Article body
Est-il encore aujourd’hui pertinent d’opposer qualitatif et quantitatif? Quels défis les recherches en terrain sensible posent-elles au chercheur qualitatif? Quelle contribution la recherche qualitative peut-elle apporter à l’étude du rapport au numérique chez des personnes en situation de vulnérabilité? Des patients psychiatriques peuvent-ils participer à des recherches qualitatives?... Voilà quelques-unes des questions traitées dans le cadre de ce numéro composé de six articles soumis à la revue en dehors des appels à texte. En apparence bien distincts, ces textes révèlent toutefois une forme de thématique, comme s’ils appartenaient à un numéro thématique qui aurait sollicité les contributions autour des capacités de la recherche qualitative à susciter la découverte en tenant compte de l’éventuelle vulnérabilité des personnes participant à la recherche.
D’abord, l’article de Jules Duchastel et Danielle Laberge rappelle que la vocation herméneutique des sciences sociales conduit souvent à opposer les approches qualitatives et quantitatives, mais défend que cette opposition n’est ni fondée épistémologiquement ni utile sur le plan de la recherche en soumettant quatre questionnements. Les auteurs abordent ainsi tour à tour les postures ontologiques en sciences sociales, le traitement de la complexité de la recherche, le problème de l’interprétation et la capacité de découverte. En proposant une posture de recherche « concordataire », ils explorent les voies du raisonnement abductif pour ouvrir sur la découverte.
En rebondissant sur la complexité et l’interprétation évoquée dans le premier texte, celui d’Hélène Bourdelois concerne la question du rapport que les personnes endeuillées entretiennent aux traces numériques ante et post mortem de leurs proches défunts. Cette enquête ethnographique dévoile le caractère heuristique et épistémique de ce que la chercheuse nomme les « impuretés du travail de l’ethnographe » en revendiquant une science subjective et engagée. En offrant une vitrine sur les entretiens où s’engage un dialogue avec des personnes endeuillées, l’auteure vise à lever un tabou persistant autour de l’expérience et des pratiques de ces personnes qui demeurent, en quelque sorte, en lien avec les personnes défuntes à travers les traces numériques et même des mémoriaux numériques créés sur un site spécialisé, lequel pose son lot de questionnements éthiques. L’engagement du chercheur, dans un tel contexte, peut difficilement se dénuer de subjectivité, comme pourrait l’exiger une certaine forme de science.
À l’instar des endeuillés qui vivent une épreuve, l’article de Joëlle Morrissette et Didier Demazière aborde la vulnérabilité d’enseignants migrants dans les écoles québécoises, pour qui, bien souvent, l’insertion professionnelle ne se déroule pas sans heurts. L’entretien collectif réunissant des enseignants migrants et leurs collègues de travail devient, dans ce contexte, un dispositif permettant d’analyser des interactions inédites. De même, les astuces méthodologiques déployées et les questions de la chercheuse, parfois jugées dérangeantes, mettent en lumière que la vulnérabilité est le produit d’un rapport social dont la recherche qualitative est à même de rendre compte.
Portant également sur la vulnérabilité des participants en contexte de recherches sensibles, l’article de Mélanie Gagnon, Catherine Beaudry et Frédéric Deschenaux présente une analyse qui prend appui sur les journaux de bord de trois projets de recherche en gestion des ressources humaines et en relations industrielles, réalisés auprès de personnes vulnérables. Cet exercice réflexif met en évidence des questions méthodologiques et éthiques à prendre en compte par les chercheurs de manière à « prendre soin » des participants et à leur offrir un espace de parole, tout en traçant clairement la démarcation entre l’entretien de recherche et son pendant thérapeutique.
Enfin, ce numéro présente également les textes primés lors des éditions 2018 et 2019 du Prix Jean-Marie-Van-der-Maren, remis à la meilleure thèse doctorale en recherche qualitative. Le texte de Marie-Hélène Goulet, lauréate du prix en 2018, traite du retour post-isolement en santé mentale en mobilisant l’approche participative et l’étude de cas. L’objectif de ce dispositif méthodologique était d’ancrer sa recherche dans les pratiques effectives du personnel soignant tout en lui donnant une voix. De manière originale, l’approche participative a également impliqué des patients psychiatriques, en concordance avec le modèle de soin préconisé par l’équipe traitante.
