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Introduction

La revue Recherches amérindiennes au Québec a célébré, en 2021, un demi-siècle d’existence. C’est dans un contexte pandémique bien particulier que la revue a soufflé ses 50 bougies. Depuis le début de l’année 2020, le monde entier est aux prises avec une grave épidémie de COVID-19. Tous les continents sont touchés et des mesures exceptionnelles ont été adoptées afin de tout mettre en oeuvre pour limiter la propagation de cette maladie virulente et mortelle. Le quotidien de millions de personnes à travers le monde s’en trouve bouleversé. Ce contexte, inédit pour nous, est pourtant la trame de fond de la colonisation des Amériques. Du Nord au Sud et pendant des siècles, les épidémies ont ravagé ce continent, décimant au passage, selon des estimations plutôt conservatrices, au moins la moitié des habitants autochtones du Nouveau-Monde (Trigger 1987 ; Crosby 1976). Alors que plusieurs chercheurs des sciences humaines se penchent désormais sur ce sujet rendu inévitable, nous avons voulu savoir quelle place les épidémies dans les Amériques avaient occupée dans la revue. À l’aide de l’index de RAQ (Corbeil et Bérubé 2006) et de recherches à partir de bases de données, les autrices ont examiné l’ensemble des articles de la revue traitant de près ou de loin des épidémies. Les comptes rendus et notes critiques d’ouvrage ont volontairement été écartés. Cette revue de littérature est le résultat de cette étude.

Le corpus d’articles retenu contient vingt-deux textes issus de la revue ainsi que plusieurs autres articles externes auxquels nous référons le lecteur pour une mise en contexte des épidémies dans les Amériques. À la suite d’une revue de littérature exhaustive, on pourrait diviser ce corpus d’articles en deux pôles d’intérêt principaux : les textes à caractère archéologique et ceux à caractère ethnohistorique. Il importe de faire ressortir le biais de notre corpus traitant des épidémies principalement durant la période suivant de près le contact, c’est-à-dire les xvie et xviie siècles, ainsi que la période pré-contact décrite dans les textes archéologiques. Quelques textes s’en démarquent, à savoir ceux de Morissette (2016) et Titley (2011) portant sur les foyers de propagation des épidémies qu’étaient les établissements scolaires (écoles de jour et pensionnats) canadiens de la moitié du xixe et du xxe siècle. La négligence des autorités envers les enfants autochtones infectés et les conditions sanitaires déficientes des bâtiments auront contribué à la propagation des maladies infectieuses, ravageant, pour une énième fois, la santé des populations autochtones. Exception faite de ces deux articles auxquels il faut ajouter ceux de Charest (2019) et Morantz (2002), respectivement sur les xixe et xxe siècles, les périodes historiques ultérieures semblent avoir été négligées par la plupart des auteurs de RAQ.

D’emblée, un constat s’impose : malgré l’importance des épidémies et leurs impacts majeurs sur les sociétés d’Amérique (autant démographiques que religieux, politiques, militaires ou sociaux), peu d’écrits ont été consacrés au sujet dans la revue depuis ses débuts. Mises à part quelques mentions concernant l’Amérique centrale ou du Sud, les données récoltées concernent davantage les régions plus près de nous, nommément l’Amérique du Nord et la région du Nord-Est plus particulièrement. Une chose est claire en parcourant la littérature sur le sujet, l’impact dévastateur des épidémies sur les populations d’Amérique − exception faite des sources de première main − semble inexplicablement mal documenté. Pourtant dans les textes anciens, comme nous le dit Vaugeois (2007 : 107) : « l’ampleur des épidémies apparaît au détour de chaque lettre ou rapport ».

Au travers des différentes sections de cette revue de littérature, nous nous pencherons sur les absences documentaires constatés dans le corpus à l’étude et l’invisibilité généralisée dans la littérature sur le sujet. Nous discuterons ensuite de l’impact des maladies contagieuses dans l’Amérique coloniale, notamment sur l’état de santé des populations autochtones, leur démographie, les foyers de propagation, les guerres et le commerce. Nous terminerons avec une discussion sur le rôle des missionnaires et des commerçants amérindiens ainsi que de la politique et des alliances dans la propagation des maladies. Mais commençons par brosser un portrait des épidémies en Amérique afin de les contextualiser et guider le lecteur.

Les épidémies en Amérique

Denis Delâge (2006 : 114) qualifie les épidémies introduites par le contact des Autochtones et des Européens comme « l’événement le plus terrifiant de notre histoire ». L’arrivée des Européens dans le « Nouveau-Monde » a mené à l’apparition par vagues successives de maladies aux effets dévastateurs sur les populations autochtones.

Si la grande peste de 1348 a fauché entre le quart et la moitié de la population européenne, dans les Amériques, le dépeuplement au cours des deux siècles qui ont suivi les premiers contacts a probablement été de l’ordre de 95 %. Dans l’ensemble, pour vingt Autochtones vivant au moment du contact, il n’en est plus resté qu’un seul quand la population a eu atteint son niveau le plus bas.

