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Le territoire représente une richesse considérable en termes culturel, économique, social et de services écologiques pour les Premières Nations à travers le Canada (Natcher 2008 ; Saint-Arnaud et Papatie 2012). Dans les dernières années, des jugements de la Cour suprême (Haïda[1] et Taku River[2]) ont statué que les gouvernements ont la responsabilité de favoriser la participation autochtone dans la gestion du territoire forestier. Le gouvernement québécois a d’ailleurs prévu des dispositions pour s’assurer de prendre en compte par des consultations distinctes les valeurs, les intérêts et les besoins[3] des communautés autochtones dans l’aménagement forestier ou la conservation du patrimoine naturel (Wyatt et al. 2010 ; Teitelbaum 2015 ; Champagne-Côté 2022). Toutefois, les Premières Nations les expriment à partir de savoirs intrinsèques à leurs cultures par des concepts, des termes et des notions propres à leur vision et à leur langage (Houde 2007). Il peut donc être difficile pour les Premières Nations d’inscrire leurs conceptions et leurs savoirs dans un cadre de conservation et d’aménagement du patrimoine naturel. Plusieurs ont cependant entrepris des processus de gouvernance en développant notamment des stratégies de conservation et d’aménagement plus culturellement appropriées qui répondent davantage aux exigences de leurs modes de vie et de leur culture (Pelletier et al. 2002 ; Asselin et al. 2015 ; Beaudoin et al. 2012, 2015 ; Saint-Arnaud et Papatie 2012 ; Jacqmain et al. 2012 ; Blouin et al. 2019).

Or, la gouvernance territoriale implique différentes composantes notamment politiques, économiques, sociales et environnementales et s’exprime, de plus, différemment d’une culture à une autre (Chiasson et Leclerc 2013 ; Blouin et al. 2020). Pour les Premières Nations, elle couvre, entre autres, les aspects de maintien des activités et des pratiques liées au mode de vie et à la culture (Beaudoin et al. 2015). Ainsi, l’établissement d’une gouvernance culturellement appropriée notamment du territoire forestier ou d’aires protégées pourrait être une voie intéressante à explorer (Blouin et al. 2019 ; Champagne-Côté 2022). Pour ce faire, la définition des valeurs, des intérêts et des besoins des Premières Nations relativement à la conservation (CAE 2018) et à l’aménagement du territoire forestier (Wyatt 2008) doit être adaptée à un langage commun pour que les acteurs et les actrices de la conservation du patrimoine naturel et de la gestion forestière puissent se comprendre. Tikina et al. (2010) révélaient que cet aspect était nécessaire dans le cadre de la certification forestière. Le langage utilisé, dans la certification FSC (FSC-C 2004) par exemple, pour traiter des enjeux d’aménagement forestier n’était pas adéquat en ce qui concerne le principe 3 sur les droits des peuples autochtones. Pour pallier cette problématique, FSC Canada a développé une approche de paysage culturel autochtone (FSC-C 2020) qui intégrerait davantage les savoirs autochtones.

L’utilisation du terme « savoir autochtone » ne fait toutefois pas l’unanimité au sein des praticiens et des praticiennes autochtones et non autochtones dans la gestion des ressources naturelles (Houde 2007). Notre étude retient toutefois les descriptions de savoir autochtone que Berkes (1993) et Berkes et al. (1998) utilisent. Ces savoirs, selon Berkes (1993), renvoient à un ensemble de connaissances, d’activités, de pratiques et de croyances basées sur la relation que les peuples autochtones entretiennent avec leur territoire et les ressources et qui se transmettent de génération en génération, se construisent par observations et expériences itératives et évoluent par adaptation en fonction de la dynamique des écosystèmes. Berkes et al. (1998) qualifient le savoir autochtone comme étant l’interaction entre les savoirs sociaux et les savoirs écologiques qui sont liés au territoire et l’associent à un système de globalité plutôt qu’à une connaissance précise d’un fait. Davidson-Hunt et Berkes (2003) ajoutent que les peuples autochtones considèrent différentes perceptions, dont celles socioculturelles et écologiques du territoire, devant interagir entre elles pour que le savoir autochtone se manifeste dans leur système de gestion territoriale.

Pour les Mi’kmaq, le terme Netukulimk désigne le lien unissant un Mi’kmaq au Mi’kma’ki (le territoire traditionnel) (Prosper et al. 2011) et réfère aux différentes « pratiques de subsistance et d’approvisionnement à partir de la terre et par la conservation de celle-ci » (Scott 2013 : 375). Les Atikamekw utilisent le terme Nehirowisi pimatisiwin, désignant le lien au Nitaskinan (le territoire traditionnel) et se définissant par les « pratiques, connaissances, valeurs et coutumes qui permettent à un individu d’être autonome sur Nitaskinan » (Wyatt et Chilton 2014 : 68). Les Eeyou (Cris) utilisent le terme Eeyou Eetouin, qui désigne le lien au Eeyou Istchee (le territoire traditionnel) et qui réfère à « la façon Eeyou de faire les choses - et englobe l’ensemble complexe des croyances, des valeurs, des principes, des pratiques, des institutions, des attitudes, des moeurs, des coutumes, des traditions et des connaissances des Eeyou » (CCQF 2014 : 13). Les Innus, eux, utilisent Innu aitun, se définissant comme « la pratique de toutes les activités reliées à la culture, aux valeurs et au mode de vie associées à leur occupation et à leur utilisation du Nitassinan, le territoire traditionnel des Innus, ainsi qu’à leur lien particulier avec la terre » (Lacasse 2004 : 42). L’interprétation de ces concepts peut être complexe, car renvoyant à des savoirs et à des systèmes évoluant dans le temps et en fonction des changements du territoire.

Ces concepts, pour se maintenir dans le temps et l’espace, s’appuient sur des éléments socioculturels liés au patrimoine culturel et des éléments écologiques du territoire liés au patrimoine naturel. Chez les Innus, l’Innu aitun, comme patrimoine culturel, se manifeste sur le Nitassinan (le territoire traditionnel), qui dans son ensemble peut être perçu comme le patrimoine naturel. Ainsi, le Nitassinan se divise en deux grandes aires, soit Nutshimit[4] (le territoire forestier) et Uinipekut[5] (la zone marine et côtière) (Dominique 1989 ; Clément 1995). Nutshimit se subdivisent en différents secteurs correspondant à de grandes étendues distinctes et sont liées à des artères connectant Uinipekut et Nutshimit (Deschênes et Dominique 1983 ; Dominique 1989). Dans ces secteurs, on retrouve des superficies de terres occupées et utilisées qui correspondent aux Natau-assi[6] (le territoire de chasse et de piégeage). C’est dans ce système à différentes échelles spatiales que les éléments socioculturels et écologiques interagissent entre eux et se maintiennent dans le temps.

