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Le droit au consentement libre, préalable et éclairé (CLPE[1]) est en développement partout dans le monde, à la confluence des enjeux d’autodétermination des peuples autochtones et de souveraineté des États-nations. C’est à la faveur de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA, « la Déclaration ») adoptée en 2007 (Institut Tshakapesh n.d. ; ONU 2007) que le principe du consentement est devenu un instrument privilégié par les Autochtones du monde entier pour exprimer leur droit de se prononcer sur les décisions relatives à l’exploitation des ressources naturelles sur leurs territoires ancestraux (Anderson 2011 ; Joffe et Preston 2010 ; Lebuis et King-Ruel 2010 ; Papillon et Rodon 2019a).

Ce n’est qu’en 2016 que le Canada a donné son appui à la DNUDPA et s’est engagé à assurer son arrimage avec les lois canadiennes. Cet engagement s’est finalement concrétisé en juin 2021, alors que le Parlement canadien adoptait la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (L.C. 2021, chap. 14). À ce jour, la mise en oeuvre du principe et du droit au CLPE des peuples autochtones demeure toutefois soumise à différentes interprétations, tel que précisé par Papillon et Rodon (2019a : 3-4) dans le numéro thématique que la revue Recherches amérindiennes au Québec a consacré au CLPE :

Les organisations de défense des droits des autochtones tendent à aborder le CPLE comme une extension logique du droit à l’autodétermination, et donc comme une reconnaissance explicite de leur autorité décisionnelle sur leurs terres ancestrales. Pour plusieurs États, y compris le Canada, le CPLE entraîne plutôt une obligation générale de consulter et de tenir compte de la volonté des peuples autochtones concernés, sans toutefois reconnaître à ces derniers un pouvoir décisionnel ou un véto sur les projets.

Papillon et Rodon 2019a : 3-4

Ceci soulève un certain nombre de questions en lien avec l’expérience des communautés autochtones et la mise en oeuvre du CLPE. Jusqu’à quel point le principe du consentement fait-il désormais partie du discours des Autochtones[2] au Canada ? Est-ce que le cadre réglementaire existant, de même que les mécanismes de participation qui y sont associés permettent de tenir compte des changements émergents dans ce domaine ? En pratique, comment s’exprime − ou pourrait s’exprimer − le CLPE au cours des consultations qui entourent les projets extractifs ?

La littérature scientifique et l’expérience des parties impliquées dans la négociation du consentement témoignent à la fois de la nécessité de clarifier comment s’opérationnalise le CLPE dans le contexte canadien de l’exploitation des ressources, et d’analyser la manière dont cela reconfigure les relations entre l’État, les corporations et les peuples autochtones. Papillon et Rodon (2019b) ont montré que les négociations entourant le CLPE se déroulent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des processus réglementaires existants, dans ce qu’ils identifient comme des stratégies de confrontation, de collaboration ou de réappropriation. Le premier implique une confrontation légale ou politique, par exemple par le recours aux tribunaux, par des protestations ou des blocages routiers. Le deuxième propose la voie de la collaboration, soit avec l’État ou d’autres acteurs, par exemple par des ententes négociées. Finalement, la réappropriation suppose la création de mécanismes décisionnels par les nations autochtones qui sont mis en oeuvre avec, ou sans, l’approbation de l’État.

Malgré cette pluralité d’approches, les recherches réalisées à ce jour mettent en lumière des contraintes significatives dans la mise en oeuvre du CLPE. Au Canada, les ententes sur les répercussions et les avantages réalisées dans les secteurs de l’hydroélectricité, des mines et des hydrocarbures révèlent que les processus manquent souvent de transparence et sont caractérisés par des rapports de pouvoir inégalitaires (Papillon et Rodon 2017 ; Szablowski 2010). De même, dans le domaine de la certification forestière, qui constitue un mécanisme volontaire de contrôle de la qualité des opérations, l’obligation pour l’industrie de chercher le consentement est sujette à interprétation, parfois remplacée par des ententes économiques ou des processus formels de consultation (Teitelbaum et Wyatt 2013). Globalement, la tendance va dans le sens d’une interprétation du consentement qui minimise, ou dilue, l’obligation de reconnaître l’autorité décisionnelle des Autochtones en matière d’exploitation des ressources sur les territoires ancestraux (Szabloswki 2010 ; Sadiq et Sinclair 2020 ; Yaffe 2018).

Le secteur forestier au Canada a reçu relativement peu d’attention de la part des chercheurs en ce qui concerne l’interprétation et la mise en oeuvre du CLPE. Au Québec et au Canada, l’histoire des relations entre les Premières Nations et l’industrie forestière demeure marquée par de nombreux exemples de confrontations, les membres des communautés dénonçant des consultations insatisfaisantes et des opérations réalisées sur leurs territoires ancestraux en l’absence de leur consentement. C’est le cas, par exemple de la Nation atikamekw qui déclarait unilatéralement en 2014 sa souveraineté sur le Nitaskinan, et imposait en 2021 un moratoire sur les coupes forestières sur son territoire ancestral (Josselin 2021). De même, dans le cadre de l’annonce de la mise sur pied par le ministre québécois des Forêts, de la Faune et des Parcs d’une « commission indépendante » sur les caribous forestiers et montagnards au printemps 2022, le Conseil de la Première Nation des Innus Essipit et le Conseil de la Première Nation des Pekuakumiulnuatsh déposaient une requête devant les tribunaux pour protéger cette espèce de la destruction de son habitat par l’industrie forestière (Shields 2021).

Malgré l’apparition d’une diversité d’instruments institutionnels impliquant l’État et l’industrie dans le secteur forestier, un écart important persiste entre les attentes et revendications des peuples autochtones et la réalité des pratiques sur le terrain (Fortier et Wyatt 2019 ; Lawler et Bullock 2017 ; Trosper et Tindall 2013).

Nous suggérons que le contexte forestier canadien constitue un riche laboratoire pour mieux comprendre les dynamiques d’acteurs et les rapports de pouvoir qui sont en jeu au regard du consentement des Premières Nations (Leydet 2019 ; Teitelbaum et Wyatt 2013 ; Teitelbaum et al. 2019). Dans cet article, nous nous concentrons sur la communauté innue de Pessamit, dont l’engagement dans le secteur forestier, qui s’étend sur plusieurs décennies, a mis à l’épreuve une diversité de stratégies politiques pour faire reconnaître ses droits en ce qui concerne la gouvernance territoriale et la protection de l’intégrité du Nitassinan, son territoire ancestral.

