plutôt sur notre familiarisation avec des thématiques connexes à l’objet étudié. Réaffirmer notre place de chercheure sur le terrain participait à défendre notre capacité à porter un regard critique sur les faits étudiés. Cette posture était également utile pour faire face aux attentes des interlocuteurs à notre endroit.
La perception par les informateurs du chercheur autochtone[6] comme un acteur proche des autorités publiques constitue, selon eux, une porte d’entrée pour relayer leurs doléances. Ainsi, l’idée selon laquelle nous collaborions avec les autorités publiques et étions en mesure de transmettre leurs requêtes était assez répandue dans l’échantillon d’étude. Hernandez (2002) souligne que le chercheur, surtout dans le cadre de projets commandités par les pouvoirs publics, joue un rôle de messager auprès de ces derniers. Ce rôle vise la prise de décisions informées et scientifiques. Nous étions donc perçue comme celle qui a accès aux sphères de décision et peut transmettre efficacement les besoins des populations interrogées.
C’est ainsi que les professionnels de la santé interviewés, ayant pour principales doléances l’accès à la PCU, souhaitaient que nous plaidions dans notre travail soit en faveur du durcissement des conditions d’accès à cette pilule, soit pour son accès élargi. De même, des femmes ayant déjà recouru à la PCU ont insisté sur le fait de suggérer la baisse du prix de cette méthode. Concernant cet aspect, une section relative aux recommandations est incluse dans notre thèse de doctorat dans laquelle figurent des propositions visant l’actualisation des connaissances du personnel de santé sur la PCU et un accès à celle-ci basé sur la sensibilisation à une pratique contraceptive régulière; autrement dit, il s’agissait d’appréhender l’utilisation de cette pilule comme un point d’entrée pour le recours à une contraception classique. Nous avons également abordé la problématique du prix sous le prisme des risques sanitaires encourus par les femmes qui se tournent vers le marché informel du médicament.
L’inclusion d’une section relative aux recommandations dans notre thèse de doctorat a suscité néanmoins en nous un dilemme. Nous avions conscience que cette section pourrait être perçue comme une prise de position en faveur des répondants, une façon de parler en leur nom, ce qui sous-entendrait le passage d’une « posture intellectuelle neutre à celle de l’engagement » (Agulhon, 2014). Pour lever l’ambiguïté, dans la mesure du possible, les propositions ont été formulées en nous appuyant non pas sur les requêtes des enquêtés, mais plutôt sur la mise en perspective des données collectées avec les engagements officiels des pouvoirs publics en santé reproductive. Nous avons ainsi choisi d’attirer l’attention sur des faits sans endosser le rôle de porte-parole.
Face aux requêtes des informateurs, connaître l’attitude idéale à adopter n’est pas aisé. Pour accéder au terrain d’enquête et mettre en confiance l’informateur, la tentation pour le chercheur de faire des promesses qu’il ne saurait tenir est grande. Cela est dû notamment à la pratique d’une posture compréhensive. Elle occasionne souvent la prise à partie du chercheur par l’enquêté (Bruggeman, 2011). Nous avons oscillé entre cette posture et une attitude d’évitement du sujet lorsque nous étions parfois prise à partie, notamment dans le cas des utilisatrices de la PCU qui nous ont demandé d’interpeller les prestataires de services de santé sur leurs attitudes moralisatrices envers elles et dans le cas où des prestataires nous ont demandé de soutenir leur désapprobation de la vente et de l’utilisation de la PCU. La frustration d’enquêtés était perceptible à l’endroit de notre posture d’évitement. Il s’agissait là d’une prise de risque potentiellement préjudiciable au bon déroulement de l’entretien et à l’accès au terrain.
Accéder au terrain : entre argumentation et renonciation
Nous disposions d’un avis favorable du Comité national d’éthique de la recherche pour la santé humaine (CNÉRSH) et d’une autorisation d’enquête établis par les responsables des structures sanitaires ciblées. La délivrance de ces autorisations a parfois fait l’objet de réticences, voire de refus, sous le motif que le sujet de recherche était « délicat » en raison de l’assimilation, dans l’imaginaire collectif, de la pilule du lendemain à l’IVG. Bien que ces cas de refus aient été isolés, la question de la faisabilité de l’enquête de terrain était omniprésente.
