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À la page 6, la fillette, Vanessa, le noeud pour ses cheveux est à moitié orange et à moitié vert, parce qu’elle commence par être, comment dire, méchante. Mais maintenant elle devient gentille, donc elle a un peu d’orange. Premièrement, l’orange est l’une des couleurs du Phénix, et il est magique, et elle croit en lui maintenant, mais orange peut aussi signifier l’encouragement, et elle est encouragée à croire en lui maintenant [elle donne d’autres exemples de couleurs et de son point de vue] [...] et à la page 7, j’ai choisi une vue de profil, parce que la fillette s’est amendée et je veux que les lecteurs voient le noeud dans ses cheveux parce qu’il est complètement orange maintenant. Il est orange, puisqu’elle s’est amendée, parce qu’elle a été encouragée à croire en la magie et qu’elle y croit maintenant.

Soraya

L’extrait ci-dessus provient d’une entrevue de 20 minutes 48 secondes avec Soraya (un pseudonyme) sur la représentation de son récit multimodal et comporte un exemple de créativité. En prenant en compte les exigences de la tâche, elle utilise consciemment les couleurs pour le noeud dans les cheveux de son personnage. Ce sont des choix originaux, efficaces et élégants, à la fois sur les plans externe − c’est visuellement plaisant − et interne − les éléments s’emboîtent (Cropley et Cropley, 2008). Soraya a conçu et produit un récit multimodal dans le cadre d’une tâche d’apprentissage à la fin d’une étude que j’ai menée dans sa classe de 4e année. Deux des principaux objectifs de cette recherche avec les élèves de neuf ans étaient 1) de développer les aptitudes et compétences des élèves en matière de création de sens visuel, en se concentrant spécifiquement sur les éléments d’art visuel et de design dans les livres d’images, et 2) de développer leur compétence narrative, leur « ability to produce and understand narratives[1] » (Prince, 2003, p. 61) en se concentrant sur la littérature métafictionnelle. Essentiellement, les outils et techniques métafictionnels révèlent la « fictionnal illusion » des textes (Waugh, 1984, p. 6) en attirant l’attention « self-consciously and systematically » sur leur « status as an artefact[2] » (p. 2). Dans ce contexte de recherche, l’introduction de techniques métafictionnelles et l’enseignement d’éléments d’art visuel et de design, à partir d’une étude sur les livres d’images, peuvent être envisagés comme des formes d’enseignement à propos de la créativité. Lors de l’étude, l’enseignante Madame S. et moi-même avons aussi enseigné pour la créativité. Dans cet article, je me livre à une analyse rétrospective des aspects spécifiques de la pédagogie mise en oeuvre lors de la recherche, notamment quant à leur potentiel pour encourager le développement de schémas de pensée associés à la créativité (Lucas, 2016). De plus, j’applique les critères développés par Cropley et Cropley (2008) pour analyser la production créative de Soraya, soit son récit multimodal.

Une brève revue des écrits scientifiques sur la créativité est suivie par des explications sur le cadre théorique du concept lui-même et sur l’étude. Un survol de la procédure de recherche précède l’analyse descriptive du travail sur le récit multimodal et plus spécifiquement celui du récit multimodal de Soraya. Par la suite, je discute le besoin, chez les éducateur·rice·s, d’approfondir leur compréhension pratique et conceptuelle de la créativité afin d’encourager, soutenir et évaluer les processus et productions créatifs des élèves.

Créativité

Dans la province où je travaille, la pensée créative figure parmi les compétences essentielles que tou·te·s les élèves doivent « develop in order to engage in deeper learning and to support lifelong learning[3] » (ministre de l’Éducation de la Colombie-Britannique, 2018, p. 3). En effet, la créativité a été définie comme l’une des compétences d’apprentissage clés du XXIe siècle (National Education Association, 2012; Partnership for 21st Century Learning, 2016) pour la réussite des élèves dans les économies mondialisées contemporaines. Le Centre pour la Recherche et l’Innovation dans l’Enseignement (2018) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a récemment complété un projet international qui explorait l’enseignement et l’évaluation de la pensée critique et créative dans plusieurs programmes scolaires. L’OCDE coordonne également le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) et, selon Lucas et Spencer (2017), la créativité sera « the focus of its [PISA] innovative domain test in 2021 [...] and will draw on the five-dimensional model of creativity[4] » (p. 21), lequel sera décrit plus loin dans cet article.

Définir la créativité

La créativité est un concept complexe et multidimensionnel. Les chercheur·se·s de plusieurs disciplines, dont l’éducation, les beaux-arts, la sociologie et la psychologie, ont théorisé et mené des recherches sur la créativité, lesquelles ont donné lieu à un large éventail de publications qui, parfois, proposent des idées ou opinions contradictoires.

La créativité peut être « an individual or collective phenomenon and can be viewed as domain-specific or domain-free[5] » (Lucas, 2016, p. 279). Dans tous les domaines, les chercheur·se·s ont publié sur de nombreux types et niveaux/degrés de créativité (Cropley et Cropley, 2008 ; Kaufman et Beghetto, 2009 ; Kaufman, Glaveanu et Baer, 2017) et iels ont réfléchi sur « the nature of the creative process, the creative person, and the creative product[6] » (Simonton, 2012, p. 98), de même que sur l’environnement social (Lucas et Spencer, 2017 ; Mullet, Willerson, Lamb et Kettle, 2016 ; Soh, 2017).

Selon Gajda, Karwowski et Beghetto (2017), « creativity scholars generally agree that creativity represents a combination between originality, novelty, or newness and usefulness, meeting task constraints, or meaningfulness as defined within a particular sociocultural and historical context » (p. 270). Bien qu’il existe un consensus dans le milieu quant à une « standard definition of creativity[7] » (Acar, Brunett et Cabra, 2017, p. 133), les facteurs individuels, historiques, culturels et sociaux doivent être pris en compte lors de l’exploration des définitions, « judgments and manifestations of creativity[8] »(Runco, 2017, p. 308). En effet, les normes culturelles et les croyances influencent la façon dont la créativité est perçue (Simonton, 2012) et il y a « different ways of exercising creative skills and attitudes[9] » (Seernberg, 2018, p. 6) dans et au travers des cultures ou domaines.