Delâge 2006 : 114

Peu importe les motivations des Européens en arrivant sur le sol américain, ils ont emporté dans leurs bagages des maladies qui ont constitué la principale cause de mortalité chez les Autochtones (Bories-Sawala 2020 ; Delâge 2006 et 2022). Des infections virulentes et meurtrières (la variole, le typhus, le choléra, les fièvres typhoïdes, la grippe, la blennorragie, la scarlatine, la rubéole et la diphtérie) ont provoqué une véritable hécatombe. Des maladies telles que la rougeole, la varicelle, la coqueluche ou la polio qui étaient considérées, en Europe, davantage comme des maladies infantiles ont tué aussi bien des enfants que des adultes dépourvus d’immunité (Morantz 2020-2021 ; Snow et Lanphear 1989). Un continent qui était densément peuplé avant le contact s’est quasiment vidé, en l’espace d’un siècle, de ses populations autochtones. Bien vite, l’origine européenne de ces maladies a été reconnue autant par les Autochtones que par les Européens. Comme c’était le cas en Europe, les microbes et les voies de transmission étaient inconnus. Cela dit, la présence des missionnaires était mise en cause par les Autochtones ; la corrélation entre fréquentation européenne et maladies infectieuses étant trop évidente pour passer inaperçue. Bien qu’il s’agisse d’une transmission involontaire, il y avait bel et bien un lien entre épidémies et missionnaires. Les Autochtones se sont demandé s’ils n’étaient pas la proie d’un sortilège qu’on leur jetait, alors que les Européens y voyaient un signe de la force de Dieu qui les protégeait et punissait les païens. Certains percevaient même la maladie des infidèles comme un signe de la Providence (Babcock 2011 ; Bories-Sawala 2020 ; Delâge 1991, 2006 et 2022 ; Vaugeois 2007).

Les Autochtones mouraient des épidémies tandis que les Européens y résistaient. Les raisons pour lesquelles les maladies ont frappé inégalement les Autochtones et les Européens seront discutées un peu plus loin. Or, on peut mentionner que ces derniers étaient plus résistants aux maladies puisqu’ils y avaient été exposés depuis des siècles et, en conséquence, mouraient en moins grand nombre (Delâge 2006 et 2022). L’impact destructeur des épidémies s’est poursuivi jusqu’à ce que les populations autochtones développent des réactions immunitaires par sélection naturelle ou jusqu’à l’apparition de la vaccination à la fin du xixe siècle (Delâge 2006 : 114, 2022 ; Vaugeois 2007).

L’invisibilité généralisée du choc microbien dans la littérature

Il n’est pas aisé de retracer le choc microbien chez les Autochtones de l’Amérique dans la littérature. Dans l’histoire académique de la conquête des Amériques, cette unification microbienne du monde aussi bien que l’hécatombe qui s’en est suivi passent souvent inaperçues. Il faut attendre les années 1960 aux États-Unis pour qu’un anthropologue, Henry Dobyns, s’y intéresse (Delâge 2022 ; Dobyns 1966)[1]. On peut se demander quelle est la raison de ce manque documentaire sur le sujet, alors que les conséquences de ces épidémies ont été déterminantes pour l’histoire. Sans ces épidémies destructrices qui ont véritablement bouleversé la géographie humaine de l’Amérique, les Européens n’auraient sans doute jamais réussi à s’établir et à coloniser le « Nouveau Monde ». Comme le mentionne Vaugeois (2007), le terrible impact du choc microbien a été grandement sous-estimé. Selon l’auteur, la supériorité des armes ou les croyances autochtones ne peuvent pas expliquer à elles seules les victoires des conquérants. Les épidémies ont fauché les populations autochtones par vagues successives et des peuples entiers ont été décimés. Leur disparition et la rupture de l’ordre social qui en a découlé ont, sans aucun doute, facilité le peuplement européen des Amériques.