L’objectif de cet article est de documenter les perspectives des représentants communautaires de Pessamit concernant le principe du CLPE et d’analyser la manière dont les dynamiques de consentement s’expriment dans trois mécanismes qui encadrent leur participation à l’aménagement forestier[3] : 1) le régime réglementaire, en particulier le processus de consultation mis en place par la Loi (québécoise) sur l’aménagement durable du territoire forestier (LRQ, chap. A-18.1) ; 2) les ententes entre les communautés autochtones et l’industrie forestière ; 3) les mécanismes volontaires de régulation corporative, en particulier la certification forestière.

Nous présentons d’abord les détails de notre méthodologie de recherche. Nous faisons ensuite un retour sur les fondements normatifs entourant la mise en oeuvre du CLPE en contexte forestier canadien et québécois. Après avoir présenté la communauté de Pessamit et les spécificités de l’histoire de sa relation avec l’industrie forestière, les principaux résultats de notre enquête sont présentés et discutés selon les trois mécanismes de participation identifiés plus haut.

Méthodologie

La trajectoire des Innus de Pessamit au regard de leur implication dans les dossiers forestiers nous a semblé particulièrement intéressante pour documenter les perspectives autochtones au regard du CLPE. La stratégie de l’étude de cas (Yin 2017) a été privilégiée. Cette communauté présente un profil et un cheminement qui comportent plusieurs événements clés de nature à enrichir notre analyse de la mise en oeuvre du CLPE. En particulier, l’historique des relations communautaires avec l’industrie forestière, la diversité des stratégies pour faire face aux enjeux de la gouvernance territoriale et l’expérience de certification forestière sur le Nitassinan offraient un terrain de recherche fort pertinent. De plus, au moment de débuter nos travaux en 2016, le nouveau contexte de la participation communautaire aux consultations forestières qui découlait d’une réorientation politique à Pessamit rendait la démarche de recherche plus intéressante pour les membres du secteur Territoire et Ressources de Pessamit qui ont participé à notre étude. Ce bureau administratif, qui relève du Conseil des Innus de Pessamit, est responsable de tous les dossiers relatifs aux ressources naturelles sur le Nitassinan.

Figure 1

Préparation des membres du secteur Territoire et Ressources de Pessamit pour les consultations forestières

Préparation des membres du secteur Territoire et Ressources de Pessamit pour les consultations forestières

Sur la photo : Marie-Hélène Rousseau, Éric Kanapé, Adélard Benjamin et Nelson Vachon

Photo : Anne Rock

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Entre 2016 et 2017, nous avons réalisé huit entretiens semi-dirigés auprès des représentants communautaires, professionnels ou élus, qui étaient impliqués dans les consultations forestières. Tous les membres du secteur Territoire et Ressources de Pessamit qui étaient assignés aux dossiers forestiers ont participé à notre enquête, ainsi que trois membres en poste ou d’anciens membres du Bureau politique, élus ou négociateurs. Nous avons préservé leur anonymat. Les professionnels du secteur Territoire et Ressources agissent comme intermédiaires entre les Pessamiulnuat et les représentants du gouvernement et de l’industrie lors des consultations concernant des projets extractifs sur le Nitassinan. Les participants à nos entretiens de recherche ont souvent partagé l’expérience des familles qu’ils avaient eux-mêmes consultées. Toutefois, notre analyse s’est concentrée sur les perspectives des représentants politiques et professionnels de la communauté. Les entretiens ont eu lieu dans les bureaux du secteur Territoire et Ressources ou au Bureau du Conseil des Innus de Pessamit. Afin d’enrichir notre analyse, nous avons également interrogé deux informateurs clés en provenance d’autres communautés autochtones qui détenaient une expertise dans le domaine des consultations et de la certification forestière. Un fonctionnaire du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs a également répondu à nos questions. Finalement, une entrevue a été réalisée auprès de deux membres d’une compagnie forestière opérant sur le Nitassinan de Pessamit pour documenter les éléments en lien avec les ententes forestières et la certification de l’industrie.

Le guide d’entrevue que nous avons élaboré et validé avec les représentants du secteur Territoire et Ressources de Pessamit s’articulait autour des thématiques suivantes : 1) contexte de l’aménagement forestier sur le Nitassinan de Pessamit et déroulement des consultations forestières ; 2) compréhension et mise en oeuvre du CLPE ; 3) influence de la certification forestière sur l’aménagement forestier et le consentement des Pessamiulnuat. Les entretiens ont été enregistrés puis transcrits. Nous avons procédé selon une approche classique d’analyse de contenu (Miles et Huberman 2003) pour dégager les principaux résultats de nos entretiens. Une catégorisation des transcriptions a été réalisée avec le logiciel NVivo à partir des thématiques identifiées dans le guide d’entrevues. De nouvelles catégories ont également émergé de l’analyse du corpus de données (ex. : harmonisation, accommodement, compensations, etc.).

En 2018, trois participants à nos entrevues en provenance de Pessamit ont pris part à un atelier de validation qui avait lieu à la salle communautaire de Pessamit. Les résultats préliminaires ont été présentés et discutés. Trois membres du Comité Ilnu-aitun composé d’aînés de la communauté ainsi qu’un membre du Conseil tribal Mamuitun se sont également joints à cette rencontre et ont permis d’approfondir les échanges sur l’historique des enjeux forestiers et territoriaux sur le Nitassinan.

Contexte normatif : La DNUDPA, le CLPE et le secteur forestier au Québec

Dans cette section, nous discutons de la mise en oeuvre du CLPE depuis l’adoption de la DNUDPA ainsi que de son application en contexte forestier canadien. Nous abordons notamment la jurisprudence canadienne, la législation québécoise et la certification forestière en lien avec le respect du CLPE.