Dans leur survol historique de la définition standard de la créativité, Runco et Jaeger (2012) ont discuté de comment l’innovation ou la nouveauté « is vital for creativity but not sufficient » (p. 92), puisque « original things must be effective to be creative[10] » (p. 92). L’efficacité peut prendre la forme de l’utilité, de la valeur, de l’adéquation, de l’affinité, de l’appropriation ou de l’adaptabilité (Acar et al., 2017 ; Runco et Jaeger, 2012). Acar et al. (2017) ont noté que la « novelty and usefulness may not be equally important in explaining the creativity of a product[11] » (p. 133). Un autre « factor that appears to influence people’s evaluations of creativity, but which is not reflected in the standard definition, is the concept of aesthetics and elegance[12] » (Acar et al., 2017, p. 134). Toutefois, certains outils d’évaluation considèrent l’élégance ou l’esthétique comme des indicateurs de créativité (par exemple, Cropley et Cropley, 2008, 2016 ; Reis et Renzulli, 1991).

Encourager le développement de la créativité dans les salles de classe

L’analyse de Kim (2011) des données récoltées lors des Tests de pensée créative de Torrance (TPCT) menés entre 1966 et 2008 a révélé qu’il y a une baisse des résultats dans les tests de pensée créative aux États-Unis depuis 1990, de la maternelle jusqu’à la 12e année. Les baisses les plus importantes sont observées chez les élèves de la maternelle jusqu’à la 3e année. Plus spécifiquement, Kim (2011) a rapporté une baisse importante dans la capacité des jeunes enfants à présenter plusieurs idées et à « produce statistically infrequent, unique, and unusual ideas[13] » (p. 292). Selon Kim (2011), les scores obtenus à la sous-échelle « Resistance to Premature Closure[14] » indiquent que les jeunes enfants « are tending to grow up more narrow-minded, less intellectually curious, and less open to new experiences[15] » (p. 292).

Les conclusions que Kim retire de son analyse de données interrogent la façon d’encourager la créativité en éducation. Mullet et al. (2016) ont mis l’accent sur comment les « [teachers’] ability to define and recognise creativity is crucial to cultivating it in students through curriculum and pedagogy[16] » (p. 27) et pour produire des cadres dans lesquels ces concepts multidimensionnels peuvent être évalués. Les résultats de la revue systématique des écrits scientifiques menée par Mullet et al. (2016) sur comment les enseignant·e·s de la maternelle à la 12e année perçoivent la créativité ont révélé que leurs conceptions sont « limited, vague, and confused » (p. 27) et « uninformed by theory and research[17] » (p. 9). Selon Mullet et al. (2016) les thèmes suivants, entre autres choses, émergent de leur revue des écrits : les enseignant·e·s favorisent la créativité, mais iels vivent des « difficulties in recognising an authentically creative student or experience in the classroom » (p. 24) ; iels « confuse creativity with intellectual ability » (p. 25) ; iels croient que « creativity mainly takes place in the arts » (p. 26) ; et iels ne reconnaissent pas « the sociocultural aspect of creativity[18] » (p. 27). Ce manque de compréhension du concept de la production créative affecte la mise en place de « classroom environments rich in creative thinking and practice[19] » (Mullet et al., 2016, p. 9).

Dispositions créatives et schémas de pensée

La créativité peut s’apprendre (Lucas, Claxton et Spencer, 2013 ; Lucas et Spencer, 2017 ; Mullet et al., 2016 ; Soh, 2017) et peut donc être enseignée et évaluée (Beghetto, 2005 ; Brookhart, 2013). Afin d’identifier, de favoriser et d’évaluer la créativité des élèves, les enseignant·e·s doivent développer leur compréhension du concept de créativité, de même que « the creative personality, process, products, and environmental factors that promotive creativity[20] » (Mullet et al., 2016, p. 27).

En 2011, l’OCDE et la fondation internationale Creativity, Culture and Education (CCE) ont mandaté le Centre for Real-World Learning (CRL) d’effectuer une revue des écrits scientifiques sur l’évaluation de la créativité dans les écoles et d’« establish the viability of creating an assessment framework for tracking the development of young people’s creativity in schools[21] » (Lucas et al., 2013, p. 5). En élaborant le cadre d’évaluation, le CRL a pris en compte l’importance fondamentale de « locating creativity in a broader social and contextual view of learning[22] » (Lucas, 2016, p. 281), afin que cet outil puisse être utilisé dans de nombreux contextes, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’école. Le modèle est nommé « The Five Creative Dispositions Model » (Lucas et al., 2013, p. 16), le « CRL’s Five-Dimensional Model of Creative Habits of Mind » (Lucas, 2016, p. 281), et « the five-dimensional model of creative thinking » (Lucas et Spencer, 2017, p. 22). Dans leurs publications à propos du modèle (Lucas, 2016 ; Lucas et al., 2013 ; Lucas et Spencer, 2017), les termes « dispositions » et « schémas de pensée » (habits of the mind) sont employés pour évoquer les « ways of thinking and acting[23] » (Lucas et al., 2013, p. 281) qui constituent le modèle. Pour la suite de cet article, j’emploierai les termes schémas de pensée et sous-schémas.

Lucas et al. (2013) ont noté que le modèle présente des schémas de pensée qui peuvent être appris et « over which individuals have a degree of control[24]» (p. 14). Chacun des cinq principaux schémas de pensée du modèle est composé de trois sous-schémas : (1) investigation (inquisitive) ; se demander et s’interroger, explorer et enquêter, remettre en question les hypothèses ; (2) imagination (imaginative) : jouer avec les possibilités, faire des connexions, mobiliser l’intuition ; (3) persévérance (persistent) : s’accrocher à la difficulté, oser la différence, tolérer l’incertitude ; (4) collaboration (collaborative) : partager la production, donner et recevoir une rétroaction, coopérer adéquatement ; et (5) discipline (disciplined) : développer des techniques, réfléchir de manière critique, créer et s’améliorer (Lucas, 2016, p. 281–282 ; Lucas et al., 2013, p. 16–17 ; Lucas et Spencer, 2017, p. 24–27). Les résultats des essais sur le terrain quant à l’utilisation du modèle à des fins d’évaluations formatives ont révélé qu’il était « operationally possible for teachers and students to track the development of creativity with the five habits[25] » (Lucas, 2016, p. 286). Ci-dessous, j’établis un lien entre les cinq principaux schémas de pensée et les procédures de recherche associées au devoir de représentation du récit multimodal réalisé par les élèves de quatrième année.