Des informations manquantes

Concernant les documents ethnohistoriques, les maladies dues aux épidémies, bien que mieux documentées que les maladies courantes, restent difficiles à identifier avec précision. Les missionnaires jésuites, de qui nous tirons la majeure partie de ce que nous savons des épidémies de l’époque, nomment rarement la maladie responsable d’une contagion. Ils parlent plutôt de « contagion universelle », de « fièvre pestilentielle », de « maladie extraordinaire » ou « à la mode » (Larocque 1994 : 106). Dans les documents qui nous sont contemporains, Bories-Sawala (2020) souligne des variations concernant les mentions des épidémies dans les manuels scolaires des différents programmes d’histoire nationale au Québec destinés aux élèves du secondaire. Ces manuels font tous, sauf exception, mention des épidémies, mais il y a des différences notables dans la fréquence de ces mentions, ainsi que dans l’information donnée selon les ouvrages. Dans certains manuels scolaires, des informations sont manquantes notamment en ce qui concerne le contexte et la propagation des maladies. L’autrice affirme, par exemple, que c’est seulement en 2016-2018 que les élèves québécois commencent à entendre parler de la guerre bactériologique amorcée par le général Amherst qui a eu recours aux maladies pour exterminer les Autochtones[2] (Bories-Sawala 2020 : 211-212). La plupart des manuels s’intéressent aux épidémies et à leurs conséquences dans une perspective quantitative, mais considèrent plus rarement les effets sociétaux de ces épidémies. La majorité des ouvrages scolaires classent l’impact néfaste des maladies comme un élément négatif parmi d’autres de l’arrivée des Européens sur le territoire. Les mentions du choc microbien et ses conséquences ont augmenté dans les dernières années, mais aucun manuel ne consacre un chapitre complet sur les épidémies, ou ne constate que les maladies épidémiques ont grandement facilité la colonisation européenne de l’Amérique. Ces manques dans les manuels scolaires québécois sont représentatifs de l’invisibilité généralisée des épidémies dans la littérature (Bories-Sawala 2020). Nous avons également constaté en réalisant cette recherche qu’à l’instar du reste de la communauté scientifique, beaucoup d’auteurs de notre corpus de Recherches amérindiennes au Québec mentionnent au passage les épidémies chez les Autochtones sans toutefois élaborer davantage sur le sujet. Cet absence documentaire semble donc généralisé dans la littérature académique, ici comme ailleurs.

Épidémies, guerres et démographie : l’impact des maladies contagieuses en Amérique du Nord

L’état de santé des populations à la période précoloniale

Un élément d’importance souligné dans le corpus d’articles à l’étude concerne l’état de santé général des populations autochtones avant les premiers contacts avec les Européens. Puisque les documents ethnohistoriques ne sont que d’un faible secours pour documenter une période antérieure à l’arrivée des premiers chroniqueurs en Amérique − du moins si l’on souhaite s’éloigner de la période de contact −, c’est l’archéologie qui est la mieux placée pour éclairer cette question. La discipline la plus à même de procéder à un tel examen est la paléopathologie, c’est-à-dire la science étudiant les indices de maladies et de traumatismes sur les squelettes archéologiques (Larocque 1978). Dans son article de 1980 sur l’état de santé des Iroquoiens pré-contact, Larocque fait état du peu de données pathologiques sur les maladies infectieuses présentes pour la préhistoire (Larocque 1980 : 167). Certains indices peuvent cependant nous éclairer quant à l’état de santé général de ces populations. Sur le cas spécifique des maladies contagieuses et malgré une quantité nombreuse d’agents taphonomiques destructeurs susceptibles de laisser des traces équivoques sur les ossements présents dans les sols archéologiques, certaines maladies (en particulier celles affectant les os) laissent des traces distinctives sur le squelette, et ce même après un long séjour dans le sol. C’est le cas notamment de la syphilis et de la tuberculose, deux maladies infectieuses endémiques[3] dont la présence est attestée en Amérique précoloniale (Larocque 1980 : 167-68-69, 1982 : 16-18, 1988 : 9-12 et 1994 : 109 ; Gagné 1982 : 4-5). Les maladies des voies respiratoires, dont la tuberculose et la pleurésie, semblent avoir été très communes chez les populations amérindiennes précolombiennes. Les premiers chroniqueurs décrivent d’ailleurs ce qu’ils conçoivent comme étant une thérapie, la tente à suerie, qui semble avoir été aussi ancienne et répandue que l’étaient ces maladies (Larocque 1982 : 16).

Mais l’ostéologie pose néanmoins ses limites. Si elle permet de nous renseigner sur certains aspects relatifs à la santé comme la longévité, la présence de pathologies diverses (rachitisme, carences alimentaires, tumeurs, arthrites, infections, traumatismes, dégénérescences, etc.) (Katzenberg 1988), elle ne permet ni d’identifier les maladies épidémiques de la variole, de la rougeole ou de l’influenza par exemple, ni la fréquence de telles épidémies (Larocque 1994). Pour un examen plus complet, il faut nous tourner vers les premières sources écrites témoignant de ces maladies en Amérique.

La période de contact

Les descriptions des premiers observateurs témoignent d’une relativement bonne (et surprenante selon eux) condition physique des Amérindiens de l’époque (Larocque 1982 : 16). La stature impressionne et l’état de santé général aussi :

Ils sont tous généralement bien formez et proportionnez de leur corps, et sans difformité aucune, et peux dire auec vérité, y auoir veu d’aussi beaux enfans qu’il y en sçauroit auoir en France. Il n’y a pas mesme de ces gros ventrus, pleins d’humeurs et de graisses, que nous auons par-deçà ; car ils ne sont ny trop gras, ny trop maigres, et c’est ce qui les maintient en santé, et exempts de beaucoup de maladies ausquelles nous sommes suiets.