Notre étude s’associait à ce que Derbez (2010) définit comme « l’épreuve du réel » (p. 118). Elle consiste, selon l’auteur, en la confrontation du projet de recherche à des situations du terrain à explorer, « remettant en cause les cartographies mentales préalablement élaborées et destinées à donner du sens à nos observations » (p. 118). À la demande du comité d’éthique d’un établissement hospitalier public, nous avons soumis pour évaluation le projet et le protocole de recherche. Quelques jours après, nous avons été convoquée par un des membres du comité pour présenter les objectifs et la pertinence de l’étude. Une partie de l’entrevue a été consacrée, pour notre part, à justifier le fait que la recherche doctorale n’avait pas de visée promotionnelle ni de la PCU ni de l’IVG. Nous avons mis en avant l’objectif d’approfondir la compréhension du recours à la PCU en vue d’enrichir les débats sur la santé reproductive, car comme l’affirment Bouillon, Fresia et Tallio (2005), les difficultés liées aux enjeux issus d’enquêtes sur des terrains sensibles « indiquent que nos travaux peuvent toucher une communauté plus large que le seul milieu universitaire et venir alimenter des débats publics concernant la société dans son ensemble » (p. 26). Deux semaines après l’entrevue, un refus d’enquêter au sein de cette structure sanitaire nous était signifié. Heureusement, nous disposions d’une liste de réserve de formations utile pour pallier les cas de refus d’accès au terrain. Celles-ci présentaient des caractéristiques similaires à celles des structures figurant sur la liste principale.
Ce refus nous a éclairée une nouvelle fois sur les enjeux méthodologiques autour de l’étude du recours à la PCU au Cameroun, sur la situation d’asymétrie entre l’enquêté et le chercheur (Weber, 2013) – ce dernier sollicitant le premier pour obtenir des informations, lui-même étant libre de refuser de participer à l’étude –, et sur les modalités des refus et des acceptations sur le terrain qui constituent, en elles-mêmes, un matériau d’analyse du fait social étudié par le sociologue (Darmon, 2005).
S’agissant des cas de réticence d’accès au terrain, l’autorisation d’enquêter dans une formation sanitaire publique a aussi été conditionnée par la satisfaction d’une exigence administrative supplémentaire. Nous devions inclure dans le comité d’accompagnement de la thèse un médecin spécialiste en santé reproductive exerçant dans la formation sanitaire ciblée. Nous étions chargée d’identifier ce médecin et de lui adresser une demande pour superviser l’enquête et intégrer le comité. Selon le responsable de la structure sanitaire concernée, cette démarche supplémentaire avait pour but de « […] s’assurer du type et de la qualité [des] informations recueillies ». La proposition qui nous était faite s’apparentait à un droit de regard sur l’enquête, car, comme le relève Vignes (2010), l’accès au terrain peut être conditionné par la capacité des personnes-ressources à contrôler le travail de recherche. Nous n’avons pas donné suite à cette demande, par crainte d’une dénaturation de notre approche du sujet de recherche.
Dans le second cas de réticence, un responsable d’établissement sanitaire a marqué son accord pour l’enquête, non sans toutefois émettre des réserves. Il nous fit savoir que les données collectées ne devaient pas suggérer la disponibilité de services d’avortement dans son établissement. Il manifestait une volonté de distanciation vis-à-vis d’un sujet sensible. Nous avons estimé que la condition émise par ce responsable pour enquêter au sein de la formation ne serait pas préjudiciable à la qualité des informations à collecter. Recenser les structures sanitaires offrant des services d’avortement n’était pas un objectif de notre recherche[7]. Contrairement au premier cas de réticence, nous n’étions pas confrontée dans la seconde situation au risque de dénaturation de l’enquête à mener. Tout en explicitant de nouveau les objectifs du travail de recherche, nous avons rassuré notre interlocuteur sur la retranscription fidèle des entretiens et le respect de l’anonymat. Cette démarche qui visait à créer un lien de confiance pour recueillir sereinement des informations nous a ramenée à la nature de l’image que nous renvoyions aux enquêtés.