Productions créatives

Beghetto (2005), tout comme d’autres chercheur·se·s, a mis l’accent sur comment « the judgment of creativity depends on the context [...] and the stakeholders in that context[26] » (p. 255). Un important aspect du contexte social dans les salles de classe est la nature des tâches ou des activités, puisque les critères d’évaluation influencent l’originalité, l’efficacité, l’esthétique et la genèse des productions créatives planifiées et produites par les élèves. Mullet et al. (2016) ont mis en garde contre la trop grande importance accordée aux productions créatives, mais Collard et Looney (2014) précisent qu’une trop « much attention to the creative process itself may deflect from efforts to improve the quality of the outcome[27] » (p. 357). Pédagogiquement, il semble logique que les élèves reçoivent une évaluation formative et sommative autant sur leurs processus créatifs que sur leurs productions créatives.

Bien que Reis et Renzulli (1991) aient développé le Student Product Assessment Form (SPAF) pour évaluer spécifiquement la créativité dans les productions des élèves des programmes enrichis, ce programme semble malgré tout approprié pour tou·te·s les élèves. Développée pour les élèves de la 3e à la 5e années par la Buck Institute for Education (2013), la « Creativity & Innovation Rubric » a été conçue pour les productions qui découlent d’apprentissage par projets et elle inclut quatre niveaux qualitatifs de réalisation afin d’évaluer les critères d’originalité, de valeur et de style. S’inspirant du modèle des cinq schémas de pensée créatifs (Lucas et al., 2013), l’OCDE (2018) a également développé une rubrique sur la créativité (et la pensée critique).

Cropley et Cropley (2008, 2016) estiment que la Creative Solution Diagnosis Scale (CSDS qu’ils ont développée pour évaluer les productions créatives peut être utilisé par les enseignant·e·s. Bien que leurs premiers travaux aient porté sur la « functional creativity », Cropley et Cropley (2008) ont décrit comment la notion d’une « useful novel product[28] » (p. 156) était vaste et incluait des idées, processus, techniques ou méthodes. En effet, Cropley et Cropley (2008) ont écrit que « paintings, musical compositions, poems or novels, or [...] systems of ideas [...] are also products that successfully perform tasks of their own kind[29] » (p. 156. Je souligne.). Ils ont identifié quatre propriétés de la créativité fonctionnelle : l’efficacité et la pertinence (effectiveness and relevance) (« knowledge of existing facts and principles and satisfies the requirement[s] » [Cropley et Kaufman, 2012, p. 124]) ; l’innovation (novelty) (« problematisation, adding to existing knowl-edge, developing new knowledge » [Haller, Courvoisier et Cropley, 2011, p. 102]) ; l’élégance (elegance) (externe et interne) ; et la genèse (genesis) (qui va « beyond the immediate situation[30] » [Cropley et Kaufman, 2012, p. 125]). Ils ont également défini les « observable characteristics [or indicators] of products that reveal the presence[31]» de chaque propriété (Cropley et Kaufman, 2012, p. 122), et chacune d’entre elles est évaluée sur une échelle de Likert à cinq niveaux. À partir de leurs recherches, Cropley et Kaufman (2012) de même que Cropley et Cropley (2016) ont apporté des révisions à la EDSC. L’échelle révisée comporte moins d’indicateurs et certains d’entre eux ont été reformulés, une propriété supplémentaire a été ajoutée et le terme innovation a été remplacé par celui de propulsion.

J’ai décidé d’utiliser les critères originaux de la EDSC (Cropley et Cropley, 2008) pour analyser la production créative de Soraya, puisque cet outil inclut les caractéristiques de la créativité soulevées par la revue des écrits scientifiques et que « les indicateurs ont été trouvés dans la littérature sur la production créative » (Cropley et Kaufman, 2012, p. 126).

Théoriser l’enseignement et l’apprentissage dans la classe de recherche

Comme discuté plus tôt, « creativity cannot be separated from the societal and cultural contexts in which it arises[32] » (Hennessey, 2017, p. 343). Une perspective théorique socioculturelle, fortement inspirée des travaux de Vygotsky (1978), présuppose la nature socialement située de l’enseignement et de l’apprentissage, et donc reconnaît le besoin de contextualiser toute considération de créativité. Vygotsky (1978) a théorisé la construction sociale de la cognition en expliquant comment « the process of the internalisation of social speech » survient au même moment que « the socialisation of children’s practical intellect[33] » (p. 27). En effet, par leurs interactions sociales avec les autres, les enfants « grow into the intellectual life of those around them[34]» (Vygotsky, 1978, p. 88). Gajda, Karwowski et Beghetto (2017) ont écrit que « in the context of academic learning, creativity can be thought of as occurring at both[35]» au niveau intersubjectif et au niveau subjectif (p. 270). Au niveau interpsychologique, pour utiliser la terminologie vygotskienne (1978), ou au niveau intersubjectif, « students who share their unique and academically accurate insights and interpretations can also contribute to the learning and understanding of others[36]» (Gajda, Karwowski et Beghetto, 2017, p. 270). Au niveau subjectif ou intrapsychologique, « students exercise their creativity by developing new and personally meaningful ideas [...] within the context of particular academic constraints[37] » (Gajda, Karwoski et Beghetto, 2017, p. 270).

