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Certains mâts totémiques ont récemment été coupés à la hache. Je dis aux Indiens de les surveiller. C’est tout aussi nécessaire que la peinture, l’entretien et le ciment. Pourquoi dépenser de l’argent pour les mâts s’ils sont pour être coupés ? Les Indiens nous disent qu’ils n’étaient pas autorisés récemment à ériger des mâts, et maintenant c’est nous qui voulons redresser ceux qui s’affaissent. Apparemment, apprendre aux Indiens à respecter le mât totémique est tout aussi nécessaire que notre travail.

Harlan I. Smith 1925

La politique indienne du gouvernement canadien n’a jamais manqué d’alimenter la perplexité des Premières Nations, comme en témoigne la citation ci-dessus tirée d’une note de l’archéologue Harlan Smith à l’intention du Surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Duncan Campbell Scott (BAC 1924-1928a). Smith supervisait alors, pour le compte des Affaires indiennes et à leurs frais, un ambitieux programme de restauration de mâts totémiques sur la côte Nord-Ouest. Cette initiative visant à mettre en valeur et à préserver un patrimoine culturel intimement lié au mode de vie et aux croyances traditionnelles des collectivités autochtones de la région – et en marge de laquelle a été voté, en 1927, un amendement à la Loi sur les Indiens pour protéger les mâts situés dans les réserves –, s’inscrivait pourtant à une époque où les Affaires indiennes redoublaient d’efforts pour accélérer l’acculturation et, ultimement, l’émancipation des Autochtones[1]. Non seulement les dispositions légales criminalisant certaines pratiques rituelles et démonstrations publiques étaient désormais appliquées de manière plus systématique, par des agents indiens au pouvoir coercitif accru, mais d’autres mesures comme l’émancipation arbitraire et l’éducation obligatoire des enfants dans les pensionnats, loin de l’influence culturelle des parents, avaient été adoptées dans les années précédentes (Titley 1986). A priori, il y avait là une forme de contradiction.

Le contexte de mise en oeuvre et le déroulement du projet de restauration des mâts totémiques ont déjà été étudiés (Darling et Cole 1980 ; Cole 1985 : 271-278 ; Hawker 1998 : 100-121 ; Dawn 2001 : 205-239 ; Jonaitis et Glass 2010 : 78-94). Par contre, peu d’attention a été portée à l’inscription du projet dans le cadre plus large de la politique indienne du gouvernement canadien et du fonctionnement de sa branche des Affaires indiennes. Certes, le projet en question, à l’instar de l’amendement apporté à la Loi sur les Indiens, avait peu à voir avec une volonté de garder vivante une forme d’expression culturelle autochtone et s’inscrivait plutôt dans un processus d’appropriation lié à la promotion du tourisme et à la définition d’une nouvelle identité canadienne. Il s’agissait de sauvegarder et de protéger des formes de représentation désormais considérées comme partie intégrante du patrimoine culturel de la société nationale (Lutz 2018) ; l’époque où prévalait une certaine crainte de « passer pour des Sauvages » parmi les nouveaux arrivants semblait bel et bien révolue (Delâge 2011). Les acteurs de l’époque perpétuaient ainsi une propension historique des Canadiens à instrumentaliser les cultures autochtones à leurs propres fins, que ce soit en les dénigrant pour justifier les plus gênantes dimensions et retombées du projet colonial, ou comme ici en les valorisant lorsqu’il s’agissait d’élaborer et d’affirmer une spécificité identitaire (Delâge 1992, 2011). Mais, dans tous les cas, il s’agissait fondamentalement d’une forme de dépossession et de refoulement ancrée dans un paradigme colonial – que Denys Delâge nous a souvent invités à ne pas perdre de vue, en rappelant que la nécessaire reconnaissance de l’agencéité historique des Autochtones, tout comme le penchant pour un relativisme culturel radical, ne saurait faire abstraction de l’asymétrie fondamentale qui a caractérisé les rapports de pouvoir entre ces derniers et les nouveaux arrivants (Delâge 2002, 2012).

Figure 1

Brochure promotionnelle du Canadian National Railways, 1923

Brochure promotionnelle du Canadian National Railways, 1923
Canadian National Railways 1923, page couverture

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De même, cette appropriation des mâts totémiques ne devait paraître envisageable, faudrait-il imaginer, que dans la mesure où elle s’avérait compatible avec les visées acculturatrices et émancipatrices intrinsèques à la politique indienne, fer de lance de ce paradigme colonial. Pourtant, une recherche réalisée principalement à partir de l’abondante correspondance laissée par les fonctionnaires ainsi que par les ethnologues du Victoria Museum et les représentants du gouvernement canadien[2], en lien avec le projet de sauvetage des mâts totémiques, montre que les hauts responsables des Affaires indiennes pouvaient difficilement ignorer les incohérences manifestes entre cette initiative pour préserver de telles formes de représentation, d’une part, et les efforts déployés, d’autre part, pour transformer culturellement les populations autochtones qui les avaient produites.

L’hypothèse avancée ici est que, loin de témoigner d’une administration inconséquente, la volonté d’aller de l’avant avec ce projet s’avérait conforme aux modalités coutumières de mise en oeuvre de la politique indienne, davantage déterminées par une préoccupation envers les intérêts matériels immédiats de l’État que par le souci de jeter les bases d’un nouveau cadre de vie à plus long terme pour les collectivités autochtones. D’ailleurs, il ne s’agirait pas du seul exemple connu ; des initiatives à portée assimilatrice et centrales à la politique indienne – dont, au premier plan, la promotion de l’agriculture et le système des pensionnats – ont largement échoué, malgré une réponse initiale souvent favorable des Autochtones concernés, minés en cours de route par des mesures ponctuelles et contre-productives, que ce soit en vue de réaliser des économies budgétaires, de mieux contrôler les pupilles ou d’assurer quelque avantage aux autres citoyens (voir p. ex. Carter 1991 ; Waisberg et Holzkamm 1993 ; Miller 1996 ; Brownlie 2003). En ce sens, le grand dessein de fondre les Autochtones dans la société canadienne se voulait, certes, à l’horizon, un objectif souhaité et recherché, mais ne constituait pas forcément la préoccupation qui, dans l’immédiat, guidait l’action des fonctionnaires de tous rangs, y compris à l’égard de considérations d’ordre culturel, comme celles qui concernent les mâts totémiques.

