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Introduction

En 2013 était inauguré le « plus grand parc de l’est de l’Amérique du Nord continentale » (MDDEP 2012) près du village d’Umiujaq, au Nunavik. L’ouverture du parc national Tursujuq a été, et continue d’être, unanimement décrite comme une bonne nouvelle, d’autant plus que le projet de parc était en discussion depuis près d’une trentaine d’années. Une revue de la littérature scientifique et médiatique entourant l’inauguration du parc permet effectivement de constater un consensus quasi unanime autour de sa création, en particulier pour ce qui est de l’inclusion du bassin versant de la rivière Nastapoka au sein de ses limites (Bibaud et Grenier 2012 ; Joliet et al. 2012 ; Makivik et al. 2014 ; Martin 2012). Pour les Inuit du Nunavik, la protection de la Nastapoka apparaît comme une victoire, un exemple à suivre :

En travaillant ensemble, nous avons été capables de faire inclure la rivière Nastapoka dans le parc Tursujuq. La Nastapoka est maintenant protégée du développement industriel. En s’unissant, nous pouvons faire en sorte que le développement respecte ce qui est important pour nous.

Participant de Puvirnituq, cité dans Makivik et al. 2014

Ce projet de recherche s’est donc initialement défini en réaction à ce constat préliminaire, à savoir qu’une « bonne nouvelle » serait au coeur de la démarche. L’abondante littérature critique portant sur les aires protégées en milieux autochtones amène toutefois à penser aux enjeux d’aménagement avec nuance, en tenant compte notamment des structures coloniales historiques et du contexte spécifique, ainsi que de la symbolique du territoire et des dimensions culturelles propres au site à l’étude (Faihead et al. 2012 ; Nelson 2003 ; Smith 2007). Dans le cas du parc national Tursujuq, la création d’une gigantesque aire protégée répondait directement aux objectifs de conservation présentés dans le controversé Plan Nord, alors récemment publié, en préservant une large portion du territoire autochtone nordique. Rappelons que le Plan Nord, annoncé en 2011 par le gouvernement québécois et largement critiqué par les groupes autochtones et scientifiques, prévoyait l’accélération du développement industriel, de même que la « mise en réserve » de 50 % du territoire pour le préserver de ce développement. Les critiques du projet dénonçaient notamment le manque de précision de cet objectif de protection du territoire, y voyant une instrumentalisation de la conservation au profit du développement industriel (APNQL 2011 ; Asselin 2011 ; Berteaux 2013 ; Duhaime et al. 2013 ; Gombay 2013 ; Rivard et al. 2011).

L’analyse de l’ensemble du contexte autour de la création du parc national Tursujuq permet donc de révéler une situation beaucoup plus complexe, nuancée et controversée que ce qu’il était donné de lire dans la littérature existante (Bibaud et Grenier 2012 ; Grammond et al. 2012). Ces résultats remettent en cause la thèse de l’appui unanime et consensuel des Inuit d’Umiujaq au projet de parc, ouvrant à une lecture plus critique de la conservation du territoire naturel, à la lumière de certains auteurs et de certaines autrices qui voient la désignation d’aires protégées strictes comme une nouvelle forme d’accaparement colonial des territoires autochtones par la société dominante (Faihead et al. 2012 ; Nelson 2003).

Par l’étude de cas de l’inclusion de la rivière Nastapoka aux limites du parc national Tursujuq, cet article vise à explorer comment la patrimonialisation du paysage peut être comprise comme une forme de résistance pour renverser les décisions aménagistes de l’État colonial. Il sera question, dans un premier temps, de situer l’étude de cas afin de mieux appréhender le sentiment d’impuissance vécu par certains membres de la communauté d’Umiujaq face aux projets de développement pressentis sur leur territoire. Dans un deuxième temps, une analyse des discours liés à la rivière Nastapoka permettra de comprendre comment la mise en récit du paysage peut permettre aux populations autochtones de résister aux projets d’aménagement sur le territoire, en lui conférant une valeur symbolique et patrimoniale.

Il existe une quantité importante de documents et d’archives sur le parc national Tursujuq, surtout en ce qui concerne la période entre 2006 et 2013. Les résultats présentés ont donc été recueillis à partir d’un corpus composé de la littérature et des archives du parc, et de documents officiels tels des textes de loi, les plans d’aménagements du parc et les procès-verbaux et mémoires présentées aux audiences publiques en 2008 à Umiujaq et Kuujjuarapik-Whapmagoostui. Des rapports d’impacts, de même qu’une revue exhaustive de la couverture médiatique entourant les projets Grande-Baleine, la rivière Nastapoka et le parc national Tursujuq (ou parc national des Lacs-Guillaume-Delisle-et-à-l’Eau-Claire, selon son appellation antérieure) ont également été consultés.

Géographie des représentations, récit et patrimoine

En pensant au Nord comme un territoire de représentations, plusieurs chercheurs et chercheuses se sont intéressés à la valeur du récit dans la construction de sens du lieu et de l’espace (Cameron 2015 ; Chartier 2008 ; Cruikshank 2005). Le Nord est de plus en plus considéré comme un espace de l’imaginaire, un territoire doté de plusieurs définitions, pouvant prendre plusieurs formes selon les qualités qu’on lui attache au fil du temps, et selon un ensemble de notions perçues ou vécues, propres à chaque personne et à son expérience du territoire. Les récits ont façonné ces représentations, notamment à l’époque des grandes explorations polaires, une époque où le conte épique des explorateurs a construit l’Arctique comme un espace rude, froid et sans pitié (Cameron 2015 ; Cruikshank 2005). Quoique persistante, cette définition du Nord laisse aujourd’hui place à un éventail plus large de représentations, dont celle d’un Nord ouvert à l’exploitation de ses ressources par − et pour − la société dominante, omniprésente dans le Plan Nord, ou encore celui d’un territoire fragile à préserver des dommages occasionnés par les changements climatiques (Simard 2017b).