Adoptée après plus de vingt-cinq ans de négociation, la DNUDPA est rapidement devenue un instrument de droit international pour la décolonisation des rapports entre peuples autochtones et gouvernements. Le Canada fut toutefois l’un des derniers pays, en 2016, à « appuyer pleinement et sans réserve la Déclaration » (Gouvernement du Canada. Affaires autochtones et du Nord Canada 2016). Un an auparavant, la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR 2015) en recommandait déjà explicitement l’adoption et la mise en oeuvre par tous les paliers de gouvernements canadiens (appel à l’action n˚ 43). En 2021, le Parlement canadien adoptait la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et plusieurs juridictions canadiennes amorçaient le processus législatif permettant d’harmoniser les lois fédérales, provinciales et territoriales avec la Déclaration.

Les articles 19 et 32(2) de la DNUDPA sont venus appuyer l’autodétermination des peuples autochtones à travers le droit au consentement libre, préalable et éclairé. Ainsi, selon l’art. 32 de la Déclaration :

Les États consultent les peuples autochtones concernés et coopèrent avec eux de bonne foi par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources, notamment en ce qui concerne la mise en valeur, l’utilisation ou l’exploitation des ressources minérales, hydriques ou autres.

DNUDPA 2007, art. 32(2)

Au Canada, le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique (2014) a propulsé le débat entourant la notion de consentement. Dans ce cas de figure, la Cour a confirmé pour la première fois un titre ancestral à une nation autochtone sur un territoire de 1750 km2 en précisant que ses détenteurs avaient un droit collectif et exclusif de décider comment la terre et ses ressources étaient utilisées et quels bénéfices pouvaient en être tirés. Les juges ont toutefois précisé que cela ne constituait pas un droit de veto absolu, au sens où la Couronne peut, dans certains cas d’intérêt public, passer outre au droit au CLPE des peuples autochtones. Ceci venait baliser le droit au consentement libre, préalable et éclairé. La Cour a par ailleurs confirmé les arrêts Delgamuukw (1997), Haïda Nation (2004) et Taku River (2004) en réitérant qu’avant la reconnaissance de l’existence du titre, la Couronne est tenue de consulter de bonne foi les groupes qui revendiquent le titre ancestral.

Bien que le gouvernement canadien ait promis d’honorer le droit à l’autodétermination des peuples autochtones (Canada 2020), la jurisprudence canadienne prescrit un régime de consultation, plutôt que l’obligation du consentement, dans les cas où l’existence du titre autochtone n’est pas encore établie par la Cour, ou reconnue par les gouvernements. Au Québec, la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (LADTF) prévoit en effet des modalités de consultation et d’accommodement des peuples autochtones. La consultation des Premières Nations porte sur les plans d’aménagement forestier à l’échelle stratégique et opérationnelle, et les accommodements sont traités comme des mesures dites «d’harmonisation». Selon Teitelbaum (2015), la structure décisionnelle en place crée une hiérarchie des pouvoirs qui limite la participation autochtone principalement à l’échelle opérationnelle, les opportunités d’implication collective à l’échelle stratégique demeurant très limitées. De fait, la loi québécoise prévoit une consultation pour la « prise en compte des intérêts, des valeurs et des besoins des communautés » (art. 6 et 7). On est loin ici du « droit » au CLPE et de la perspective d’une co-gouvernance qui permettrait aux Autochtones de participer pleinement aux décisions relatives à l’aménagement des forêts.

En dépit de la portée relativement limitée du régime de consultation prévu à la LADTF, la certification offre un contexte particulièrement propice à la mise en oeuvre du CLPE dans le domaine forestier au Québec. En 2020, 90 % des forêts publiques du Québec étaient certifiées (MFFP 2021) soit par la norme du Forest Stewardship Council (FSC) (21,5 millions d’hectares) et/ou par celle du Sustainable Forestry Initiative (SFI) (28,4 millions d’hectares). Alors que ces deux systèmes de certification comportent des exigences pour le respect des droits autochtones, seul celui du FSC requiert le consentement des Premières Nations pour des opérations forestières réalisées sur leurs territoires traditionnels, et ce depuis 1994. L’exigence de consentement a toutefois donné des résultats mitigés en raison de problèmes d’interprétation de la norme (Teitelbaum et Wyatt, 2013 ; Teitelbaum et al. 2019), ce qui a notamment orienté le processus de révision amorcé par FSC International en 2012. En 2020, les nouvelles normes du FSC (FSC 2018) entraient en vigueur au Canada. Ces normes encadrent de manière encore plus explicite et détaillée la mise en oeuvre du CLPE (FSC 2018 et 2019). Plus précisément, les normes du FSC exigent que les peuples autochtones et les demandeurs d’une certification établissent un dialogue pour en arriver à une entente entourant les opérations forestières selon un modèle que Leydet (2019) a qualifié d’« itératif ».

Les Innus de Pessamit et le contexte forestier sur le Nitassinan

Les gens de Pessamit font partie de la Nation innue qui compte onze communautés établies au Québec et au Labrador. Les terres de réserve de Pessamit, l’ilnu-assi, sont situées en bordure de l’estuaire du Saint-Laurent, sur la rive nord du delta de la rivière Betsiamites. La réserve, établie en 1862, avant même l’adoption de la Loi sur les Indiens en 1876, a une superficie de plus de 25 000 hectares, pour une population de 2 428 personnes résidentes (Statistiques Canada 2022). La communauté comporte plus de 75 % de locuteurs innus. Les activités traditionnelles des Pessamiulnuat se déroulent sur le Nitassinan, un territoire ancestral d’environ 138 000 km2 qui s’étend du fleuve Saint-Laurent au sud, au réservoir de Caniapiscau au nord, entre les 49e et 55e parallèles (voir fig. 2). Le Nitassinan comporte 87 lots de trappe délimités selon l’occupation familiale qui prévalait lors de la création de la Réserve à castor de Bersismis en 1951. Aujourd’hui, les Innus fréquentent leur territoire familial pour la pratique de leurs activités traditionnelles. Un représentant nommé par la famille agit comme porte-parole lors des consultations forestières ou relatives à d’autres projets extractifs qui risquent d’avoir un impact sur l’intégrité de leur territoire.

Figure 2

Le Nitassinan de Pessamit[4].