La communauté innue de Pessamit tente de développer son propre système de gouvernance plus culturellement approprié sur son Nitassinan. Leurs travaux ont révélé une notion pouvant représenter une composante clé dans la gouvernance du territoire (Lasnier 2017), soit E nutshemiu itenitakuat (l’ambiance du territoire forestier), qui permettrait d’exprimer les préoccupations face aux impacts de la foresterie sur l’Innu aitun (le mode de vie et la culture innue). E nutshemiu itenitakuat, paradigme propre à leur langage, à leur culture et à leur vision du territoire, n’étant pas documenté, il a fallu effectuer une étude plus approfondie pour comprendre les différents aspects de ce concept.

La présente étude a été menée dans le cadre des travaux de Bellefleur (2019), membre de la Première Nation des Innus de Pessamit. Ce projet visait à comprendre, par une étude de cas, les fondements conceptuels de E nutshemiu itenitakuat à l’échelle du Natau-assi d’un seul groupe familial en se demandant quelles étaient les caractéristiques de l’Innu aitun permettant de le comprendre et quelles étaient les caractéristiques écologiques nécessaires à son maintien. Le but de l’étude était de documenter ce concept en (a) identifiant les éléments socioculturels et territoriaux de l’Innu aitun, en (b) cernant les valeurs accordées à ces éléments et en (c) décrivant les intérêts associés à ces éléments en termes de composantes forestières.

Contexte

Pessamit et le Nitassinan

Les Innus de Pessamit sont établis dans une des neuf communautés innues du Québec. L’Innu assi (le territoire de réserve) (fig. 1), d’une superficie de 252 km2 telle que reconnue par la Loi sur les Indiens (1985), est situé à l’embouchure de la rivière Betsiamites (Pessamiu Shipu en Innu-aimun) sur la Côte-Nord du fleuve Saint-Laurent (Gouvernement du Canada 2021 ; Frenette et Picard 2002). La population compte 4 126 individus, dont 2 852 résidant dans la communauté (Gouvernement du Canada 2021). La langue principalement parlée est l’Innu-aimun (la langue innue).

La communauté est gérée et administrée par le Conseil des Innus de Pessamit. Ce dernier s’est doté en 2014 d’un secteur Territoire et ressources responsable de la gestion et de l’aménagement intégré du territoire et des ressources afin de « défendre les droits, les valeurs, les intérêts et les besoins de la communauté en lien avec le territoire et les ressources » (CIP 2018 : 36). Ce secteur s’occupe notamment de développer des solutions face aux enjeux du territoire forestier touchant les membres de la communauté sur le Nitassinan (Rousseau et al. 2016 ; Lasnier 2017) tout en facilitant les discussions avec les deux paliers de gouvernement.

Figure 1

Limites du Nitassinan, des Natau-assi et de l’Innu assi des Innus de Pessamit

Limites du Nitassinan, des Natau-assi et de l’Innu assi des Innus de Pessamit

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Le territoire traditionnel des Innus de Pessamit se nomme Nitassinan, qui signifie « notre terre » en Innu-aimun et au sujet duquel il n’y a jamais eu de traité (Gouvernement du Canada 2004). Le Nitassinan de Pessamit (voir fig. 1) couvre une superficie de plus de 137 839 km2 incluant l’Innu assi ainsi que des zones forestières, côtières et marines (Gouvernement du Canada 2004). La zone forestière du Nitassinan est distribuée en Natau-assi, qui signifie « territoire de chasse et de piégeage » (voir fig. 1). Ces Natau-assi ont une superficie variant entre 300 à plus de 800 km2. Ces limites ne sont toutefois pas précises et demeurent ouvertes. Le système de réserves de castors (voir fig. 1), créé par le gouvernement du Québec en 1951, divisant le Nitassinan en 87 lots de territoire (Frenette et Picard 2002 : 110), ne représente pas totalement la conception qu’ont les Innus de Pessamit du Natau-assi. Ce découpage artificiel a plutôt constitué une ingérence gouvernementale sur la tenure territoriale innue existante, et ce, dans le but de contrôler les populations de castors en terres publiques. Lacasse (2004 : 119) précise d’ailleurs que cette intervention gouvernementale a relativement « transformé les rapports de type communautaire en un système d’utilisation plus personnel » du Nitassinan. Ce découpage a ainsi grandement complexifié le rapport qu’ont les Innus de Pessamit au Natau-assi et au Nitassinan en créant une certaine confusion entre la responsabilité individuelle, familiale et communautaire.

Cette étude se concentre particulièrement sur la conception innue du Natau-assi, correspondant à des superficies de terres forestières occupées et utilisées par des familles selon les saisons, les années, l’accessibilité et la disponibilité des ressources.

Méthodologie

Cette recherche qualitative constitue une démarche exploratoire visant à documenter la notion de E nutshemiu itenitakuat. C’est sur la base d’une approche par étude de cas que les travaux ont été réalisés (Gauthier 2009). Le cas était celui de membres d’une famille de la communauté ayant un Natau-assi situé hors de l’Innu assi au sud-ouest du Nitassinan de Pessamit dans le domaine de la pessière à mousse avec une prédominance de forêts de résineux (des épinettes noires, des sapins, des pins) et des parcelles de forêts mélangées (avec des bouleaux blancs, des sapins, des peupliers) à l’échelle du paysage (Morneau et Landry 2007). Ils avaient participé à un processus d’harmonisation forestière à la suite du dépôt d’un plan triennal d’exploitation forestière dans leur Natau-assi. Cette harmonisation visait à établir des modalités d’harmonisation particulières en termes d’aménagement forestier dans un souci d’atténuer les impacts des coupes de bois et de maintenir leurs activités et leurs pratiques d’Innu aitun dans ce secteur de leur Natau-assi.

La collecte de données principale s’est faite par l’entremise d’entretiens de groupe en personne avec les cinq membres de la famille ayant participé au processus d’harmonisation. Dans les résultats, la codification EG1, EG2, EG3, EG4 et EG5 réfère à l’entretien de groupe (EG) et au numéro de l’entretien. Cinq rencontres d’une durée moyenne de deux à trois heures ont été organisées entre mai 2016 et janvier 2017. Les membres de la famille ayant participé étaient tous des hommes âgés entre 40 et 70 ans. Toutes les rencontres se sont déroulées au domicile d’un des membres de la famille. Les questions étaient ouvertes et deux thématiques principales ont orienté les discussions, soit les activités et les pratiques d’Innu aitun, et les composantes forestières ayant été discutées dans les modalités d’harmonisation forestière. Les questions abordaient notamment les lignes de trappes, les campements, les caractéristiques de la forêt, les chemins et les sentiers, mais aussi la manière dont les membres de la famille perçoivent l’Innu aitun. Toutes les conversations se sont déroulées en Innu-aimun et ont été enregistrées et retranscrites.