L’approche de la géographie des représentations permet une compréhension plus complexe et nuancée du principe de conservation du territoire naturel, notamment pour mieux cerner la conservation en tant que pratique aménagiste, influencée par les représentations territoriales parfois conflictuelles des différentes personnes impliquées (Berdoulay et Soubeyran 2013). Cette posture théorique appelle donc à retracer et à contextualiser les pratiques et les discours associés aux actions d’aménagement du territoire, afin de mieux comprendre les différents points de vue potentiellement discordants du territoire nordique (Bailly 1989 ; Berdoulay 1988 ; Chartier 2008 ; Molina et al. 2007 ; Simard 2017a). Dans le cas spécifique de l’ajout du bassin versant de la rivière Nastapoka aux limites du parc national Tursujuq, l’approche de la géographie des représentations implique donc une analyse d’ensemble du processus ayant mené à sa conservation, en situant le parcours de la rivière dans son contexte historique à l’échelle locale, régionale, provinciale et mondiale, afin de mieux comprendre les différents éléments ayant influencé la vision des acteurs et actrices impliqués au fil du temps (Berdoulay et Sénécal 1993 ; Canobbio 2009 ; Desbiens 2015 ; Maraud et Desbiens 2017 ; Martin 2003).

La force du récit dans la construction symbolique d’un lieu ou d’un objet se traduit par l’attachement d’une valeur symbolique persistante, en passant surtout par l’émotion (Cameron 2015). En ce sens, et en considérant les histoires comme des actions discursives, la mise en récit et la mise en patrimoine sont des processus étroitement liés. Le patrimoine peut se définir par la valeur attachée par une société à un objet (matériel ou immatériel) ou à un lieu, valeur reconnue comme méritant d’être conservée – souvent à un état passé – pour les générations futures (Berthold 2012). Pour qu’un objet devienne patrimonial, un processus de construction de sens doit donc forcément avoir été mis en place pour le caractériser, le conserver, puis le mettre en valeur ; la valeur dite patrimoniale n’existe donc pas a priori, elle doit être acceptée et appropriée par la société.

La mise en valeur du patrimoine sous-entend donc un choix subjectif, fortement idéologique et implicitement influencé par les valeurs locales et temporelles, lesquelles sont construites au fil des échanges de discours (Berdoulay et Soubeyran 2013 ; Berthold 2012 ; Di Méo 2007 ; Dwyer 2004). En d’autres termes, la patrimonialisation implique de choisir quelle histoire sera commémorée, à partir de quelles valeurs, et au détriment de quels autres aspects de l’histoire ou de l’objet conservé. La construction symbolique d’un objet est donc éminemment politique et peut, dans certains cas, être soumise aux rapports de domination par lesquels une société dominante peut contribuer à invisibiliser certains groupes (Gagnon 2019). Au cours des dernières décennies, le patrimoine s’est imposé comme un outil de gouvernance pour l’aménagement du territoire, notamment par les Nunavimmiut (les Inuit du Nunavik) [Canobbio 2009 ; Makivik et al. 2014]. Effectivement, la mise en patrimoine d’un territoire permet d’en influencer les représentations, et donc les pratiques aménagistes. Ces trois dimensions théoriques – représentations, récit et patrimoine – sont donc fortement liées entre elles.

La rivière Nastapoka en contexte

La rivière Nastapoka, en plus d’avoir occupé un rôle central dans les débats entourant la création du parc national Tursujuq, a été le théâtre de plusieurs projets d’aménagement au fil du temps. Au début des années 1990, il était prévu de dévier son cours pour alimenter la rivière Grande-Baleine, où un imposant projet hydroélectrique devait être construit (Canobbio 2009 ; Martin 2003). Ce mégaprojet a toutefois fait face à un mouvement d’opposition très soutenu de la part des populations eeyouch et inuit, ce qui a conduit le gouvernement québécois à ordonner la suspension du projet en 1994 (Maraud et Desbiens 2017).

Les études d’impacts menées en prévision du projet Grande-Baleine ont tout de même permis de mieux documenter l’espèce du phoque commun d’eau douce (Phoca vitulina mellonae), dont l’habitat − les lacs des Loups-Marins − aurait été affecté par le projet (Archéotec 1990). Ces études ont révélé que l’espèce, unique au monde, était potentiellement en danger dans le cas d’un aménagement hydroélectrique. Ainsi, dès 1991, Hydro-Québec annonçait une adaptation des plans de Grande-Baleine pour éviter l’aménagement de la Nastapoka afin d’en préserver la biodiversité (Bisson 1991). Cette décision a été justifiée par les cadres d’Hydro-Québec comme permettant de réduire l’impact environnemental du projet, le rendant ainsi « plus acceptable pour les Inuit de la région qui entretiennent une relation particulière avec la rivière Nastapoka » (Rougerie, cité dans Bisson 1991).