Naviguer entre les rôles assignés en mettant en avant le statut d’étudiante
La question de l’image de soi s’est posée en raison des interrogations de certains de nos interlocuteurs sur l’intérêt porté à la PCU. Pour un responsable de programmes et une infirmière en santé de la reproduction interrogés, notre travail de recherche risquait de susciter davantage l’intérêt des femmes pour cette pilule, au détriment des méthodes à moyen et long terme promues dans la stratégie nationale d’actions en matière contraceptive. À cette remarque, nous avons répondu que les données collectées permettraient d’identifier les motifs d’utilisation d’une méthode contraceptive ponctuelle et à court terme, et d’examiner les préférences pour celle-ci. Leur prise en compte pourrait renforcer les initiatives gouvernementales en faveur de la satisfaction des besoins contraceptifs des populations. Nous ne souhaitions pas être perçue comme un élément perturbateur au sein des formations sanitaires, c’est-à-dire une personne jugeant les pratiques du personnel de santé et promouvant un objet conflictuel.
Nous considérions à tort que brandir notre statut d’étudiante suffirait à convaincre les enquêtés de notre autonomie dans la réalisation de l’enquête et de l’absence de proximité avec les autorités publiques comme certains avaient pu le suggérer. Toutefois, « si le statut d’étudiant peut susciter de la sympathie, cela ne suffit pas à tout moment pour réussir son immersion sur le terrain » (Gning, 2014, p. 242).
Contrairement à ce que nous avons observé au sein du groupe des potentielles utilisatrices de la PCU, la connaissance de l’information relative à ma formation académique en Belgique n’a pas suscité de réactions particulières de la part des professionnels de santé. Cela s’expliquerait par le fait que leurs supérieurs hiérarchiques respectifs les en avaient informés au préalable. Au sein de l’échantillon de femmes ayant déjà utilisé ou non la PCU, la connaissance de cette donnée a parfois occasionné un inconfort dans la relation d’enquête. L’évocation de la thèse de doctorat lors des premiers entretiens avec les potentielles utilisatrices de la PCU a suscité de la méfiance à notre endroit. Dès lors, il ne s’agissait plus d’une « banale » ou « simple » étude, comme qualifiée par quelques-unes, mais d’un « […] un travail compliqué où les grands de ce pays ont peut-être un intérêt »[8], selon les dires d’une enquêtée (21 ans, célibataire, niveau d’instruction secondaire). D’autres femmes du groupe des potentielles utilisatrices de la PCU associaient la recherche doctorale à des sources de financement conséquentes. Elles ont notamment fait allusion à l’éventuelle rémunération de leur participation à l’étude. Bertaux (2006) explique à propos des perceptions par les enquêtés des ressources financières du chercheur que « si vous êtes étudiant, c’est un avantage, on voudra vous aider. Si vous êtes chercheur c’est que vous êtes payé pour ce travail : par qui? Pour en faire quoi? » (p. 55). Les perceptions des moyens financiers et les suspicions d’un intérêt autre que celui relevant du domaine scientifique creusent la distance sociale entre les répondants et le chercheur. De plus, « l’énoncé du titre professionnel, quelle qu’en soit la formulation, ne suffit pas à régler totalement la question pour l’enquêté quand il est loin de cet univers social » (Fournier, 2006, p. 20). Les réactions de répondantes nous ont conduite à ne plus mentionner, auprès de cette catégorie d’acteurs de l’échantillon, le statut de doctorante et passer sous silence notre inscription en thèse en Belgique. Nous souhaitions réduire dans la mesure du possible l’influence des représentations du niveau et pays d’études sur les interactions de recherche. Dans les entretiens menés par la suite, nous présentions l’institut de recherche qui nous accueillait durant le séjour scientifique au Cameroun comme notre point d’ancrage institutionnel. Les modifications apportées à la présentation de soi aux informateurs à la suite des retours quant à l’image que nous leur renvoyions étaient nécessaires. Car, comme le souligne Achilli :
Plusieurs facteurs peuvent participer à une « mésinterprétation » ou à une surinterprétation dans la perception que l’enquêté a du chercheur et de ses objectifs. La présentation que l’enquêteur donne de lui-même ne suffit pas toujours à lever l’indétermination qui l’entoure et que l’enquêté cherchera à dissiper
2010, p. 131
Dès lors, le rôle d’observateur n’est plus uniquement joué par le chercheur; il est à son tour observé par ceux-là même qu’il observe. Le chercheur est également un acteur social dont la fonction et l’image peuvent parfois lui échapper (Raoul, 2002). Consciente de cela, nous avons davantage soigné la façon de nous présenter et de présenter l’étude. Nous avons été plus attentive aux gestes et attitudes des enquêtés afin de tirer des informations supplémentaires sur la situation d’entretien et les non-dits durant celui-ci. Outre l’oscillation entre les rôles assignés, nous questionner sur les perceptions de notre proximité socioculturelle au terrain de recherche s’est également avéré nécessaire pour appréhender les difficultés afférentes aux relations d’enquête.
