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Après l’avoir présenté une première fois sous la forme d’article dans la Revista de Antropologia en 1992 (Viveiros de Castro 1992), puis réédité et traduit en français dans un recueil en 2002 (Viveiros de Castro 2002), Eduardo Viveiros de Castro propose une nouvelle mouture de son texte sous le titre français : L’inconstance de l’âme sauvage. Bien que ce travail s’inscrive dans le champ anthropologique des recherches sur les communautés autochtones d’Amazonie, elle incorpore aussi des écrits et des réflexions d’auteurs du xvie siècle qui ancrent son étude dans le domaine de l’histoire religieuse. À la croisée de deux mondes académiques, Viveiros de Castro pose la question de l’origine de « l’inconstance de l’âme sauvage », une critique d’abord formulée par les premiers missionnaires dépêchés dans le Nouveau Monde au xvie siècle à l’égard de leurs ouailles, puis reprise par des auteurs plus récents au sujet de l’Autochtone brésilien (p. 32). Cette « inconstance », qu’il décrit dans les premières pages, fait référence à la capacité paradoxale des différentes communautés tupinambas à demander aux premiers missionnaires de leur enseigner les fondements du christianisme pour finalement abandonner leur nouvelle foi présumée peu de temps après (p. 28-30).

Tout le but de la recherche de Viveiros de Castro consiste à déterminer l’origine de cette inconstance et à faire ressortir − principalement via les écrits des missionnaires jésuites − la perception autochtone de la rencontre spirituelle. Pour ce faire, l’auteur aborde plusieurs aspects des pratiques tupinambas, qu’il s’agisse du cannibalisme, de la guerre, de l’alcool ou encore de la vie après la mort. L’ensemble de ces notions est rapporté en confrontant des sources historiques des xvie-xviie siècles d’auteurs portugais et français à des études anthropologiques plus récentes sur les descendants de ces communautés.

De cette étude ressort une nouvelle grille de lecture fascinante sur les pratiques spirituelles autochtones qui s’opposent à la perception missionnaire. Pour synthétiser la pensée de l’auteur, la culture tupinamba se construit − contrairement à celle des Portugais ou des Français − sur le rapport à l’Autre plutôt que sur la définition de Soi (p. 45-46). En ce sens, le cannibalisme, fil rouge de l’ouvrage, n’est pas juste une pratique spirituelle et guerrière : elle représente une manière d’appréhender la rencontre religieuse. Toute la thèse de Viveiros de Castro repose sur l’idée que les Tupinambas se pensent incomplets. La consommation et l’incorporation de l’Autre, tant sa chair que ses pratiques et ses pensées, permettent de pallier ce manque en évoluant et en grandissant (p. 82-83). « L’inconstance » est donc un mode de fonctionnement socio-spirituel pensé par les Tupinambas. Pour établir cette théorie, l’auteur croise les rapports des comportements de leurs ouailles par les Pères avec la pensée autochtone contemporaine décrite dans les travaux anthropologiques de Viveiros de Castro lui-même, d’Hélène Clastres ou encore de Florestan Fernandes (Viveiros de Castro 1986 ; Clastres 1975 ; Fernandes 1963). C’est dans cette confrontation des points de vue anthropologique que l’aspect novateur de la thèse de Viveiros de Castro apparait : s’il accepte l’idée de Clastres selon laquelle la religion tupinamba perçoit l’humanité et la divinité comme « une condition, non une nature » (p. 61), il s’oppose à la vision de Fernandes qui pense la vengeance guerrière et le cannibalisme comme un mécanisme de soin et de défense de la communauté (p. 117). Selon l’auteur, tous les aspects de la culture tupinamba sont tournés vers le futur et l’altérité, si bien que toute pratique spirituelle ne vise pas à défendre la communauté, mais à la transformer. Le captif, cannibalisé, atteint l’immortalité et permet à ses parents de venger sa mort par la guerre, de capturer ses ravisseurs et, à leur tour, de leur faire connaitre le même destin après leur trépas (p. 106-107). Sous la plume de l’anthropologue, la mort, la vengeance et l’obtention de nouvelles connaissances spirituelles créent un cycle qui forge l’évolution des sociétés. Toutefois, si l’emphase est mise sur les Autochtones, la perspective des Pères ne peut être pleinement écartée de la question religieuse.