Pour enrichir les entretiens, d’autres sources d’information et techniques ont été utilisées (Olivier De Sardan 2008 ; Gauthier 2009). Une visite terrain dans le Natau-assi des membres de la famille a été réalisée pour mieux comprendre certaines des idées, notamment les liens entre le discours de la famille et le territoire. Des séjours prolongés dans la communauté et des stages au sein de l’équipe du secteur Territoire et ressources ont été une autre méthode utilisée pour améliorer la collecte et l’analyse de données, notamment par une compréhension approfondie du cas à l’étude. Les données des entretiens ont été traitées selon les techniques d’analyse de contenu et de catégorisation de données (Gauthier 2009 ; Olivier De Sardan 2008). L’information recueillie a été organisée en faisant transparaître les réflexions et les perceptions véhiculées par la famille sur les thématiques abordées. En adoptant un processus itératif, l’interprétation se rapprochait davantage de la réalité vécue par la famille et permettait de coconstruire les résultats en soumettant les interprétations aux membres de la famille participant à la recherche (Guillemette et Savoie-Zajc 2012). Il ne s’agissait donc pas seulement de décrire des faits, mais bien de fournir une explication et des motifs pour comprendre cette expérience vécue concrètement sur le territoire à travers le discours de la famille.

Un exercice de validation des conclusions de l’étude a été réalisé avec les membres de la famille (Gauthier 2009 ; Olivier De Sardan 2008). Cet exercice était nécessaire pour assurer la véracité des interprétations et minimiser les erreurs d’interprétation. Une séance de présentation des conclusions et de discussion a aussi été réalisée avec des intervenants clés du secteur Territoire et ressources pour avoir une rétroaction de leur part.

Les résultats sont présentés en trois volets : 1) une description des éléments socioculturels de l’Innu aitun en lien avec le territoire ; 2) une interprétation du concept E nutshemiu itenitakuat avec les valeurs et les intérêts associés ; 3) la définition des facteurs de connectivité et de degré de durabilité. Soulignons que l’analyse de l’Innu aitun s’est grandement inspirée, sans toutefois s’y coller complètement, des travaux effectués par Lavoie et al. (2015), Éthier (2014), Wyatt et Chilton (2014), ainsi que Pelletier et al. (2002).

Innu aitun : les éléments socioculturels

L’Innu aitun est un concept englobant qui va bien au-delà de la simple pratique traditionnelle sur le Nitassinan. Lavoie et al. (2015) l’avaient d’ailleurs précisé dans leurs travaux et l’interprétation faite dans le cadre de nos travaux rejoint de près la leur. Pour le comprendre, il faut saisir que l’Innu aitun s’interprète comme le mode de vie et la culture des Innus, qui dépendent des savoirs, soit Eshi itenitakushinanut, le savoir-être, et Eshi aitunanut, le savoir-faire (fig. 2).

Ce n’est pas seulement de chasser ou de faire du piégeage […]. C’est aussi la façon de vivre sur le territoire et la façon de faire les choses. […] C’est la manière d’agir sur le territoire comme la façon dont on gère notre territoire ensemble, mais aussi par rapport aux autres Innus de Pessamit. […] C’est ce que tu fais sur le territoire. C’est la manière dont tu le fais et ce que tu connais.

EG1

Figure 2

Les types de savoirs liés aux différentes caractéristiques de l’Innu aitun

Les types de savoirs liés aux différentes caractéristiques de l’Innu aitun

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Ainsi, Eshi itenitakushinanut (le savoir-être) renvoie à l’aspect éthique des activités et des pratiques de l’Innu aitun ainsi qu’aux valeurs régissant les relations entre les individus, notamment les comportements à adopter sur le plan des relations communautaires, mais aussi les relations avec les éléments de la nature, alors que Eshi aitunanut (le savoir-faire) fait référence aux connaissances empiriques et techniques apprises des générations précédentes, qui ont évolué en fonction d’observations, d’expériences et de la réalité des générations actuelles, mais aussi des changements subis par le territoire. Pour cette étude, c’est le savoir-faire qui a été davantage étudié.

Les différentes activités et pratiques d’Innu aitun ont été regroupées en trois grandes catégories : E tanut assit (l’occupation du territoire), E apashtakanit assi (l’utilisation des ressources) et E papamipananut assit (la mobilité sur le territoire). Pour chaque catégorie, les activités et les pratiques ont été identifiées et le savoir-faire a été décrit.

E tanut assit

E tanut assit[7] désigne les espaces, les lieux, les sites et les zones géographiques fréquentés, occupés et utilisés à différentes fins et de niveaux de durabilité différents témoignant de la présence des Innus sur le Natau-assi.

  • Le campement renvoie à l’établissement de tout type d’habitation permanente ou temporaire. Ces lieux stratégiques nécessitent des conditions forestières, notamment la proximité d’une source d’eau et la présence d’arbres pour avoir un couvert d’abri.

  • Les points de rassemblements et de rencontres sont des lieux à des fins de regroupement pour un temps déterminé et de façon ponctuelle. Ces lieux sont, en hiver, situés davantage sur les rives des îles accessibles ou de lacs gelés et, en été, à la jonction de rivières, de chemins ou de sentiers accessibles.

  • Les lieux de recueillement et de spiritualité sont des sites ponctuels à des fins de réflexion, de retraite ou de méditation, mais aussi des sites permanents et temporaires associés aux cérémonies spirituelles, de commémoration et de sépulture.

  • Les lieux de ressourcement et de bien-être personnel, familial et communautaire sont importants par la présence de composantes forestières dans le paysage forestier et de l’air de qualité aux bords de rivières, de lacs, de certains chemins et sentiers.

  • Les sites archéologiques sont des témoins de l’occupation et de l’utilisation du territoire par les Innus, ou des lieux à fort potentiel archéologique comme les anciens sentiers et lieux de portage.

E apashtakanit assi

E apashtakanit assi[8] désigne l’usage de différentes ressources faunique, floristique, aquatique, aérienne ou du sol sur le territoire qui dépend des saisons, où la disponibilité et l’accessibilité des ressources varient.

  • La chasse est dépendante des saisons ainsi que des conditions climatiques et biophysiques. La chasse au gros gibier, notamment, se fait davantage de la fin de l’automne au début du printemps dépendamment de la dynamique de la forêt.

  • La pêche se pratique pendant la saison estivale à la confluence du fleuve et d’une rivière d’eau douce. Elle s’effectue aujourd’hui en toute saison, dépendamment des espèces aquatiques présentes et des caractéristiques des milieux aquatiques.

  • Le piégeage d’animaux à fourrure terrestres ou aquatiques se fait sur les bords de lacs, de rivières, de chemins et de sentiers à l’automne, à l’hiver et au printemps en fonction de la dynamique de la forêt et de l’évolution des pratiques.

  • La cueillette est différente en fonction du produit amassé : les petits fruits, les produits médicinaux, les produits de l’arbre et du bois ou l’eau de source. Les milieux forestiers seront donc très différents en fonction du type de cueillette.

Figure 3

Les éléments composants le concept de E nutshemiu itenitakuat

Les éléments composants le concept de E nutshemiu itenitakuat

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E papamipananut assit

E papamipananut assit[9] désigne la mobilité sur le territoire, se distinguant par le mode et le moyen de locomotion utilisé pour se mouvoir d’un endroit à l’autre, et ce, en fonction des voies de déplacements connues et empruntées selon les saisons.

  • Un réseau de chemins préférentiels, soit un réseau de chemins principaux, permet les déplacements variant selon les saisons et le moyen de déplacement.