Sagard 1865 : 125

Les documents ethnohistoriques font tout de même mention d’Amérindiens souffrant de maladies à cette période (Cartier, Sagard, Le Jeune), mais sans que ces maladies ne soient décrites ou identifiées avec précision. Ainsi, le père jésuite Le Jeune dans sa relation de 1634 décrivait-il ce qui avait tout l’air d’individus (qu’il appelle Montagnais) atteints de tuberculose (Larocque 1982) :

Nous auions trois écroüélés en nostre Cabane, le fils du Sorcier qui les auoit à l’oreille d’vne façon fort sale, et pleine d’horreur ; son neueu qui les auoit au col, vne fille qui les auoit sous vn bras. le ne sçay si ce sont vrayes escrüielles[4], quoy qu’il en soit, ce mal est plein de pus, couuert d’vne croûte fort horrible à voir. Ils en sont quasi tous frappez en leur ieunesse, tant pour leur saleté, que pource qu’on ne fait point de difficulté de boire et de manger auec des malades.

RJ Côté 1858, Le Jeune 1634 : 34

Les maladies respiratoires, la tuberculose et la syphilis comptent parmi les maladies décrites par les chroniqueurs du xviiie siècle (Sagard chez les Hurons, Josselyn en Nouvelle-Angleterre, La Hontan chez les Illinois et au fleuve Mississippi), même si ces derniers − dont les connaissances médicales étaient assez limitées, disons-le − n’ont pas toujours su identifier la maladie (Larocque 1982 : 18).

L’unification microbienne du monde

Lorsqu’au tournant des xvie et xviie siècles les ambitions commerciales amenèrent Français, Hollandais et Anglais sur la côte est de l’Amérique du Nord, deux mondes jusqu’alors insoupçonnés s’apprêtaient à s’entremêler, et ce bien malgré la volonté des principaux intéressés. En effet, de la région des Grands Lacs jusqu’à Tadoussac en passant par les vallées de l’Outaouais vers la Huronie, du Richelieu et de l’Hudson vers l’Iroquoisie, et du Saint-Laurent vers l’Algonquinie, Européens et Amérindiens commerçaient via des réseaux d’échanges millénaires parsemés de rivières, de portages et de chemins anciens que l’on parcourait à pied ou en canot. Les axes commerciaux nord-américains à destination de l’Europe et du monde entier étaient une extension de routes commerciales préexistantes attestées bien avant les premiers contacts. Au début du xviie siècle, la fourrure deviendra une activité commerciale autonome et lucrative (Delâge 1985 : 43) bouleversant l’équilibre non seulement entre nations européennes concurrentes, mais entre groupes amérindiens également. Et à bord de ces canots remplis de fourrures et de biens européens, il n’y avait pas que des marchandises qui circulaient. Bien à leur insu, Européens et Amérindiens s’échangeront pendant toute la première moitié du xviie siècle des microbes et des virus qui, tragiquement, changeront à jamais le visage de l’Amérique. Ces maladies, empruntant les mêmes routes commerciales que la fourrure, auront vite fait de se transformer en épidémies, puis en pandémies.

Déjà à la fin du xviie siècle, ce que Denys Delâge appelle « l’unification microbienne du monde » (1985 : 96) était chose faite. Parfois même, les épidémies se répandant le long des routes de commerces précédaient l’arrivée des Européens comme à Plymouth au Massachusetts où, entre 1617 et 1619, l’une d’entre elles décima les populations autochtones riveraines tout juste avant l’arrivée des passagers du Mayflower (Delâge 1985 : 97), premiers colons à s’établir durablement en Nouvelle-Angleterre. Tristement et à peu près simultanément, la même chose se produisit sur les rives du Saint-Laurent et des Grands Lacs. Avant même que les Français ne s’y installent pour de bon, les épidémies avaient déjà vidé les villages amérindiens de leurs occupants (Delâge 1985 : 97). Dans sa relation de 1643-44, le père Vimont décrit :

Tous ces accidens ont tellement efclaircy nos Sauuages, que là où l’on voyoit il y a huict ans, quatre-vingt & cent cabanes, à peine en voit-on maintenant cinq ou fix : & tel Capitaine qui commandoit pour lors a huict cents guerriers, n’en compte plus a prefent que trente ou quarante, & au lieu des flottes de trois ou quatre cents Canots, nous n’en voyons plus que de vingt ou trente.

RJ Thwaites 1896-1901 (25) : 108

Dans son Histoire et Description générale de la Nouvelle-France, l’historien jésuite Pierre François-Xavier de Charlevoix note, pour l’année 1670, que le pays « étoit ravagé par une maladie contagieufe, qui acheva de dépeupler prefqu’entierement ces vaftes Contrées » (Charlevoix 1744 : 428). L’historien américain Francis Jennings (1975) illustre bien la trame de fond sur laquelle se déroule l’établissement du conquérant européen dans les Amériques : la colonisation se fait, non pas sur des terres vierges, mais bien veuves de leurs premiers occupants (Delâge 2022).