L’utilisation par Viveiros de Castro de sources historiques religieuses pour mettre l’accent sur la perspective autochtone n’est pas sans rappeler les travaux de Nathan Wachtel (Wachtel 1972). Néanmoins, si les deux chercheurs développent une approche similaire des écrits missionnaires, leurs objectifs sont différents : là où Wachtel souhaite rendre compte de la rencontre entre deux mondes, l’anthropologue brésilien s’intéresse avant tout aux sociétés amazoniennes. En résulte une méthode d’écriture qui consiste à d’abord présenter les critiques des Pères et les expliciter, avant de faire ressortir le paradigme autochtone. Au sujet des Européens, Viveiros de Castro insiste sur la mauvaise compréhension des Jésuites qui voient dans les discours des Tupinambas de simples coutumes héritées de leurs ancêtres qui relèvent plutôt de la culture que de la religion (p. 36-37). Comme le note l’anthropologue, la différence entre culture et culte est, en réalité, inexistante puisque tous deux sont issus d’une construction mentale et non d’une réalité sociale visible. Pour lui, l’origine même de la notion d’« inconstance » provient de cette distinction sémantique créée par les Européens, si bien que les Pères ne voient pas chez les Tupinambas la présence d’une véritable croyance. Il existe donc un vide dans le mode de vie autochtone qu’il convient de combler par l’introduction du christianisme.

Sur l’interprétation que fait Viveiros de Castro au sujet de la pensée religieuse des Jésuites, nous émettons quelques réserves : bien que la notion de coutume soit connue au xvie siècle, elle ne relève pas du domaine de la culture. Lors du concile de Trente de 1563, les penseurs religieux émettent une distinction entre « la tradition » ou « le dogme », à savoir une connaissance théorique immuable ; et « les coutumes » ou « les pratiques de la foi » qui, elles, peuvent fluctuer au cours du temps (Paul Nelles 2007 : 672-673). En ce sens, lorsque les missionnaires qualifient les pratiques spirituelles autochtones de coutumes, ils décrivent une spiritualité incomplète à laquelle il manque un élément essentiel de la dualité présente dans le christianisme : le dogme, la constance religieuse. Peut-être est-ce là notre seule critique de l’ouvrage et la différence avec les travaux de Wachtel : la différence de traitement entre les missionnaires et les Autochtones dans son ouvrage. En effet, des historiens comme Charlotte de Castelnau-L’Etoile, Serge Gruzinski ou Alida Metcalf (de Castelnau-l’Etoile 2011 ; Gruzinski 1974 ; Metcalf 2006), qui ont toutes et tous travaillé sur la rencontre spirituelle, ne sont pas cités alors que leurs réflexions sur la conversion en contexte colonial auraient pu enrichir la thèse de Viveiros de Castro, notamment sur la compréhension de la vision des Européens. Malgré tout, l’intérêt des documents historiques à la formation de la grille de lecture de l’anthropologue est indéniable : en bénéficiant des vertus ethnographiques des écrits des missionnaires, nés de la volonté de comprendre l’Autre pour mieux le convertir, il parvient à faire ressortir des paroles, des exemples concrets et une description de la vie quotidienne des Tupinambas.

Reste désormais l’apport de l’ouvrage de Viveiros de Castro à la recherche et les perspectives qu’il présente : si l’analyse proposée fournit une compréhension intéressante et novatrice du fait spirituel tupinamba, il nous semble que la grille de lecture proposée par l’anthropologue pourrait être appliquée dans d’autres contextes. Après tout, le cannibalisme et « l’inconstance » ne sont pas le propre des sociétés amazoniennes. Dans le Nord, les Jésuites rencontrent des sociétés iroquoiennes qui torturent leurs prisonniers avant de les consommer, qui vengent leurs morts par la guerre et qui, comme les Tupinambas, font preuve d’une certaine « inconstance » dans leur foi (pour plus d’informations à ce sujet, voir Delâge 1985). Si les différences culturelles entre les communautés sont majeures, la question semble suffisamment intéressante pour la poser et repenser l’histoire religieuse autochtone.

Cependant, lorsque l’ouvrage arrive à son terme, l’oeuvre de l’anthropologue perd le fil du temps et un vide se creuse entre les sociétés autochtones du passé et du présent : comme il l’indique dans les dernières pages, les pratiques cannibales ont disparu au cours de la colonisation. Ceux qui mangeaient la chair humaine par le passé finissent par s’en détourner au point d’en être dégoutés (p. 150-153). Comment expliquer ce changement de paradigme ? L’auteur ne fournit pas de réponses claires. Peut-être n’en existe-t-il pas, mais il laisse dans son sillage une piste assez flagrante pour tout chercheur spécialisé dans le monde amazonien. De la même manière, la question du genre, abordée dans quelques lignes (p. 147-148), pourrait être plus détaillée en s’interrogeant sur la place des femmes dans une société cannibale dont la pratique de la guerre est une affaire d’hommes. En somme, l’ouvrage de Viveiros de Castro ouvre d’intéressantes perspectives sur l’histoire de la pensée autochtone et prouve, par l’exemple, l’intérêt de confronter les sources du passé à celles du présent, entre missionnaires et Autochtones, malgré les questions laissées en suspens. Mais peut-être qu’étudier l’impact de la colonisation sur le mode de vie autochtone est une voie possible pour poursuivre ce travail remarquable en opposant l’inconstance de l’âme sauvage à la constance présumée de l’âme chrétienne.