En médaillon gauche : Le Nitassinan historique des Innus du Québec et du Labrador. En médaillon droit : Localisation du Nitassinan de Pessamit dans la province de Québec

Le Nitassinan de Pessamit4.
Source : Service de géomatique, secteur Territoire et Ressources de Pessamit, 2022

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Depuis presque deux siècles, le Nitassinan des Pessamiulnuat est soumis à un ensemble d’activités extractives, en particulier l’hydroélectricité, la foresterie et l’exploitation minière. Avec plus de 5 000 baux de villégiature permettant l’établissement de camps, la fréquentation des pêcheurs et chasseurs non autochtones a aussi un impact important sur les ressources du Nitassinan. Les Innus de Pessamit ont donc une longue expérience avec l’industrie extractive et la colonisation de leur territoire. Ils n’ont jamais renoncé à leur titre aborigène. En 2005, ils se sont retirés de l’Entente de principe d’ordre général (EPOG 2004) qui avait été signée entre quatre communautés innues (Mashteuiatsh, Essipit, Nutashkuan et Pessamit), le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec. Les gouvernements ont toutefois reconnu les contours du Nitassinan de Pessamit tels qu’illustrés à la figure 2.

L’histoire des relations entre les Pessamiulnuat et les acteurs de l’industrie forestière a été marquée par une alternance de tolérance, de résistance, de poursuites judiciaires et de tentatives de dialogue. En effet, à la suite de l’octroi par le gouvernement du Québec de permis de coupe forestière à la compagnie Kruger sur l’île René-Levasseur en 2005, la communauté s’est mobilisée pour empêcher la récolte du bois sur son territoire ancestral (Messier et Poulin 2006). Une injonction interlocutoire (Première Nation de Betsiamites c. Canada (Procureur général) 2005) a permis d’arrêter temporairement les travaux de récolte. Puis, en raison de ces conflits et d’un incendie de forêt qui a ravagé une partie du territoire, la compagnie a cessé ses activités sur le Nitassinan. Mais la cause pendante devant les tribunaux pour la reconnaissance du titre autochtone a maintenu un climat de tension entre le Conseil des Innus de Pessamit et le gouvernement du Québec. Pendant plusieurs années, le Conseil a refusé de participer aux consultations prévues au régime forestier alors que se poursuivait la récolte de bois sur le Nitassinan. En 2012, cette politique de non-collaboration a été abolie et le secteur Territoire et Ressources de Pessamit était mandaté pour représenter la communauté lors des consultations forestières. Ce changement politique et structurel a permis de rouvrir le dialogue entre le gouvernement du Québec, les acteurs de l’industrie forestière et la communauté.

Au moment de réaliser notre enquête, trois compagnies forestières détenaient des permis de récolte de matière ligneuse sur le Nitassinan de Pessamit pour un total de plus de 1,5 million de m3/année[5] : Produits forestiers Résolu, Boisaco inc. et Produits forestiers Arbec inc. Les trois compagnies ont déjà détenu des certificats du FSC. Toutefois, Boisaco inc. et Produits forestiers Arbec inc. ont abandonné le FSC et se sont tournés vers la certification du Sustainable Forestry Initiative (SFI) qui comporte moins d’exigences au regard du respect des droits autochtones et de l’origine des bois certifiés. En 2014, le Conseil des Innus de Pessamit signait avec Produits forestiers Résolu une entente forestière qu’on pourrait qualifier de multi-sectorielle (Wyatt et al. 2013) et d’administrative (Charest 2008 ; Fréchette 2019). Cette entente comprend des modalités de création d’emploi, des dispositions relatives au consentement aux opérations forestières, un appui de Pessamit à la certification FSC de l’industrie et un soutien financier pour des projets forestiers communautaires. Selon un négociateur du Bureau politique interrogé sur cette entente demeurée confidentielle, Pessamit conserve ici le droit de retirer son consentement aux opérations forestières. Ceci remettrait toutefois en question les autres modalités de l’entente. On peut donc affirmer qu’il s’agit d’une entente de consentement pour une portion du Nitassinan sur laquelle Produits forestiers Résolu détient un permis de récolte de bois. Le Conseil des Innus de Pessamit n’a toutefois pas réussi à convenir d’une entente avec les deux autres compagnies qui récoltent la matière ligneuse sur le Nitassinan.

Figure 3

Visite du territoire de la famille Kanapé, réalisée dans le cadre des consultations sur les plans d’aménagement forestier sur le Nitassinan

Visite du territoire de la famille Kanapé, réalisée dans le cadre des consultations sur les plans d’aménagement forestier sur le Nitassinan
Photo : secteur Territoire et Ressources de Pessamit

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Résultats

Dans cette section, nous présentons d’abord un portrait de l’interprétation du principe du consentement libre préalable et éclairé par les participants à notre recherche, puis nous explorons les conditions de sa mise en oeuvre pour chacun des trois mécanismes de participation étudiés : 1) les consultations forestières ; 2) les ententes avec l’industrie ; 3) la certification forestière.

Le consentement libre, préalable et éclairé (CLPE) : une appréciation mitigée

Au moment de réaliser notre enquête, le principe et la portée du droit au CLPE, n’étaient pas encore bien connus des participants à nos entretiens et, selon ces derniers, encore moins de la majorité des familles qui étaient consultées sur les projets de récolte forestière sur le Nitassinan. Néanmoins, un professionnel du secteur Territoire et Ressources a partagé une définition détaillée de son interprétation.

Le CLPE, ça veut dire que la communauté est consultée avant le déroulement du projet. Puis que, suite à ça, la communauté peut réfléchir. Et ensuite, donner son consentement, parce qu’elle est d’accord avec le projet, parce que tous les enjeux lui ont été exposés, puis que tous les impacts, qu’ils soient positifs ou négatifs, lui ont été exposés. La communauté réfléchit, puis après ça, elle donne son accord de poursuivre, ou non, le projet. C’est la façon dont je le vois.

2016, Pessamit

Selon les personnes interrogées au Bureau politique et au secteur Territoire et Ressources, dans les premières années qui ont suivi la reprise du dialogue avec l’industrie et le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs en 2012, les représentants familiaux et les utilisateurs innus du territoire étaient relativement inconfortables avec le processus de consultation et manquaient de repères pour se prononcer sur les plans d’aménagement forestier. Ils ne savaient pas s’ils pouvaient refuser des travaux forestiers sur le Nitassinan ni comment négocier des accommodements. Le consentement des familles innues n’était pas discuté en tant que tel. Nos résultats montrent plutôt une hésitation à invoquer le droit au refus ou à négocier les conditions de leur consentement.