Figure 1

Localisation du site d’étude sur le territoire du Québec

Localisation du site d’étude sur le territoire du Québec

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Malgré la reconnaissance d’une valeur environnementale et sociale exceptionnelle à la rivière Nastapoka, celle-ci a tout de même été mise en réserve par Hydro-Québec pour y aménager une centrale hydroélectrique, ce qui explique son exclusion du projet de parc des Lacs-Guillaume-Delisle-et-à-l’Eau-Claire, l’actuel Tursujuq. La rivière Nastapoka figure au centre des débats autour du projet de parc, et a déjà fait l’objet d’études pour son caractère patrimonial et la beauté du paysage à son embouchure, où une série de chutes se jettent dans la Baie d’Hudson (Bibaud et Grenier 2012 ; Joliet et al. 2012). Ce même paysage apparaît comme le théâtre principal du film documentaire Inuit Cree Reconciliation, basé sur une cérémonie de paix entre les peuples eeyouch et inuit, retraçant l’histoire orale de réconciliation entre les deux nations (Kunuk et Diamond 2013). Comme il en sera question plus loin, cette cérémonie et le film qui l’immortalise ont eu un impact important pour la protection de la rivière en tant que site d’importance culturelle. Il est donc clair que la rivière Nastapoka est centrale dans les débats d’aménagement autour du village d’Umiujaq, et c’est en retraçant son parcours, son apparition dans les discours et sa valeur symbolique, que l’analyse des représentations territoriales au parc national Tursujuq prend tout son sens.

Création du parc national Tursujuq

L’intention de créer une aire protégée incluant les lacs Tasiujaq et Wiyâshâkimî date du début des années 1980, avant même la création du village d’Umiujaq, qui se retrouve aujourd’hui enclavé dans le territoire du parc (Canobbio 2009 ; MDDEP 2008b). À l’époque, plusieurs sites étaient bien connus et fréquemment utilisés par les populations locales eeyouch et inuit pour leur abondance en gibier et en mammifères marins, notamment aux abords du lac Tasiujaq et à l’embouchure de la rivière Nastapoka ; la présence de gibier était par ailleurs l’une des raisons principales ayant motivé le déménagement de quelques centaines de personnes de Kuujjuarapik vers Umiujaq lors de sa fondation en 1986 (Martin 2003). Le territoire du parc est notamment caractérisé par la cohabitation des deux peuples, les Eeyouch fréquentant principalement les territoires à l’intérieur des terres, et les Inuit demeurant principalement sur la côte (fig. 1). Vu l’importance des activités de subsistance sur le territoire, l’accueil de la population pour un projet qui limiterait – voire interdirait – les activités de chasse, de pêche, de piégeage et de cueillette était déjà plutôt mitigé, et semble selon certains témoignages avoir contribué à alimenter une méfiance générale face aux projets de parcs nationaux (ARK 2008 ; Martin 2012).

Figure 2

Évolution des limites du Parc national Tursujuq

Évolution des limites du Parc national Tursujuq
Source : Frenette 2019 [selon les données de ARK 2008 et MDDEP 2008b]

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Au début des années 1990, le gouvernement québécois a mis en place une série de mesures pour créer un réseau d’aires protégées au Nord du Québec, parmi lesquelles un premier arrêté ministériel désignait une zone réservée pour un parc en 1992 sur une partie du territoire de l’actuel parc national Tursujuq (MDDEP 2008b). Puis, au tournant des années 2000, l’État québécois a annoncé la mise en place d’une stratégie d’augmentation substantielle de la superficie des aires protégées en territoire québécois, ce qui a ramené la création de parcs nordiques à l’agenda politique. Sur le territoire du parc Tursujuq, alors nommé parc des Lacs-Guillaume-Delisle-et-à-l’Eau-Claire, les limites sont réévaluées au fil du temps en fonction des intérêts industriels, notamment pour laisser place à une campagne d’exploration minière entre 2002 et 2004 (fig. 2). Les travaux de planification du parc débutent donc officiellement en 2006 avec la création d’un comité d’harmonisation composé de représentants des communautés locales, soit Umiujaq, Kuujjuarapik et Whapmagoostui.

Il faut dire qu’à cette époque, la création de parcs nationaux nordiques au Québec répondait à deux intérêts principaux. D’abord, un rapport datant de 1999 mettait en lumière le net retard du Québec par rapport aux pays industrialisés quant à la superficie relative de territoire protégé, laquelle était de 2,8 % du territoire, contre une moyenne mondiale de 8,8 % en 1996 (Québec 1999). La mise en oeuvre d’une stratégie provinciale impliquait donc forcément une augmentation significative du nombre et de la taille des aires protégées provinciales. Cette démarche se justifiait d’ailleurs par une pression de plus en plus importante sur les territoires naturels, de même que par une volonté du Québec de « respecter ses engagements internationaux et atteindre les hauts standards environnementaux reconnus » (Québec 1999 : 3). Tel que stipulé par Grammond et al. (2012), les régions nordiques offraient un espace assez peu densément peuplé pour assurer une augmentation rapide de la superficie d’aires protégées, permettant au Québec « d’améliorer son bilan en la matière et de se présenter comme un chef de file de la protection de l’environnement, sans devoir faire face aux difficiles arbitrages qui seraient nécessaires afin de préserver un territoire d’une superficie semblable dans le sud du Québec » (ibid. : 22).