Interroger la frontière définie par les enquêtés entre chercheur étranger et chercheur autochtone
Nous sommes née et avons grandi à Yaoundé. Nous avons quitté le Cameroun pour poursuivre des études doctorales en Belgique. Le terrain de recherche était notre cadre de socialisation. Ce lien impliquait la construction d’une « juste » distance vis-à-vis de nos interlocuteurs, des valeurs et des normes en vigueur, afin de porter un regard critique sur les faits étudiés. Notre relative inexpérience en conduite d’entretiens a induit des tâtonnements dans l’édification de cette distance. Il nous est arrivé, lors des premiers entretiens, de n’intervenir que pour relancer les interlocuteurs sur des points que nous souhaitions approfondir. La faible interactivité constatée lors des échanges a conduit à l’abandon de cette pratique de distanciation. Nous avons adopté, par la suite, une posture davantage participative à la discussion, en nous interdisant toutefois d’émettre un avis personnel. Selon Agier (1997), la juste distance consiste en l’adoption par le chercheur de postures qui ne doivent pas le maintenir ni trop près ni trop loin, de manière à garantir son autonomie. Cela s’est illustré dans notre situation par des allers-retours entre la mise en avant auprès des informateurs de la proximité socioculturelle partagée et la distanciation d’avec ce point commun. Interroger des personnes avec lesquelles nous n’avions aucune filiation était un choix stratégique de distanciation. Nous souhaitions nous soustraire, dans la mesure du possible, aux interférences induites par les affinités antérieures avec les enquêtés.
La proximité du terrain de recherche a généré des comportements différents parmi les potentielles utilisatrices de la PCU. Pour la plupart de ces femmes, la connaissance de cette proximité n’a entraîné aucune modification (du moins perceptible par nous) de leur attitude à notre égard. D’autres mentionnaient souvent cette proximité lorsqu’elles souhaitaient obtenir notre adhésion à leurs discours. Le cas échéant, nous acquiescions d’un signe de la tête ou répétions leurs propos sans émettre un avis personnel. Notre familiarité avec le contexte social d’étude représentait pour ces femmes le gage du partage de leur point de vue. Nous faisions preuve d’une écoute attentive en veillant à ne pas émettre de jugement. Cette démarche de mise en confiance permettait de rassurer les enquêtés surtout lorsque des sujets d’ordre privé étaient abordés. Cela contribuait à ôter la tension du secret structurant l’objet de recherche (Zempléni, 1996) et de libérer la parole sur le sujet (Ouédraogo, 2016). L’atteinte de ces deux objectifs ainsi que des caractéristiques du chercheur peuvent atténuer la distance constitutive du rapport enquêté-chercheur.
Notre double statut de doctorante à l’étranger et de chercheure autochtone a suscité des échanges empreints de sympathie durant deux entretiens auprès d’utilisatrices de la PCU. Il s’agissait de répondantes âgées de 28 et 35 ans, respectivement commerçante et femme au foyer. Elles avaient des proches qui poursuivaient des études en France. Cet élément a contribué à faciliter les échanges et a donné lieu à des confidences extérieures à la recherche menée de la part de ces deux répondantes. Le confort, créé par notre double statut, présentait un avantage et un inconvénient. L’avantage résidait dans la réduction des discours convenus des enquêtés qui sont inhérents à la relation d’enquête. En revanche, ces deux interlocutrices attendaient en retour des confidences de notre part. Maintenir la distance vis-à-vis d’elles au risque de voir la qualité des échanges se dégrader était un épineux défi pour nous. Nous étions partagée entre les exigences scientifiques et la dynamique de la relation d’enquête.