L’attrait pour les mâts totémiques

À la fin du xixe siècle, alors même que leur production déclinait au sein de plusieurs collectivités indiennes de la Côte-Nord-Ouest, les mâts totémiques faisaient l’objet d’un intérêt croissant de la part de nombreux Canadiens[3]. Perçus comme des vestiges de cultures disparues ou en voie de l’être et qu’il fallait sauvegarder, on les retrouvait désormais dans les collections des musées et des antiquaires (Lawson 1999 : 60), tandis que ceux qui étaient toujours visibles et accessibles dans leur environnement d’origine attiraient les visiteurs. Le village d’Alert Bay, situé sur le trajet des croisières vers l’Alaska, présentait une importante collection de mâts totémiques qui, selon le rapport annuel des Affaires indiennes pour 1912, étaient « largement publicisés [tandis que] beaucoup de touristes appellent pour obtenir des photographies de ceux-ci » (Canada 1912 : 226, notre trad.). Dans la vallée de la rivière Skeena, la possibilité d’observer des mâts totémiques en bordure du chemin de fer contribuait à peupler les voitures de la Canadian Pacific Railway Co. devenue propriété du gouvernement canadien après la Première Guerre mondiale (BAC 1914-1923a). Conscientes de leur popularité, d’autres villes de la province firent l’acquisition de mâts totémiques auprès des Autochtones (BAC 1914-1923b ; 1926-1927a ; Hawker 1998 : 83 ; Jonaitis et Glass 2010 : 81-83), au même moment où des compagnies, des usines ou encore des parcs zoologiques en faisaient des symboles d’identification (ANC 1926-1927b-c ; Smith 1928 : 83 ; Jonaitis et Glass 2010 : 152) et où des artistes canadiens les intégraient dans leurs oeuvres (Dawn 2001 : 243-302). Sans compter l’idée, fort symbolique, de loger un mât totémique dans la résidence du gouverneur général à Rideau Hall (BAC 1927-1931a).

Les mâts totémiques devenaient aussi des objets associés au Canada sur la scène internationale. Dans le cadre de la World Columbian Exhibition de Chicago en 1893, des mâts miniatures et de grandeur réelle associés aux nations autochtones de la Colombie-Britannique avaient ainsi été exposés (Jackniss 1991 : 95-99 ; Raibmon 2001 : 158-159), tout comme certains mâts miniatures allaient faire partie du contenu canadien d’une exposition au Jeu de Paume à Paris, en 1927 (Dawn 2001 : 84). À cette même époque, le gouvernement utilisait également des photos de mâts totémiques dans le cadre de ses campagnes d’information au pays et à l’étranger (BAC 1926-1927f). De même, la mise en valeur de ces objets et de l’art autochtone de la Côte-Nord-Ouest en général, s’inscrivait dans une démarche des Canadiens pour créer une histoire, une identité et une marque de commerce culturelles distinctes de celles de la Grande-Bretagne, en parallèle à une volonté d’indépendance à l’égard de celle-ci (Hawker 1998 : 105 ; Dawn 2001 : 400). Les mâts devenaient ainsi des symboles du particularisme canadien, mais essentiellement à titre de forme d’art « historique » appartenant à une autre époque, comme façon de concilier l’utilité de ces symboles métonymiques et le discours ou la croyance en la disparition des cultures autochtones.

Dans le sillon de ces représentations à l’étranger, l’attrait pour les mâts totémiques en vint à dépasser les frontières du Canada. Dès les années 1870, la volonté de s’en procurer attira sur la côte Nord-Ouest des Américains et des Européens cherchant à ramener de tels objets dans leur pays, de telle sorte que l’on en retrouva bientôt en Allemagne, en Angleterre et jusqu’en Australie (Jonaitis et Glass 2010 : 269). Au terme de l’exposition de 1893, une douzaine de totems sont demeurés au Field Museum of Natural History de Chicago (Barbeau 1964 : 849), tandis que la convoitise des musées américains, au tournant du xxe siècle, a fait qu’en moins de deux décennies la rareté des mâts le long de la côte forçait désormais les prospecteurs à se tourner vers ceux qui étaient toujours debout à l’intérieur des terres (Darling et Cole 1980 : 33). Cette situation suscitait l’inquiétude puisque, combinée à la production limitée de ces oeuvres et à leur durée d’existence dépassant difficilement la soixantaine d’années, elle accentuait l’effet de rareté. Parmi les cent cinquante mâts totémiques anciens recensés en Colombie-Britannique à l’aube des années 1920, plusieurs se trouvaient déjà dans un état de détérioration avancée, et ceux qui étaient en bonne condition étaient désormais difficiles à trouver (BAC 1924-1928b ; 1914-1923c).

De même, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada qui conseillait le gouvernement au sujet des sites historiques et préhistoriques d’importance nationale en vint à demander que des mesures soient prises pour assurer la préservation des mâts totémiques (BAC 1914-1923d), et la Société royale du Canada s’adressa au premier ministre King, en 1926, pour que l’on adopte des mesures afin de prévenir l’exportation de mâts totémiques à l’étranger, particulièrement dans l’intérêt des musées canadiens (BAC 1926-1928d). Rien sur le plan légal n’empêchait alors de telles exportations (BAC 1924-1928c). Parallèlement, des acteurs provinciaux, notamment la Victoria and Island Development Association et la Chambre de commerce de Prince Rupert, exprimèrent leurs craintes face à ces exportations, en raison surtout des conséquences sur le plan touristique (BAC 1914-1923e-f) – craintes qui étaient partagées par les dirigeants de la Canadian National Railways Co. (BAC 1924-1928d). Ailleurs au pays, des voix s’élevaient pour alerter les autorités politiques face à l’exode des mâts totémiques (BAC 1914-1923g), qualifiés tour à tour « d’intérêt historique pour le Canada » (BAC 1914-1923h, notre trad.), de « monuments historiques de l’État » (BAC 1924-1928e, notre trad.), de « de biens publics de valeur menacés de destruction » (BAC 1927-1931b, notre trad.) et, éventuellement, de « grande perte historique pour le pays » (BAC 1924-1928f, notre trad.). Les mâts se trouvaient alors au coeur d’une démarche d’appropriation par la société canadienne qui en faisait, non seulement des objets d’identification, mais une propriété collective. En 1922, le député Munro (Fraser Valley), inquiet par ailleurs de l’influence asiatique sur « les meilleures traditions de la race britannique », affirmait à la Chambre des communes : « Nous [les Canadiens] sommes fiers de nos mâts totémiques. » (Canada 1922 : 1537-1538)