Les avis des participants à notre enquête sont partagés sur la mise en oeuvre du principe du consentement. Certains ont exprimé leur insatisfaction au regard du contrôle qu’ils peuvent exercer sur l’exploitation des ressources sur le Nitassinan, d’autres se sont montrés plus ouverts à la négociation :

Le consentement libre, préalable et éclairé ? Présentement, on est vraiment à côté. Parce qu’on a vraiment consenti à rien. On ne veut jamais consentir à quoi que ce soit avant de bien voir comment ça va se faire, où ça va se faire, puis ça, on est pas libre. Présentement, c’est décidé d’avance. C’est pour ça que je dis : “On devrait travailler en amont avec les ministères, lors de la création de ces plans d’aménagement”. Là, on aurait notre consentement libre et éclairé.

Un professionnel du secteur Territoire et Ressources, 2016, Pessamit

Si tu utilises toujours l’argument des droits autochtones, du titre aborigène, ces termes-là, ça ouvre à une confrontation. Tandis que si tu dis : “On veut négocier de nation à nation”, ça ouvre à plus de possibilités. C’est ça la cohabitation.

Un membre du Bureau politique, 2017, Pessamit

Pour d’autres participants, en toute cohérence avec les choix politiques qui ont été faits en 2012 en faveur du dialogue avec l’industrie forestière et le gouvernement, le consentement est vu comme l’aboutissement d’un processus de consultation et d’accommodement qui respecterait la protection du territoire et de la culture innue. Ainsi, un membre du Bureau politique précise : « Si notre territoire est protégé, si notre culture est protégée, si notre langue est protégée, si notre ilnu-aitun [nos activités traditionnelles] est protégé, notre consentement, vous allez l’avoir » (2017, Pessamit).

Ces résultats montrent donc qu’au moment de notre enquête, les personnes interrogées avaient une connaissance plus ou moins précise de la signification et de la portée du principe du CLPE, ainsi qu’une appréciation mitigée de son potentiel pour donner une voix aux membres de la communauté dans les dossiers forestiers.

Les consultations forestières : un dialogue à construire

Dans le contexte où la communauté se réengageait à participer aux consultations forestières avec les changements dans la composition du Conseil, nos résultats montrent qu’il n’y avait pas de consensus sur les retombées de cette nouvelle orientation. Pour le Bureau politique, les consultations prévues à la Loi sont considérées comme une occasion d’accès à la négociation du consentement communautaire, la voie des tribunaux n’ayant pas donné les résultats escomptés. En revanche plusieurs autres participants à nos travaux ont émis des doutes sur l’issue des consultations, exprimant plutôt l’impossibilité de modifier les rapports de pouvoir établis en défaveur des peuples autochtones.

Les responsables communautaires des consultations à Pessamit connaissent bien les modalités de l’obligation de consulter et d’accommoder les peuples autochtones selon les balises dictées par la Cour suprême du Canada et encadrées par la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier. Ils savent que la notion de consentement n’est pas une exigence législative. Les professionnels du secteur Territoire et Ressources informent les familles et les utilisateurs du territoire de la portée des consultations, de l’étendue et de la nature des opérations forestières, des impacts anticipés et des accommodements possibles, définis comme des « mesures d’harmonisation ». Toutefois, selon un membre du Bureau politique interrogé, les consultations forestières nécessitent un important travail d’éducation, autant du côté autochtone que du côté gouvernemental :

Y’a pas juste des impacts négatifs. Il va y avoir des impacts positifs. Tu peux travailler, tu peux avoir une accessibilité [au territoire], tu vas aller en jeep au lieu de faire des portages… Il faut expliquer ça. Sauf que la déforestation, c’est la ressource faunique qui en mange un coup. Il faut l’expliquer [aux utilisateurs du territoire].

2017, Pessamit

Selon les personnes interrogées, plusieurs membres de la communauté voient les consultations comme une stratégie gouvernementale ou industrielle pour faire accepter les coupes forestières et prétendre au consentement des communautés. Par ailleurs, l’accommodement est vu comme un processus qui devrait aller dans les deux sens. Les interlocuteurs ont souvent l’impression que ce sont eux qui accommodent les compagnies forestières et non l’inverse. Selon plusieurs informateurs, le processus n’est pas bien adapté à la réalité autochtone. Les contraintes suivantes ont été mentionnées :

  • Les délais de consultations (30 jours) sont trop courts ;

  • La complexité et la multiplication des consultations sont un enjeu majeur dans un contexte de manque de ressources communautaires ;

  • Le partage des rôles entre l’industrie et le ministère n’est pas clair ;

  • Les utilisateurs sont souvent inquiets lorsqu’ils sont consultés, car il est difficile pour eux de comprendre la portée de la consultation et comment ils peuvent négocier des accommodements.

La dimension relationnelle des consultations semble également avoir changé depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier en 2013. Plusieurs participants ont exprimé des réserves au regard des changements qui ont donné au gouvernement la responsabilité de la planification des travaux forestiers. Les membres des communautés qui avaient développé, sur une longue période, des relations de confiance avec certains représentants industriels considèrent que les consultations dirigées par la partie gouvernementale sont plus impersonnelles, plus technocratiques et plus imprévisibles en raison de l’alternance des personnes responsables et des multiples paliers de responsabilités.

Enfin, des membres du secteur Territoire et Ressources ont exprimé le besoin de recevoir des orientations claires de la part du Bureau politique pour la participation aux consultations forestières. Les responsables des consultations ont insisté sur l’importance de transmettre le bon message aux familles pour ne pas susciter de fausses attentes. Ainsi, si la possibilité de refuser les opérations forestières ou de ne pas accorder leur consentement ne fait pas partie des options dans le processus de consultation, les utilisateurs du territoire veulent connaître l’étendue de leur pouvoir de négociation et les paramètres qui leur permettront d’établir ce dialogue avec les acteurs de l’industrie et du gouvernement.