Figure 3

Bassin versant de la rivière Nastapoka dans le Parc national Tursujuq en 2008 et 2013

Bassin versant de la rivière Nastapoka dans le Parc national Tursujuq en 2008 et 2013
Source : Frenette 2019 [selon les données de ARK 2008 et MDDEP 2008b]

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Ainsi, le premier intérêt du gouvernement provincial pour la création de grands parcs au Nunavik semble motivé par une pression internationale quant à la conservation du territoire. Cette stratégie se reflète par ailleurs dans le Plan Nord de 2011, qui visait la protection de 50 % du territoire nordique, dont 20 % en tant qu’aire protégée formelle, en contrepartie d’une densification du développement industriel hydroélectrique, minier et forestier sur le même territoire (Berteaux 2013 ; Grammond et al. 2012 ; Simard 2017b). D’une autre façon, la création de parcs peut être comprise comme une pratique aménagiste à travers laquelle le Québec a voulu assurer sa légitimité sur cette région, puisque certaines frontières étaient toujours disputées avec le gouvernement fédéral. En effet, les frontières du Nunavik ont ceci de particulier qu’elles ont été désignées « à la rive », créant un flou juridique quant à l’appartenance des eaux du lac Tasiujaq et des îles qui s’y trouvent, puisque celui-ci communique avec la Baie d’Hudson par un goulet étroit, l’éponyme tursujuq (fig. 3) (Dorion et Lacasse 2011). L’aménagement pouvait donc servir d’outil afin d’officialiser l’occupation québécoise de ce territoire (Grammond et al. 2012). À l’intérêt politique d’augmenter la superficie d’aires protégées s’ajoute donc celui, géostratégique, d’asseoir la présence québécoise sur un territoire jusque-là peu occupé par le gouvernement provincial – un objectif auquel le Plan Nord répondait particulièrement bien vu l’ampleur et la diversité d’aménagements qu’il prévoyait initialement (Simard 2017b).

L’ambitieux Plan Nord de 2011, fortement médiatisé et controversé (APNQL 2011 ; Asselin 2011 ; Gombay 2013 ; Rivard et al. 2011 ; Simard 2012 et 2017), ne représente toutefois pas le premier plan de développement pour les territoires nordiques provinciaux, ayant évidemment été précédé par le « projet du siècle » de Robert Bourassa en 1971. Les plans de développement industriel en territoire nordique, misant historiquement sur le développement hydroélectrique, se sont présentés au fil du temps comme essentiels au bien-être et à la construction identitaire et économique de la population euro-québécoise (Desbiens 2015). Cependant, l’aménagement hydroélectrique de la Baie James, à l’époque, s’est confronté à une forte opposition des Nations eeyouch et inuit, qui ont fait front commun pour protester contre le projet, créant, selon Canobbio (2009 : 16), une nouvelle « élite politique assistée d’avocats et en déclarant défendre une autre vision du Nord ». L’opposition autochtone au projet de la Baie-James a donc résulté non seulement en la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ), reconnue comme le premier traité moderne au Canada, mais a aussi ouvert une toute nouvelle possibilité pour les peuples autochtones du Québec, jusqu’alors relativement invisibles, de faire entendre leurs voix et de négocier avec le gouvernement provincial (Desbiens 2015 ; Maraud et Desbiens 2017).

Il serait toutefois simpliste de considérer la CBJNQ comme une victoire unanime pour les peuples autochtones : l’aménagement du complexe La Grande est tout de même allé de l’avant, inondant une superficie totale de 12 285 km2 et déplaçant environ 3000 personnes, sous l’allégation « qu’il est dans l’intérêt public que le projet soit mis en oeuvre et que tout dommage ou perte subi par les Cris doit être compensé » (Desbiens 2015 : 57). De fait, quoique la CBJNQ constitue un traité négocié entre les communautés autochtones, le gouvernement québécois et Hydro-Québec, le rapport de force dans ces négociations était fortement inégal et a impliqué des concessions importantes de la part des Nations eeyouch et inuit, lesquelles ont dû céder leurs droits sur une grande majorité de leurs territoires (Canobbio 2009 ; Desbiens 2015). Au Nunavik, la ratification de cette entente demeure aujourd’hui un sujet controversé, une question qui divise profondément les Nunavimmiut, et dont la période de négociations dans les années 1970 est décrite comme un « véritable traumatisme collectif » (Hervé 2014 ; Nungak 2017 ; Qumaq 2010).

Mentionnons également que la Convention se base sur un premier principe directeur dictant que « le Québec a besoin d’utiliser ses ressources naturelles » (Québec 1998). Ce principe a ouvert la voie à une série d’ententes complémentaires, les plus connues étant la Paix des Braves et l’entente Sanarrutik. Ces plans de développement économique en partenariat « de Nation à Nation » signés en 2002 par Québec avec les Eeyouch et les Inuit respectivement, visaient un développement collaboratif des régions, ouvrant la voie aux différents Plan(s) Nord élaborés depuis 2011 (Simard 2017b).

L’entente Sanarrutik est décisive en ce qui concerne l’aménagement du territoire d’Umiujaq et du secteur de l’actuel parc Tursujuq. C’est effectivement par cette entente que le processus de création des parcs nationaux au Nunavik s’est mis en place, de pair avec un plan partenarial visant à accélérer le développement des industries minières, hydroélectriques et touristiques (Makivik et al. 2014). Le processus consultatif avec les instances administratives du Nunavik, soit l’Administration régionale Kativik (ARK) et la Société Makivik, témoignait d’une ouverture plus grande de la part du gouvernement provincial à travailler en collaboration et à reconnaître une part d’autonomie politique aux administrations régionales tout en partageant les bénéfices du développement (Baba et al. 2016). Cependant, les communautés locales n’ont pas été impliquées directement lors des négociations pour l’entente Sanarrutik, laquelle prévoyait (entre autres) l’aménagement hydroélectrique de la rivière Nastapoka et la création du parc national des Lacs-Guillaume-Delisle-et-à-l’Eau-Claire (Grammond et al. 2012). Autrement dit, au moment de la création du comité d’harmonisation pour le parc en 2006, la population d’Umiujaq était confrontée à deux projets apparemment décidés d’avance.