Figure 2

Duncan Campbell Scott, 1933

Duncan Campbell Scott, 1933
BAC, MIKAN 3192080

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Le gouvernement fédéral en vint à réaliser à la fois la valeur économique et patrimoniale des mâts totémiques, et la nécessité d’en sécuriser la propriété nationale (Canada 1928 : 160, 322, 324). Une intervention sur deux fronts a été entreprise au mitan des années 1920 pour assurer leur protection et leur préservation : un programme de restauration et de mise en valeur des mâts considérés comme d’intérêt, et des dispositions légales pour interdire leur exportation à l’étranger. Sur les deux plans, les Affaires indiennes allaient être appelées à jouer un rôle actif.

Les mesures de protection

Le département des Affaires indiennes, qui relevait entre 1873 et 1936 du ministère de l’Intérieur, constituait le principal organe par lequel le gouvernement canadien exerçait ses responsabilités constitutionnelles à l’égard des Autochtones et mettait en oeuvre sa politique à leur égard. Bien que sa mobilisation pour le sauvetage des mâts totémiques puisse sembler paradoxale, ce n’était pas la première fois que le département contribuait à mettre en valeur les cultures traditionnelles autochtones. Ses agents avaient été sollicités pour récolter des « curiosités indiennes » en vue de la participation du Canada aux expositions de Londres en 1886 et de Chicago en 1893 (Heaman 1999 : 302, 304 ; Cole 1985 : 132, notre trad.), et les Affaires indiennes avaient aussi collaboré, une décennie plus tard, à une exposition « d’objets indiens », certains qualifiés d’antiques, lors de la Central Canada Fair à Ottawa (BAC 1893-1964a, notre trad.) – ce qui allait d’ailleurs déplaire au sous-ministre de l’Intérieur pour qui « [il y a] très peu d’avantages à en retirer […] dans l’avenir aucune demande de cette sorte ne devra être acceptée […] à moins que ce ne soit pour une raison très spéciale » (BAC 1893-1964b, notre trad.).

Cette apparente confusion des genres n’épargnait pas la haute direction des Affaires indiennes, alors que le surintendant général adjoint en poste de 1914 à 1932, Duncan Campbell Scott, se faisait le promoteur d’un durcissement des mesures d’acculturation envers les Autochtones, tout en affichant une préoccupation personnelle pour la sauvegarde de certaines de leurs expressions culturelles traditionnelles. Scott était d’avis que les cultures autochtones étaient porteuses de réalisations admirables qui méritaient d’être connues et préservées, et lui-même disposait d’une collection d’objets culturels dans son bureau de fonction (BAC 1931-1938a). Ce qui n’ébranlait pas pour autant sa conviction voulant que ces traditions culturelles s’avéraient incompatibles avec un meilleur avenir pour les Autochtones, avenir qui devait passer par l’adoption du mode de vie occidental (Salem-Wiseman 1996 : 124-125 ; Weis 1986 : 39). Dans ce contexte, Scott souscrivait à l’idée que les mâts totémiques constituaient, pour le Canada, un atout digne d’être protégé et mis en valeur, se référant à ceux-ci comme des « objets de valeur historique » (BAC 1924-1928g, notre trad.), « parmi les plus importants vestiges indigènes sur le continent » (BAC 1924-1928h, notre trad.) et comme un « atout national » (BAC 1924-1928i, notre trad.)[4]. Lorsque le gouvernement fédéral donna son accord pour entreprendre l’ambitieux et coûteux projet de restauration des mâts totémiques au printemps 1924, Scott assuma la direction d’un comité chargé de superviser les travaux et composé des anthropologues Edward Sapir et Marius Barbeau ainsi que d’autres représentants du gouvernement, tous unanimes sur le point suivant :

En tant qu’échantillons de l’art indien, ces mâts présentent un intérêt particulier pour le département des Affaires indiennes. Ils revêtent également une grande importance sur le plan scientifique, dans une perspective ethnologique ; enfin, ils semblent présenter un réel intérêt pour le pays et en particulier pour le Canadien national d’un point de vue touristique.

BAC 1924-1928j, notre trad.

Les Autochtones semblaient les derniers concernés.

A priori, l’enthousiasme de Scott et du gouvernement pour ce projet surprend, puisque le prix pour restaurer et assurer la pérennité des mâts s’annonçait élevé, et ce, dans un contexte de préoccupation récurrente des élus à l’égard des sommes allouées aux Affaires indiennes. L’État comptait cependant renflouer ses coffres grâce aux revenus touristiques générés par la Canadian National Railway Co. Ce sont d’ailleurs les mâts totémiques situés dans la vallée de la Skeena, le long du chemin de fer, qui ont d’abord été ciblés ; dans ses directives à Harlan Smith, Scott soulignait que « la majeure partie du travail devrait être réalisée […] là où les mâts sont pleinement visibles pour les voyageurs […] le but de notre comité [est] de sauvegarder les mâts et les autres objets qui présenteront un intérêt pour les touristes » (BAC 1924-1928k, notre trad.). Sa volonté rejoignait en cela celle du sous-ministre des Mines, Charles Camsell, de voir les mâts préservés « dans l’intérêt du chemin de fer National et […] pour encourager les voyages touristiques » (Darling et Cole 1980 : 32, notre trad.). Dans ce contexte, la compagnie ferroviaire accepta sans réserve l’invitation des Affaires indiennes à participer au projet en fournissant du matériel et en prêtant un ingénieur pour aider à la supervision et à la réalisation des travaux, en plus de déléguer un représentant pour siéger sur le comité de restauration. Essentiellement, il s’agissait d’un projet d’État, dans l’intérêt de l’État[5].