Le déclin démographique

L’ampleur des maladies apparaît clairement dans les textes ou les rapports anciens. En effet, les « explorateurs et auteurs parlent de neuf décès sur dix, dix-neuf sur vingt » (Vaugeois 2007 : 108). « Entre 1500 et 1600, le Mexique est probablement passé d’environ vingt millions d’habitants à un million et demi seulement. Dans le reste de l’Amérique du Nord, bien que la taille de la population d’origine ait été bien moindre − entre trois millions et demi et dix millions −, l’intensité du dépeuplement a été aussi violente » (Delâge 2006 : 114). Au cours du xviie siècle, les chroniqueurs jésuites constatent que les Nations du Canada dépérissent et que le pays se vide (Delâge 2006 : 115). Sur les 150 ans suivant les premiers contacts, certains auteurs modernes (Delâge 2022) estiment un dépeuplement des Amériques de l’ordre de 90 ou 95 %. À l’échelle de l’humanité, l’ampleur du drame est inédite. Même la peste noire de 1348, événement traumatisant de l’Europe médiévale ayant fauché jusqu’à la moitié de la population européenne de l’époque (Delâge 2006 : 114), pâlit devant l’hécatombe américaine des xvie et xviie siècles.

Entre 1634 et 1640 seulement, des milliers d’Amérindiens de l’est du Canada meurent de maladies européennes (Trigger 1987 : 500). L’hécatombe est dans tous les villages. La moitié de la population huronne est décimée et le même déclin peut être estimé pour les groupes voisins que sont les Neutres, les Mohawks et les Senecas avec lesquels les Hurons entretenaient des relations commerciales (Trigger 1987 : 602). Les épidémies se succédaient et certaines étaient plus virulentes que d’autres. Plusieurs maladies contagieuses circulaient (rougeole, fièvre jaune, grippe, peste bubonique, typhus, varicelle, coqueluche), mais c’est sans conteste la variole − ou la petite vérole dans les textes anciens − qui fut la plus meurtrière et la plus spectaculaire de toutes (Larocque 1982 : 20 ; Trigger 1987 : 499 ; Crosby 1976). Avec une présence attestée à partir de 1633 et jusqu’au xxe siècle, elle fut particulièrement dévastatrice durant les 130 premières années. « Durant cette période, une épidémie éclatait périodiquement à tous les 8 à 10 ans environ » (Larocque 1982 : 20) et entre les épidémies, la maladie fauchait ici et là, parfois en grand nombre, mais de manière plus contenue (Duffy 1951). Des chroniqueurs de l’époque décrivent des morts si nombreux qu’il ne restait plus personne pour s’occuper des malades, des enfants, des récoltes, de la chasse, de la pêche, de la cueillette et du ramassage du bois de chauffage (Crosby 1976 : 296 ; Trigger 1987 : 501 ; Larocque 1988 : 21).

Il est possible, tant les maladies circulaient, que plusieurs maladies aient frappé simultanément (un même individu ou un même groupe) ou que la même maladie ait été plus virulente encore avec le temps (Larocque 1982 : 22 ; 1988 : 14). Du xve au xviiie siècle, les épidémies sont sans aucun doute la plus grande faucheuse en Amérique : « On a évalué que sur la côte de la Nouvelle-Angleterre, pour un Amérindien qui meurt à la guerre, trois meurent de maladie » (Delâge 1985 : 99).

En Amérique du Sud, le déclin démographique était si alarmant qu’au cours du xvie siècle, la Couronne espagnole s’est sentie obligée d’intervenir en décidant d’une série de dispositions juridiques pour protéger, entre autres, les Guaranis. Des villages furent formés sous la tutelle des ordres religieux, des populations entières furent déplacées, parfois à plusieurs reprises, afin d’éviter la maladie et ainsi épargner les villageois (Wilde 2011). Malgré tout et comme pour les régions plus nordiques des Amériques, certains villages sud-américains ont vu leur population diminuer de moitié et ce, dès le xviie siècle. Un siècle plus tard, la maladie est déjà rendue jusqu’à l’extrême nord des Amériques, en pays inuk. En effet, dès la fin du xviiie siècle, un déclin de la population est observé. Les Inuits sont si durement touchés par les maladies infectieuses que des villages entiers sont désertés, puis fermés (Labrèche et Kennedy 2007 : 47). Vers l’ouest aussi, la maladie se répand. En 1780-81, une épidémie virulente de variole se propage sur presque toute l’Amérique du Nord, atteignant les proportions d’une pandémie. La maladie vient frapper mortellement les Comanches (populations des Grandes Plaines américaines) qui décèdent alors par vingtaines (Rivaya-Martínez 2011 : 31). Du nord au sud et d’est en ouest, l’impact des épidémies sur la démographie des populations d’Amérique est indéniable. Il sera aussi irréversible.