L’éducation, le développement, l’expression et l’évaluation de la créativité sont influencés par le paysage sémiotique multidimensionnel de la salle de classe des élèves (ainsi que de leurs maisons et de leurs communautés). Selon Jewitt (2009), un paysage sémiotique comprend les types, l’étendue, les objectifs et les façons dont les ressources sémiotiques sont utilisées « in a specific historical and social-cultural setting », de même que les « people’s attitudes towards specific semiotic resources, and the way in which their use is learned and regulated[38] » (p. 304). Lors de la recherche, l’apprentissage des élèves était encadré et structuré par les attentes et l’idéologie des enseignant·e·s, par le discours de la salle de classe, par « the selection of texts, and the pedagogic processes and practices within which[39] » les textes étaient intégrés (Jewitt, 2007, p. 276). Lorsqu’elle est appliquée à la salle de classe, la perspective socioculturelle met l’accent sur le rôle des élèves et des enseignant·e·s dans le processus d’enseignement et d’apprentissage. Afin de contextualiser les processus de création et les productions des élèves, je préciserai les activités d’apprentissage et d’enseignement qui se sont déroulées durant l’étude.

Contextualiser la recherche

La recherche s’est déroulée dans une école indépendante qui couvre de la maternelle à la 5e année du primaire. Elle est située dans un quartier essentiellement constitué de personnes dans la classe moyenne supérieure d’une ville de l’ouest de la Colombie-Britannique, au Canada. Tou·te·s les 18 élèves de la classe de 4e année de Madame S. ont choisi de participer à l’étude. Lors du semestre d’automne 2017, Madame S et moi-même avons travaillé en collaboration pour approximativement neuf semaines, lors des périodes allouées au programme Language Arts. Nos leçons ciblées ont duré de 50 à 55 minutes. La recherche était motivée par un objectif global, celui de développer le sens critique et la compréhension esthétique des élèves, par le biais de notre travail sur les livres d’images, en plus des objectifs principaux de l’étude tels que mentionnés en début d’article.

Éléments d’art visuel et de design et livres d’images

Durant la recherche, des activités conçues spécifiquement pour l’occasion ont offert aux élèves plusieurs situations d’apprentissage sur des éléments d’art visuel et de design dans les livres d’images. Plus précisément, les leçons se concentraient sur les éléments suivants : (a) les aspects physiques ; (b) les caractéristiques de la mise en page ; (c) les couleurs ; (d) les lignes ; (e) les points de vue ; (f) le cadrage ; et (g) la typographie. En participant à des activités individuelles ou avec la classe, les élèves ont engagé un dialogue avec leurs pairs sur les éléments clés. La participation lors de ces interactions était essentielle au développement des connaissances individuelles, mais socialement situées des élèves, sur les concepts étudiés, lesquels incluent l’apprentissage et l’utilisation du métalangage approprié.

Au début de l’étude, les élèves ont appris l’étiquette de la discussion et l’ont pratiquée, dans le but d’exercer une influence positive lorsqu’iels prenaient part, en petits groupes, à des discussions littéraires enregistrées, en petits groupes. La séquence des livres d’images utilisée dans l’étude est la suivante : Flotsam (Wiesner, 2006); Mr. Tiger Goes Wild (Brown, 2013); Voices in the Park (Browne, 1998); The Three Pigs (Wiesner, 2001); Ivan the Terrier (Catalanotto, 2007); NO BEARS (McKinlay et Rudge, 2011); and Snappsy the Alligator (Falatkao et Miller, 2016). Pour les guider dans la discussion, les élèves ont reçu des sujets ou des questions qui tenaient compte du potentiel de création de sens dans les livres d’images par rapport aux concepts étudiés.

Outils métafictionnels et structure narrative

Comme précisé précédemment, les élèves ont été introduit·e·s aux techniques métafictionnelles en étudiant des livres d’images. Brièvement, les textes qui sont métafictionnels de nature sont autoréférentiels et conscients d’eux-mêmes, et rendent explicites leurs mécanismes narratifs. Bien que les élèves aient été introduit·e·s à peu de dispositifs métafictionnels lors du travail sur Flotsam, l’enseignement ciblé de ces dispositifs a commencé avec Voices in the Park. Pour les cinq derniers livres d’images (voir ci-dessus), les élèves ont reçu une liste des dispositifs métafictionnels présents dans chacune des oeuvres. Avec leurs pairs, les élèves ont mené des discussions exploratoires de même qu’une réflexion critique sur la présence des dispositifs. Iels ont aussi revisité les livres d’images pour appuyer leurs opinions. Une fois le travail sur ces livres d’images terminés, chaque élève s’est vu attribuer un livre d’images différent et inconnu afin de le lire et d’en identifier les dispositifs métafictionnels. En utilisant un iPad ou un enregistreur, les élèves se sont enregistré·e·s pendant qu’iels expliquaient, à Madame S. et moi-même, les dispositifs métafictionnels dans leurs livres d’images. Bien que les observations en classe et les interactions avec les élèves aient révélé que la terminologie et la majorité des dispositifs métafictionnels étaient inconnues des élèves, iels ont habilement appris le métalangage pour parler des dispositifs et les identifier dans les livres d’images et dans d’autres textes multimodaux.

Certaines techniques métafictionnelles ne se contentent pas d’attirer l’attention des lecteur·rice·s sur le statut fictif d’un texte, elles plient et obscurcissent aussi les frontières entre la réalité et la fiction (Pantaleo, 2016, 2018). Rompre la frontière entre le monde narratif ou la diégèse est une caractéristique structurelle narrative importante. En effet, un autre niveau pédagogique lors de l’étude se concentrait sur la structure narrative. Dans le but de développer une compréhension conceptuelle d’organisation de l’écriture, les élèves ont réfléchi à des exemples de choses organisées ou désorganisées dans le monde, de même que des moyens, techniques ou méthodes d’organisation. Le terme « chronologique » a été présenté aux élèves et une discussion s’en est suivi sur le rôle de ce concept dans la structure organisationnelle de la vie. De plus, ce concept sert de référence à considérer pour les élèves lorsqu’iels discutent des structures narratives dans les livres d’images.