La toute-puissance d’Hydro-Québec

La lecture des procès-verbaux des réunions du comité d’harmonisation pour le parc, entre 2006 et 2008, témoigne bien du sentiment d’impuissance vécu par certains membres face au projet de parc, un sentiment renforcé par le processus consultatif lui-même. En effet, la création de ce comité était une première étape afin d’informer la communauté du projet de parc avant d’entamer le processus officiel de consultations publiques. Le comité devait aussi établir les priorités pour le plan d’aménagement du futur parc et choisir un toponyme. Pourtant, un aîné d’Umiujaq siégeant au comité mentionne à plusieurs reprises trouver ce processus décisionnel prématuré, puisqu’établi avant même de savoir si la communauté souhaite ou non aller de l’avant avec le projet de parc, selon cet extrait de procès-verbal :

[Il][1] mentionne qu’il devrait y avoir une consultation avec les communautés pour décider s’il y aura ou non un parc avant de lui trouver un nom, il se demande pourquoi ce processus n’a pas déjà été fait.

ARK 2008 : 139

Si les projets d’aménagement pour un parc étaient connus par la communauté depuis au moins les années 1990, l’idée était controversée à Umiujaq, un village dont la fondation même reposait sur un mouvement de « retour aux sources » motivant certains Inuit à se rapprocher du mode de vie ancestral sur un territoire connu pour son abondance en gibier (Canobbio 2009 ; Martin 2003). La population d’Umiujaq se distingue donc par un attachement tout particulier aux activités traditionnelles, ainsi que par un grand respect pour les chasseurs et les personnes aînées. Dans ce contexte, il est assez peu surprenant de constater que le projet de parc soit considéré avec méfiance, et ce malgré le fait que les activités traditionnelles soient protégées par la préséance de la CBJNQ sur la Loi provinciale sur les parcs (ARK 2008 ; Grammond et al. 2012 ; Martin 2012).

Le projet de parc national sème donc la controverse à Umiujaq, une controverse toutefois largement ignorée dans la littérature sur le parc (Adams 2009 ; Bibaud et Grenier 2012 ; Joliet et al. 2012). Selon les témoignages d’anciens représentants au comité d’harmonisation, un fort mouvement d’opposition au parc a émergé en 2006, composé surtout de personnes influentes telles que des aînés et aînées. Les débats de cette époque ont pris place en grande partie à la radio communautaire du village, un mode de communication populaire dans les villages du Nunavik (Martin 2003) : il ne persiste donc aucune documentation écrite de ces échanges. Il semble que des mots très durs aient été échangés, allant même, à un certain moment, jusqu’à encourager le rejet collectif de certains membres du comité d’harmonisation. Un résident d’Umiujaq occupant alors un poste salarié pour la planification du projet de parc a même mentionné avoir dû changer d’emploi en raison de l’ostracisme dont il était victime au village.

D’un autre côté, si le projet de parc était mal accueilli par certains, la perspective d’un aménagement hydroélectrique sur la rivière Nastapoka semblait consterner encore davantage la population, d’autant plus que la nouvelle était inédite pour plusieurs, selon les discussions relatées dans les procès-verbaux du comité d’harmonisation en 2006 :

[Un membre du comité d’harmonisation] a indiqué qu’il n’avait jamais entendu parler du projet hydroélectrique potentiel […]. Il est choqué et déçu de l’apprendre. Il affirme également qu’Hydro-Québec n’est pas venu à Umiujaq pour informer la population. Il demande ce qu’Hydro-Québec prévoit pour la population d’Umiujaq et pourquoi la population n’a jamais été informée de ce projet hydroélectrique potentiel, et pourquoi l’ARK et Makivik n’informent pas la population.

ARK 2008 : 151

Cette opinion est également partagée dans les témoignages recueillis au village par l’ARK pour l’Étude d’impact sur l’environnement et le milieu social, notamment par les chasseurs de bélugas qui s’opposaient au moratoire de chasse imposé à l’estuaire de la Nastapoka et voyaient l’aménagement de la rivière par Hydro-Québec comme une contradiction :

Pourquoi me dit-on que je ne peux plus chasser à cet endroit parce que les bélugas sont en voie de disparition alors qu’en donnant la rivière à Hydro-Québec, elle sera anéantie. Tout ceci est insensé et je ne veux plus rien entendre.