La vulnérabilité et l’immunisation des populations autochtones

Mais comment expliquer l’extrême vulnérabilité des populations autochtones face aux maladies européennes ? Alors que le pays se dépeuple, les Européens, quant à eux, semblent épargnés (Larocque 1982 : 23). Ambrósio Fernandes Brandão, explorateur portugais, écrivait dans ses Diálogos sobre as Grandezas do Brasil, ouvrage du début du xviie siècle sur la colonie portugaise d’Amérique :

La grâce est que ce mal de la variole ne se communique qu’au gentil naturel de la terre [Indien] et à celui de Guinée [esclave africain] et aussi aux descendants de Blancs et d’Indiens que nous dénommons mamelucos. Mais il ne se transmet en aucune manière à ceux qui viennent du Portugal où ils furent élevés, qu’ils soient d’origine portugaise ou de toute autre nation européenne…

Brandão, 1997 [1618] dans Buchillet 2003

Selon plusieurs auteurs (Vaugeois 2007 ; Crosby 1976 ; Delâge 2006 ; Trigger 1987), l’absence apparente d’immunité chez les groupes amérindiens pourrait être attribuée au fait que ces maladies sévissaient sur des « territoires épidémiques vierges » (ou virgin-soil epidemics), c’est-à-dire des territoires où les communautés n’avaient encore jamais été en contact avec la maladie (Crosby 1976). Les maladies courantes européennes, largement répandues dans les sociétés pratiquant l’élevage, étaient quasi-inexistantes au sein des populations autochtones d’Amérique (même en Amérique centrale et du Sud), qui pratiquaient peu la domestication animale[5]. En raison de cette absence de proximité avec le bétail, les populations des Amériques n’ont pas développé les anticorps qui leur auraient été salutaires au moment du contact (Delâge 2006 : 123). Notons au passage l’adéquation parfaite du virus de la variole, de loin le plus meurtrier, aux conditions qui ont permis sa propagation : « dans des conditions optimales il peut survivre, hors de l’organisme, jusqu’à dix-huit mois. […] [Le virus de la virole], en plus de se transmettre directement, peut l’être indirectement par des draps et des couvertures, ou encore des vêtements ; il n’est pas exclu [qu’il] puisse aussi se communiquer par l’air » (Larocque 1988 : 6 et 7)[6].

Dans une économie naissante basée sur le commerce des fourrures, l’occasion était idéale pour ce virus de s’introduire un peu partout. Les routes étaient pour ainsi dire déjà tracées. Sur le plan militaire, certains tireront même avantage d’une telle prédisposition. Il ne faut pas croire que les acteurs de l’époque étaient ignorants du risque que comportait l’extrême virulence du virus de la variole. Sur une note historique dramatique, le général Jeffery Amherst, commandant en chef des forces armées britanniques ayant compris que la variole pouvait se transmettre par des étoffes, n’hésite pas à donner l’ordre d’infecter des couvertures destinées aux Autochtones[7]. Ce sombre dessein, mentionné dans une correspondance datée de 1763 entre le général Amherst et le colonel Bouquet, devient honteusement l’un des premiers essais documenté de guerre bactériologique (Delâge 2006 : 121 ; Bories-Sawala 2020).

De la même façon, la grande homogénéité génétique des populations autochtones d’Amérique a souvent été soulignée comme un facteur aggravant ayant favorisé la propagation et la gravité de la maladie (Buchillet 2003 : 87 ; Vaugeois 2007 : 108). Pour cette raison, certaines nations se sont complètement éteintes à cause de maladies terriblement virulentes. Facteur mitigeant cette vulnérabilité, les unions mixtes entre Autochtones de différents groupes ou bien entre Autochtones et Européens ont progressivement augmenté la résistance aux maladies. Afin d’atténuer les pertes importantes liées aux épidémies, les pratiques d’adoption ont donc été renforcées. Les survivants de ces drames se sont réfugiés chez des nations voisines ou ont formé de nouvelles communautés. Durant et après la vague d’épidémies des années 1630 et 1640, des Autochtones provenant de différentes nations sont aussi allés trouver refuge dans des habitations françaises de la vallée du Saint-Laurent. Au Québec, plusieurs nations se sont reconstituées de la sorte (Chiron de La Casinière 2008 ; Cook 2001 : 62 ; Cook 2013 ; Vaugeois 2007).

Discussion

Le rôle des missionnaires et des commerçants amérindiens : épidémies, politique et alliances