Les élèves ont créé des représentations visuelles des structures narratives dans les cinq derniers livres d’images étudiés. Pour les guider, les élèves ont eu comme exemple une représentation visuelle de la structure narrative de Voices in the Park. L’accent a été mis sur les multiples façons d’accomplir la tâche avec succès. Les élèves ont produit des représentations visuelles de la structure narrative des quatre autres livres d’images sur des tableaux blancs ou sur du papier. Il est important de noter qu’iels ont eu l’occasion de discuter de la structure narrative de chaque livre avant de dessiner leurs représentations. En outre, les élèves ont soit expliqué à leurs pairs les raisons de leur représentation visuelle, soit écrit sur celle-ci.

Écriture et composition multimodale

Les textes écrits sur les livres d’images par les élèves se concentraient sur les éléments d’art visuel et de design, de même que sur les dispositifs métafictionnels. En écrivant leurs réponses, les élèves ont dû formuler un argument raisonné car iels devaient fournir des preuves pour soutenir leurs opinions et déductions, puis expliquer l’importance de leurs exemples en lien avec leur livre d’images (c’est-à-dire, justifier leur raisonnement).

Finalement, les élèves devaient appliquer leurs connaissances et compréhensions des éléments d’art visuel et de design, des dispositifs métafictionnels et de la structure ou du design narratif en créant leurs propres livres multimodaux. Chaque élève a reçu une grille de critères contenant des informations sur le nombre et le type de dispositifs métafictionnels, de même que le nombre d’éléments visuels ou de design à inclure dans leur travail de mise en pratique de l’apprentissage. En outre, les élèves ont dû concevoir une structure narrative qui brise la frontière entre le monde et l’histoire, d’une manière ou d’une autre. En travaillant avec les livres d’images, les élèves avaient appris comment briser la frontière de l’histoire de neuf façons différentes, et ces techniques étaient répertoriées sur la grille de critères. Les élèves ont reçu comme consignes de se référer aux critères d’évaluation lors de leur travail multimodal, et ce de façon régulière. Iels ont reçu un carnet de croquis à reliure spirale pour planifier et rédiger leurs histoires. Durant cette partie du projet, iels ont rapporté à la maison ces cahiers pour travailler sur leurs compositions. Dans l’ensemble, les critères d’évaluation explicites ont permis l’expression individuelle des élèves et les obligeaient à porter attention et à autoévaluer leurs processus créatifs et leurs productions créatives.

Les livres des élèves sont faits de papier blanc de qualité supérieure au format lettre. Les oeuvres ont été dessinées au crayon de bois, tracées avec un feutre noir fin et coloriées avec des crayons de couleur en bois. La plupart des élèves ont écrit à la main dans leur livre, bien que certain·e·s aient utilisé un traitement de texte. En tout, près de 11 classes du programme Language Arts ont été consacrées à la création des livres, et plusieurs élèves ont travaillé sur leurs histoires à la maison. Les élèves ont créé les pages couvertures de leurs livres et les produits finaux ont été reliés en spirale. De plus, les histoires des élèves ont été numérisées, compilées et publiées dans un recueil. Chaque élève a acheté un exemplaire de l’anthologie d’histoires métafictionnelles ainsi produite et un lancement a eu lieu pour célébrer les élèves en tant qu’auteur·rice·s. Lors des entretiens individuels enregistrés numériquement avec moi, les élèves ont décrit et expliqué comment leur travail respectait les critères d’évaluation.

La tâche du récit multimodal et les schémas de pensée

Les activités d’apprentissage et d’enseignement décrites ci-dessus ont permis aux élèves de développer les cinq schémas de pensée créatifs identifiés par Lucas et al. (2013). Je discuterai comment un élément spécifique de l’étude, soit la conception des représentations des récits multimodaux, avait le potentiel de cultiver des schémas de pensée créatifs chez les élèves. Comme le montre l’analyse suivante, la nature de l’évaluation n’a pas permis d’encourager uniformément le développement de chaque schéma de pensée ou de développer tous les sous-schémas identifiés dans le modèle.

Essentiellement, l’intérêt porté au schéma de pensée de l’investigation permet de générer et d’explorer des questions (Lucas, 2016 ; Lucas et al., 2013). La nature du travail de représentation du récit multimodal n’exigeait pas des élèves de créer et de poser des « questions intéressantes » en tant que telles. Cependant, iels devaient « think things through and develop new ideas[40] » (Lucas, 2016, p. 281) afin d’effectuer avec succès leur travail. Puisque les techniques métafictionnelles et le concept de rompre les frontières du monde de l’histoire sont nouveaux pour les élèves, iels ont dû développer de « nouvelles idées » pour répondre aux attentes de ces aspects. En planifiant intentionnellement comment répondre aux critères, les élèves ont dû « réfléchir » à comment développer leurs idées et leurs images.

En ce qui concerne le schéma de pensée de l’imagination, la nature ouverte du travail permettait aux élèves de jouer avec les possibilités (Lucas, 2016) en planifiant le devoir, en rédigeant leurs textes et en illustrant leurs histoires. Les élèves devaient établir des liens entre les travaux réalisés tout au long de l’étude alors qu’iels synthétisaient et appliquaient leurs connaissances des dispositifs métafictionnels, des éléments d’art visuel et de design et de la structure narrative. Plusieurs élèves ont emprunté des idées textuelles et visuelles aux livres d’images explorés durant la recherche, transformant de plusieurs façons ces appropriations, de même qu’en les plaçant dans de nouveaux contextes.

Tout au long du processus de création de leurs narrations multimodales, les élèves devaient faire preuve de persévérance (Lucas et Spencer, 2017). Iels ont dû générer des idées et s’engager dans une planification réfléchie afin de répondre aux exigences multiples et sophistiquées de l’exercice. La nature de la tâche encourageait les élèves à tenter quelque chose de différent et à prendre des risques (Lucas et al., 2013), puisque leurs histoires pouvaient porter sur n’importe quel sujet et qu’iels pouvaient répondre aux critères de multiples et différentes façons. Lors de la recherche, les élèves ont reçu des consignes sur comment développer des idées, ont eu l’occasion d’en générer et de les considérer de manière critique, à partir de critères particuliers (par exemple, la rédaction des réponses).