Figure 3

Village de Kitwanga avec le chemin de fer en arrière-plan, 1913

Village de Kitwanga avec le chemin de fer en arrière-plan, 1913
Archives de la Colombie-Britannique, n˚ NA-03626

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Les mâts totémiques appartenaient toutefois aux Autochtones, un fait reconnu et accepté par les fonctionnaires des Affaires indiennes, y compris par Scott et par le ministre responsable (BAC 1914-1923b, n ; 1924-1928o). Leurs propriétaires étaient libres d’en disposer à leur guise, en les préservant, en les coupant, en les brûlant ou en les vendant à des personnes intéressées. Dans une perspective de sauvegarde, la direction des Affaires indiennes ne pouvait qu’inciter ses agents à se montrer persuasifs : « il semble n’y avoir aucun moyen pour le ministère d’empêcher légalement la vente de ces mâts […] tout ce que vous pouvez faire est de dissuader les Indiens d’en disposer et de plutôt les préserver, dans leur propre intérêt » (BAC 1914-1923o, notre trad.). Ainsi, non seulement la vente de mâts totémiques à des intérêts étrangers ne rencontrait aucune entrave, mais les sommes d’argent consacrées au programme de sauvegarde risquaient d’être investies en vain si des Autochtones choisissaient de vendre leurs mâts une fois restaurés. Quant à l’option d’acheter directement les mâts, elle n’a pas été retenue par crainte de provoquer une surenchère.

Devant cette situation, et pour protéger ses propres intérêts économiques, le gouvernement fédéral opta plutôt pour modifier la Loi sur les Indiens en 1927. Dans une première proposition d’amendement, Scott suggérait qu’aucune personne ne puisse acheter ou acquérir de quelque façon un mât totémique sous peine d’amende (BAC 1924-1928f). Diamond Jenness, alors à la tête du Victoria Memorial Museum à Ottawa, notait toutefois qu’une telle formulation ignorait les Autochtones qui héritaient d’un mât, ce qui risquait de les indisposer et de les rendre moins collaboratifs envers les initiatives de sauvegarde, et que, par ailleurs, rien ne protégeait les mâts contre leur destruction et leur mutilation par les Autochtones eux-mêmes (BAC 1924-1928m). Pour sa part, le ministre responsable de Parcs Canada s’inquiétait que les personnes délinquantes puissent conserver la pleine propriété d’un mât après avoir acquitté l’amende (BAC 1924-1928n). Finalement, l’amendement adopté en mars (Canada 1927a, art. 106a) et reconduit dans une section curieusement intitulée « Droits légaux des Indiens » lors de la refonte de la Loi sur les Indiens la même année, se lisait comme suit :

109.2. Sans le consentement par écrit du surintendant général, il est interdit à qui que ce soit d’acquérir, par un moyen quelconque, un titre à une maison funéraire indienne, à un monument commémoratif sculpté, à un poteau totémique, à un support sculpté de maison indienne ou à un grand rocher orné d’images gravées ou peintes ; et nulle maison funéraire indienne, nul monument commémoratif sculpté, poteau totémique, support de maison sculpté ou grand rocher orné d’images gravées ou peintes, dans une réserve indienne, ne doit être enlevé, emporté, mutilé, défiguré, détérioré ou détruit sans ce consentement par écrit.

3. Quiconque enfreint l’une des dispositions du présent article est passible, sur déclaration sommaire de culpabilité, d’une amende de deux cents dollars au plus et des frais de la poursuite ; et, à défaut de paiement, il est passible d’emprisonnement pour une période de trois mois au plus, et tout article enlevé ou emporté contrairement aux dispositions du présent article peut être saisi sur l’ordre du surintendant général, et il peut en être disposé conformément à ses instructions.

Canada 1927b

Figure 4

Les mâts de Kitwanga avant leur restauration, 1921

Les mâts de Kitwanga avant leur restauration, 1921
Archives de la ville de Vancouver, CVA 289-002.012

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Ainsi, tout mât totémique situé dans les limites d’une réserve, là où se trouvaient à l’époque la majorité des spécimens qui l’on souhaitait sauvegarder (BAC 1924-1928m), ne pouvait être acquis, déplacé, abîmé ou détruit par quiconque, individu ou organisation (BAC 1926-1927e), autochtone ou non autochtone, sans que les Affaires indiennes ne l’autorisent. Si l’on conçoit qu’une telle disposition légale constituait un aspect positif (Lohse et Sundt 1990 : 92), ce n’est certes pas dans la perspective des Autochtones, puisqu’elle venait restreindre leur autonomie de disposer des mâts à leur guise, tout en normalisant une appropriation de leur patrimoine par l’État. Les Autochtones étaient plutôt perçus comme une menace potentielle à ce patrimoine, ce qui pourrait expliquer ici le recours à la Loi sur les Indiens qui permettait un plus large contrôle sur leurs actions à l’égard des mâts totémiques, contrairement à un simple amendement à la Loi sur les douanes interdisant l’exportation de ces derniers.

Plus encore, il revenait désormais à l’État d’établir la valeur patrimoniale des mâts totémiques, en fonction de ses propres critères. Dans une note interne, le chef du contentieux aux Affaires indiennes soulignait que la loi, sans être explicite sur ce plan, concernait spécifiquement les mâts totémiques « d’intérêt historique ou national » (BAC 1927-1931d, notre trad.), ce qui concordait avec ce que le ministre de l’Intérieur et des Mines Charles Stewart avait évoqué en chambre lors des débats parlementaires : « Les totems dont nous voulons parler sont des monuments stationnaires, des roches sculptées et les poteaux érigés le long de la côte. […] Le présent texte n’a pour objet que la conservation des monuments historiques des tribus le long du littoral, et il ne concerne que la Colombie-Anglaise. » (Canada 1928 : 321) La loi ne visait donc pas à protéger la forme d’expression culturelle en elle-même que constituait encore la sculpture de mâts totémiques, mais les mâts « historiques » toujours existants et présentant un intérêt économique et symbolique pour le Canada. De cela allait découler, dans les années suivantes, une application de la loi que Cole a parfaitement résumée ainsi :

… la politique des Affaires indiennes – et la recommandation du National Museum – était que les mâts devraient être préservés in situ là où ils pouvaient potentiellement constituer des attractions touristiques, mais lorsqu’ils se trouvaient éloignés des itinéraires de voyage […] ils devraient se retrouver dans des musées. Si les musées canadiens ne pouvaient en assumer les coûts […] il devrait être permis de les vendre à l’étranger.