Formaliser le consentement par des ententes forestières : un bon pari ?

Si l’obligation de consulter les peuples autochtones ne respecte pas nécessairement le principe du CLPE prévu à la DNUDPA, certaines compagnies forestières vont négocier des ententes avec les représentants communautaires leur assurant l’accès à la ressource forestière. En dépit du contexte dans lequel évolue la négociation de ces ententes, les participants à notre étude étaient partagés sur les motivations réelles des entreprises et sur les retombées de telles ententes pour Pessamit. Certains mentionneront que les ententes permettent d’éviter les tribunaux et y voient une occasion de développement économique pour la communauté. D’autres flairent l’opportunisme de l’industrie et l’intention de protéger l’image corporative. Le risque de donner une caution morale à une compagnie forestière et de formaliser une entente perdante pour la communauté a été identifié. La question des redevances pour l’exploitation des ressources naturelles du Nitassinan, ainsi que la réparation des dommages passés, revient souvent dans les entretiens et relève, pour la plupart des personnes interrogées, d’un enjeu d’équité :

Tu [l’industriel] nous a jamais donné une cenne, on a jamais reçu une cenne de toutes les redevances [payées au gouvernement]. Puis là, tu me dis que je vais faire de l’argent avec toi ? Pendant au moins 35 ans t’as exploité ma forêt [sans retours]. […] Je veux voir que le gouvernement, ces compagnies-là, paient des redevances à la communauté. Il faut que les compagnies paient du dédommagement. Comme d’habitude, les Indiens se ramassent avec rien.

Un membre du Bureau politique, 2017, Pessamit

En revanche, un membre du Bureau politique explique les avantages d’une entente forestière par opposition aux risques du recours aux tribunaux :

Un jugement ne tiendra que jusqu’à ce qu’il soit contesté. Alors qu’une entente, c’est un consentement à deux parties. […] Quand on dit [aux compagnies] vous allez profiter d’une entente avec les Autochtones, nous on va profiter de s’intégrer à un développement forestier qu’on a manqué depuis 100 ans.

2017, Pessamit

Les éléments qui caractériseraient une entente satisfaisante ont aussi été identifiés par les participants. Le respect des valeurs autochtones qui va au-delà du partenariat économique figure au sommet de la liste. Selon un interlocuteur, les ententes devraient être fondées sur une évaluation de la qualité et de l’importance de la forêt pour les Innus, et non strictement sur sa rentabilité.

Des modalités relatives à l’emploi doivent impérativement faire partie de la négociation. Certains répondants ont mentionné que les « ententes de répercussions et avantages » (ERA) qui sont conclues avec le secteur minier donnent de l’argent aux communautés et seraient plus proches des intérêts des gens, favorisant ainsi l’acceptabilité sociale. Un autre membre du Bureau politique aborde la notion de « modèle de consentement » qui devrait être associée aux ententes avec l’industrie :

Ça prend des penseurs, des innovateurs. Quand tu changes de modèle d’affaire, tu changes tes pratiques en forêt. Il faut de l’innovation dans les technologies, de l’innovation dans l’investissement. Trouver des modèles qui incluent tous les partenaires, les acteurs-clés, la clientèle, les réseaux. […] Il y a toujours la place pour les valeurs traditionnelles et pour les valeurs environnementales de protection du milieu. Il faut que tu les inclues dans les concepts clés de création de valeur. Ça peut faire partie du modèle de consentement.

2017, Pessamit

Les ententes conclues avec l’industrie forestière suscitent également un enjeu relatif à la transparence au sein même de la communauté. Plusieurs répondants ont partagé le souhait que les modalités des ententes qui sont négociées entre le Bureau politique et l’industrie soient mieux connues par la communauté et que des directives claires soient émises pour les mettre en oeuvre.

La certification forestière : un levier économique et politique ?

Les trois compagnies qui détiennent des permis de récolte sur le Nitassinan sont certifiées par l’un ou l’autre des systèmes de certification forestière. Toutefois, seules les normes du FSC comportent l’exigence formelle du consentement des peuples autochtones. Si le processus de négociation du CLPE suggéré par le FSC peut sembler un appui au développement de relations harmonieuses entre l’industrie et les communautés, la consultation demeure toutefois une responsabilité de la Couronne. La question de la « sphère d’influence » des acteurs gouvernementaux et industriels, c’est-à-dire leur rôle et leur autorité réciproques pour l’obtention du consentement autochtone représente un défi important pour la certification d’une entreprise forestière et introduit de la confusion chez les responsables communautaires de la consultation.

Bien que la norme du FSC soit la seule à exiger le CLPE, un membre du Bureau politique ne percevait pas cette certification comme un avantage déterminant :

FSC, SFI… c’est leur problème. Moi, j’ai une relation avec Résolu, je vais avoir une relation avec Arbec, s’ils gardent ce principe-là, de respecter le consentement de Pessamit. Peu importe la certification, nous on va maintenir le principe du consentement et le principe d’engagement de part et d’autre.

2017, Pessamit

La certification est perçue par plusieurs comme un levier pour le développement de relations économiques entre les communautés et l’industrie puisqu’il s’agit là d’un autre critère de performance évalué par les auditeurs. En contexte de pénurie de main-d’oeuvre forestière, les questions qui ont trait à l’emploi et aux partenariats d’affaire avec les Autochtones sont cruciales. Pour certains participants, les grands enjeux de conservation, comme la protection du caribou forestier et le maintien des forêts intactes, deviennent matière à négociation par le biais de la certification. Des garanties à ce niveau pourraient être considérées dans la balance des avantages et des inconvénients qui aboutissent au consentement des communautés et, ultimement, à la certification des territoires forestiers.

Néanmoins, plusieurs répondants étaient d’avis qu’il reste encore beaucoup de travail à faire pour que le CLPE soit évalué correctement et conformément aux exigences de la certification. En dépit des efforts du FSC pour proposer une marche à suivre pour l’obtention du consentement des peuples autochtones, les participants à nos travaux ont exprimé le besoin de développer une meilleure compréhension du fonctionnement de la « mécanique » de la certification. On déplore aussi un manque de temps et de ressources pour s’approprier la démarche :

Nous, il faudrait en venir à avoir autant de connaissances que les compagnies forestières pour l’usage de la certification. […] À défaut de bien la connaitre, je me rabats sur l’idée qu’il y a un audit. L’unique protection qu’on a, c’est de faire confiance à l’audit et à la qualité de l’auditeur.