En ce qui concerne le schéma de pensée collaboration, les élèves ont partagé leur travail avec les autres, puis ont offert et reçu des rétroactions tout au long de la planification et de la création de leurs représentations de récits. Par exemple, à mi-parcours, les élèves ont été divisé·e·s en dyades, et iels ont expliqué comment leur travail répondait aux critères et se sont mutuellement fait des commentaires ou suggestions. Les élèves ont lu les livres des autres et ont eu l’occasion de partager leur travail avec des élèves et des adultes.

Enfin, la mise en pratique de l’évaluation d’apprentissage a développé le schéma de pensée discipline, puisque les élèves devaient mobiliser « their knowledge and craft in shaping[41] » leurs productions créatives (Lucas, 2016, p. 282). Les élèves ont dû faire preuve de pensée critique lors de la planification et de la production de leur travail pour s’assurer qu’iels respectaient précisément et correctement les critères d’évaluation. Iels devaient également évaluer leur travail, puisque les élèves devaient en être fier·ère·s, et soigner les détails, corriger les fautes et, dans l’ensemble, veiller à ce que le produit fini soit esthétiquement plaisant (Lucas, 2016, p. 282 ; Lucas et al., 2013, p. 17).

Dans la prochaine section, je décrirai la représentation du récit multimodal de Soraya. Ensuite, j’analyserai sa production créative en utilisant les critères proposés par Cropley et Cropley (2008).

« Believe » par Soraya

Le livre de Soraya comprend 12 pages, incluant la page couverture. À la page 2 du livre, les lecteur·rice·s sont interpelé·e·s directement par Gwydion, un phénix qui est à la recherche d’un « world to go into » puisque, comme il l’explique lui-même, son travail est « to help others believe in magical creatures because some people do not, and that is just depressing[42] ». Soraya, la narratrice, l’interrompt d’un « HEY ! », mais Gwydion continue son discours. Après avoir songé voyager vers différents contextes historiques, Gwydion décide d’aller dans le vrai monde puisque : « No phoenix has ever been there before and this obnoxious person really needs help[43] ». La narratrice Soraya répond : « SO NOT TRUE[44]! »

À la page 3 du livre, Gwydion vole dans le cadre de l’histoire, laquelle se déroule dans une école (celle de Soraya). Soraya prend des photographies de l’extérieur et du terrain de jeu de son école. Ses images représentent le monde narratif dans lequel est entré Gwydion. Dans les pages du livre qui contiennent les photographies, Soraya a collé ses propres créations sur les photographies, en plus d’avoir prolongé les photographies sur le bord des pages.

Gwydion ignore l’avertissement de Soraya à propos de la possibilité de ne pouvoir quitter le monde de l’histoire et lui répond : « let ME tell the story[45]». Soraya lui répond : « NO WAY! I’m the real narrator of this story, not you[46]!» Sur la page 4, Gwydion est dans un couloir de l’école et regarde les oeuvres d’art et textes imprimés sur les murs, lesquels indiquent que les enfants croient déjà aux créatures magiques. À la page 5, Gwydion rencontre Amy dans un autre couloir de l’école. Il lui explique sa mission et elle lui mentionne qu’une élève nommée Vanessa ne croit pas aux créatures magiques.

Figure 1

Page 7 du livre de Soraya

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La page 6 dépeint des enfants qui jouent à l’extérieur durant la récréation et, lorsque Amy demande à Vanessa pourquoi elle ne croit pas aux créatures magiques, elle lui répond : « Well, I’ve NEVER, EVER, seen one, so therefore I am right[47]». Sur la page suivante (voir Figure 1), Gwydion confronte Vanessa à propos de sa non-croyance. Elle est complètement surprise par l’apparence de Gwydion et s’excuse de ne pas avoir cru aux créatures magiques et de s’être moquée d’Amy en la traitant de croyante. Sur la page 8, Gwydion est dans le coin inférieur gauche et observe Vanessa et Amy qui décident de devenir amies, puis Vanessa s’excuse à Amy pour son comportement. Un plan rapproché du visage des fillettes à la page 9 révèle leur déception, puisque Gwydion doit quitter leur monde. Sur la page suivante (voir Figure 2), il dit : « I am sorry, but other worlds need me. Good-bye[48] » Les flammes qui précèdent son vol brisent le cadre rectangulaire du monde de l’histoire.

Figure 2

Page 10 du livre de Soraya

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À la page 11, Gwydion et Soraya se livrent à un échange d’arguments (de nouveau). Elle lui demande s’il a rencontré des ennuis, et lui l’accuse d’être impolie. Elle l’avertit : « Stop talking like that to me or else I will shut out all of your worlds[49]. » Gwydion est d’accord, tant et aussi longtemps qu’elle arrête elle aussi. Il propose à Soraya de mettre fin à l’histoire, ce à quoi elle consent. Il répond : « Ha! See I am right[50]! »Elle lui « donne un avertissement » et il lui répond : « Fine. End the story here, please[51]. » À la page 12, après que Soraya écrit/dit, « LA FIN » (THE END), Gwyidon continue de parler ! Elle lui dit d’arrêter de parler, il consent, et elle écrit/dit : « This is the last THE END[52]. »

Indicateurs créatifs

Dans ce qui suit, je propose une analyse descriptive de la production créative de Soraya à partir des quatre critères de la EDSC développée par Cropley et Cropley (2008) : la nouveauté ; la pertinence et l’efficacité ; l’élégance ; et la genèse.