Cole 1985 : 278, notre trad.

L’accord des propriétaires des mâts demeurait néanmoins nécessaire avant d’autoriser leur achat et leur déplacement en dehors de la réserve (BAC 1927-1931e ; 1931-1938c).

Entre assimilation et préservation culturelle

Ainsi, non seulement les Affaires indiennes se lancent dans un projet de sauvegarde des mâts totémiques au mitan des années 1920, mais il était proposé que les Autochtones y jouent un rôle actif. Le ministre de l’Intérieur était d’avis que la meilleure façon d’assurer la préservation des mâts totémiques situés dans les réserves consistait à raviver et revaloriser cette forme d’art dans les collectivités indiennes :

Nous sommes arrivés à la conclusion que la meilleure méthode consistera à essayer de faire renaître l’intérêt et la fierté des Indiens pour ces vestiges de leur art ancien et à obtenir leur coopération pour la préservation des mâts totémiques là où ils se trouvent. […] Les mâts perdent tellement de leur intérêt et de leur valeur lorsqu’ils sont retirés de leurs contextes liés aux villages autochtones et aux familles dont ils commémorent l’histoire […]. L’on espère également susciter l’intérêt de certains des plus jeunes Indiens pour apprendre l’art des quelques vieux sculpteurs de talent qui demeurent…

BAC 1924-1928o, notre trad.

Figure 5

Les mâts de Kitwanga après leur restauration, 1927

Les mâts de Kitwanga après leur restauration, 1927
Musée canadien de l’histoire, n˚ 70394

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Le comité de préservation dirigé par Scott partageait ce point de vue et prévoyait même que les Autochtones participent aux travaux de restauration, tandis que circulait l’idée de remettre un insigne honorifique à ceux qui s’efforçaient de protéger les mâts (BAC 1924-1928p ; 1926-1927g). Envisager de telles initiatives laisse présumer, a priori, que les hauts dirigeants des Affaires indiennes ne voyaient pas là d’obstacles sur la voie de l’acculturation et du progrès des Autochtones et qu’ils considéraient qu’une rupture symbolique définitive prévalait entre les mâts et les anciennes croyances et pratiques. Pourtant, les documents de l’époque montrent que les fonctionnaires de l’État se trouvaient consciemment devant une réalité plus complexe et qu’ils semblent avoir fait des choix informés en privilégiant des objectifs peu compatibles avec les visées assimilatrices.

La dimension symbolique

Certes, plusieurs facteurs donnaient l’impression, au moment d’entreprendre le projet de restauration, d’un désintérêt des Autochtones envers l’art totémique, à l’exception des Kwakiutl méridionaux. Les pertes démographiques et les transformations de l’économie de subsistance avaient auparavant favorisé la relocalisation des familles en laissant les mâts totémiques à l’abandon dans les anciens villages (Canada 1901 : 217 ; 1911 : 231 ; BAC 1931-1938d). L’influence manifeste du christianisme amenait des convertis à détruire et brûler des mâts ou à les remplacer par des pierres tombales (BAC 1914-1923h ; Blackman 1973 : 49), à quoi s’ajoutait leur recyclage occasionnel en bois de chauffage (Canada 1916 : 96 ; BAC 1927-1931f, 1931-1938d), la prédisposition de certains propriétaires à les vendre ou à les enlever (Canada 1911 : 247), de même que la rareté des sculpteurs et le peu d’intérêt des plus jeunes à se familiariser avec cet art (BAC 1914-1923q, 1931-1938d). Tout cela contribuait à associer les mâts totémiques à une époque révolue. Déjà, dans le rapport annuel des Affaires indiennes pour 1910, on soulignait, au sujet des Haidas, que « [l]eurs mâts totémiques sont une preuve muette de leur puissance et de leur prestige d’autrefois, et c’est une faveur divine qui fut faite aux quelques survivants lorsque les missionnaires les emmenèrent dans les deux réserves pour les christianiser et les instruire » (Canada 1911 : 388, notre trad.).

Ce portrait rejoignait la conviction de Scott que les Autochtones soient appelés à disparaître dans leur spécificité culturelle, d’autant plus que celui-ci arrivait mal à apprécier leur résilience (Titley 1986 : 202) ou feignait volontairement de l’ignorer. En effet, certaines informations contenues dans la correspondance des Affaires indiennes et connues de Scott montraient que le désintérêt des Autochtones envers les mâts totémiques n’avait rien de définitif. Des scrupules et des refus concernant la vente de mâts avaient été rapportés dans les années qui ont précédé le programme de restauration : les Haidas, notamment, se montraient « très réticents » à l’idée de vendre leurs mâts totémiques (BAC 1914-1923r). Les consentements à vendre semblaient d’ailleurs souvent liés à la précarité économique, lorsque les revenus du travail salarié n’étaient pas au rendez-vous ou pour rembourser des dépenses essentielles (BAC 1914-1923s, 1924-1928q). Par ailleurs, Marius Barbeau avait constaté, en 1924, que parmi les Gitksans de la rivière Skeena, l’idée de vendre les mâts « n’en est pas une qui puisse être rapidement abordée avec eux pour le moment » (BAC 1924-1928r, notre trad.), tandis que dans une pétition remise à Harlan Smith en 1927 les chefs du village de Gitsegukla affirmaient en ce sens que « personne ne doit toucher à quelque mât que ce soit car chacun est précieux aux yeux de chaque famille et parce qu’il s’agit des seuls biens honorables encore entre nos mains » (Darling et Cole 1980 : 39, notre trad.). Des Autochtones se montraient alors particulièrement inquiets que le gouvernement s’attribue la propriété des mâts après leur restauration (BAC 1926-1927h).

