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Depuis les années 2000, nous pouvons observer un accroissement important de l’identification à l’autochtonie au Québec. Ceci s’est surtout accentué après l’arrêt Powley de 2003, qui a contribué à définir les critères nécessaires pour que les droits ancestraux métis soient reconnus. L’arrêt Powley a aussi augmenté la portée géographique de l’identité métisse reconnue jusqu’alors. Selon Darryl Leroux, cet arrêt a eu pour conséquence une hausse d’« auto-autochtonification » métisse venant de personnes blanches, soit des personnes québécoises francodescendantes. Cette problématique est au centre de son livre Ascendance détournée (2022). Paru en 2019 en anglais, le livre a été traduit en français par Aurélie Lacassagne. Comme le suggère le titre, Leroux y fait l’analyse de ce phénomène à travers l’hypothèse selon laquelle ces autoreconnaissances sont le produit d’un détournement ou d’une construction d’une identité autochtone par l’établissement d’un lien généalogique avec une personne autochtone.

Dès l’introduction, il place ce phénomène dans un contexte colonial plus large en se basant sur la théorisation du race shifting de Circe Sturm. Dans son livre Becoming Indian, Sturm conceptualise le processus par lequel le lien entre autochtones s’est fait coopter afin de permettre la blanchisation de l’identité autochtone (2011). Leroux, pour sa part, se donne comme objectif de chercher à comprendre ce qui a poussé des personnes allochtones à revendiquer une nouvelle identité autochtone. Cette analyse se fait en deux temps : une première partie du livre cherche à faire la typologie des ascendances détournées ; une deuxième partie, en mobilisant cette typologie, cherche à analyser la dimension politique de ce détournement identitaire en observant de quelle manière il est mobilisé dans le cadre des mouvements sociaux pour la consolidation des droits des Blancs. Ces droits visent le maintien des privilèges des populations blanches mises en péril par la reconnaissance des droits ancestraux autochtones. Pour ce faire, paradoxalement, les Blancs revendiquent une identité autochtone et mobilisent des droits ancestraux autochtones.

Ce processus de revendication identitaire passe avant tout par une réévaluation de leur généalogie. En effet, Leroux observe trois types de mécanismes d’ascendance de réévaluation à l’oeuvre : une ascendance linéaire affirmée sur l’existence d’un lien ancestral autochtone lointain, mais direct ; une ascendance ambitieuse qui se base sur l’hypothèse qu’un ancêtre était autochtone ; et finalement, une ascendance latérale, produit de la supposition de l’existence de liens familiaux autochtones par une proximité géographique historique avec des personnalités métis (ex. Louis Riel). Or, ce qui caractérise ces liens est leur nature spéculative et imaginée, reposant notamment sur le détournement des liens fondés sur la parenté autochtone pour en faire une identité basée sur le sang. Cette biologisation de liens autochtones de nature affinitaire a pour conséquence d’individualiser des relations autochtones qui, au contraire, se caractérisent par leur nature réciproque, par leur capacité de démontrer une continuité historique et par leur pratique régulière dans un cadre contemporain. Selon cette biologisation, n’importe qui peut désormais se dire Métis, tant qu’un lien familial avec des Autochtones peut être construit en mobilisant ces stratégies.

Leroux soutient cette typologie par l’analyse d’échanges en ligne sur des forums de généalogie. Cette approche méthodologique part du postulat de Sturm selon lequel

le passage de l’acquisition de connaissance sur l’ascendance autochtone à la revendication d’une identité autochtone se produit généralement à la suite de contact social prolongé avec d’autres personnes s’étant auto-autochtonisées.

2022 : 65

Ces espaces d’échanges permettent donc d’observer l’effort qu’exige la création de nouvelles relations familiales par la pratique de la généalogie. En effet, l’auteur reprend les travaux d’Alondra Nelson (2008) en conceptualisant la mobilisation de la généalogie comme une « technologie de l’appartenance ». Ceci révèle donc la dimension stratégique de cette création de soi.