Un professionnel du secteur Territoire et Ressources, 2016, Pessamit

De plus, c’est le Bureau politique qui participe généralement aux audits de conformité, ce qui, selon certaines personnes interrogées, ne permet pas toujours de traduire la réalité du terrain. Des répondants ont toutefois mentionné qu’il faudrait utiliser davantage la certification comme levier pour faire respecter le principe du consentement autochtone. Selon un membre du Bureau politique, identifier les droits et les valeurs innus, reconnaître le savoir autochtone au regard de la forêt, respecter l’utilisation du territoire et les sites d’intérêt culturel, de même que participer à la planification forestière, font partie des éléments évalués par la certification qui pourraient favoriser une plus grande implication communautaire dans la gouvernance des forêts sur le Nitassinan.

Discussion

Les entrevues menées dans le cadre de cette recherche révèlent que le CLPE est un principe qui traduit certainement une aspiration importante pour les Innus de Pessamit qui luttent depuis des décennies pour leur droit à l’autodétermination. La définition du CLPE offerte par nos participants montrait l’importance de mettre en place un processus itératif de négociation avec l’industrie et le gouvernement, qui va dans le sens du développement d’une approche relationnelle telle que décrite par Mitchell et ses collaborateurs (2019). Néanmoins, en ce qui concerne sa mise en oeuvre, le CLPE demeurait un principe relativement ambigu pour la plupart des participants à nos travaux. Dans la pratique, on constate que le CLPE n’était pas encore revendiqué par les Innus comme un droit au regard des décisions relatives aux opérations forestières.

Autant chez les professionnels du secteur Territoire et Ressources que chez les utilisateurs du territoire dont ils ont rapporté les commentaires, on remarque une certaine hésitation entourant l’éventail des options qui peuvent être discutées dans le contexte des consultations. Ainsi, les questions : « Qu’est-ce qu’on peut demander ? », « Est-ce qu’on peut dire non ? », « Jusqu’où on doit aller dans le compromis ? », font partie des plus récurrentes que rencontrent les responsables communautaires. Certes, si le Jugement Tsilhqot’in (2014) et la DNUDPA ont propulsé le principe du CLPE au coeur des consultations entourant l’exploitation des ressources naturelles en contexte autochtone, la portée du droit dont il est question ici est mal connue et les mécanismes pour négocier le consentement encore peu développés.

Avec un changement de garde au Conseil des Innus de Pessamit, les dirigeants politiques ont choisi de rejeter la stratégie de la confrontation qui a prévalu au début des années 2000. À partir de 2012, le Bureau politique adopte une approche fondée sur la collaboration avec le gouvernement et l’industrie forestière. Toutefois, la manière dont s’exerce la volonté politique du dialogue s’apparente à l’idée de « donner sa chance au coureur », alors que différentes stratégies s’expriment selon les instances impliquées. Ainsi, le secteur Territoire et Ressources de Pessamit gère désormais plus d’une centaine de consultations par année concernant les ressources du Nitassinan. Dans le cas des consultations forestières, le cadre restrictif de la LADTF qui s’en tient à l’obligation de consulter et d’accommoder domine les relations entre la communauté, l’industrie et le gouvernement. De son côté, le Bureau politique négocie des ententes administratives avec l’industrie qui semblent plus près de la négociation du consentement en échange de retombées économiques pour la communauté.

On observe donc que le principe du CLPE, tel que reconnu en droit international, n’offre pas encore à la communauté une occasion formelle et bien encadrée d’exercer son autodétermination. Cela n’est pas étranger au fait que les droits territoriaux des Innus sont en négociation depuis plus de quarante ans. Mahanty et McDermott (2013) ont d’ailleurs montré que le principe du CLPE a un meilleur potentiel de changer les rapports de pouvoir pour les communautés qui ont déjà des droits légaux et territoriaux reconnus. Tel que soulevé par Mitchell et al. (2019) le respect du droit au CLPE exigera le renouvellement des relations entre les Premières Nations, les gouvernements et l’industrie extractive. Ces relations devront s’appuyer sur le respect mutuel et le développement de la confiance. Un changement dans l’asymétrie des relations de pouvoir qui a caractérisé le colonialisme et un plus grand intérêt pour la compréhension et la reconnaissance des ontologies autochtones est évidemment souhaitable.

Mais, alors que Hotte et coll. (2019) ont montré l’importance de la relation de confiance pour établir de nouveaux mécanismes de gouvernance partenariale chez les Haïdas de Colombie-Britannique, cette relation que pourraient développer les Innus avec leurs partenaires industriels ou gouvernementaux demeure fragile. Les participants à notre étude ont à plusieurs reprises exprimé leur suspicion envers l’industrie et des réserves au regard des relations motivées par la recherche d’une acceptabilité sociale. De plus, les participants ont décrit un ensemble de contraintes structurelles concernant les processus de consultation qui ont aussi été observés ailleurs. En particulier, les enjeux reliés aux échéanciers trop courts et aux approches technocratiques, l’ambiguïté concernant la portée des consultations et la négociation des accommodements ont été documentés (Teitelbaum 2015 ; Fortier et Wyatt 2019).

À travers les ententes forestières avec l’industrie, on remarque que le Bureau politique de Pessamit s’est engagé dans des négociations bilatérales qui s’appuient sur l’affirmation de ses droits territoriaux et de son autodétermination. Papillon et Rodon (2020) ont montré que le contexte encore peu défini de la mise en oeuvre du CLPE au Canada peut représenter une opportunité pour les Premières Nations. Ainsi, on remarque que les négociateurs de Pessamit n’ont pas attendu que le droit au CLPE soit mis de l’avant par un nouveau cadre juridique canadien, ou par les nouvelles normes de certification forestière. Ils ont plutôt établi les conditions pour faire respecter une obligation de consentement communautaire au regard des opérations forestières sur le Nitassinan. Cette manière de faire s’inscrit dans ce que Papillon et Rodon (2019a) ont appelé la « collaboration ».