  • Un réseau hydrographique permet de se déplacer partout sur le territoire par embarcation sur les lacs et les rivières, et ce, davantage pendant l’été et l’automne.

  • Un réseau de sentiers sous-entend des déplacements qui se font à pied pendant l’été, l’automne et vers la fin du printemps ainsi qu’en raquettes pendant l’hiver et au début du printemps.

Ces différents éléments socioculturels de l’Innu aitun constituent un aspect essentiel pour interpréter et décrire le concept de E nutshemiu itenitakuat.

E nutshemiu itenitakuat : un concept clé

E nutshemiu itenitakuat[10] désigne l’ambiance du territoire forestier. Ce concept intègre différents éléments socioculturels du territoire qui sont associés aux savoirs liés à l’Innu aitun. Il inclut aussi différents éléments territoriaux définis par les « composantes forestières »[11], soit les caractéristiques écologiques et biophysiques qui y sont présentes. Les éléments socioculturels sont interdépendants des éléments territoriaux et permettent ensemble le maintien des savoirs liés à l’Innu aitun.

Sur le Natau-assi, les éléments socioculturels sont associés à des zones de territoire et à des espaces géographiques qui sont les éléments territoriaux nécessaires au maintien d’Innu aitun. Le discours de la famille a fait ressortir cinq zones géographiques (fig. 3) : 1) la zone de Kauitshinanut (l’aire de campement et d’établissement), 2) la zone de Nutshemiu-aueshish (le territoire d’intérêt faunique), 3) la zone de Nashipetimit mak Massekuat (les milieux riverains et humides), 4) le réseau Natau-kapatakan (le réseau de chemins et de sentiers), 5) les sites de Kanametat (les sites patrimoniaux).

Les analyses pour chaque zone ont donc été structurées en (1) identifiant les valeurs, en lien avec l’Innu aitun, pour comprendre les raisons d’utilisation de ces zones et en (2) décrivant les intérêts, en termes de composantes forestières, pour comprendre l’utilité ou l’attrait de ces zones.

Zone de Kauitshinanut

Kauitshinanut réfère à l’aménagement d’un espace pour l’habiter, l’occuper et l’utiliser. Il désigne l’aire de campement ou de tout autre établissement installé de manière permanente ou temporaire et que la famille utilise à degré variable tout au long de l’année.

Valeurs

La famille mentionnait que les générations précédentes leur ont légué Kauitshinanut. Ce lieu représentait historiquement l’endroit où les femmes et les enfants restaient pendant que les hommes partaient chasser le gros gibier. Les femmes vivaient alors de chasse et de piégeage au petit gibier aux alentours du campement.

Le campement, […] c’était l’endroit principal où on revenait à l’automne. Quand mon père allait chasser par exemple avec ses frères, ma mère restait au camp. Il arrivait même pendant l’hiver qu’ils se déplacent vers un autre camp utilisé pour un temps, de 3 à 4 semaines. Mais après, c’était le retour au camp principal.

EG2

Ces sites sont devenus des endroits d’établissement et d’installation de camps permanents. Les membres de la famille précisaient que le nombre et l’emplacement des camps pouvaient varier dans un Natau-assi.

Le camp appartenait à nos parents, mais même avant, ça avait appartenu à leurs parents et encore à leurs parents à eux. […] Ils restaient tous ensemble sur le territoire, […] éparpillés […] et ils s’entraidaient.

EG1

Les membres de la famille précisaient que cette zone représente un espace important de repos, de recueillement et de ressourcement lors des séjours sur le Natau-assi. Ils expliquaient que la tranquillité du lieu est importante pour pouvoir avoir un sentiment de bien-être et de quiétude.

Ce n’est pas tout le monde qui va dans le bois pour chasser, tu sais. Il y en a beaucoup qui vont là pour relaxer [… ou] prendre des vacances. Ils restent au camp à profiter de la nature, du lac, du paysage et c’est comme ça qu’ils passent du temps avec leurs enfants et leur famille.

EG2

Ils précisaient qu’il est nécessaire d’avoir des sites propices au piégeage du lièvre (Lepus americanus), à la chasse au petit gibier et à la cueillette de bois de chauffage ou de produits médicinaux. Ils mentionnaient l’importance d’avoir des lieux favorables à la pêche, mais aussi un coin pour s’approvisionner en eau à des fins de consommation. L’accessibilité au territoire par un réseau de sentiers et de chemins est aussi primordiale.

Dans le temps, nos parents arrivaient par canot sur le lac en face alors qu’aujourd’hui on utilise nos autos pour venir au camp. Les chemins, ça sert à ça, c’est pour pouvoir avoir accès au camp. Il y a aussi les sentiers qui sont autour. On peut […] aller cueillir par exemple des plantes médicinales.

EG4

Intérêts

Le choix du site se fait en fonction de plusieurs composantes forestières. Il est nécessaire d’avoir une topographie relativement plane pour installer un lieu d’habitation, souvent entouré de montagnes et de collines. Les membres de la famille mentionnaient que le campement est érigé dans des lieux stratégiques pour la plupart aux abords d’un plan ou d’un cours d’eau. Ils expliquaient que, historiquement, la mobilité sur le territoire se faisait principalement à partir du réseau hydrographique.

Nos pères et nos grands-pères choisissaient leur terrain de campement par le fait qu’il y a un lac ou une rivière. C’était normal parce qu’ils arrivaient par là. Il fallait de la forêt autour pour faire le bois de chauffage ou mettre des collets pour le lièvre. Il ne fallait pas non plus que ce soit en pente.

EG2

Les membres de la famille mentionnaient que l’approvisionnement en eau pour la consommation se faisait dans le lac gelé en hiver alors qu’il pouvait se faire dans les rivières en été. La qualité de l’eau est un élément majeur. Les membres de la famille, en parlant du réseau hydrographique, faisaient aussi référence au piégeage des animaux à fourrure aquatiques comme le castor. Ils indiquaient la pêche comme pratique et affirmaient que les poissons ont besoin d’une eau de qualité pour survivre.

Ils précisaient que le camp est installé à proximité d’axes de déplacements pour en faciliter l’accessibilité ainsi que l’exercice des activités et des pratiques d’Innu aitun.

Aujourd’hui, on se déplace plus en auto, parce que ça va plus vite. On travaille tous à temps plein. Ça fait du bien de pouvoir venir au camp même si parfois c’est juste la fin de semaine. Ça prend quand même trois heures pour aller au camp. C’est pour ça qu’il faut des chemins. On ne peut plus faire comme avant [en référence à leurs ancêtres qui utilisaient le réseau hydrographique].

EG3

La famille mentionnait qu’il faut avoir une forêt non perturbée, car les paysages adjacents au camp, aux chemins ainsi qu’aux sentiers sont des composantes importantes à conserver. Ce couvert forestier favorise la présence des espèces fauniques recherchées.

Le paysage aussi, c’était important, […] surtout avec des montagnes autour. Mais il n’y a pas juste ça, la forêt autour du camp, il faut en avoir. Ça protège quand il y a de grands vents […], mais de la pluie aussi. L’été ça cache du soleil quand il fait trop chaud. Ce sont des choses de même qu’il faut penser quand on installe un camp.