« Believe » est une production créative originale pour Soraya puisqu’elle a appliqué ses apprentissages des faits et éléments existants d’une façon nouvelle. Comme j’en ai discuté précédemment, les dispositifs métafictionnels étaient nouveaux, et Soraya en a inclus 12 dans son récit multimodal. Soraya s’est engagée dans une « conceptual redirection » en transférant le connu (c’est-à-dire, les dispositifs métafictionnels) à son récit, « a new setting[53] » (Cropley et Kaufman, 2012, p. 123). De plus, « Believe » peut être vu comme une « extension » d’un travail déjà existant, puisque sa production multimodale montre aux lecteur·rice·s comment le connu, par exemple des éléments structurels de l’histoire, peut s’étendre « in a new direction[54]» (Cropley et Cropley, 2008, p. 158). Pour ces personnes (incluant la plupart des parents ou tuteur·trice·s des élèves de 4e année) qui ne sont pas familières avec la métafiction et le concept de transgresser les limites du monde narratif (c.-à-d. la métalepse), les récits métafictionnels des élèves sont fondamentalement nouveaux (Cropley et Cropley, 2008, p. 158). En lisant le livre de Soraya, en comprenant et en appréciant les dispositifs métafictionnels, son style en pastiche (images photographiques et oeuvres personnelles), sa mise en page et sa conception typographique, entre autres choses, les personnes peuvent être inspirées et imaginer la possibilité d’une telle production.

Selon Cropley et Cropley (2008), la pertinence et l’efficacité se réfèrent à la « knowledge of existing facts and principles[55] » (p. 158) et à des considérations sur comment la production créative répond à l’objectif. L’histoire de Soraya a précisément et correctement répondu, et dans certains cas même dépassé, aux critères d’évaluation en ce qui concerne l’inclusion et l’utilisation de dispositifs métafictionnels, d’éléments d’art visuel et de design, et de la structure narrative. Durant l’entretien avec Soraya, son explication sur son utilisation des éléments d’art visuel et de design répondaient correctement (et efficacement) aux intentions qu’elle me décrivait. En effet, le livre de Soraya « does what it is supposed to do[56]» (Cropley et Cropley, 2008, p. 158), si sont considérées les contraintes de la tâche telles qu’elles ont été définies dans le contexte particulier de la salle de classe de recherche (Beghetto, 2017). Comme dans les livres d’images qu’elle a étudiés lors de la recherche, Soraya a employé les modes du langage écrit, de l’image et de la mise en page pour raconter son récit.

Pour Cropley et Cropley (2008), l’élégance réfère à l’effet de la production sur les autres – l’élégance externe – et à quel point les idées sont élaborées et s’assemblent – l’élégance interne (p. 158). La qualité esthétique et le style du livre de Soraya sont immédiatement évidents lorsque ses pages bien conçues sont feuilletées. Le produit fini est agréable à regarder, car les oeuvres (les dessins, les tracés et les coloriages) et les textes imprimés comme manuscrits sont « well-finished [...] neat, [...] well-done[57] » (Cropley et Kaufman, 2012, p. 125). Elle a conçu de manière efficace la mise en page des images et du texte dans les pages du livre. L’utilisation unique des images photographiques de Soraya contribue à ce que son oeuvre ait « a certain something[58]» (Cropley et Cropley, 2008, p. 158). En ce qui concerne l’élégance interne, l’exhaustivité et l’harmonie sont proposées comme des indicateurs de cet aspect. Le livre de Soraya est complet, puisqu’elle a fait ce qu’elle devait faire, qu’elle a respecté les critères d’évaluation et que tout est « well worked out[59] » (Cropley et Cropley, 2008, p. 158). En ce qui a trait à l’harmonie, l’histoire fait sens et les « elements of the product fit together in an internally consistent way[60] » (Cropley et Cropley, 2008, p. 158).

La « genèse », le quatrième critère de la EDSC, fait référence à la généralisabilité de la production créative, une notion selon laquelle « les idées vont au-delà de la situation immédiate » (Cropley et Cropley, 2008, p. 158). La plupart des indicateurs de la genèse évoquent la résolution de problèmes ou d’enjeux, mais la tâche complétée par les élèves n’indiquait aucune génération de solutions. Toutefois, je crois que les indicateurs de « fondationalité » (foundataionality) sont applicables, puisque le livre de Soraya offre une base pour d’autres oeuvres – pour elle comme pour les autres. De plus, la représentation du récit de Soraya, comme pour toutes les histoires des élèves, attire l’attention sur l’importance des éducateur·rice·s dans le développement d’une compréhension élargie de la structure de l’histoire lors de l’enseignement ou de l’évaluation de l’organisation narrative. Bien qu’importante, l’organisation narrative chronologique avec une suite logique d’évènements où le problème est résolu à la fin est seulement une sorte d’intrigue narrative (Caldwell et White, 2017). En plus d’encourager les éducateur·rice·s à réfléchir aux normes qu’iels utilisent pour évaluer la structure des histoires, la représentation du récit de Soraya met l’accent sur l’importance de comprendre la complexité des oeuvres des élèves lors de l’évaluation de leur travail multimodal et d’offrir aux élèves la chance de décrire et d’expliquer leurs productions créatives multimodales.

Discussion

Comme je l’ai souligné précédemment, considérer le contexte socioculturel est fondamental lors de la théorisation, de la recherche, de l’encouragement et de l’évaluation créative. La description des activités d’enseignement et d’apprentissage qui ont eu lieu durant l’étude fournit des informations sur comment le paysage sémiotique (Jewitt, 2009) de la salle de classe de recherche a offert à Soraya et à ses pairs la possibilité de développer des schémas de pensée et des productions créatives. L’analyse de l’évaluation de représentation du récit multimodal a révélé comment les critères et le processus de production, jusqu’à un certain degré, ont encouragé les cinq schémas de pensée chez les élèves, tels que mentionnés dans le modèle CRL (Lucas, 2016 ; Lucas et al., 2013 ; Lucas et Spencer, 2017). De plus, bien que la recherche menée avec Soraya et ses pairs ne se concentrait pas explicitement sur le développement de schémas de pensée créatifs, l’analyse rétrospective démontre comment les schémas de pensée peuvent être introduits dans le programme scolaire sans l’ajout ou le retrait de compétences ou connaissances scolaires.