ARK 2008 : 106

Consulté sur les limites du territoire à étudier en prévision d’un parc, le comité d’harmonisation avait modifié le plan pour y ajouter la rivière Nastapoka, à la demande d’un représentant eeyou de Whapmagoostui désirant en savoir plus sur la population de phoques communs d’eau douce des lacs des Loups Marins, situé en amont du bassin versant de la Nastapoka (ARK 2008). L’élargissement du territoire réservé pour un parc permettait d’organiser des recherches sur le territoire, mais aussi de bloquer le projet d’Hydro-Québec sur la rivière Nastapoka et, quoique la perspective d’un parc national sur les territoires de chasse d’Umiujaq ne fasse pas l’unanimité, celle-ci était tout de même plus acceptable qu’un aménagement industriel. Toutefois, la demande de changement a d’abord été identifiée comme impossible par le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs (MDDEP), puisque cette parcelle de territoire avait déjà été concédée à Hydro-Québec par un autre ministère, le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles (MERN) (ARK 2008). La zone a tout de même été incluse dans le territoire à l’étude pour le projet de parc (ARK 2007), mais s’est finalement avérée presque totalement absente du Plan directeur provisoire, c’est-à-dire le premier plan d’aménagement officiel du parc publié en 2008 par le MDDEP (2008b).

La publication de ce premier plan officiel ouvrait, en juin 2008, le processus de consultations publiques à Umiujaq, Kuujjuarapik et Whapmagoostui. Selon les analyses présentées sur ces audiences, il semblait alors exister un « climat relativement consensuel », la quasi-totalité des personnes participantes s’affirmant en faveur du projet de parc (Adams 2009 ; Grammond et al. 2012 : 25). À la lumière des débats ayant divisé le village d’Umiujaq depuis la création du comité d’harmonisation en 2006, ce consensus est surprenant : il semble que la volonté de protéger la rivière Nastapoka du développement ait surpassé les méfiances face au projet de parc. Une relecture des procès-verbaux et de leur analyse permet cependant de montrer que plusieurs personnes ont mentionné leurs réserves face au projet de parc, sans toutefois s’exprimer franchement en désaccord, et auraient donc été classées comme étant « en faveur » si elles mentionnaient vouloir protéger la Nastapoka, une demande qui doublait la taille du projet de parc (Adams 2009). De même, plusieurs témoignages relatent un sentiment d’impuissance, voire de désenchantement, face aux projets prévus sur un territoire qu’ils considèrent être le leur. L’absence, dans le Plan directeur provisoire, de l’élargissement du tracé proposé deux ans plus tôt par le comité d’harmonisation a été comprise comme une victoire pour Hydro-Québec, tel qu’en témoigne cet extrait de la consultation publique d’Umiujaq :

Je suis membre du conseil depuis de nombreuses années, et je comprends qu’en général, dans le cours général des choses, bon, qu’Hydro avait reçu le feu vert en [19]75 pour planifier une mise en valeur hydroélectrique […] et que l’Hydro-Québec demeure plus important que Parcs Québec, que le ministère même des parcs du Québec. […] Et lorsqu’on nous a posé la question, toutefois, aimerions-nous élargir le parc, ajuster le tracé, est-ce qu’il y avait autre chose, nous avions répondu que nous désirions la Nastapoka, nous désirions l’inclusion de cette rivière. Moi-même je l’ai dit, je m’en souviens.

MDDEP 2008a : 12

Rappelons par ailleurs que l’aménagement hydroélectrique de la rivière Nastapoka était prévu dans l’entente Sanarrutik de 2002, liant ainsi l’ARK et la Société Makivik au projet, et limitant leur capacité à appuyer la demande du comité d’harmonisation de conserver la rivière, malgré la demande quasi unanime de la population consultée (Adams 2009 ; Makivik 2008). Ainsi, malgré l’existence de procédés consultatifs, le dialogue avec les populations locales ne s’est mis en place que tardivement, donnant à croire que les ministères impliqués, Hydro-Québec et les instances d’administration régionale du Nunavik avaient formalisé en amont les conditions de réalisation du projet, le moulant selon des contraintes et des objectifs décidés d’avance et dont il serait difficile de déroger ensuite. Vu le sentiment d’inefficacité des consultations citoyennes pour influencer les plans d’aménagement, un effort supplémentaire de caractérisation s’est mis en place pour justifier le caractère irremplaçable de la rivière.

Tasikimi, territoire partagé

À partir de 2008, l’argumentaire en faveur de la protection de la rivière Nastapoka se consolide de plus en plus et reçoit l’appui de groupes militants pour l’environnement et de la communauté scientifique (Joliet et al. 2012 ; Nadeau 2010). Il n’y a toutefois pas que la rivière qui soit absente du Plan directeur provisoire : comme l’acquisition de données préliminaires sur le territoire du futur parc a dû se construire autour de données matérielles accessibles aux chercheurs et chercheuses, la présence autochtone n’a été que peu documentée (ARK 2007). Les travaux de planification ont tout de même compté un certain nombre de consultations avec les populations eeyouch et inuit, mais les recherches effectuées « n’ont pas permis de découvrir d’aires sacrées à l’intérieur du territoire » (MDDEP 2008b : 17). Les quelques sites présentant un intérêt historique se limitent donc à d’anciens postes de traite ou points de rencontre avec des baleiniers, de même que certains sites archéologiques.

Afin de documenter l’occupation historique du territoire à l’étude, une recherche en archives, basée principalement sur les témoignages de chefs de postes de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, a permis de mettre en lumière une période où les relations entre Cris de l’Ouest et Inuit étaient particulièrement hostiles. Des attaques qualifiées de « chasse aux Esquimaux » sont documentées à partir de la fin du xviie siècle :

Selon de brèves allusions dans les journaux à la Compagnie, il semblerait que les Cris de l’ouest étaient en contrôle de ces rencontres parce qu’ils avaient des mousquets, alors que les Inuits n’en avaient pas, n’effectuant pas encore de traite avec la Compagnie. Il était pratique courante pour les Cris de l’ouest de la baie James de tuer quelques personnes et de rapporter leur scalp au fond de la baie, et parfois de capturer des enfants comme prisonniers.