Les réticences à se départir des mâts totémiques reflétaient aussi une persistance des croyances qui leur étaient associées, et si la subtilité des stratégies de préservation culturelle pouvait facilement échapper aux fonctionnaires de l’État, elle échappait moins aux anthropologues sur le terrain. Ainsi, Barbeau informait le sous-ministre des Mines, en 1925, qu’en dépit d’un éloignement du mode de vie traditionnel, les Gitksans entretenaient toujours des croyances spécifiques autour des mâts totémiques, qu’elles soient en lien avec l’histoire, l’affirmation des droits territoriaux ou la mémoire des ancêtres, tout en soulignant que « [t]outes ces raisons, bien que non sentimentales, sont encore fortes chez la plupart des Gitksans, même parmi les rares qui professent encore le christianisme » (BAC 1924-1928r, notre trad.). Dans un article rapportant ses propos et transmis à Scott, l’ethnologue affirmait, dans la même veine, qu’« [a]ucun Indien [en Colombie-Britannique] cependant n’accepte le christianisme au sens propre du terme et il en faut très peu pour le ramener à sa propre religion ou, ce qui est plus commun, à aucune religion » (BAC 1924-1928s). Or, rien dans les écrits de Scott à cette époque n’indique qu’il ait tenu compte de ces informations.

Plus encore, considérant l’aversion personnelle manifestée par le Surintendant général adjoint envers la pratique du potlatch, ainsi que les efforts déployés par les Affaires indiennes pour éradiquer cette pratique à compter de la fin des années 1910 en particulier, il est surprenant que ce dernier ait manifesté si peu de préoccupation envers la possibilité que la préservation des mâts et la revitalisation de l’art totémique ne contribuent à perpétuer le rituel, étant bien au fait de leur amalgame (BAC 1914-1923t). Certes, le potlatch semblait avoir été abandonné à l’aube des années 1920 dans certaines régions, notamment chez les Haidas, ce qui devait rassurer Scott. Mais du même souffle, le ministre de l’Intérieur avait reçu, en août 1923, une requête au nom des Allied Tribes of British Columbia pour demander un assouplissement de la « loi sur le potlatch » en vue d’en permettre la pratique, y compris dans sa dimension redistributive (ANC 1919-1923a). De surcroît, cela survenait un peu moins de deux ans après la tenue d’un des plus imposants potlatchs historiquement connus près d’Alert Bay (Cole et Chaikin 1990 : 119-123).

Parallèlement, des fonctionnaires exprimaient leur préoccupation à cet égard. Déjà en 1916, l’agent Deasy rappelait à sa manière le lien entre les mâts et le rituel, en soulignant dans son rapport annuel que « [s]i tous les Indiens se débarrassaient de leurs mâts totémiques et si l’institution des chefs héréditaires était abolie, cela aiderait grandement à faire disparaître le “potlatch” » (Canada 1916 : 97, notre trad.). Plus concrètement, à Alert Bay, l’agent Halliday laissait transparaître une satisfaction du fait que des particuliers, voire des étrangers, achètent et partent avec des mâts totémiques, à l’encontre de la position gouvernementale. Personnellement investi dans la lutte au potlatch, Halliday était à même de constater que derrière les mâts se dressait toujours le spectre d’un recours au rituel. Dans une lettre à l’intention du secrétaire McLean, et dont Scott a pris connaissance, l’agent répondit au sujet de la vente de mâts à Alert Bay qu’« [u]ne autre raison, et la seule raison, pour laquelle j’étais en faveur de leur déplacement [mâts totémiques], était que leur vue au quotidien avait tendance à maintenir l’ancien esprit du potlatch que le Département cherchait à éliminer » (BAC 1924-1928o, notre trad.). Un souci que l’agent allait directement réitérer à Scott quelques années plus tard (BAC 1914-1923u).

En cela, Halliday rejoignait les préoccupations de certains missionnaires qui s’opposaient aux efforts de préservation, bien au fait des anciennes croyances associées aux mâts totémiques (BAC 1926-1927h). Sans compter, enfin, un épisode où le Surintendant général adjoint dut planifier le transport à Rideau Hall d’un mât remis au gouverneur général par un leader nookta nommé Captain Jack. Questionné quant à savoir ce qui pourrait être offert à celui-ci en retour, le responsable des Affaires indiennes en Colombie-Britannique répondit à Scott :

Cela dépendra si le capitaine Jack a simplement échangé [potlatched] le mât à Son Excellence ou s’il le lui a offert en tant que cultus potlatch. Si le mât a été donné comme cultus potlatch, l’Indien n’attendrait rien en retour, car les mots « cultus potlatch » signifient quelque chose pour rien. Mais s’il a été simplement donné par voie de potlatch ordinaire, l’Indien s’attendrait naturellement à un petit cadeau en retour.

BAC 1927-1931g, notre trad.

La suggestion subséquente de Scott au gouverneur général d’offrir une montre au leader nootka, devant sa déception de ne recevoir initialement qu’une photo, indique non seulement que le mât avait bel et bien été offert dans le contexte traditionnel d’un potlatch, mais que le plus haut responsable des Affaires indiennes après le ministre a volontairement amené l’État à y prendre part (BAC 1927-1931h-i). La direction du département était donc bien consciente que le maintien d’un rapport avec les mâts totémiques pouvait contribuer à entretenir et préserver des croyances et des pratiques traditionnelles chez les Autochtones. Ce qui n’a pas remis en question pour autant le projet de restauration.