Il est indéniable que les maladies sont la première cause de mortalité dans tout le xviie siècle en Amérique du Nord (Crosby 1976). L’absence d’immunité des populations autochtones ne peut cependant expliquer à elle seule le « succès » des agents pathogènes meurtriers. Dans son excellent article de 1988, Larocque démontre que la table était mise pour un désastre sanitaire d’envergure (Larocque 1988). Plusieurs facteurs sont intervenus dans l’action destructrice des maladies épidémiques européennes ; les missionnaires jésuites en sont certainement un d’importance. En effet, le retour des Jésuites en Huronie coïncide avec le début d’une série d’épidémies meurtrières décimant les populations autochtones de tout l’est du Canada. Entre 1634 et 1640, des milliers d’Amérindiens du Nord-Est meurent de maladies européennes (variole, rougeole et influenza aux premiers rangs) alors que la plupart des Français n’en souffrent pas ou en guérissent (Trigger 1987 : 500). Bien sûr, le fait que les missionnaires officiaient auprès des malades et des morts en faisait des vecteurs considérables de propagation de la maladie (Duffy 1951 : 329). Les villageois de la confédération huronne auront tôt fait de faire le lien entre la présence des missionnaires et la propagation des maladies, ce qui provoquera une forte méfiante envers les Jésuites (Delâge 1985 : 100 ; Trigger 1987 : 590). Ceux-ci continuaient à baptiser et à visiter les malades malgré les soupçons. En effet, certains Amérindiens en arrivaient à penser que la foi catholique pouvait les préserver, que les baptêmes pouvaient les guérir ou encore, que leur refus d’écouter la parole de Dieu était la cause des malheurs (épidémies, famines) qui s’abattaient sur eux. La parole de l’Évangile n’était pas partout méprisée. Le christianisme servit de base pour bâtir de nouveaux réseaux de support et permit de donner, entre autres, un sens et un réconfort aux traumatismes liés aux épidémies (Cook 2001 : 62 ; Delâge 1991). Tragiquement, le modus operandi des missionnaires jésuites, convaincus de sauver leurs ouailles par les offices chrétiens, fut un véritable cercle vicieux favorisant la propagation : plus il y avait de missions, plus il y avait de baptêmes et, plus il y avait de malades. Ces baptêmes, précipités pour le salut des enfants mourants, pouvaient se faire par milliers, propageant encore plus la maladie (Larocque 1982 : 20-22). Les Jésuites, voyant les ravages des épidémies, se trouvaient souvent impuissants, bien qu’ils tentaient parfois de soigner les malades ou de les assister dans leur trépas. Fervents, ils s’empressaient donc de baptiser le plus d’enfants possible, craignant qu’ils décèdent avant la prochaine mission (Charest 2019). Mais ils ont tôt fait, eux aussi, de faire le lien entre leur présence et la maladie. Dans sa relation de 1640 au pays des Hurons, Jérôme Lalemant écrit :

[…] il eft arriue tres fouuent, & on l’a remarqué plus de cent fois, qu’où nous eftions les mieux venus, où nous baptifions plus de monde, c’eftoit là en effect où on fe mouroit dauantage ; & au contraire dans les cabanes dont on nous deffendoit l’entrée, quoy qu’ils fuffent quelquefois malades à l’extremité, on voyoit au bout de quelques iours tout le monde heureufement guery.

RJ Thwaites 1896-1901 (19) : 93

L’apparente immunité et les coutumes étranges des Jésuites éveillèrent la suspicion. Ces derniers furent même accusés de sorcellerie et menacés de mort. Leur insistance à visiter les malades et baptiser en masse les enfants (même contre le gré des parents) n’arrangea rien à l’affaire : plusieurs Hurons les voulaient morts, ou au moins expulsés du pays (Trigger 1987 : 590). En 1637, les missionnaires jésuites sont forcés de comparaître devant le Grand Conseil huron où on les accuse de sorcellerie. Il s’en fallut de peu pour qu’on ne prenne la décision de les mettre à mort. Pourtant, on les épargna[8]. L’explication de ce salut est politique. Les missionnaires doivent leur vie sauve à la structure et à la nature segmentaire de la société huronne. Chaque clan, tribu ou même lignage est en compétition et chacun est responsable de ses actions. Ainsi, aucun groupe ne veut prendre l’initiative de mettre à mort les missionnaires, de peur de perdre l’avantage de l’alliance avec les Français, surtout pour le commerce (Trigger 1987 : 595). Les Hurons sont persuadés que la présence des missionnaires dépend de l’alliance franco-huronne. Les Français ne feront certainement rien pour les en dissuader. Malgré le scepticisme et le ressentiment grandissant d’une bonne part de la société huronne, les Jésuites continuent donc leur mission dans les villages, répandant à la même vitesse et aux mêmes lieux la Bonne Nouvelle et les maladies.

Mais les missionnaires ne sont pas les seuls à voyager de village en village. Les Hurons étant de grands commerçants, ils voyagent énormément à travers toute la Huronie et au-delà. Neutres, Tionnontatés, Anishinabeg, Nipissings, Winnebagos, Innus, Haudenosaunee (Iroquois) et Hurons s’échangent marchandises et services dans cette économie des fourrures en pleine expansion. Dans la première moitié du xviie siècle, le huron est même la lingua franca du commerce pour la région du Nord-Est américain (Trigger 1987 : 355). À partir de Trois-Rivières, Québec et Boston et via les vieilles routes des réseaux d’échange qu’empruntent les commerçants amérindiens, les maladies auront tôt fait de se répandre de la vallée du Saint-Laurent à la vallée de l’Ottawa, de l’Hudson et jusque vers les Grands Lacs, s’étendant comme une tache d’huile sur un territoire immense. Lalemant raconte, en 1640 :

Ce fut au retour du voyage que les Hurons auoient fait à Kébec, qu’elle fe mit dedans le pays, nos Hurons en remontant icy haut, s’eflans inconfidérablement meflez auec les Algonquins qu’ils rencontrerent par le chemin, dont la plufpart eftoient infectez de la petite verole. [...] Sans eftre grand prophete on pouuoit s’affeurer que le mal feroit bien toft refpandu par toutes ces contrées : [...] en effet dans peu de iours, quafi tous ceux de la cabane du defunt fe trouuerent infectez, puis le mal fe refpandit de maifon en maifon, de bourg en bourg, & enfin fe trouua diffipé par tout le pays.