À partir de ses travaux approfondis sur la motivation et la créativité, Hennessey (2010) a noté que « intrinsic motivation is conducive to creativity[61] » (p. 341). Prises pendant la conception et la production de sa représentation du récit multimodal, les observations sur le comportement de Soraya transmettent qu’elle était intrinsèquement motivée par, et engagée dans, l’application de la tâche d’apprentissage. Sa participation à la recherche lui a permis d’avoir la possibilité de développer les connaissances nécessaires à la conception et à la complétion de sa production créative. Comme le souligne Sternberg (2010), « one cannot think creatively with knowledge unless one has the knowledge with which to think creatively[62] » (p. 395). De plus, la nature des critères d’évaluation et l’écologie de la salle de classe ont encouragé les élèves à prendre des risques et à jouer avec les idées. Dans sa réflexion finale, Soraya précise : « My favourite part [of the research] was creating the story because I realised that I could make anything happen[63]. » Selon Brookhart (2013), « assignments that require students to produce new ideas or reorganise ideas in a new way are likely to foster student creativity[64] » (p. 31), et telle était la nature de la tâche de la représentation du récit multimodal.

Bien que je n’aie pas évalué la représentation du récit multimodal de Soraya selon une échelle de Likert à 5 niveaux, l’application des critères de la EDSC (Cropley et Cropley, 2008) d’une manière descriptive a fourni des informations spécifiques sur comment sa production créative répondait aux critères d’évaluation. De plus, les quatre critères de la EDSC mobilisés pour analyser le livre de Soraya sont cohérents avec les cinq schémas de pensée créatifs. Par exemple, le schéma de pensée imagination est lié à chacun des quatre critères d’une manière ou d’une autre, et celui de la discipline est lié à l’innovation, la pertinence, l’efficacité, et l’élégance. Cependant, bien que les critères de la EDSC reflètent la littérature sur la créativité, je pense que le nombre et la description des indicateurs des échelles originale et révisée doivent être modifiés pour que ces outils puissent être utilisés par les élèves et les enseignant·e·s du primaire. Je crois aussi que le retrait du mot « nouveauté » des critères dans la version revisitée est regrettable, car le terme est omniprésent dans les écrits scientifiques sur la créativité. En outre, les créateurs de la EDSC affirment que l’échelle peut être utilisée pour tous les types de productions créatives, mais je remets en question l’universalité du critère de la problématisation de l’échelle révisée. Néanmoins, en plus des suggestions de révisions ci-dessus, les enseignant·e·s pourraient choisir de se concentrer sur certains critères ou indicateurs de la EDSC pour des productions créatives spécifiques ou identifier ceux qui s’appliquent le mieux à certains types d’évaluation.

Conclusion

Comme discuté par Lucas et al. (2013) et Lucas (2016), le modèle des schémas de pensée créatifs a un potentiel pour servir de cadre global aux enseignant·e·s pour inspirer et nourrir la créativité dans leur pédagogie. Lucas et al. (2013) croient que l’utilisation du modèle du CRL peut permettre aux enseignant·e·s de « become more precise and confident in their teaching of creativity » et, pour les élèves, le modèle peut être « a formative tool to enable learners to record and better develop their creativity[65] » (p. 26). Cependant, les éducateur·rice·s doivent comprendre la nature multidimensionnelle du concept de la créativité afin de planifier et développer les schémas de pensée créatifs des élèves, et pour évaluer dans quelle mesure iels possèdent et manifestent ces schémas de pensée. En effet, afin d’utiliser efficacement et de manière appropriée le cadre, les enseignant·e·s doivent développer leurs connaissances pratiques et conceptuelles de la créativité, de même que l’enseignement et l’apprentissage créatifs. De plus, une connaissance élargie de la créativité est nécessaire pour les enseignant·e·s afin d’apprécier le fait que « the classroom environment plays a key role in determining whether creative learning will be supported or suppressed[66] » (Gajda, Beghetto et Karwowski, 2017, p. 262). Une « ecological approach to fostering student creativity[67] » (Soh, 2017, p. 60) reconnaît la salle de classe comme un contexte socioculturel particulier et souligne comment l’attitude, le comportement et les interactions des enseignant·e·s peuvent contribuer à encourager la créativité des élèves (Gajda, Beghetto & Karwowski, 2017 ; Soh, 2017).

Les outils d’évaluation développés pour les productions créatives doivent refléter les écrits sur le concept de créativité et être « rigorous enough to be credible and user-friendly enough[68] » pour être réellement utilisé par les éducateur·rice·s (Lucas, 2016, p. 278). En effet, le langage utilisé pour les critères et les indicateurs doit être compréhensible et évaluable autant pour les éducateur·rice·s que les élèves. La rubrique créée par la Buck Institute for Education (2013), mentionnée précédemment, semble avoir un fort potentiel en tant qu’outil d’évaluation des productions créatives, bien que, sur la base d’une revue des écrits, j’ajouterais quelques indicateurs pour chacun des critères avant de les utiliser avec les apprenant·e·s. Les rétroactions sommatives et formatives concernant les processus créatifs des élèves, les actions et leurs productions sont fondamentales à leur développement, leur apprentissage et leurs réalisations scolaires. De plus, les apprenant·e·s ont besoin d’occasions pour réfléchir et évaluer leur propre progression en matière de créativité.

Lucas et Spencer (2017) écrivent que « across the world there is growing evidence that creative thinking should and can be assessed[69] » (p. 159). Ils décrivent plusieurs des approches déployées dans les écoles en Australie et en Angleterre sur l’évaluation de la pensée créative. Il est intéressant de noter que Lucas et Spencer (2017) utilisent à dessein l’expression suivie de progrès (tracking progress) « rather than assessment to encourage those who might see the assessment of creative thinking as undesirable[70] »(p. 160). Ils donnent aussi de nombreux exemples d’écoles qui ont utilisé le modèle à cinq dimensions des schémas de pensée créatifs/de pensée créative pour renseigner de manière efficace et innovante sur leurs approches de « planification du programme, de pédagogie et d’évaluation » (Lucas et Spencer, 2017, p. 120).

Idéalement, la brève revue des écrits sur la créativité, l’analyse réflexive du devoir de représentation du récit multimodal de même que l’évaluation descriptive du travail de Soraya permettront aux éducateur·rice·s de mieux comprendre la nature de la créativité et de développer leurs connaissances lorsqu’iels réfléchiront à la façon d’encourager et de soutenir le processus créatif de leurs élèves de même que pour l’évaluation des productions créatives.