EG3

La présence de peuplements mixtes, soit un mélange de conifères et de feuillus comme le sapin baumier (Abies balsamea) et le bouleau blanc (Betula papyrifera), est importante pour le piégeage, la cueillette ou la chasse au petit gibier. Ils mentionnaient aussi que des vieilles forêts résineuses dominées par l’épinette noire (Picea mariana) sont tout aussi importantes dans cette zone. Ils associent ces peuplements à l’habitat d’hiver de la martre (Martes americana).

Le site du camp, il faut penser à tout quand on veut l’installer. Il faut regarder si la forêt autour va être bonne pour chasser, piéger ou faire la cueillette. Par exemple, le lièvre, on va le piéger par des collets autour du camp. Il est dans les forêts mélangées, lui, où il y a du feuillu avec du sapin. On met aussi des pièges pour la martre des fois, on sait qu’elle est là lui aussi. Le lièvre, c’est sa proie. […] Il faut avoir une forêt d’épinettes proche, parce que c’est sa maison. La forêt mélangée, elle va là pour chasser, comme nous.

EG3

Les membres de la famille précisaient aussi que la qualité visuelle est un aspect important dans cette zone à partir du camp, mais aussi à partir des déplacements sur les lacs et les rivières ainsi que sur le réseau routier. Il est important de maintenir la qualité esthétique du paysage adjacent et bordant les lacs, les rivières, les chemins et les sentiers du réseau plus stratégique ainsi que l’environnement immédiat et la vue du campement. Ils associent les paysages aux activités liées au bien-être et ressourcement, aux pratiques de piégeage et de pêche ainsi qu’aux rencontres et rassemblements.

Zone de Nutshemiu-aueshish

Nutshemiu-aueshish est le terme utilisé par la famille pour identifier des portions de territoire utilisées pour leur intérêt faunique. Ce sont des zones où l’on retrouve une richesse et une abondance fauniques associées aux activités et aux pratiques d’Innu aitun.

Valeurs

Cette zone représente les endroits du Natau-assi propices à exercer la chasse, le piégeage et la cueillette. La famille mentionnait que cette zone est fréquemment utilisée à des fins de subsistance. Elle affirmait y retrouver des sites où il est possible de rencontrer une plus grande abondance d’espèces fauniques et d’espèces végétales.

La chasse à l’orignal, c’est entre l’hiver et le printemps, parfois à l’automne. On le chasse en groupe là où il est pendant ce temps-là. C’est dans des zones de forêts mélangées qu’il est l’hiver parce que c’est riche pour lui. […] Il y a aussi le lièvre qui va là parce qu’il peut manger et s’abriter. C’est riche pour lui aussi. Ce sont des coins où on va pour chasser et piéger pendant l’hiver. Mais durant l’été on peut y aller pour faire de la cueillette de sapin ou de plantes.

EG4

Suivant la famille, la chasse à l’orignal (Alces alces) reste une pratique importante. En effet, par leurs observations et leur expérience, les membres de la famille savent qu’il existe dans cette zone des sites où l’orignal s’installe principalement pour la saison hivernale. Cette zone représente, pour l’orignal, à la fois un refuge pour se mettre à l’abri, un garde-manger pour se nourrir et un réseau de sentiers pour se déplacer.

Il y a une montagne où on va pour chasser l’orignal, c’est son habitat durant l’hiver. Il a tout là. On est allé voir l’autre jour à l’automne avant qu’il s’installe [pour l’hiver]. C’est beau à voir. On voit tous les chemins qu’il fait pour se déplacer. Ce sont ses ravages. À l’hiver aussi on est allé une fois, on voyait qu’il mangeait les bouts des branches de bouleau. Il a son garde-manger là. Il a aussi sa place pour se reposer et se protéger. C’est en dessous des sapins avec leurs branches qui le cachent. On a vu qu’il trace des chemins d’en haut jusqu’en bas de la montagne, pour fuir les loups. Il reste là plusieurs années, s’il n’est pas dérangé.

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Par ailleurs, les membres de la famille mentionnaient la présence d’autres espèces comme le lièvre, la martre et le lynx (Lynx canadensis). La famille précisait que la martre est présente dans cette zone essentiellement pour combler ses besoins nutritifs. Les membres de la famille peuvent donc installer leurs pièges pour la martre. Ils rajoutaient que très souvent il arrive qu’ils mettent aussi des pièges pour le lynx.

Il y a plein d’autres animaux qui sont là. Le lièvre, il aime bien les forêts mélangées. Il peut manger là et il peut se cacher à l’abri […] en dessous des branches de sapins qui descendent jusqu’au sol. Mais il se déplace facilement parce que les arbres sont loin entre eux dans ce type de forêt. On arrive aussi à piéger la martre ou le lynx parce qu’ils courent après pour se nourrir.

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La cueillette est une autre pratique couramment exercée dans cette zone.

On fait de la cueillette aussi là-dedans, pour ramasser des branches par exemple, pour faire du sapinage au sol dans les tentes. C’est mieux. Les branches y sont plus belles. Si on a besoin d’écorce de bouleau ou de la gomme de sapin, on va là aussi. […] C’est bon pour cueillir les plantes médicinales aussi. Mais c’est notre mère qui pourrait t’en parler, c’est les femmes qui en connaissent plus.

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Intérêts

La famille observe que la zone de Nutshemiu-aueshish se caractérise par l’entremêlement de peuplements résineux et mélangés dans des endroits où le terrain est en pente et en versants de collines.

Il y a quand même des caractéristiques propres à ces montagnes. On voit une partie de la montagne où les arbres sont grands en hauteur avec des gros troncs, souvent du sapin et de l’épinette avec du bouleau aussi, des arbustes et des plantes en dessous. Il y a une autre partie à côté où c’est plus des épinettes, une forêt d’épinettes. C’est collé. C’est l’ensemble qu’il faut voir, des forêts mélangées et des forêts résineuses.

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Les forêts mélangées sont critiques pour la survie de plusieurs espèces fauniques et végétales nécessaires à l’exercice des pratiques d’Innu aitun. Le territoire de la famille étant situé dans le domaine bioclimatique de la pessière noire à mousse, elles sont rares à l’échelle du paysage.

Notre territoire, c’est plus des forêts d’épinettes noires. Il n’y a pas beaucoup d’animaux qui aiment ça. On ne va pas là souvent pour chasser. C’est pour ça qu’il faut avoir les forêts mélangées. Ça amène plus d’animaux comme l’orignal ou le lièvre.

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Toutefois, les forêts mélangées doivent être connectées aux forêts résineuses adjacentes et aux milieux riverains et humides. La famille mentionnait que cette connexion est nécessaire notamment pour la survie de l’orignal sur leur Natau-assi en raison de son cycle de vie.