RJ Thwaites 1896-1901 (19) : 88

Les maladies deviennent des pandémies majeures successives touchant toute la Nouvelle-France, la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Angleterre, autrement dit l’ensemble du Nouveau-Monde au nord de la Floride. Aucun groupe parmi les habitants autochtones de la région n’est épargné. Au début des années 1640, dans les confédérations huronne, iroquoise et neutre, les populations ont diminué de moitié par rapport à ce qu’elles étaient en 1634 (Trigger 1987 : 98).

Ce tragique dépeuplement n’est pas sans effet sur les dynamiques militaro-commerciales ayant cours dans la région au milieu du xviie siècle. Les changements démographiques dramatiques confirment et accentuent la relation de dépendance, tant militaire qu’économique, des Hurons envers les Français. Sur le plan de la politique intérieure (entre les confédérations iroquoiennes), le poids militaro-politique des Hurons est renversé. Selon Trigger (1987 : 598), c’est l’épidémie de variole de 1639-40 et son impact sur la démographie qui conduisirent à la destruction de la Huronie par les Haudenosaunee (Iroquois), dix ans plus tard.

Conclusion

Nous l’aurons compris, l’unification microbienne du monde n’aura pas été sans conséquence pour la suite de l’Histoire en Amérique. Plus que la supériorité des armes ou du nombre, ce sont les épidémies qui auront permis aux nations européennes de s’établir sans trop d’opposition le long des rives et dans les vallées des pays autrefois huron, haudenosaunee, mi’gmaq, anishinabe, eeyou, innu, etc. À bord des navires à destination des Amériques, puis dans les canots remplis de marchandises de traite et jusque sur les frocs des missionnaires, la maladie s’est invitée. Le pays tout entier étant tissé de routes commerciales millénaires et éprouvées, la maladie aura tôt fait de devenir épidémie, puis pandémie. L’absence d’immunité des peuples d’Amérique ainsi que les rapports de force inégaux entre Autochtones et Européens ne feront qu’accentuer l’hécatombe. L’entrée des nations autochtones dans le marché mondial aura coûté le plus fort prix aux peuples qui autrefois prospéraient en ce pays. Elle les aura décimés, parfois même exterminés.

Les périodes historiques dont il est surtout question dans la présente étude, à savoir les xvie et xviie siècles, ainsi que la période précoloniale, soulignent le biais remarqué dans les textes publiés dans la revue Recherches amérindiennes au Québec qui abordent à peine les épidémies dans les siècles ultérieurs. Pourtant, les impacts des maladies épidémiques aux xixe et xxe siècles sont non négligeables (la grippe espagnole dans les années 1920, la tuberculose au xxe siècle, la rougeole, la scarlatine, etc.). Ils ne se mesurent d’ailleurs pas qu’en nombre de morts. Au cours du xxe siècle, la maladie (particulièrement la tuberculose) conduisit − parfois de force − de nombreux Amérindiens et Inuits dans les sanatoriums et « hôpitaux indiens » du Canada. Les séjours prolongés des patients autochtones, souvent isolés à des centaines de kilomètres de leur communauté, ont contribué à créer un sentiment de dépossession et de perte de contrôle à l’égard de leur propre santé, exacerbant un sentiment de déracinement culturel profond déjà bien ancré. Plusieurs n’en sont, d’ailleurs, jamais revenus (Hodgson 1982 : 508).

Toby Morantz (2002 : 66) nous rappelle que les taux de mortalité dus aux maladies infectieuses ont été encore très élevés tout au long de la période historique. L’arrivée du chemin de fer à la Baie-James en 1885 transportant à bord des wagons du Canadian Pacific Railway, explorateurs, prospecteurs et avec eux bien sûr, plusieurs maladies courantes de l’époque (coqueluche, grippe, rougeole, etc.), aura contribué à propager la maladie dans les communautés eeyouch de Jamésie, jusqu’alors restées plutôt isolées. À propos de la terrible épidémie de rougeole de 1902, W. G. Walton, missionnaire anglican chez les Eeyouch de Great Whale River (Whapmagoostui) et Fort George (Chisasibi), relevait de façon explicite « qu’il n’y avait pas une tente où les gens n’étaient pas en deuil », estimant à au moins une centaine le nombre de morts dans ces deux communautés (Ibid.).

Pourtant bien présents dans les sources écrites des premiers chroniqueurs, les impacts dévastateurs des épidémies sur le corps social des sociétés autochtones d’Amérique restent mystérieusement mal documentés encore à ce jour. Le corpus d’articles dédié au sujet au sein de la revue Recherches amérindiennes au Québec ne fait pas exception. Les épidémies sont souvent en trame de fond, mais font rarement l’objet d’une analyse ciblée. La situation pandémique actuelle nous incite à rediriger notre regard vers un passé douloureux, mais dont il est de notre devoir de se souvenir. Peut-être fallait-il attendre un événement épidémiologique d’envergure, ou sa proximité, pour s’y attarder.