ARK 2007 : 157

Ces résultats étaient inattendus pour les nations impliquées, d’autant plus que l’information historique a refait surface au moment où les deux nations travaillaient en collaboration sur le projet de parc national, situé à mi-chemin de leurs territoires traditionnels. Cette collaboration a été maintes fois saluée par les membres tant inuit qu’eeyouch qui siégeaient ensemble au comité d’harmonisation (ARK 2008). Le récit des anciens directeurs de postes de traite était également discordant de l’histoire orale locale, selon laquelle « la proximité géographique favorisait un rapprochement social, […] la collaboration et l’entraide entre les familles cries et inui[t] de la région étaient fréquentes » (Bibaud et Grenier 2012 : 43). Pour les personnes impliquées dans le projet, les bonnes relations sont souhaitables, possibles et indispensables pour que le projet de parc fonctionne :

On entend plusieurs histoires à propos des relations entre les Cris et les Inui[t]. Les chercheurs ont trouvé plusieurs aspects négatifs, notamment des conflits et des meurtres. Pourtant, les membres de ces deux communautés racontent plusieurs histoires passées d’entraide et de collaboration. Les aînés prétendent que les Inuits et les Cris doivent entretenir cette relation et travailler ensemble pour que le parc soit une réussite.

ARK 2008 : 107

À un moment, le nom Tasikimi avait même été soumis pour le nouveau parc, un terme hybride contractant le toponyme inuktitut Tasiujaq (lac Guillaume-Delisle) et le toponyme eeyou Wiyâshâkimî (Lac-à-l’Eau-Claire), soulignant l’occupation partagée du territoire (George 2008).

C’est donc dans un esprit de réconciliation et de collaboration que le projet de parc se mettait en place, une atmosphère contradictoire avec l’histoire de violence présentée dans l’État des connaissances, mais qui s’inscrivait tout de même en continuité avec les récits oraux de la région. Dans ce contexte, l’action hautement symbolique de cérémonie de rétablissement de la paix, tenue en 2011 au pied de la chute Nastapoka, a rempli la double fonction de rétablir la collaboration inter-nations dans l’historicité régionale, tout en reprenant le contrôle du rôle symbolique de la rivière Nastapoka, qui devenait alors un site historique à préserver.

La cérémonie commémorait le premier récit connu d’une rencontre pacifique entre les deux nations, recréée dans le cadre d’un film documentaire coréalisé par Zacharias Kunuk et Neil Diamond, un Inuk et un Eeyou. Le film contribue à documenter les relations entre les deux nations, alors que la documentation historique portant sur cette période n’existait jusque-là que dans les archives de la Compagnie de la Baie d’Hudson, tel que le mentionne Zacharias Kunuk :

J’ai entendu parler d’une cérémonie de rétablissement de la paix qui était organisée dans le nord du Québec pour commémorer 200 ans de paix entre les Inuit et les Cris. J’ai commencé à faire des recherches sur ces guerres qui ont eu lieu dans les années 1600 et 1700. Je n’ai pu trouver que des histoires provenant d’employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui parlaient cri. Il n’y avait pas de documentation du point de vue des Inuit ou des Cris.

Kunuk et Diamond 2013

Par le biais d’entrevues avec des personnes aînées de différentes communautés, le documentaire recense donc l’histoire orale pour donner une perspective différente de ces événements, une manière de reprendre le contrôle du récit narratif de l’historicité régionale, tout en créant un support matériel pour que l’histoire orale, cette fois, soit archivée et considérée dans la recherche future (Kunuk et Diamond 2013).

Le bassin de la rivière Nastapoka est une parcelle magnifique du paysage du nord du Québec. C’est une région où les Cris et les Inuit vivent depuis longtemps. C’est aussi un champ de bataille, où les Cris et les Inuit se sont battus pendant plus d’un siècle. Jusqu’à un jour historique en 1770.

Il y a deux petites baies près de l’embouchure de la Nastapoka. Un jour, plusieurs Cris s’y sont rendus et les Inuit les ont repérés en arrivant le long de la côte. Je ne suis pas certain de l’endroit où ils les ont vus. Ils avaient peur parce qu’à ce moment-là, ils se battaient encore avec les Cris.

Les adultes inuit ont donné à deux jeunes garçons une corde en peau de phoque et leur ont dit de la donner aux Cris. Ils leur ont dit : « Allez vers eux. Si vous ne le faites pas, nous ne vivrons pas. Essayez d’aller vers eux ».

Les garçons ont reçu la corde. Les Cris se sont approchés de la rive. Quand ils se sont approchés, les garçons sont descendus sur la rive. Ils ont tenu la corde au chef. Il a ressenti de la pitié dans son coeur pour eux. Il a pris la corde et leur a serré la main.

« Ne les touchez pas », dit-il aux autres. Les autres Inuit sont descendus et ils se sont tous rassemblés là. C’est la première fois qu’ils ont fait la paix. Les Inuit ont été les premiers à faire la paix avec les Cris.