La mise à distance, au cours d’un entretien, peut être le fait de l’informateur. Même si nous sommes Camerounaise, notre lieu de résidence hors du pays d’origine a fait de nous une chercheure étrangère aux yeux de quelques potentielles utilisatrices de la PCU interrogées. L’une d’elles a déclaré en parlant des Africains étudiant dans les universités occidentales : « Ces Blancs-là vous mettent de ces choses dans la tête et vous vous pensez maintenant comme eux » (femme de 28 ans, célibataire, niveau d’instruction secondaire). Une autre enquêtée a affirmé : « […] vous défendez des choses là-bas qu’on ne voudrait pas forcément voir dans les sociétés africaines » (femme de 21 ans, célibataire, niveau d’instruction supérieur). Nous leur apparaissions comme une personne potentiellement formatée par un ou des systèmes de pensées différents de celui ou ceux du Cameroun, ce qui aurait pour conséquence de constater notre éloignement des attendus sociaux suggérés par les normes et valeurs du milieu d’origine. Notre degré d’appartenance au milieu d’étude était évalué par les informateurs. L’altérité, qu’ils appréhendaient dans le cas d’espèce par le prisme du lieu principal de résidence et de la formation académique en Belgique, se substituait à notre appartenance socioculturelle au terrain de recherche, faisant de nous une étrangère aux yeux de certains enquêtés. D’autres nous ont attribué un statut hybride incluant des éléments aussi bien d’extranéité que d’autochtonie. Il faut souligner que nous avions quitté le Cameroun depuis deux ans.
La proximité au terrain de recherche a suggéré à certains de nos interlocuteurs que nous partagions une posture similaire à la leur sur l’avortement. Dans ces cas, nous leur laissions penser, non sans peine, que nous souscrivions à leurs opinions. Des enquêtés se sont montrés plus insistants et ont souhaité que nous nous exprimions sur la question. Ils ont difficilement accepté la justification du refus de nous positionner, basée sur l’exigence méthodologique de la neutralité du chercheur. Le fait de taire notre opinion sur l’IVG a renforcé chez quelques-uns l’argument du formatage de notre pensée. L’homogénéité entre les opinions des enquêtés et celles du chercheur en contexte de familiarité avec le terrain de recherche est relative et discutable. « Le lien d’appartenance à une société ne signifie pas nécessairement que le chercheur en partage tout l’espace culturel ou qu’il adhère au sens commun des enquêtés » (Ouattara, 2004, p. 650). L’anthropologie « chez soi » présente des avantages en termes de connaissance de terrain et de facilité d’adaptation. Mais cette configuration d’enquête ne préserve pas pour autant le chercheur d’un risque de rejet en fonction de l’objet étudié ni d’éventuels biais dans le recueil et le traitement des données, d’où l’injonction relative à la juste distance à opérer, qui peut amener à une certaine fragilité, surtout pour un chercheur peu expérimenté.
Cela interroge les (fausses) certitudes du chercheur. Le questionnement autour des évidences associées au terrain « chez soi » provenait aussi bien de nous que de quelques-uns de nos informateurs. Tandis que nous doutions du principe d’adhésion automatique du chercheur aux valeurs et pratiques des individus étudiés et dont il partage la société d’origine, des enquêtés questionnaient cette appartenance socioculturelle qui ne semblaient pas leur être un acquis. De ce double questionnement, nous tirons un enseignement sur la relativité du degré d’appartenance du chercheur au milieu d’étude. En effet, nous considérions notre proximité avec le terrain comme une évidence pour les interlocuteurs. Nous tenions également pour acquise chez ces derniers la distinction entre d’une part l’appartenance à la société d’origine en tant que lieu de naissance et de socialisation, et d’autre part l’adhésion aux croyances, valeurs et normes locales. Or, comme l’a souligné Ouattara (2004), l’enquêteur travaillant dans le contexte national dont il est issu doit éviter les risques de la surinterprétation encourus à la fois par la proximité socioculturelle et les stratégies de distanciation. Nous nous trouvions dans un espace dans lequel il fallait naviguer entre les grilles de compréhension de notre image et celles de l’objet étudié, d’où les interférences dans les relations d’enquête.