La dimension politique

Un volet fondamental de la politique fédérale à l’égard des collectivités autochtones consistait à contrôler leur mode de gouvernance afin de préserver l’ordre et de favoriser le développement pacifique du pays (Daugherty et Madill 1980). Or, au tournant du xxe siècle, les nations autochtones de la Colombie-Britannique s’étaient mobilisées pour demander la reconnaissance de leurs droits territoriaux. La posture du gouvernement canadien, essentiellement définie par Scott et favorable à une réduction de la superficie de plusieurs réserves dans la province, s’avérait alors une source de mécontentement généralisé. Ce contexte allait d’ailleurs forcer l’adoption d’un autre amendement à la Loi sur les Indiens, en 1927, afin d’interdire à toute personne non autorisée d’obtenir des fonds de la part d’Autochtones pour la poursuite de revendications, une initiative également proposée par Scott trois ans auparavant (Canada 1927a, art. 6 ; Tennant 1990 : 84-113). Cette nouvelle disposition légale, d’ailleurs votée conjointement avec celle qui vise à protéger les mâts totémiques, laisse à nouveau entrevoir une forme de contradiction dans l’approche étatique, étant donné le lien qu’établissaient les Autochtones entre ces mâts et le territoire. Traditionnellement, un mât ancrait en quelque sorte l’histoire et la transmission des pouvoirs dans le sol, représentant ainsi une sorte d’acte de possession (Cove 1982 : 9). Aussi, préserver les mâts et promouvoir l’art totémique posait le risque de maintenir ou de raviver non seulement l’attachement au territoire, mais des modalités de gouvernance traditionnelles et la volonté d’autonomie au sein des collectivités autochtones.

Certes, des indices semblaient témoigner, à cette époque, d’un déclin des formes d’organisation sociopolitiques traditionnelles au profit des conseils de bande et de leur allégeance aux autorités canadiennes. Ce qui se traduisait notamment dans la relation aux mâts totémiques. Dès 1916, le rapport annuel des Affaires indiennes mentionnait que « [d]epuis l’instauration des conseils, les Indiens se débarrassent des anciennes idées et coutumes. Les anciens chefs ne sont plus les têtes dirigeantes des bandes. À la place des mâts totémiques, ils ont érigé des poteaux au sommet desquels flotte le drapeau britannique » (Canada 1916 : 97, notre trad.). Les Affaires indiennes devaient être d’autant plus rassurées que les collectivités étaient souvent le théâtre de tensions ou de conflits en lien avec la vente, la restauration ou plus fondamentalement la propriété des mâts totémiques. À ce sujet, l’agent Deasy informait Scott qu’à Skidgate « les familles deviennent tellement mélangées en ce qui concerne leurs relations qu’il est difficile de trouver le “véritable propriétaire” d’un totem » (BAC 1914-1923r). À première vue, les mâts totémiques avaient perdu leur centralité normative dans la vie sociale des communautés autochtones.

Pourtant, le projet de restauration des mâts a révélé qu’au-delà des enjeux internes aux collectivités, celles-ci ne renonçaient pas pour autant à affirmer leur autonomie envers les autorités politiques canadiennes et que cette affirmation pouvait très bien s’articuler autour des représentations totémiques. D’entrée de jeu, une prise de distance par rapport à l’initiative des Affaires indiennes a prévalu, puisqu’avant même le début des travaux Barbeau avisait le comité de restauration que les Gitksans étaient méfiants dans leurs rapports avec les « Blancs » et ne faisaient pas confiance à l’administration gouvernementale (BAC 1924-1928r) – ce que Harlan Smith allait rapidement constater une fois sur le terrain (Smith 1928 : 81). Les Autochtones de Gitsegukla allèrent jusqu’à refuser que les Affaires indiennes aillent de l’avant avec les travaux en 1927, n’hésitant pas à retenir à cette fin les services d’avocats (BAC 1927-1931j), une décision clairement liée à leurs revendications territoriales. Sur ce point, Barbeau avait aussi informé le comité qu’un mât totémique « demeure pour eux un symbole de leurs droits sur les territoires de chasse des ancêtres. Et le territoire de chasse […] est toujours un sujet vital pour presque tous les Gitksans. Jusqu’à un certain point, conserver le mât totémique signifie sauvegarder son droit au terrain de chasse » (BAC 1924-1928r, notre trad.). De même, énumérant les griefs pour rendre compte de l’opposition des Gitksans au projet, Smith soulignait que « [t]ant que la question territoriale ne sera pas réglée à leur satisfaction, certains ne veulent pas que l’on touche à leurs mâts » (BAC 1926-1927h, notre trad.).

En ce sens, devant les difficultés rencontrées par Scott et les Affaires indiennes en lien avec la question territoriale et la mobilisation politique des Premières Nations de la Colombie-Britannique à l’époque du projet de restauration, l’absence de préoccupations face à la possibilité que la mise en valeur des anciens mâts nuise au contrôle et à la pacification des Autochtones ou entretienne symboliquement l’attachement aux territoires revendiqués paraît, ici encore, pour le moins curieuse. D’autant plus que le Surintendant général adjoint, pourtant bien informé de cette réalité culturelle, semblait tout à fait à l’aise de servir ce type d’argument aux opposants du projet :

Je suis convaincu que vous ne voulez pas que les mâts pourrissent et que vous souhaitez les voir préservés pour les enfants de vos enfants et leurs enfants afin que la mémoire des temps anciens soit sauvegardée. […] J’espère que vous réalisez que cette initiative est prise dans l’intérêt de votre population.

BAC 1927-1931k, notre trad.

La dimension économique

L’idée que les Autochtones deviennent économiquement autonomes pour ne plus dépendre de l’État soutenait non seulement l’objectif d’émancipation à long terme, mais les actions immédiates des fonctionnaires préoccupés par les considérations budgétaires. Depuis la Confédération, les sommes consacrées aux Affaires indiennes faisaient régulièrement l’objet de critiques à la Chambre des communes, de telle sorte que les responsables du département se montraient soucieux de limiter, sinon de réduire autant que possible les coûts de la politique indienne (Boswell 1978 : 115-123, 184-188). Ce qui rendait les fonctionnaires peu soucieux des manières par lesquelles les Autochtones généraient des revenus, tant que cela ne se faisait pas au détriment des autres Canadiens. Si l’adoption d’un mode de vie agricole était jugée souhaitable, cela s’avérait moins réaliste en Colombie-Britannique, d’où la satisfaction des Affaires indiennes, sans doute, devant l’importance que prenait pour les Autochtones le travail salarié dans les conserveries (Lutz 2008 : 185-190, 204-210). Mais d’autres avenues ont été promues, y compris l’art totémique. Le gouvernement fédéral souhaitait non seulement que les mâts restaurés, en tant qu’attraits touristiques, profitent à la Canadian National Railways Co., mais que la présence de visiteurs dans les collectivités autochtones y devienne une source de revenus. Au dire de Scott, « [b]ien sûr, les mâts totémiques sont la propriété individuelle des Indiens, je crois que ces derniers devraient comprendre que les mâts, dans leur emplacement actuel, sont un véritable atout pour eux en ce qu’ils représentent un attrait particulier au sein du village » (BAC 1914-1923v, notre trad.).