La deuxième partie reprend cette typologie afin de soutenir la thèse selon laquelle l’auto-autochtonification est un moyen employé afin de consolider et protéger les privilèges territoriaux des colons blancs. Cette thèse suggère que ce phénomène identitaire est en partie le produit d’une mobilisation politique réactionnaire à la reconnaissance des droits ancestraux par l’État canadien. Pour Leroux, cette dimension explique la hausse fulgurante de l’auto-identification à l’autochtonie, car il démontre l’existence d’un projet politique de cooptation de cette technologie de l’appartenance par des groupes politiques soi-disant « métis ». Cette cooptation s’exprime à travers deux espaces délimités. D’une part, elle s’exprime à travers une opposition publique aux négociations sur les revendications territoriales entre les gouvernements coloniaux et plusieurs communautés innues entre 2000 et 2004. D’autre part, suivant l’arrêt Powley, elle s’exprime à travers une mobilisation explicite de l’identité métisse afin d’accéder aux droits autochtones selon l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Leroux soutient ces conclusions par l’analyse de 31 entretiens menés par l’anthropologue Denis Gagnon avec des organisateurs et des membres du CMDRSM (Comité métis du Domaine-du-Roy et de la Seigneurie de Mingan). Il applique la même approche que pour la partie précédente en traçant la logique discursive de ces militants dans la construction de leur identité. Ensuite, il fait ressortir la présence des mêmes discours sur les forums en ligne. Par exemple, dans les deux contextes, il observe le même travail de construction identitaire à travers la mobilisation de la généalogie comme technologie de l’appartenance. La mobilisation politique se fait au moyen de campagnes de recrutement afin de convaincre des personnes blanches qu’elles sont métisses. Il observe également que les alliances avec les militants blancs locaux se sont bâties sur le sentiment latent anti-innu dans ces régions. Or, cette partie démontre qu’il y avait déjà des acteurs politiques en place prêts à se mettre en marche. Le jugement Powley n’était ainsi qu’un prétexte – un moyen – par lequel ces revendications politiques blanches pouvaient être mises de l’avant en revendiquant une identité métisse pour contrecarrer les revendications innues.

Les contributions de cet ouvrage à la littérature scientifique sont multiples. Le phénomène du race shifting, décrit en premier aux États-Unis, est généralisable et peut s’appliquer au Québec. En adoptant un cadre conceptuel extérieur au contexte québécois, cette généralisation ouvre la possibilité de construire une plus large théorisation de l’appropriation de l’identité autochtone dans la construction identitaire du colon. Cette théorisation pourrait permettre de mieux comprendre comment les colons construisent leur identité pour se sentir « de cette terre », comme le dit Philip J. Deloria (1998). L’analyse de la dimension politique révèle que cette construction n’est pas apolitique, mais qu’elle s’inscrit plutôt dans un projet colonial qui est encore en jeu. C’est tout à fait curieux de constater que l’acteur principal dans ce cas n’est pas l’État, mais plutôt des associations non étatiques. Dans la conception typique des rapports colonisateur-colonisés, l’État est vu davantage comme l’acteur principal. Dans ce cas, l’État prend une place secondaire au projet pour la consolidation des droits des Blancs.

En définitive, si Leroux a commencé avec l’objectif de comprendre ce qui a poussé un nombre croissant de personnes francodescendantes à revendiquer une identité autochtone, il termine en mettant en évidence le caractère foncièrement politique du phénomène. Ces théories ne viennent pas de nulle part : elles sont issues d’une littérature riche sur la construction identitaire des colons. L’ouvrage est surtout intéressant pour les personnes souhaitant comprendre comment ce phénomène s’inscrit dans le maintien des droits des Blancs sur des territoires non cédés et dans la construction identitaire des colons. La bibliographie en fin d’ouvrage est très utile pour approfondir ces thèmes.