Conclusion
L’objectif de cet article était de restituer les pratiques de recherche développées dans le cadre d’une enquête de terrain portant sur un objet clivant, à savoir la PCU. La récurrence des connexions entre la PCU et l’IVG, la condamnation morale de l’avortement et la prégnance de la législation en vigueur en matière d’avortement nous ont placée dans une situation où il fallait constamment convaincre les informateurs de l’absence de velléités promotionnelles du contraceptif et des pratiques abortives. Les situations d’interaction rencontrées sur le terrain ont parfois été ponctuées de méfiance à notre endroit selon les perceptions de l’objet de recherche. Cela a débouché à deux reprises sur un refus d’accès aux lieux d’enquête. La collecte des données a été une expérience singulière en raison du transfert des représentations sociales de ce dispositif médical sur nous et de notre proximité culturelle avec le milieu d’étude. Cette configuration a permis de construire une grille d’analyse des enjeux des pratiques de recherche de l’enquêteur menant une étude dans sa société d’origine, et ce, sur un objet qui donne lieu à des attendus sociaux. L’adoption de postures pour naviguer entre ceux-ci ne s’est pas faite sans tâtonnements de notre part. D’où nos difficultés à maîtriser toutes les dynamiques des échanges avec les enquêtés. Cela s’explique notamment par la diversité des situations d’interaction et par le fait qu’on peut se retrouver malgré soi dans ce qu’Achilli (2010) appelle « un réseau de relations animées par des enjeux divers » (p. 126). Pratiquer une démarche réflexive pendant l’enquête permet de réduire dans la mesure du possible les biais de l’effet de ce réseau sur la collecte et l’analyse des données. Cela a suscité une prise de conscience de nos attentes vis-à-vis du discours des informateurs et de la manière dont elles ont orienté notre perception des informations recueillies. La place du chercheur parmi les enquêtés dans son milieu d’origine n’est pas acquise. Il doit la négocier et se méfier des fausses évidences.
Appendices
Annexes
APPENDICE 1. Caractéristiques sociodémographiques des utilisatrices et non utilisatrices de la PCU interrogés
APPENDICE 2. Caractéristiques sociodémographiques des professionnels de la santé interrogés
Note biographique
Josiane Ngo Mayack est titulaire d’un doctorat en sciences politiques et sociales, option démographie, de l’Université catholique de Louvain (Belgique). Elle est actuellement chercheure indépendante. Ses champs d’intérêt portent notamment sur la santé de la reproduction, les pratiques contraceptives, les rapports de genre et l’utilisation des méthodes qualitatives en démographie et en santé.
Notes
-
[1]
Selon la classification de l’Organisation mondiale de la santé, la contraception moderne, par opposition à celle dite traditionnelle, désigne les méthodes issues de la biomédecine (contraceptif oral, préservatif, anneau vaginal, spermicide, stérilet, stérilisation, injectable, implant, patch).
-
[2]
La pilule dite « du surlendemain » peut être utilisée jusqu’à cinq jours après le rapport sexuel à risque.
-
[3]
L’article 339 du Code pénal n’autorise l’IVG qu’en cas de péril grave pour la santé, la vie de la mère, ou lorsque la grossesse résulte d’un viol (attesté par le ministère public) ou d’un inceste. La femme dont le recours à l’avortement ne satisfait pas aux critères légaux est passible d’une peine d’emprisonnement de quinze jours à un an et d’une amende de 5000 à 200 000 FCFA (8 à 305 €). La personne qui procure à une femme un avortement, même avec son consentement, encourt un à cinq ans de prison et une amende de 100 000 à 2 000 000 FCFA (152 à 3049 €). Le praticien risque également une fermeture de son local.
-
[4]
Le protocole a été ratifié le 13 septembre 2012.
-
[5]
La moyenne d’âge du groupe de femmes opposées à la dépénalisation de l’IVG est de 28,7 ans. La majorité de celles-ci sont de confession catholique, célibataires, ont un niveau d’instruction secondaire et ont déjà utilisé la PCU. Les trois répondantes favorables à la dépénalisation ont déjà utilisé cette pilule. Deux sont de confession protestante et une est catholique. Les trois femmes qui ont un avis mitigé ont respectivement un niveau d’instruction primaire, secondaire et supérieure; l’une d’elles n’a jamais pris la PCU. Les enquêtées qui n’ont pas souhaité répondre à la question n’ont jamais recouru à cette pilule; deux ont un niveau d’instruction secondaire, les deux autres ont respectivement un niveau d’instruction primaire et supérieur.
-
[6]
Par « chercheur autochtone », nous entendons le chercheur dont le terrain d’étude se situe dans son pays d’origine.
-
[7]
Selon les déclarations du personnel de santé, la formation n’offre pas de services d’IVG médicalisée.
-
[8]
Par « grands de ce pays », il faut entendre les décideurs politiques au Cameroun.
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