Cependant, l’adoption d’une approche de CLPE à travers les ententes forestières donne des résultats partiels puisque le Bureau politique n’a réussi à signer une entente qu’avec une seule des trois entreprises qui détiennent des permis de récolte sur le Nitassinan. On remarque aussi que les entreprises ne sont pas toutes disposées à offrir les mêmes conditions, en particulier en ce qui concerne les avantages financiers, et que ceci entrave le processus de négociation.

La certification forestière, en particulier les nouveaux standards de FSC, propose aux Premières Nations un contexte pour mieux exercer le CLPE. Toutefois, comme il s’agit d’une initiative volontaire de la part de l’industrie, la certification offre peu de garanties aux Innus. À l’instar de la conception innue qui a été partagée dans nos entrevues, les étapes proposées par FSC pour en arriver à une entente de consentement s’appuient sur le dialogue. Mais si la certification du FSC a semblé offrir aux Premières Nations un levier de négociation pour faire respecter leur droit à l’autodétermination, le contexte actuel ne semble pas favoriser le système du FSC qui a perdu du terrain dans les dernières années au profit de SFI. En effet, en plus des modalités qui obligent le consentement des peuples autochtones, les nouvelles normes du FSC mettent également en place des exigences contraignantes pour l’industrie forestière, notamment en ce qui concerne la protection du caribou des bois, un enjeu crucial pour les Pessamiulnuat. Deux des trois compagnies qui opéraient sur le Nitassinan ont ainsi abandonné leur certification FSC pour se tourner vers le SFI. On constate que sur le terrain, les communautés risquent de perdre l’avantage que leur offrait le FSC à travers l’exigence de leur consentement au profit de SFI qui est calqué sur une approche de consultation et d’accommodement moins exigeante.

Conclusion

Au moment de notre étude, les Pessamiulnuat sont engagés dans une stratégie collaborative de réappropriation de la gouvernance de leur territoire ancestral, notamment par leur participation aux consultations prévues au régime forestier québécois et par la conclusion d’ententes avec l’industrie extractive, qu’il s’agisse de foresterie, d’exploitation minière ou d’hydroélectricité. Un projet d’élaboration d’une Constitution innue qui s’appuie sur le droit au CLPE est également en discussion. Toutefois, les Innus sont encore hésitants à savoir si la stratégie du dialogue et de la collaboration donnera les résultats escomptés. En ce qui concerne les consultations forestières, il est évident que la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier offre peu de marge de manoeuvre pour la négociation de leur consentement, se concentrant principalement sur des discussions sur les plans opérationnels et l’adoption de mesures d’accommodement mineures.

La négociation d’ententes sectorielles entre les Pessamiulnuat et l’industrie et la certification des forêts sur le Nitassinan offrent l’occasion de tester les limites d’une approche basée sur le consentement. Le Bureau politique de Pessamit mise sur la négociation d’ententes forestières avantageuses avec ses partenaires industriels, indépendamment des contraintes de la certification. Le CLPE est au coeur de la négociation de ces ententes qui sont principalement à caractère économique, incluant des modalités de création d’emploi et des avantages financiers. Les participants à notre étude ont toutefois indiqué que la négociation de ce type d’entente fait partie d’une stratégie politique favorisant une plus grande équité pour la communauté et permet de travailler au développement de nouveaux modèles de consentement.

Les avantages de la certification pour appuyer le CLPE semblent toutefois moins clairs. En dépit des exigences relatives au consentement qu’on retrouve dans les normes du FSC depuis longtemps, les participants percevaient la certification principalement comme un levier pour établir une relation économique avec l’industrie forestière et pour soutenir des objectifs de conservation des espèces menacées plutôt que comme un instrument permettant de renforcer leur autorité sur les décisions concernant l’aménagement forestier.

Depuis la fin de notre projet de recherche, les préoccupations des Innus relatives à la protection du caribou forestier ont pris de l’ampleur dans le contexte de l’intensification des opérations forestières sur le Nitassinan, et font à nouveau échec à la stratégie de la collaboration avec l’industrie et le gouvernement. En 2020, le Conseil soumettait au MFFP un projet d’aire protégée dite « d’initiative autochtone » pour un territoire de 2 761 km2 dans le secteur du réservoir Pipmuacan, un territoire d’importance primordiale pour la protection du caribou. Sa proposition n’ayant pas été retenue, le Conseil des Innus de Pessamit se rabat à nouveau sur le recours aux tribunaux pour protéger les hardes présentes sur le Nitassinan et pour forcer le gouvernement québécois à donner suite à sa proposition d’aire protégée (Conseil des Innus de Pessamit 2022 ; Drouin 2022). Ces récents dénouements montrent la détermination de la communauté dans l’affirmation de son autorité décisionnelle sur le Nitassinan et sa volonté de protéger ses sites patrimoniaux et les éléments fondateurs de son identité. Néanmoins, ceci révèle aussi la fragilité des gains en matière de relations Couronne-Autochtones et les efforts qu’il reste à faire pour honorer le principe du consentement libre, préalable et éclairé dans le vaste chantier de la décolonisation du territoire forestier au Québec.

Remerciements et dédicace

Nous tenons à exprimer nos sincères remerciements aux membres de la communauté de Pessamit qui ont participé à cette recherche, en particulier les professionnels du secteur Territoire et Ressources, les membres du Bureau politique et le Comité Ilnu-aitun. Notre reconnaissance va également au Conseil tribal Mamuitun pour des commentaires judicieux à différentes étapes de la recherche. Notre appréciation va également aux informateurs clés des communautés de Essipit et de Kitcisakik, de même qu’aux représentants de l’industrie et du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs qui ont gracieusement accepté de répondre à nos questions. Nous remercions également les réviseurs anonymes de cet article ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le Fonds de recherche du Québec Société et Culture pour leur soutien financier.

Nous dédions cet article à la mémoire de notre collègue et ami Luc Bouthillier (1954-2022), professeur au Département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval. Pionnier du domaine de la foresterie autochtone au Québec, Luc a contribué au rayonnement de ce champ de recherche, mais également au déploiement des savoirs et du savoir-faire autochtones en matière d’aménagement des forêts et de protection de la biodiversité.