Les forêts mélangées, ça ne peut pas rester seul. C’est un ensemble, des parties mélangées et des parties en conifère. Le lièvre va être dans le mélangé, la martre va être là aussi parce qu’on la tue là-dedans aussi. Mais elle aime mieux les forêts avec des grandes épinettes. Elle y retourne, c’est sa maison, son abri. Pour que la martre reste là, il ne faut pas que la forêt soit ouverte. Pis les arbres, il faut qu’ils soient vieux avec du lichen sur les branches.

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Un autre intérêt associé à cette zone est lié à la disponibilité de sites pour la pratique de la cueillette. Cette zone est en effet composée d’une plus grande richesse d’espèces végétales en termes d’arbres, d’arbustes et de plantes herbacées, notamment le sapin baumier, l’érable à épis (Acer spicatum) ou la viorne (Viburnum edule).

L’importance accordée par la famille aux forêts mélangées riches sur les versants de collines est catégorique dans la zone de Nutshemiu-aueshish. Leur conservation est prioritaire. Pour la famille, il est important d’avoir à l’échelle du paysage un couvert forestier où les perturbations sont sous-dominantes. Cela permet aux animaux non seulement de se déplacer, mais aussi de se sentir bien sur leur Natau-assi.

Zone de Nashipetimit mak Massekuat

Nashipetimit signifie « au bord de l’eau ou sur la rive » alors que Massekuat englobe les termes marécage, marais, tourbière et étang. La zone de Nashipetimit mak Massekuat représente la portion du Natau-assi dont l’importance est liée directement à la présence du réseau hydrographique. Elle désigne, notamment, les différents milieux bordant les rivières, lacs et milieux humides qui sont liés à certaines activités et pratiques d’Innu aitun.

Valeurs

L’eau possède une importance capitale pour le maintien d’Innu aitun. La famille mentionnait qu’autrefois les rivières et les lacs représentaient le principal moyen de transport pour se déplacer de Uinepekut à Nutshimit. D’ailleurs, la famille expliquait qu’il était possible de retrouver de nombreux vestiges de sentiers de portage que les générations précédentes empruntaient pour franchir des sections de rivières infranchissables. Ces sentiers de portage représentent un patrimoine important à protéger. Même si ce type de mobilité a diminué pour faire place à l’utilisation de véhicules à moteur sur le réseau de chemins carrossables, leur importance n’est toutefois pas mise de côté.

Ça a plusieurs utilités. Le castor est là. On va le piéger là. Il y a le huard qui est là et le lièvre aussi. On va aussi chercher de l’eau pour boire. C’est très utile. L’hiver, on va chercher notre eau dans le lac. On fait un trou dans la glace et on puise l’eau. On se déplace aussi par les rivières, même si on le fait moins maintenant.

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Par ailleurs, le castor a longtemps été une espèce importante tant dans le régime alimentaire que pour la confection de vêtements et la vente de la fourrure. La famille affirmait qu’aujourd’hui encore le castor tient une place importante pour l’Innu aitun.

On piège encore le castor. C’est plus pour manger, par contre, que pour vendre sa peau. Les rivières et les lacs, c’est son habitat. Il fait des barrages pour faire varier l’eau. Ça l’aide à transporter sa nourriture ou le bois qu’il ramasse. Quand l’eau monte après avoir construit son barrage, il crée d’autres habitats pour d’autres animaux.

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Par ailleurs, les membres de la famille affirmaient que lorsqu’ils pêchaient sur les lacs et les rivières, le paysage était un aspect important de l’expérience.

Quand on va pêcher, c’est dans des lacs qu’on connaît bien. C’est bon de pouvoir avoir la vue de la forêt quand on pêche et admirer le paysage autour. On se sent bien avec les arbres et les oiseaux qui sont là.

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Ils ajoutaient que lors de leurs déplacements sur le réseau hydrographique, ils pouvaient chasser l’orignal, qui recherche les milieux riverains pour se nourrir. La famille précisait aussi que les milieux riverains et humides recèlent des espèces végétales importantes pour les pratiques de cueillette.

C’est là qu’on retrouve aussi la plupart des plantes médicinales. On retrouve le mélèze parce qu’il y a beaucoup d’eau justement et des petits fruits aussi comme la chicoutai. Mais c’est plus dans les tourbières, ça.

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Intérêts

La famille mentionnait que les milieux riverains et humides sont essentiels pour les différentes espèces fauniques. Ces milieux sont riches en termes d’espèces végétales comme l’aulne (Alnus rugosa), le saule (Salix sp.) et d’autres arbustes et plantes herbacées. De plus, les milieux humides comme les tourbières ouvertes font partie des écosystèmes dont l’orignal a absolument besoin. Ils expliquaient que les femelles, au printemps, descendent de l’habitat d’hiver, soit les collines de forêts mélangées, pour aller mettre bas dans ces milieux.

Il y a la femelle qui va dans les tourbières quand elle veut avoir ses petits au printemps. Elle reste là un petit bout, parce que c’est mouillé et c’est ouvert. Comme ça, s’il y a des loups qui attaquent, elle peut se sauver avec ses petits.

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Selon la famille, en saison estivale, l’orignal fréquente beaucoup les milieux riverains. L’orignal profite de ces milieux pour se rafraîchir en période plus chaude l’été.

On le voit souvent là l’été quand on se promène en bateau. Il est là parce qu’il trouve de quoi manger. C’est aussi pour se protéger quand il fait très chaud l’été vu qu’il y a des arbres qui le cachent. Il peut aller boire l’eau du lac en même temps. Il se trempe dans l’eau. C’est pour se cacher des mouches, mais aussi pour éviter les loups probablement.

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De plus, les membres de la famille expliquaient que les bords des lacs et des rivières sont des sites propices au piégeage du lièvre en raison de la présence du saule. Ils affirmaient que très souvent leurs sentiers de piégeage se retrouvent à proximité d’un plan d’eau.

Plusieurs espèces d’animaux sont là aussi. Le lièvre va être là parce que c’est riche en été. Le castor va trouver sa nourriture là. La gélinotte est là aussi et les oiseaux comme le mésangeai. Ils ne sont pas là juste pour la nourriture, mais aussi pour l’eau. C’est pour ça, quand on met un piège, on le met proche de l’eau parce qu’on sait qu’il y a aussi le lynx qui va passer là, le pékan, la martre. Il y a encore le rat musqué et le vison.

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Réseau Natau-kapatakan

Natau désigne l’action de chasser, mais inclut aussi, selon l’utilisation du mot par la famille, l’action de piéger. Kapatakan est, quant à lui, un terme utilisé pour désigner un sentier de portage. La conjugaison des deux termes, le réseau Natau-kapatakan, est vite devenue usuelle pour les membres de la famille pour parler du réseau de chemins et de sentiers associés à Innu aitun, et qu’ils empruntent entre autres pour exercer la chasse et le piégeage.

Valeurs

Les membres de la famille affirmaient que les sentiers de portage, qui étaient autrefois plus utilisés qu’aujourd’hui, ne sont pas uniquement associés à un réseau de déplacement. On pouvait y installer un camp de courte durée pour se reposer et faire des provisions afin de continuer son chemin vers la destination visée. La famille explique que, dans cette zone, il était autrefois commun de se rassembler, de se reposer, de chasser et de piéger pour faire des provisions en vue de continuer la route.