Le texte de Diane Querrien, lauréate du prix en 2019, aborde la question de la triangulation dans le cadre d’une étude qualitative longitudinale en éducation. Son dispositif méthodologique complexe génère une importante quantité de données et pose plusieurs défis. En recourant à une stratégie de triangulation à niveaux multiples, l’auteure fait la démonstration de la rigueur de sa démarche et de la crédibilité scientifique de ses découvertes. Ce texte offre une incursion instructive au coeur de l’analyse du matériel recueilli, que ce soit les entretiens dans une approche par catégorie conceptuelle ou les démarches pédagogiques dans une approche situationnelle phénoménologique. Finalement, sa recherche permet de mieux comprendre les conditions d’intervention des enseignants et des conseillers pédagogiques auprès des élèves allophones en région au Québec.
Par ce numéro, la revue permet entre autres choses d’avancer un peu plus dans la compréhension de la recherche en situations sensibles ou en terrains sensibles, et avec des personnes en situation de vulnérabilité, un thème souvent abordé au travers ses pages. Celui-ci témoigne sans aucun doute de l’intérêt des chercheurs qualitatifs pour cet enjeu qui les confronte dans le cadre de leurs démarches d’enquête. Les réflexions des chercheurs et les stratégies qu’ils ont pu déployer en réponse à ce défi – journaux de bord, discussions post-entretiens, entretiens collectifs, approche participative, doublés d’un grand respect des personnes et des processus – contribuent aux avancées méthodologiques dans ces contextes.
Nous vous souhaitons une agréable lecture !
Appendices
Notes biographiques
Frédéric Deschenaux est le directeur de la revue Recherches qualitatives depuis juin 2018. Il est professeur à l’Unité départementale des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) depuis 2004 où il enseigne la sociologie de l’éducation et les méthodes de recherche. De 2013 à 2018, il a occupé des postes de cadre (doyen de la recherche et doyen des études), toujours à l’Université du Québec à Rimouski, avant de retourner à son poste de professeur. Ses recherches portent sur les parcours scolaires et professionnels auprès de diverses populations. Il travaille aussi sur les méthodologies d’enquête en sciences sociales et les techniques d’analyse des données qualitatives. Il a collaboré aux activités de l’Association pour la recherche qualitative (ARQ) à titre de président (2000 à 2001) et de vice-président (2003 à 2008). Il a de plus réalisé divers mandats pour la revue, dont le passage au format électronique en 1999, et fait partie du comité de rédaction de la revue depuis 2004.
Chantal Royer est professeure au Département d’études en loisir, culture et tourisme de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) où elle enseigne les méthodes de recherche depuis 1997. Elle a été présidente de l’ARQ de 2002 à 2006. De 2002 à 2018, elle a dirigé la revue Recherches qualitatives dont elle assure maintenant la codirection aux côtés de Frédéric Deschenaux (UQAR). En 2004, elle a participé à la fondation du Réseau international francophone de recherche qualitative (RIFReQ) avec le professeur Alex Mucchielli (Université Paul Valéry). Depuis 2014, elle dirige la collection Temps libre et culture aux Presses de l’Université du Québec (avec Michel de la Durantaye, UQTR). Elle est membre du comité de rédaction de la revue Tourisme et Territoires et de la revue Communication & Management. Sur le plan méthodologique, elle s’intéresse aux différentes stratégies qui fondent la recherche qualitative, au statut de cette dernière dans l’univers de la science, à sa valeur, à son évolution, aux manières de la transmettre et de l’enseigner. Par ailleurs, ses travaux de recherche portent sur les valeurs des jeunes dont elle analyse différentes facettes. Elle participe à des regroupements de recherche sur les jeunes (Observatoire jeunes et société), en santé des populations (Centre de recherche intersectoriel en santé de l’Université du Québec) et en tourisme.