Kunuk et Diamond 2013

La mise en récit et la commémoration du site peuvent être interprétées comme un processus d’« accrétion symbolique » du paysage, soit une manière « d’imposer une interprétation partielle […] des événements passés dans le paysage commémoratif, en essayant de comprimer et de durcir – d’accréter – une couche de sens au-dessus de toutes les autres » (Dwyer 2004). Autrement dit, la réunion de 2011 permettait de modifier le sens du paysage, en conférant au lieu un statut symbolique par la mise en récit et la commémoration. Le site est ainsi redéfini par la mise en place d’une nouvelle forme de relation au territoire symbolisée par la collaboration, la réconciliation et la paix.

En ce sens, le discours porté par les représentants autochtones confère au site un statut de sacralité. Cet événement permet en quelque sorte d’inaugurer le lieu en tant que symbole, non seulement comme un site historique, mais également comme porteur d’un système de valeur, et valant la peine d’être conservé pour les générations futures : par cette action discursive, les personnes d’Umiujaq, de Whapmagoostui, de Kuujjuarapik et d’Inukjuak présentes affirment leur volonté, en tant que société, de conférer une valeur patrimoniale à la rivière Nastapoka pour la conserver.

Discussion et conclusion

L’étude de cas de la création du parc national Tursujuq et de l’inclusion du bassin versant de la rivière Nastapoka permet de révéler plusieurs points de tension qui ont été sous-estimés dans les recherches précédentes (Bibaud et Grenier 2012 ; Grammond et al. 2012 ; Joliet et al. 2012). Rappelons le contexte dans lequel s’inscrivent ces événements. Le statut de protection de la rivière Nastapoka est demeuré incertain jusqu’à la fondation officielle du parc en 2013 (MDDEP 2008b). À cet effet, la cérémonie de 2011 et la sacralisation du site à l’embouchure de la Nastapoka permettent de répondre directement à une affirmation du Plan directeur provisoire, selon laquelle aucun site sacré n’avait été répertorié sur le territoire à l’étude, inscrivant de fait la rivière Nastapoka comme un site d’importance culturelle et historique. Motivée par un sentiment de perte – dans ce cas-ci, l’exclusion du site aux limites du parc national et les plans de développement hydroélectrique – la mise en patrimoine se définit par une valorisation discursive d’un élément associé au passé, reconnu dans le présent comme méritant d’être conservé pour l’avenir. En ce sens, la cérémonie peut être interprétée comme une action discursive ayant exercé une influence sur les représentations de cette parcelle du territoire, désormais symbolisée comme un site historique portant des valeurs de paix, de réconciliation et de collaboration entre les populations eeyouch et inuit.

Les conflits autour du projet de parc à Umiujaq témoignent d’une conception de la nature et du territoire différente de celle partagée par le Plan Nord, et qui cadre moins bien avec l’approche occidentale très segmentée de l’aménagement du territoire. Cette vision amène en effet à repenser la manière de concevoir et de planifier la conservation et la mise en place d’aires protégées, s’appuyant plutôt sur une présence humaine continue et faisant partie intégrante du paysage. Cette conception résiliente du patrimoine dit « naturel » rejette ainsi l’idée du territoire strictement désigné, conservé dans un idéal d’état sauvage utopique, et promeut plutôt une vision du patrimoine plus holistique et à portée beaucoup plus vaste (Berdoulay et Soubeyran 2013 ; Nelson 2003).

Pour les Inuit, la surprotection du territoire apparaît effectivement moins naturelle qu’une cohabitation harmonieuse et responsable entre les humains et les ressources naturelles, tel que démontré par Antomarchi (2009). La vision du développement partagée par le Plan Nord de 2011 s’approche dangereusement de ce que Fairhead et al. (2012 : 242) nomment une « économie de la réparation », selon laquelle « l’utilisation non durable “ici” peut être réparée par des pratiques durables “là-bas”, une nature étant subordonnée à l’autre ». Autrement dit, les effets du développement industriel sont compensés par la protection du territoire sur une parcelle différente, excusant donc le développement à grande échelle (Berteaux 2013). Les racines coloniales de cette façon de planifier sont claires et bouleversantes pour les populations autochtones impliquées (Fairhead et al. 2012 ; Nelson 2003).

La première étape vers une pratique décolonisatrice de l’aménagement du territoire réside dans les deux principales failles observées dans cette étude de cas : celle d’un travail en concertation avec les populations impliquées à toutes les étapes de planification d’un projet, et une meilleure prise en compte de l’histoire orale au moment d’effectuer les travaux de recherche sur un territoire. Si l’entente Sanarrutik de 2002, la création du comité d’harmonisation en 2006 et la tenue d’audiences publiques en 2008 démontrent effectivement une volonté de consultation, il semble que celle-ci soit demeurée superficielle. Comme mentionné par Nancy Fraser (1990 : 64), lorsque les dialogues impliquent des relations de pouvoir inégales, « la délibération peut servir de masque à la domination ».

En faisant entendre leurs voix non seulement sur les projets d’aménagement, mais également sur la signification de l’espace et du territoire, les Inuit et les Eeyouch vivant autour du Parc national Tursujuq ont tout de même réussi à résister aux représentations coloniales de leur territoire. La mise en valeur de l’histoire orale et son inscription dans l’historicité régionale ont influencé l’aménagement en contribuant à protéger la rivière Nastapoka et son bassin versant du développement. Le patrimoine s’est imposé ici comme un outil efficace pour influencer les projets d’aménagement, dans un contexte où les processus consultatifs ont eu un effet limité. C’est donc effectivement une belle histoire de réussite – quoique moins directement que ce qui nous avait été donné à croire au départ – et un pas vers l’autodétermination au Nunavik.