Quand nos parents se déplaçaient en canot, ils utilisaient les portages. Maintenant, on les utilise moins. Il y en a quand même qu’on utilise encore. Les Innus, qui faisaient le voyage, se rencontraient souvent là où il y avait des portages à faire. Ils prenaient une pause et s’installaient ensemble. Ils faisaient de la petite chasse ou ils mettaient des collets pour pouvoir manger. Ils s’installaient là où des grandes rivières se rencontraient par exemple.

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Les membres de la famille précisaient que l’accès au territoire est beaucoup plus facile maintenant grâce aux routes et aux moyens de transport, ce qui a amené un changement significatif dans la représentation que se font les membres de la famille de ce réseau. Il ne concerne pas seulement les chemins et les sentiers de portage, mais s’étend à l’ensemble des chemins et des sentiers du Natau-assi qui sont empruntés par véhicule motorisé ou à pied à des fins de chasse, de piégeage et de cueillette.

Il y a des sentiers qu’on utilise juste pour le piégeage. On les fait à pied souvent. Ce sont des grandes lignes qui font le tour. Mais tu sais avec le changement, on a nos autos et ça devient facile de se déplacer partout sur le territoire. On utilise aussi parfois les chemins pour mettre nos collets à lièvre. Quand on voit un endroit où on sait que c’est un bon habitat pour le lièvre, on s’arrête et on met les collets. Mais ça arrive aussi qu’on mette des pièges pour la martre parce qu’on sait qu’elle n’est pas loin.

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Dans ce réseau, il existe, selon la famille, différentes catégories de chemins et de sentiers. Certains chemins sont utilisés pour les déplacements plus fréquents et communs sur le Natau-assi. D’autres possèdent un caractère d’usage multiple puisqu’il s’y effectue aussi de la chasse, du piégeage et de la cueillette. Le réseau comprend aussi des sentiers accessibles en motoneige en hiver et en véhicule tout-terrain en été et en automne. Ces sentiers sont utilisés pour la petite chasse, le piégeage d’animaux à fourrure et la cueillette de produits forestiers. La famille mentionnait qu’il y a aussi les sentiers de portage qui ont été légués par les générations précédentes.

On n’utilise pas tous les sentiers de portage. Souvent, ceux qui sont accessibles, on va s’en servir plus. Par exemple, ceux qui sont l’autre bord du lac. L’hiver, on va traverser le lac gelé et mettre des pièges dans les sentiers que mon père utilisait. Pour les autres qui sont plus loin, on s’en sert mais moins souvent. On les utilise quand on reste plus longtemps sur le territoire.

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Les sentiers de piégeage, enfin, suivent généralement une boucle définie et ne sont pas accessibles en véhicule motorisé. Ces sentiers sont entre autres utilisés pour les activités de colletage de lièvre, de piégeage de martre et de lynx et pour la cueillette de produits médicinaux ou de bois de chauffage.

Intérêts

L’accès au territoire et aux ressources est un aspect important pour la gestion du Natau-assi. Les membres de la famille mettaient en évidence la réalité d’aujourd’hui face à celle des générations précédentes, où le principal moyen de transport était le canot, alors que maintenant l’accessibilité au territoire est plus étendue en raison de l’automobile, qui améliore les déplacements. Il est donc important d’avoir un réseau qui soit permanent : le maintien d’un réseau de sentiers et de chemins par un système de priorisation est un volet critique.

La famille précisait que ce réseau permet aussi d’explorer le territoire pour prévoir les prochains sites de chasse, de piégeage et de cueillette de bois de chauffage.

Les chemins qu’on fait en auto servent à se déplacer et aller partout sur le territoire. Mais ils servent aussi à d’autres choses, par exemple on met souvent nos collets sur le bord des chemins et en même temps on met aussi des pièges. Ils peuvent servir à ramasser des petits fruits, par exemple la framboise, qui pousse sur les bords et aussi, on peut aller chercher le bois de chauffage.

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Les membres de la famille mentionnaient qu’une variété d’espèces fauniques étaient chassées et piégées dans les sentiers et les chemins. Ils expliquaient qu’ils pouvaient traverser plusieurs types de milieux qui sont recherchés par ces espèces lors de la chasse et du piégeage.

Dans les sentiers et les chemins, on peut piéger des animaux comme la martre, le lièvre ou le lynx. On chasse aussi, mais c’est de la petite chasse, la gélinotte. Parfois, quand on fait le tour de nos pièges, on suit les lignes de trappe avec la carabine et on tire les gélinottes qu’on voit. Ça nous fait ça de plus à manger. Quand on met nos collets, on les met dans les forêts où il y a un mélange de sapins et de bouleaux. C’est là qu’il est. Mais la martre, on la piège entre le mélangé et la forêt d’épinettes.

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Un autre aspect important à considérer pour cette zone est le fait que les arbres soient toujours sur pied avec une certaine hauteur. En fait, il est nécessaire d’éviter d’avoir des trouées trop grandes dans les forêts qui longent les sentiers et les chemins.

Sites de Kanametat

Kanametat fait référence aux endroits et aux lieux où des individus ont laissé des traces, des marques de leur présence et des empreintes de leur passage dans des espaces géographiques donnés. Ces sites représentent aussi des lieux spécifiques où des activités de recueillement, d’exercice de la spiritualité, de ressourcement et de rassemblement peuvent s’exercer.

Valeurs

Les membres de la famille affirmaient qu’ils connaissent certains lieux où il est possible d’observer le passage des générations précédentes sur le Nitassinan de Pessamit, mais que leurs connaissances sont plutôt faibles à ce sujet. Le discours de la famille par rapport à ces sites renvoie souvent à des vestiges qui ont été laissés sur le territoire par leurs ancêtres. Ils mentionnaient que c’est une richesse inestimable et que ces sites représentent des legs culturels et des empreintes de l’occupation passée.

Kanametat, c’est partout où les Innus sont passés. C’est partout où ils ont laissé des traces sur le territoire. C’est un patrimoine que nos ancêtres nous ont laissé. C’est la culture qui a été laissée. C’est une richesse que d’avoir ça sur notre territoire.

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Ils ne connaissent pas de sites archéologiques précis qui auraient été découverts sur leur Natau-assi. Par contre, ils savent que les anciens portages qui avaient été utilisés par les générations précédentes pourraient receler des artéfacts.

Il y avait un endroit où on mettait des trucs. On rangeait toutes sortes de choses comme les outils et les instruments. C’était à la tête du lac, là où le portage commence. C’était là où il y avait des roches, dans une sorte de cavité rocheuse, un genre de grotte, ils laissaient leurs trucs là.

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La famille mentionnait aussi ne pas connaître de sites de sépultures spécifiques qui seraient présents sur leur Natau-assi.

On en connaît pas ici, de sites de sépulture. Ce qu’il y a par contre, ce sont des sites avec une croix plantée au sol qui commémorent le décès de quelqu’un. Il y a des gens qui viennent là pour se recueillir et prier.