Par ailleurs, les autorités politiques voyaient également d’un oeil favorable la production et la vente commerciale de l’art totémique. Depuis les années 1860, les Autochtones de la Colombie-Britannique avaient l’habitude de vendre aux touristes des totems miniatures en bois ou en argilite (Jacknis 2016 : 277-279 ; Canada 1902 : 265 ; 1903 : 294), une industrie qui demeurait profitable dans les années 1920 – d’où l’inquiétude de certains députés quant à l’impact possible sur celle-ci de l’amendement de 1927 touchant la vente des mâts totémiques (Canada 1928 : 321-324). Sur ce plan, le texte de loi reflétait incorrectement la position gouvernementale ; tenant à un énoncé qui évoquait une interdiction au sens large de disposer des mâts, le ministre Stewart avait néanmoins rassuré les parlementaires quant au fait que cela ne concernerait pas la vente de mâts à des fins commerciales, qu’il s’agisse de miniatures ou de copies (Canada 1928 : 321-323). L’avis du contentieux était aussi que les totems de grandeur habituelle et nouvellement fabriqués pouvaient être vendus sans l’autorisation du Surintendant général (BAC 1927-1931d), ce qui allait être éventuellement précisé dans la nouvelle refonte de la Loi sur les Indiens de 1951 (Canada 1951, art. 90[2]).

Or, en encourageant de la sorte cette industrie, on contribuait à garder vivante et visible une forme d’expression à travers laquelle une identité culturelle autochtone était préservée et affichée et sur laquelle allait prendre appui le vaste mouvement d’affirmation et de revendication politique autochtone au pays quelques décennies plus tard. Mais, dans l’immédiat, si l’engouement des Autochtones pour la vente commerciale de l’art totémique pouvait rassurer les fonctionnaires en tant qu’indice de leur basculement dans l’économie capitaliste, dans le meilleur intérêt de l’État, cela ne signifiait pas pour autant que les mâts produits se trouvaient dénués de toute signification culturelle, comme semblait le croire l’agent Halliday (Halliday 1935 : 160). À titre d’exemple, l’anthropologue McIlwraith rapportait que, lors d’un potlatch funéraire observé au début des années 1920, des totems miniatures avaient joué un rôle symbolique important dans le déroulement du rituel (McIlwraith 1948 : 469-470). Sur ce plan, malheureusement, les archives ne permettent pas d’évaluer avec précision dans quelle mesure les fonctionnaires ont pu être conscients d’une telle réalité.

Conclusion

À la lumière des écrits de l’époque, il semble peu probable que le projet de sauvegarde des mâts totémiques ait été entrepris sur la base d’une conviction absolue que toute signification culturelle traditionnellement rattachée à ces représentations ait disparu. Avant tout, il s’agissait d’une démarche d’appropriation à des fins identitaires et économiques, pour le bénéfice premier de l’État et de la société nationale. Dans ce cadre, et à titre de Surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Duncan Campbell Scott avait tout intérêt à promouvoir publiquement, comme il ne s’en privait pas, une image d’Autochtones en voie de disparition culturelle (Dawn 2001 : 151-154) ; cela justifiait une politique indienne assimilatrice dont le financement était régulièrement remis en question, et allait peut-être aussi rassurer les Canadiens sur le fait que l’insertion des mâts totémiques dans leur propre culture visuelle ne risquait pas de les associer eux-mêmes aux Autochtones et à cette forme d’art primitive. En somme, il s’agissait d’associer les mâts totémiques à une réalité culturelle révolue, même si les informations circulant dans la correspondance et les corridors des Affaires indiennes n’allaient pas tout à fait en ce sens.

Tout ce projet remet ainsi en question l’importance paradigmatique de l’assimilation dans la mise en oeuvre effective de la politique indienne. L’émancipation des Autochtones, pour leur bien et « pour soulager le Dominion d’un lourd fardeau annuel » (BAC 1909-1915a), constituait certes un objectif idéal à atteindre, et la désormais célèbre citation de Scott quant à sa volonté de voir disparaître son département, faute d’Autochtones, laissait peu de doute sur le fait que lui-même s’y ralliait (Miller 1994 : 207). Mais l’historiographie ne manque pas d’exemples montrant que, dans sa dimension pratique, la politique indienne a été déployée sur la base de réponses pragmatiques à des conjonctures locales et dictées en priorité par des considérations immédiates en lien avec le maintien de l’ordre, le contrôle des dépenses et, de manière générale, les intérêts immédiats de la majorité. Cette priorisation a fait que, sur certains plans et à certains moments, le rapport colonial entre l’État canadien et les Autochtones s’est traduit par une asymétrie moins prononcée. La prévalence du pragmatisme immédiat sur les objectifs à long terme et de la dimension matérielle sur la dimension symbolique aura laissé des espaces dans lesquels les Autochtones ont pu trouver une marge de manoeuvre pour préserver des pans de culture et d’identité. En ce sens, si leur résilience et leur capacité à s’approprier les outils du colonialisme ne sont plus à prouver, il convient d’envisager qu’elles ont aussi été facilitées, dans une certaine mesure, par le régime colonial lui-même, à travers les choix stratégiques des décideurs, sans que cela remette pour autant en question le rapport de domination plus global. Le projet de sauvegarde des mâts totémiques en constitue un exemple, alors que les impératifs identitaires et financiers du moment ont prévalu sur le risque de garder vivante leur charge culturelle autochtone, au détriment des objectifs d’assimilation et d’émancipation à plus long terme. Une fois considéré à la lumière de cette dynamique d’ensemble ayant caractérisé la mise en oeuvre de la politique indienne, ce projet apparaît bien moins paradoxal.