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La famille précisait que les anciens sites de rassemblements et de rencontres peuvent être considérés comme des sites de Kanametat. Ce sont selon eux des sites et des lieux qui sont généralement connus et dans lesquels il est possible parfois d’observer des traces du passage des générations précédentes.

Il y a les anciens sites de rassemblements. […] Ça aussi, c’est un patrimoine, c’est un souvenir. Ça se retrouve souvent là où les grandes rivières se croisent ou sur le bord des lacs. On peut sûrement encore voir des traces de nos ancêtres dans ces endroits.

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Ces sites représentent un patrimoine, un héritage culturel et une fierté pour les générations futures ; sans leur présence sur le territoire, l’exercice de certaines activités et pratiques d’Innu aitun ne pourrait pas être possible.

Intérêts

De manière générale, les sites de Kanametat se retrouvent davantage au bord des lacs et des rivières. Ils mentionnaient que les sites archéologiques connus sont souvent au bord des lacs ou des rivières. Ils disaient aussi que les anciens portages sont des sites à fort potentiel archéologique. La famille rajoutait que les sites de sépulture et les sites de rassemblements et de rencontres se retrouvent aussi dans ces milieux. Les sites de Kanametat sont des lieux précis et délimités qui doivent être protégés intégralement.

Connectivité et degré de durabilité

La connectivité est un facteur qui influence le fonctionnement adéquat de E nutshemiu itenitakuat. L’interaction entre les différentes zones et sites est un aspect incontournable dans son fonctionnement. Le Réseau Natau-kapatakan et la zone de Nutshemiu-aueshish sont des exemples de l’importance de la connectivité par l’entremêlement d’écosystèmes variés. La connectivité est donc un facteur qui influence grandement le maintien d’Innu aitun sur le Natau-assi.

Ces zones et ces sites évoluent différemment dans le temps et l’espace. Ils possèdent un degré de durabilité, soit d’utilisation et d’occupation très varié : la zone de Kauitshinanut, par exemple, où des zones d’établissement sont associées à une occupation à plus court terme alors que d’autres, comme le camp principal, sont plus permanentes et stables dans le temps. Des facteurs biophysiques et climatiques ont un impact sur la durabilité de certaines zones. Certaines seront utilisées chaque saison et chaque année tandis que d’autres pourront être utilisées une saison sans nécessairement être réutilisées la saison de l’année suivante. Certaines zones comme le Nutshemiu-aueshish peuvent avoir un caractère transitoire, car elles sont beaucoup plus sensibles aux changements biophysiques et climatiques. Ce sont des zones associées à un stade de développement intermédiaire où elles sont perçues comme des zones de transition. Le Réseau Natau-kapatakan, par exemple, est associé à un caractère autant temporaire que permanent. En fait, certains sentiers sont perçus comme permanents, car ils sont préservés pour leur caractère patrimonial alors que d’autres sont temporaires en raison de la dynamique de la forêt et des espèces fauniques recherchées.

Conclusion

E nutshemiu itenitakuat est un concept montrant que les éléments socioculturels de l’Innu aitun, liés au patrimoine culturel, sont intimement associés aux éléments écologiques du Natau-assi, liés au patrimoine naturel. Ce concept, en identifiant des zones et des sites d’intérêt, permet de traduire la perspective innue dans un langage plus accessible aux acteurs et aux actrices non autochtones de la gestion forestière et de la conservation du patrimoine. En voulant répondre à des outils de gestion et à des cadres législatifs que ces acteurs et ces actrices non autochtones utilisent, l’expression innue de ce patrimoine culturel et naturel en vient à être altérée. E nutshemiu itenitakuat ainsi défini peut morceler les besoins innus de protection, de conservation et de mise en valeur. Si la typologie des zones et des sites provenant du savoir des générations précédentes est relativement stable dans le temps, leur localisation géographique sur le territoire est quant à elle très variable. En posant ainsi des limites circonscrites dans un exercice de zonage, cela peut occasionner des pertes de ce legs, car freinant la vitalité de l’Innu aitun sur le Nitassinan. D’un côté, il y a le désir de faire vivre l’Innu aitun dans son intégralité sur le Nitassinan et, de l’autre, le devoir de travailler avec les exigences imposées. C’est dans cette dualité que la perspective innue évolue et est amenée à se redéfinir sans cesse.

Ce concept permet toutefois de définir un cadre de référence et d’approfondir la réflexion sur des modalités de conservation et d’aménagement culturellement appropriées du patrimoine naturel. E nutshemiu itenitakuat contribue à la réflexion sur les systèmes socio-écologiques autochtones en rejoignant l’idée de système socio-écologique amenée par Oström (2007, 2009) et McGinnis et Oström (2014). Un tel cadre est nécessaire pour bâtir le vocabulaire de base de tout concept pouvant être utilisé pour construire différents types d’explications causales attendues d’une théorie (McGinnis et Oström 2014). Le développement d’un cadre de référence représente une voie pour les communautés autochtones à la recherche de solutions qui soient plus appropriées à leur mode de vie et à leur culture (Beaudoin et al. 2016). Cela permettrait de définir leurs valeurs, leurs intérêts et leurs besoins pour différentes zones et sites d’intérêt socioculturels et écologiques afin de mieux planifier et gérer leurs territoires en milieu forestier. Cette recherche, en misant sur des concepts, des savoirs et des systèmes autochtones, vise à créer un espace culturellement approprié et ouvre la porte à une réappropriation et à une reprise du contrôle pour les communautés autochtones de leurs institutions sociales, culturelles, politiques, économiques et environnementales.

Les résultats de cette recherche demeurent néanmoins une première proposition exprimée à partir de la vision d’une famille de la communauté innue de Pessamit. Des travaux supplémentaires doivent être effectués pour arriver à comprendre, notamment, comment E nutshemiu itenitakuat peut être déployé à une plus grande échelle. Selon FSC Canada (2020 : 9), par exemple, les paysages culturels autochtones (PCA) sont : 

[…] des paysages vivants auxquels les peuples autochtones accordent une valeur sociale, culturelle et économique issue de leur relation durable avec le territoire, l’eau, la faune, la flore et le monde spirituel, de même que de l’importance actuelle et future que ces lieux jouent dans leur identité culturelle. Les PCA sont caractérisés par des éléments qui se sont maintenus tout au long d’interactions de longue date fondées sur la connaissance des soins à apporter à la terre et sur l’adoption d’un mode de vie fondé sur l’adaptation. Les peuples autochtones ont une responsabilité d’intendance sur ces paysages. 

Pour appliquer E nutshemiu itenitakuat à la conservation du patrimoine et à l’aménagement intégré des forêts du Nitassinan de Pessamit, une avenue qui apparaît prometteuse est de le transposer à l’échelle du paysage en tenant compte de la diversité et de la richesse des familles de la communauté, car elles sont nombreuses à le fréquenter, à l’occuper et à l’utiliser (Belisle et al. 2022). Il ne faut pas oublier que les savoirs, les intérêts et les besoins changent avec le temps, tout comme le territoire, ses ressources et ses paysages.